Le Boute-charge(Zevaco)/13

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La Librairie Illustrée (p. 201-210).




XIII

AVENTURE D’AMOUR AUX MANŒUVRES



À Madame J… de C…



Vous souvenez-vous, madame…, lorsque vous eûtes feuilleté ces quelques pages, votre égoïste acclamation ? — « Mais l’amour ! vous écriâtes-vous… Où est l’amour ? Vous ne parlez point d’amour ! »

Et vous vouliez me confesser.

— Voyons… pendant les grandes manœuvres, par exemple…

Et j’avais beau vous répéter que le dragon, en manœuvres, n’a guère le temps de chercher aventure, Vous demeuriez incrédule.

Eh bien, madame, quoi qu’il m’en puisse coûter de détruire vos illusions, je reste impénitent. De vrai, j’en suis au désespoir. Mais, croyez-moi, légendes que ces histoires de sémillants cavaliers, enlevant peu ou prou de charmantes hôtesses ; légendes que ces anecdotes qui montrent le dragon reçu à l’étape par de gentes damoiselles, des fleurs dans les cheveux ; légendes encore et romances que ces contes bleus ou le jeune sous-lieutenant console la fillette mariée au vieux podagre traditionnel ; ces belles choses-là ne sont vraies qu’à l’opéra-Comique, au milieu des forêts en carton peint.

J’accorde que le nommé Picou, — matricule 2897 — va quelquefois, à la brume, faire un tour dans les blés mûrs avec une maritorne quelconque.

Ah ! madame, ne serait-ce pas sacrilège et profanation que d’appliquer le mot si doux entre tous à ces…… excursions ?

Pour ma part, pendant les cinq ou six grandes manœuvres qui m’ont promené à travers la Bretagne et la Normandie, la Beauce et la Bourgogne, la Picardie et la Champagne, il ne m’est jamais advenu qu’une seule aventure amoureuse, une seule.

C’est peu et beaucoup.

Et puis, je vous entends bien… Ce n’est pas une raison pour que d’autres… Quoi qu’il en soit, je vous fais juge de la mienne.


Nous étions de passage dans une grande ville de l’Est, — un chef-lieu. Notre poste de police, installé à la mairie était commandé par un sous-officier. Je venais de déjeuner avec quelques camarades à la Boule-Noire et je me dirigeais vers la rue où était logé mon peloton, pour visiter les écuries, lorsque je rencontrai le chef qui courait, tout essoufflé.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

— Ne m’en parlez pas ! Martin qui doit prendre la garde n’est pas encore au poste ; et je ne puis arriver à mettre la main sur lui. Si le capitaine passe à la mairie, c’est huit jours de consigne pour moi… — Désirez-vous que je le remplace ? Martin prendrai mon tour à la prochaine étape.

— Avec plaisir, dit le chef avec empressement.

Je bouclai mon sabre, et dix minutes plus tard, j’étais au corps de garde. En arrivant, je remarquai je ne sais plus quelle irrégularité de service. Je me mis à faire au brigadier une verte remontrance à haute voix ; et j’allais la terminer par l’annonce d’une punition méritée, lorsque je fus interrompu par un éclat de rire — mais un éclat de rire frais, sonore, perlé, qui partait à n’en pas douter de la plus mignonne rangée de dents blanches. Je me retournai vivement et j’aperçus en face, dans l’entrebâillement d’une croisée du rez-de-chaussée une fort jolie tête brune aux grands yeux noirs remplis de malice. Dès qu’elle se vit regardée, une vive rougeur se répandit sur son visage et elle disparut aussitôt.

Riait-elle de la mine confuse de mon brigadier, ou plutôt des expressions peu tempérées dont j’avais émaillé mon discours ? Onques ne l’ai su.

Après avoir passe l’inspection de mes hommes, je m’installai sur une chaise à la porte du corps de garde et me mis à lorgner sournoisement la fenêtre dont je n’étais séparé que de la largeur de la rue, attendant le retour de la jolie tête brune. J’avais à me venger de cet accès d’hilarité dont j’étais au fond très vexé, et je comptais la regarder avec tout le dédain que je pourrais mettre au service de ma vengeance.

La rieuse reparut enfin. Elle commença par examiner la droite de la rue, puis la gauche ; je devinais le résultat de cette manœuvre qui avait évidemment pour but de lui permettre d’étudier sans avoir l’air la bête curieuse qui avait provoqué son fou rire. En effet, les yeux noirs finirent par s’arrêter sur moi. De mon côté, je l’observai fixement. Mais si j’écartai avec le plus grand soin toute expression impertinente de mon regard, je ne manquai pas d’y mettre une certaine malignité. Elle parut étonnée d’abord. Puis, peu à peu, l’étonnement disparut de ses yeux, comme s’envola aussi de mon esprit toute amertume.

Comment cela se fit-il ? Pourquoi me sembla-t-il tout à coup que je la connaissais depuis bien longtemps, que je la retrouvais après une absence ? Pourquoi sa poitrine, à elle, se souleva-t-elle en tumulte ? Et pourquoi me sentis-je si profondément ému ? Pourquoi, dans mon silence, lui parlai-je longuement, et pourquoi me répondit-elle de ces choses mystérieuses que la parole est inhabile à traduire ?

Qui le saurait ?

Nos yeux en se rencontrant se fondirent dans un mutuel et irrésistible élan de sympathie. Et je bus ce regard qui m’arrivait chargé d’une inconsciente caresse, comme ou boit un divin baiser d’amante.

Elle rougit, mais resta.

Jamais sous-officier ne trouva son corps de garde plus charmant et n’oublia mieux les multiples réalités de ses fonctions. J’abdiquai tous mes pouvoirs entre les mains de mon brigadier, et ma vie se concentra dans le cadre de la croisée. Je regardais ma nouvelle amie, de toute mon âme ; et toujours, bien qu’elle résistât à mes sollicitations, je voyais ses yeux se reposer sur les miens, craintifs, admirables de douceur. Je passai des heures inoubliables à contempler cette tête adorablement jeune, le front un peu bas sous les chatoiements sombres des cheveux bruns, la ligne hardie des sourcils ombrageant des yeux d’une franchise idéale, les joues fermes où je voyais se jouer, dans la pâleur mate, des rougeurs passagères, tendres comme les roses des aubes printanières, le sourire tout plein d’une fierté timide, à la fois serein et trouble, empreint de cette ineffable honte qui est le reflet des belles âmes.

Quel charme dans cette conversation muette ! Nous ignorions tout l’un de l’autre, jusqu’à nos noms. Je n’eus pas un instant l’idée de me lever, d’aller lui parler.

À quoi bon ?

Un mouvement l’eût sans doute effarouchée ou blessée. Qui sait si un mot n’eût pas chassé bien loin notre rêve à tous deux !

Et qu’eussé-je pu lui dire ? Par quelle odieuse banalité d’entrée en matière eussé-je pu me faire pardonner l’inconvenance d’une pareille démarche ?

Qui était-elle ? La noblesse de son maintien et cette douce dignité féminine qui n’appartient qu’aux femmes qui ont reçu l’éducation du cœur autant et plus que celle de l’esprit me faisaient pressentir qu’elle se fût offensée de toute tentative de rapprochement. Arrivés le matin, nous repartions le lendemain. Mieux valait m’enivrer de toutes les délicatesses de l’heure présente pour emporter d’elle un de ces pâles souvenirs comme tout homme en trouve dans les replis cachés de sa pensée — et peut-être lui laisser de moi les mêmes impressions.

Nous continuâmes donc notre causerie sans rien nous dire. Lorsqu’elle était obligée de rentrer à l’intérieur, elle savait si bien me faire comprendre, sans même un geste, qu’elle allait revenir ! Et toujours je revoyais ce regard exquis dont la douceur veloutée me faisait délicieusement trembler.

Tout cela devait finir, hélas ! ayant duré ce que durent les songes. La nuit vint. La croisée se ferma. L’enchanteresse vision disparut. Je me roulai dans mon manteau, m’étendis sur les planches maussades du lit de camp, et ne pus dormir.

Le lendemain, à la pointe du jour, Derche m’amena Paguste tout bridé. L’escadron se réunissait sur la place : il fallait rejoindre.

Allais-je partir sans lui dire adieu !

La croisée s’entr’ouvrit. Blanche dans l’étoffe claire de son corsage matinal, sous le désordre des cheveux mal rattachés, elle était un peu pâle — peut-être d’une nuit d’insomnie. Elle me parut ainsi, belle comme une apparition dans un rêve d’amour.

Sur la place, on faisait l’appel.

Je sautai à cheval et, — tant pis, — du bout des doigts, je lui osai envoyer le plus respectueux des baisers, à peine un souffle. Toute droite, ses deux mains fines appuyées au rebord, elle ne fit pas un mouvement, ne rougit pas. Mais je pus remarquer un imperceptible tressaillement qui fit frissonner ses épaules ; mais je pus voir ses yeux se voiler, et une larme vint, qui tomba lentement.

Les trompettes sonnaient la marche.

Il fallut s’arracher à cette étreinte à distance ; je m’enfuis en allongeant le trot ; j’éprouvais ce serrement de cœur qui nous étouffe lorsque nous quittons l’aimée. Car, pendant cette minute fugitive, je la sentis m’aimer et ne pus me défendre de l’adorer.

— Comme vous voilà défait, me dit en riant mon officier. Parions que vous n’avez guère dormi. On s’amuse donc à C*** ?

— Oui, mon lieutenant, on s’y amuse fort.

— Nuit joyeuse, n’est-ce pas ?

— Non, mon lieutenant, nuit d’amour.

Nous partîmes. Et tout au fond de moi, dans l’écrin de mes plus chers souvenirs, je garde précieusement cette larme nacrée, cette perle fine que daigna m’offrir en passant une inconnue dont je ne sus jamais le nom.