Le Boute-charge(Zevaco)/9

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La Librairie Illustrée (p. 133-154).




IX

PSYCHOLOGIE DU CHEVAL



À M. le baron de Vaux.


Comment divise-t-on les chevaux ? demanda l’officier chargé du cours d’hippologie.

— Mon lieutenant, reprit le brigadier Bertrand, on les range en deux catégories : les bons et les mauvais soldats. »

Que cette classification ait été traitée de fantaisiste, et qu’elle ait valu deux jours de consigne à son auteur, pour ignorance à la théorie, cela ne l’empêche pas d’être profondément juste et philosophique.

Le cheval, au quartier, n’est plus un quadrupède quelconque : avec toute la bravoure et l’intelligence du soldat français, il fait son métier et accomplit son devoir. Il aime le quartier ; il l’adopte et, s’il a ses tristesses lorsqu’on l’arrache à la prairie où il naquit et gambada joyeusement, s’il lui arrive de regretter, à son arrivée au régiment, le soleil, l’herbe tendre et les folles galopades dans l’enclos qui fut sa patrie, il prend bientôt son parti de sa nouvelle existence et s’attache à son escadron avec une profondeur de sentiments quasi humaine. Il connaît les bruits divers de son écurie, sait ce qui se passe dans la cour, dresse la tête aux éclats de la trompette, tremble de la colère de son supérieur, le cavalier, s’enorgueillit des caresses qu’on lui donne ; — toujours l’influence de la punition et de la récompense. — Comme l’homme, il comprend à sa façon la vie militaire et la voit par ses mauvais ou ses bons côtés, selon qu’il est lâche ou brave, d’humeur sombre ou gaie. Il rit, il pleure, il aime, il hait, il chante, il gémit ; il a ses moments de fureur et de dégoût ; ses heures de joie et d’énergie, ses défaillances et ses bonnes volontés, ses bassesses et sa grandeur d’âme. — Voila un bien gros mot pour un être si évidemment inférieur à l’homme. Mais qu’on ne se hâte pas de me taxer d’exagération sentimentale. Sans vouloir essayer une démonstration pédagogique de la spiritualité des animaux, les observations que j’ai recueillies me permettent d’affirmer hardiment que le cheval n’est pas si fort au-dessous de l’homme qu’on veut bien le croire, et que l’éducation peut développer en lui d’étonnants instincts de sagacité, — pour ne pas employer de mot qui prêterait à controverse.

Et parmi ces centaines d’individus de tous types et de toutes races, habitués à la discipline, vivant de cette vie commune, toute spéciale du soldat, combien de caractères différents, combien d’intelligences et de stupidités, de résignations et de révoltes. Il y a le mauvais sujet et le bon garçon ; le carottier et loyal serviteur ; le névrosé, le bien équilibré.

Voici les chevaux au pansage. On vient de les sortir de l’écurie ; et, furieux de quitter la bonne litière où ils goûtaient les douceurs tranquilles de la sieste, mécontents du coup d’étrille qu’ils ont en horreur, et qu’ils devinent prochain, ils s’en vont avec une lenteur calculée, comme si leurs jambes ne pouvaient plus les porter, se laissent mollement tirer par le bridon, tendent l’encolure de toute sa longueur pour retarder le plus possible le moment désagréable. Avec un comique soupir de résignation, ils se laissent attacher à l’anneau en jetant d’obliques regards sur la musette qui, passée en sautoir à l’épaule du cavalier, contient les instruments de torture, brosse en chiendent, étrille, peigne, éponge. Côte à côte, tête au mur pour une heure, que vont-ils inventer pour se distraire ? Les uns essaient de se venger sur la cour et s’obstinent longuement à frapper du sabot le même pavé. Les autres grattent la muraille avec leurs dents, manière d’apaiser leur impatience. Celui-ci s’approche sournoisement de son voisin pour le mordre à l’oreille ou au cou, détestable plaisanterie auquel le voisin répond généralement par une ruade ou un coup d’œil furibond qui signifie clair comme le jour : « Vas-tu me ficher la paix ! » D’aucuns entament la conversation, deviennent bons amis, commencent par se mordiller légèrement les naseaux et finissent par se gratter mutuellement la crinière — ni plus ni moins que deux académiciens. — En voici qui tremblent de tous leurs membres à l’approche de l’éponge et ont l’air de dire : « Dieu, que c’est froid ! Est-ce assez bête de ne pas nous frictionner d’eau tiède ! » D’autres se laissent faire avec dédain et se contentent de toujours présenter leur train d’arrière à leur cavalier, d’un air détaché, comme il ne s’agissait pas d’eux-mêmes.

Le pansage est terminé. Le sous-officier de semaine, planté au milieu de la cour, prépare sa plus belle voix ; et, sur un signe de l’officier, lance à toute volée ce mot impatiemment attendu : « A l’abreuvoir ! » C’est une minute inénarrable. Tous les chevaux dressent subitement la tête et poussent un hennissement de satisfaction qui peut parfaitement se traduire par « Enfin ! » Leurs ébrouements ressemblent à s’y méprendre à ce tapage de chaises retournées, de soupirs, d’éternuements qu’on entend dans une église après un sermon ennuyeux. Et comme les gaillards reprennent alors toute leur gaité, toute leur bonne humeur !

À ce moment, il se produit presque toujours un fait absolument curieux. Un certain nombre de malins, des rusés ont profité de la durée du passage pour dénouer méthodiquement le nœud de bridon qui les attache. Au cri « À l’abreuvoir » ils laissent tout à coup tomber leur lien défait depuis longtemps, se sauvent tête baissée, renversent ou évitent tout obstacle sur leur passage, et arrivent aux auges. Là, avant qu’on ait eu le temps de les rattraper, ils boivent à grandes gorgées, ils boivent avec furie, avec frénésie. Toute cette manœuvre n’a qu’un but pour eux : arriver premiers à l’écurie.

Et devinez pourquoi. Est-ce la faim qui les talonne ! Est-ce un amour immodéré de litière, qui les pousse ? Est-ce le plaisir d’échapper aux frottements du chiendent ?

Rien de tout cela. Ils obéissent à un calcul d’un réel machiavélisme. Avec la même précipitation, aussitôt qu’ils ont pris leur provision de liquide, ils fondent sur l’écurie, passent dédaigneusement devant leur intervalle qu’ils connaissent très bien et vont s’installer à la mangeoire d’un voisin. Là, ils plongent le nez dans l’avoine défendue et donnent le plus de coups de dents qu’ils peuvent, sachant bien qu’on va les déloger. En effet, le garde d’écurie arrive au trot, et essaie de chasser l’intrus à coups de fourche. Vous croyez peut-être qu’il va regagner sa place ? Pas du tout. Il saute dans l’intervalle suivant jusqu’à ce que de coups de fourche en coups de balai, de cris en vociférations, il rentre enfin à sa place. Alors, triomphant, il achève de mâchonner le produit de son vol qu’il dépose sur le rebord de sa mangeoire avant d’attaquer sa propre ration.

Ces chevaux, que la gourmandise rend ingénieux au suprême degré, recrutent quelquefois dans leurs rangs le Rossard. Car chez eux comme chez l’homme, les défauts s’enchaînent, et un vice en crée un autre :

J’ai connu un certain Pistolet qui, à coup sûr, s’était livré à des études approfondies sur l’art de carotter son cavalier afin de rester à l’écurie le plus possible et de faire le moins de temps de galop qu’il pouvait. Tantôt, le matin, au moment du boute-selle, il prenait des poses languissantes, se couchait, paraissait à demi-mort. On le laissait dans son intervalle : — Pistolet est malade ; il n’ira pas à la manœuvre, et on lui donnera un bon barbotage. — Tantôt, ayant remarqué qu’on ne le montait pas toutes les fois qu’il avait la colique, on le voyait, dès qu’on lui mettait la selle sur le dos, flairer ses flancs avec une inquiétude comique, essayer de se rouler : on le débridait ; Pistolet n’était pas sorti. Si ces trucs divers ne réussissaient pas, s’il comprenait l’impossibilité d’esquiver la manœuvre, Pistolet, au moment où les trompettes sonnaient la marche, se mettait a boiter affreusement.

— Mais qu’a donc Pistolet ?

Le cavalier mettait pied à terre et cherchait inutilement la cause du mal : pas le moindre effort de tendon ou de boulet ; pas le plus maigre engorgement ; pas le plus petit clou de rue. Cependant Pistolet ne se soutenait que sur trois jambes. Le vétérinaire interpellé examinait la bête et finissait par dire gravement :

— Boiterie antérieure-gauche, ou boiterie postérieure-droite. — Rentrez-moi ce cheval.

On rentrait Pistolet ; et dix minutes après le départ de ses camarades, il gambadait joyeusement au milieu de la cour, ce qui faisait que le garde d’écurie émerveillé s’écriait :

— Ce rossard de Pistolet. Il a trouvé moyen de tirer au flanc !… ou mieux encore, le mot flanc étant remplacé dans le langage énergique et coloré du dragon par un substantif que madame de Sévigné n’eût pas craint d’écrire tout au long de ses trois petites lettres.

Au reste, s’il arrivait qu’on ne tint aucun compte de ses boiteries, Pistolet, dès qu’il se sentait définitivement déjoué, trottait comme pas un. Cependant, à l’époque où les chevaux sont montés par des recrues, Pistolet, même parvenu au terrain de manœuvre ne perdait pas tout espoir de carotte. On voyait quelquefois un cheval traverser au grand galop les rues de la ville, ayant sur le dos un malheureux conscrit secoué, ballotté, accroché à la 5e rêne, au grand ébahissement des populations. C’était Pistolet qui rentrait victorieusement, trouvant ennuyeux d’exécuter les mêmes voltes pendant des heures entières, et qui déposait au seuil de l’écurie, son cavalier pâle d’épouvante.

Autre type de rossard : le célèbre Pontin. Celui-ci faisait toujours des siennes à l’école d’escadron. Bien qu’il possédait un fort beau galop qu’il savait parfaitement adopter quand il était en liberté, il affichait une profonde horreur pour ce genre d’allure lorsqu’il s’agissait de l’employer dans le rang. C’était surtout au moment d’une belle charge qu’il renouvelait ses mauvaises plaisanteries. Lorsqu’il entendait le cri « Pour l’attaque ! » tandis que les quatre pelotons accentuaient le galop, Pontin passait à un trot modéré ; et lorsqu’au commandement « Chargez ! » ses camarades superbes d’entrain et d’émulation se lançaient à fond, lui se mettait au pas. Si son cavalier cherchait à le faire avancer, il s’arrêtait tout à fait. Son flanc, tanné par les nombreuses corrections qu’il avait méritées, se moquait de l’éperon ; et pendant que derrière lui, deux hommes détachés spécialement pour ce service l’assommaient littéralement de coups de bâton et de plat de sabre, Pontin s’en allait béatement, sans se presser, rejoindre l’escadron tout fumant de la courte exécutée.

Je me souviens d’un cheval qui, au rebours des autres, détestait l’écurie. Il y restait juste le temps de manger son avoine et son foin ; puis il décampait et ne revenait qu’au moment où, las de promenade, il éprouvait le besoin de se rouler un peu dans la litière. C’était un grand bai cerise, sec, maigre, aux jarrets de fer, à la tête osseuse, l’œil canaille, comme disait le dragon qui le montait d’habitude. Nankin ne restait au râtelier que s’il voulait bien y rester, ou s’il y trouvait un avantage quelconque. Mais s’il lui prenait fantaisie de s’en aller au soleil, il n’était licol ou bridon qui pût le retenir. Il n’était nœud ou lien dont il ne parvint à se défaire avec une infernale habileté. La chaîne qui barre la porte n’était pas faite pour l’arrêter ; il sautait par-dessus, ou se glissait dessous à volonté avec une souplesse et une agilité surprenantes. Une fois dans la cour, Nankin, les naseaux à l’air, l’œil ardent, le trot relevé, la croupe bondissante, filait aux auges, non pour y boire goulûment — il savait se ménager — mais pour y humecter ses lèvres. Après quoi, il commençait un long vagabondage, évitant soigneusement le manège et la forge pour lesquels il professait un mépris évident ; tantôt il s’arrêtait pour cueillir du bout de la langue une touffe d’herbe poussée entre deux pavés ; tantôt, il se précipitait comme un boulet au hasard de son caprice. On le voyait ici, s’en aller doucement au pas ainsi qu’un flâneur ; puis, là, trottinant d’une allure candide en bonne bête paisible qui rentre en son domicile.

Lorsque Nankin était dehors, le garde d’écurie ne se donnait même pas la peine de courir après lui : c’était chose inutile. Il attendait que le brigadier de semaine vint à passer et lui rendait compte de l’escapade. Le brigadier montait alors aux chambres du 2e peloton du 4e escadron et jetait ce seul avertissement : « En bas, pour Nankin ! » On savait ce que cela voulait dire. Le peloton entier — une trentaine d’hommes — avec ses trois brigadiers en tête descendait, s’armait de bridons, de chambrières, de bâtons, de cravaches, de balais, de fourches ; la chasse commençait : une battue en règle et savamment combinée. Il fallait d’abord trouver le fugitif que l’on découvrait le plus souvent dans une cour éloignée, aux confins du quartier. Alors, il s’agissait de le cerner, opération difficile ; car Nankin, dédaigneux de tout engin de correction, se lançait avec furie au milieu des chasseurs, faisait une trouée, passait avec une triomphante pétarade. Alors avait lieu une course effrénée ; et c’était un spectacle bizarre où le comique et le fantastique se mêlaient à dose égale que de voir ce cheval galopant à perdre haleine, ayant à ses trousses une troupe de chasseurs qui se démenaient, gesticulaient, vociféraient, tandis que tout le quartier aux fenêtres poursuivait la meute de ses clameurs et de ses huées. Enfin, Nankin traqué, acculé à un coin, se rendait, se laissait passer le bridon ; et on le ramenait triomphalement à l’écurie, non sans une libérale gratification de coups de fourche.

Il va sans dire que le scélérat était noctambule. Aussi, parfois, au milieu du profond silence de la nuit, on entendait les cris de l’adjudant :

— Garde d’écurie !… Qu’est-ce qui se passe donc !… Un cheval qui galope en pleine nuit ! Pas moyen de dormir !…

— Mais, mon adjudant, c’est Nankin !

Et l’adjudant, furieux, refermait sa fenêtre : du moment que c’était Nankin, rien à faire.

Quelquefois, une averse surprenait la bête au milieu de ses ébats nocturnes. C’était là que les gardes d’écurie l’attendaient. C’était leur vengeance, cette averse. Toutes les portes se fermaient comme par enchantement. En vain, l’oreille basse, la mine piteuse, Nankin se présentait-il à l’une ou à l’autre. Elles demeuraient closes, impitoyables, et il en était réduit à se coller contre un mur en s’y faisant le plus petit possible pour éviter la pluie.

Qui pourrait dire à quelles séries de raisonnements se livre le cheval militaire ?… À la suite de quels syllogismes obscurément échafaudés certains d’entre eux ont-ils soin de laisser au fond de leur mangeoire un peu d’avoine qu’ils dévorent au moment de partir à la manœuvre ?

Ils semblent soumis à tous les sentiments qui nous agitent. Ainsi, la peur, par exemple : non pas la peur d’un danger visible, mais cette peur irraisonnée qui semble uniquement le résultat de l’éducation reçue, qui est, chez l’enfant, la peur du fantôme, chez l’homme la peur de l’inconnu. Qui croirait qu’il y a des chevaux qui ont peur la nuit ? Les moyens que ceux-la emploient pour se faire tenir compagnie par le falot du garde d’écurie sont merveilleux. Tantôt ils font un bruit effrayant avec leur chaîne d’attache ; tantôt ils décrochent leur barre de séparation et crient de manière à faire croire à un accident. J’en ai vu un qui mordait ses voisins pour les obliger à se plaindre, soit qu’il ne voulut pas se donner la peine de crier lui-même, soit qu’il trouvait dans les clameurs des voisins une distraction à ses pensées. Ceux-ci ruaient, hennissaient. L’homme de faction accourait et le fauteur du scandale, contemplant fixement son râtelier, prenait la physionomie la plus innocente du monde. Dés que le falot disparaissait, mêmes appels, mêmes lamentations : tout était à recommencer.

Leur mémoire se développe d’une façon extraordinaire. Des chevaux réputés intraitables laissent se coucher sous leurs jambes et lèchent doucement le cavalier dont ils n’ont reçu que des caresses.

D’autres se sont livrés, de toute évidence, à des calculs très compliqués pour arriver à se venger d’un mauvais traitement.

Témoin le fait suivant dont je garantis l’authenticité.

J’ai eu autrefois dans mon peloton deux alezans très doux pour l’homme mais d’une incurable méchanceté pour leur congénères. Morsures, coups de pied, tout moyen leur était bon pour témoigner leur antipathie et faire place nette autour d’eux. Chose remarquable et digne de figurer parmi les preuves de la sélection ; de caractère hargneux, amateurs de solitude tous deux, ils faisaient excellent ménage : Narquois était rempli d’attentions pour Molve ; et Molve ne tolérait prés d’elle que Narquois.

Notez qu’il n’entrait pas un brin d’amour dans cette amitié, que cette sélection était purement spirituelle.

Pour les isoler de leurs camarades et prévenir ainsi des accidents, je fis placer Narquois dans un coin, Molve à côté de lui, et laissai libre l’intervalle voisin.

Un soir, accoté à la porte de l’écurie, je humais l’air frais, lorsque Narquois soulevant avec ses dents la barre qui le séparait de Molve, la décrocha et la laissa tomber. Le garde d’écurie qui, installé sur une botte de paille, mangeait sa soupe, la gamelle posée sur un seau renversé, se leva pour réparer le dégât ; et, furieux d’avoir été dérangé, appliqua un violent coup de fourche sur l’échine de Narquois qui ne souffla mot. Après avoir sévèrement réprimandé l’homme de sa brutalité, je donnai en passant une caresse à la bête pour lui faire oublier la rigueur de la punition reçue, et repris mon poste. Dix minutes après, je me disposais à regagner ma chambre, lorsque la barre fut de nouveau jetée dans la litière, — cette fois par Molve :

Le garde d’écurie pénétra dans l’intervalle de Narquois et se baissa en grommelant pour relever le bat-flanc. Molve profita de ce moment pour saisir son bras entre ses dents. Il était clair qu’elle ne cherchait pas à mordre l’homme, mais seulement à le retenir. Aussitôt Narquois, présentant son train d’arrière au malheureux pris dans cette position fort critique, se mit à lui lancer de formidables ruades. Je dus, avec mille précautions, me jeter dans la mêlée pour délivrer l’homme et apaiser la fureur du cheval. Depuis, j’ai toujours pensé que ces deux bêtes-là s’entendaient comme larrons en foire.

J’ai parlé des rossards, des mauvais, des têtus, des farceurs. Mais ce sont là des exceptions.

Que dire de l’intelligence de ces chevaux qui finissent par connaître tous les commandements ? C’est une simple association d’idées, soit. Mais cette association d’idées n’est-elle pas un travail d’esprit considérable ?

Que dire de leur magnifique impétuosité lorsque la ligne de bataille enlevée au galop les emporte comme un torrent auquel rien ne résisterait ?

Que dire de leur intrépidité devant les obstacles de toute nature : haies et fossés à sauter avec un cavalier parfois très lourd, et un paquetage embarrassant. Descentes raides, montées escarpées, rien ne les effraie, rien ne les arrête. Avec une docilité, un entrain merveilleux, ils vont au danger, non comme des brutes inconscientes, mais comme de nobles animaux, fiers et ardents.

Aussi, au quartier, ils sont aimés et choyés. On compte sur eux comme sur des êtres pour lesquels on a dépensé beaucoup de peines. Le dragon donne à son cheval sa ration de biscuit et j’ai vu des cavaliers n’ayant que deux sous en poche acheter dans une auberge, au service en campagne, deux sous de rhum pour en frotter les naseaux de leur bête essoufflée par une longue course.

— « Aime son cheval » c’est un des plus beaux éloges que l’on puisse inscrire sur le livret des notes individuelles en parlant d’un homme, parce qu’il signifie : cavalier intelligent, cavalier qui comprend tout ce qu’il doit à son compagnon d’armes, et que cette qualité est le résumé de la plupart de celles qu’on exige.

Et il y a un sentiment de générosité réelle de part et d’autre dans cette amitié profonde qui unit l’homme à la bête, qui fait que le dragon, au moment de son départ du régiment, embrasse en pleurant son cheval.