Le Boute-charge(Zevaco)/19

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La Librairie Illustrée (p. 267-275).




XIX

DÉPART DE LA CLASSE



À M. le général Hubert Casteix.



Il y a au régiment un certain nombre de cavaliers qui jouissent d’une foule de privilèges, pour lesquels on professe une sorte de respect, que l’on regarde avec envie. La tradition a créé pour eux un code spécial qui leur accorde de véritables droits sans toutefois les exempter d’aucun de leurs devoirs. Ce sont les hommes de la classe. On les reconnaît à une tournure plus martiale que celle des autres, à leur démarche plus assurée, au ton d’autorité qu’ils prennent en parlant dans la chambrée. S’il y a une corvée à faire, le brigadier de semaine évite soigneusement de les employer. Si l’un d’eux a commis quelqu’une de ces sottises qui se soldent en monnaie de salle de police, le sous-officier plaide volontiers pour lui le bénéfice des circonstances atténuantes et, assez souvent, obtient la grâce du coupable en développant ce thème :

— Mon lieutenant, c’est un homme de la classe. C’est son prochain départ qui l’a grisé. Ce serait dommage de faire bloquer un homme qui a toujours été bon soldat… »

Dans le peloton, leur opinion fait loi. Ce sont les plus anciens ; ils ont vu des choses que les autres n’ont pas vues. Ils ont connu un tel qui est resté célèbre. Ils ont assisté à tel événement fameux. Et leur triomphe, c’est de répéter sur tous les tons : « Ah ! vous autres, pierrots, on vous élève dans du coton. Il fallait voir çà de notre temps ! Vous n’avez pas connu le capitaine Gaspard ; en voilà un qui était raide ! Et le lieutenant Fenestro ; en voilà un qui nous menait dur ! Et le maréchal des logis Maudin ; en voilà un qui n’avait pas froid aux yeux ! Aussi, ça marchait !… Fallait voir ça !… On ne bronchait pas. De la boite, en veux-tu, en voilà. Mais pas d’infirmerie. Aujourd’hui, vous êtes un tas de poules mouillées, et vous passez la moitié du temps à vous faire exempter de cheval… »

Lorsque le moment du départ approche, les hommes de la classe oublient toutes les fatigues, toutes les souffrances, les nuits passées sur la planche, les gardes énervantes, les courses à travers champs par les froids de janvier, les galops sur le terrain, dans la lumière aveuglante du soleil de juillet, et les corvées de quartier, et les revues dans les chambres, et les colères contre le brigadier ; ils oublient tout : ils comptent scrupuleusement les jours qui les séparent encore de l’heure attendue. On efface candidement chaque journée écoulée sur le calendrier affiché dans le peloton, et devant lequel le dragon Macabiou fait de longues stations, se livre à des rêveries sans fin, en murmurant : « Encore trente-sept jours et demi ! »

Qui peut dire vers quelles régions s’envolent les songes du cavalier en arrêt devant le calendrier de la classe ? Peut-être pense-t-il au vieux père qu’il va retrouver bien cassé, bien blanc ; peut-être à la payse pour laquelle il écrivait de si longues lettres toutes les semaines. L’aime-t-elle encore ?… Lui est-elle restée fidèle ?… Peut-être aussi tressaille-t-il au souvenir de tout ce que le quartier lui a enseigné… l’amour de la patrie, les désirs de gloire… Que de pensées confuses, mélange de regrets et d’espoirs doivent se succéder dans sa cervelle de paysan que le régiment va rendre à la charrue ?

Depuis longtemps, on en cause de ce départ de la classe. Souvent, il est arrivé qu’un farceur répandait une date bien précise… Il est sûr… il a entendu causer le capitaine-trésorier… La classe est renvoyée le 20 juillet. Alors c’était comme une traînée de poudre. On s’interrogeait avidement ; on supputait les chances, les probabilités, le pour et le contre. Brusquement, d’autres bruits, circulaient : c’est pour le mois d’octobre seulement. Il se formait deux camps : les optimistes et les pessimistes. Les premiers proclamant que le ministre a besoin d’argent, qu’il va faire des économies — où la politique va-t-elle se nicher — les autres prétendant qu’ils sont là pour des mois encore parce que… c’est leur opinion. Les modérés ne disent rien, et attendent tranquillement.

Tout à coup, le jour définitif parait à la décision ; la nouvelle vraie éclate et soulève une rumeur inexprimable. Les hommes libérables seront désarmés et déshabillés lundi pour être renvoyés dans leurs foyer à la date du… » À partir de ce moment les « libérables » fourbissent leurs armes et lavent leurs vêtements avec un entrain merveilleux. Ils veulent rendre propres les effets qu’on leur a donnés propres. Et ce n’est pas sans un serrement de cœur involontaire, déguisé sous une plaisanterie qu’ils remettent à l’armurier le sabre qui les a accompagnés partout, cinq ans durant, et sur lequel ils avaient compté pour… Mais la joie du départ domine tout. Les anciens arborent alors la fantaisie préparée depuis longtemps, le pantalon collant, la tunique pincée, le képi Saumur. Ce ne sont déjà plus des dragons ; mais des élégants parés du costume sous lequel ils comptent faire au logis paternel une rentrée triomphale.

Le régiment tout entier est alors saisi d’une sorte de tendresse brusque pour ces grands enfants qui vont le quitter pour toujours. Pour toujours !… qui sait ? Peut-être va-t-on être obligé de rappeler la classe. Ah ! si cela était ! « Sangdious, dit le dragon Casterac, je demanderais à rester pour être là plus vite ! »

Et lorsqu’un officier rencontre de ses hommes :

— Eh bien, gros farceur, tu t’en vas donc ?

— Mais oui, mon lieutenant.

— Et tu es content ?

— Oh ! oui, mon lieutenant.

— Allons, c’est bien. Tu es un bon garçon. Tâche d’être heureux chez toi. Une poignée de main…

Ah ! qu’elle est chaude et franche, cette dernière étreinte du soldat et de l’officier, du maître et de l’élève.

— Allons, c’est bien, murmure l’officier. Tache d’être heureux…

Et il tourne le dos, pendant que le dragon Lorin reste tout étonné de sentir quelque chose d’humide à sa paupière…

— Je n’aurai jamais cru ça, grommèle-t-il. Dire que voila un gaillard qui m’a fourré dedans tant qu’il a pu. Ah ! ça, mais je l’aimais donc, tout de même ? ”

Le moment du départ est arrivé. Dans la cour animée, bruyante, remplie de dragons qui viennent serrer la main des camarades, les hommes de la classe forment un peloton qui s’aligne, se compte et observe encore la bonne tenue dans cette dernière parade. Le colonel arrive. Le peloton forme le cercle ; et tout autour, ceux qui restent, cavaliers en bras de chemise qui laissent la bride à moitie astiquée, gardes d’écurie pour un instant déserteurs de leur poste, sous-officiers, hommes de garde se pressent et tendent l’oreille. On entend la voix grave et singulièrement chaude du colonel, qui s’élève dans le silence et la paix du quartier. Dans ses paroles, les cinq cents auditeurs remarquent une amitié rude, une tristesse indéfinissable qui, peu à peu, les gagne.

Le colonel parle.

— Vous allez quitter le régiment pour rentrer dans vos familles. J’ai tenu à vous dire que vous êtes tous de braves gens et que vos chefs sont contents de vous. Je vous félicite, et vous remercie aussi du courage et de la bonne humeur que vous avez toujours apportés à l’exécution de vos devoirs. — Dans la vie civile, soyez ce que vous avez été ici : d’honnêtes et vaillants citoyens. Portez partout où vous irez les principes de discipline et de bonne conduite que l’on vous a enseignés, et songez que vos officiers se sont dévoués à un travail pénible pour faire de vous des hommes forts et utiles. N’oubliez pas que vous venez d’accomplir seulement la première période de votre service militaire ; que chez vous, dans vos familles, ouvriers et paysans, vous serez encore des soldats ; que plus tard, bientôt peut-être, il faudra laisser vos femmes et vos enfants, abandonner tout pour accourir au premier cri de notre mère à tous, la Patrie. Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir. Partez, vous emportez avec vous les souhaits de bonheur de vos chefs et de vos camarades.

Le colonel s’est tu.

Les hommes de la classe restent un instant indécis, se regardent effarés ; puis tout d’un coup, lâchent leurs émotions dans un grand cri de « Vive le colonel » auquel répond, poussée par le régiment tout entier, une clameur qui s’élève, majestueuse, franchit les murs du quartier, se répercute au loin pour aller mourir sur les rives du fleuve, autrefois frontière, et lui apporter encore cette parole qu’il connait bien : Vive la France !


FIN