Le Boute-charge(Zevaco)/14

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La Librairie Illustrée (p. 211-218).




XIV

LES ADIEUX DU COLONEL



À M. le colonel Jacques.


Le colonel prend sa retraite ; c’est décidé, il s’en va dans deux mois. Le bruit de son prochain départ s’accrédite de jour en jour ; et des rumeurs circulent au quartier.

— Il s’en va donc, le vieux !

— On aurait bien pu le faire général, que diable ! quand on a un passé comme le sien…

— Oui, on a droit aux étoiles. Mais que voulez-vous ? C’est la politique qui…

— Mais non, pas la politique. Un désaccord avec le général de division… — Vous vous trompez. C’est lui-même qui a demandé à s’en aller.

— Allons donc ! pas possible, cela.

Et les suppositions vont leur train. N’importe, une ombre de tristesse s’est appesantie sur le régiment. C’est qu’il était aimé de ses hommes, le vieux colonel. On le savait juste sans raideur, bon, sans faiblesses. On avait confiance en lui. À ces regrets sympathiques se mêlent la crainte égoïste du successeur, la méfiance instinctive contre le nouveau, l’inconnu. Comment sera-t-il, celui-ci ? Pourra-t-on s’habituer à lui ?

Lorsque le colonel vient au quartier, il semble maintenant que le factionnaire lui présente l’arme avec ce respect plus marqué qui s’adresse autant à l’homme qu’au galon. Il semble que le corps de garde mette un empressement plus vif à venir se ranger sur son passage pour lui rendre les honneurs, et que les dragons qui le rencontrent dans la cour portent la main au képi avec une sorte de vénération. On croit remarquer que le matin, au rapport, les chefs d’escadrons lui donnent une poignée de main plus chaleureuse. Et peut-être se trompe-t-on mais lui-même ne laisse-t-il pas percer une pointe d’affection dans le cordial bonjour qu’il accorde à tous, de sa bonne grosse voix ?

On oublie les mauvais moments, — lorsque les éclats de sa colère secouaient le quartier de fond en comble. On oublie les décisions arabes bourrées de salle de police, — lorsqu’il voulait faire des exemples.

Les cavaliers oublient tout cela. Il leur souvient seulement que, malgré ses cheveux gris, c’était encore un rude homme ; que s’il commençait à être trop gros pour trotter à l’anglaise, il se tenait aussi droit que pas un, sur sa grande jument noire ; que sur le terrain son commandement retentissait avec une vigueur enlevante ; que jamais il n’avait refusé d’écouter un homme ; qu’il entendait les plaintes avec bienveillance, quitte à frapper dur quand la réclamation était mal fondée ; qu’enfin, il aimait ses dragons. On se rappelle sa réponse au général directeur des dernières grandes manœuvres.

— Comment, colonel, vous êtes-là ? Je vous avais autorisé à vous reposer.

— Mon général, tant que j’aurai l’honneur de commander mon régiment, partout où mon régiment marchera, je serai à sa tête.

On se rappelle sa belle conduite pendant la guerre, lorsque, dans une circonstance critique, avec ses deux escadrons pied à terre, il contint l’ennemi derrière un remblai de chemin de fer, et à lui seul protégea la retraite de l’armée.

Et quel crève-cœur ce doit être pour lui, quelles pensées doivent l’agiter au moment où il dicte lui-même à la décision : « Demain, à deux heures le colonel fera ses adieux au régiment. »

Le jour arrive ; et comme un brutal fait exprès du ciel, la pluie commence à tomber dès le matin, fine, pénétrante, exaspérante dans son aveugle continuité. On aurait tant voulu avoir une claire journée, un chaud soleil, faire une belle fête au colonel dans un dernier vivat, lui laisser un radieux souvenir !

À une heure et demie, le régiment tout entier s’entasse dans le manège ; les hommes, admirablement astiqués comme pour une suprême coquetterie, se rangent sur quatre rangs tout le long de la piste ; les officiers au centre, occupent le carré laissé libre.

On se parle à voix basse. Un annonce que le colonel a préparé un grand discours ; on convient de crier tous ensemble « Vive le colonel » au moment où il s’en ira. De ce murmure confus qui monte vers le cintre obscur se dégage une tristesse imposante.

Deux heures. Le colonel parait.

Sa figure est très calme. Mais tout de suite, il devient pâle. Il commence pourtant. Sa voix s’élève, grave au milieu de l’attention profonde ; les crépitements de la pluie continuent leur monotone roulement sur les ardoises de la toiture.

— Officiers, sous-officiers, brigadiers et dragons, je vous fais mes adieux. Je vous quitte pour me reposer de quarante ans de service. J’emporte avec moi le souvenir de vous tous ; et ce n’est pas sans un serrement de cœur que je vous parle pour la dernière fois…

La parole à présent, tremble. Le ton a brusquement baissé sur le dernier mot. Les dragons baissent la tête, oublieux de la bonne tenue du rang. Les officiers, raides, considèrent le sable du manège. Des yeux du colonel, quelque chose comme une grosse goutte de rosée sort et roule sans qu’il songe à faire un mouvement pour se cacher. Mais cela ne dure pas… C’est fini, toute cette émotion… On est homme, que diable !

Il continue :

— Je ne veux vous dire qu’un mot. Plus heureux que moi, vous prendrez sans doute votre part de la prochaine lutte. Alors, soldats, je ne crains pas de vous dire, songez à votre ancien colonel ; et vous tous, les jeunes, faites votre devoir comme nous, les vieux nous avons fait le nôtre…

Sa voix grandit, superbe, sa taille se redresse. Ses yeux brillent comme la croix de commandeur qui étincelle sur sa large poitrine. Ce n’est plus un chef adressant à ses escadrons un dernier adieu. C’est la patrie qui, debout, fière et vibrante, donne à ses défenseurs une instruction suprême.

Le colonel veut parler encore, exprimer toute sa pensée. Mais il ne peut plus ; il est à bout ; et, tout d’un coup, après un regard qui, longuement, parle pour lui…

— Adieu, mes enfants !

Il tourne le dos, et s’en va, très vite, tandis que le grand silence qui pèse, lourd, sur les huit cents hommes assemblés au manège est interrompu seulement par l’averse qui continue à frapper aux vitres des hautes fenêtres, glaciale, indifférente.