Le Boute-charge(Zevaco)/18

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La Librairie Illustrée (p. 255-266).




XVIII

FEND-L’AIR.



À M. Arsène Alexandre.



Lorsque le dragon Bernard apprit que son cheval Fend-l’Air était proposé pour la réforme, il pâlit et descendit à l’écurie. Il éprouvait le besoin de voir son vieux, de s’assurer qu’il était encore là. Il jeta sur la bête un long regard humide cherchant à se persuader qu’on ne lui avait rien dit, que Fend-l’air ne s’en irait jamais de ce coin. Il se mit à border la litière, prenant la paille chaude, la secouant par places. Dans ce va-et-vient, ils se frottaient l’un à l’autre, se regardaient avec de vagues tendresses comprises d’eux seuls. Puis, il émietta un biscuit devant « le vieux ». Et, tandis que le cheval mangeait, l’homme s’assit sur la barre de séparation, appuya sa tête à la pierre de la mangeoire ; et, avec des inflexions de frère aîné qui endort un enfant, il chanta. Il disait une chanson de là-bas, du pays breton, naïve cantilène qui s’égrenait sur une musique mélopéenne avec la même note aiguë filée à la ritournelle, — une de ces plaintes qui semblent s’exhaler du murmure des genets dans les grandes landes silencieuses. Fend-l’Air écoutait, pensif, et parfois fixait sur son maître des yeux pleins de muettes interrogations. Le dragon caressait alors la tête osseuse, la longue et maigre encolure de l’animal, puis reprenait les même couplets dont la monotonie endormait sa douleur.

Sa douleur ? Eh bien ! oui. C’étaient deux amis. Il n’y avait pour Bernard qu’un camarade, qu’une affection au régiment : Fend-l’Air.

Il y avait une douzaine d’années que ce Fend-l’Air était arrivé au 29e régiment de dragons. Il était laid. Sa tête en montagnes d’os, ses oreilles démesurées, son encolure sans souplesse, ses jambes noueuses, sa robe restée indécise entre l’alezan et le bai, en faisaient une monture de médiocre valeur. Or, cet être disgracieux méritait à coup sûr le nom qu’il semblait si mal porter. On le vit bien lorsqu’il s’agit de le monter : le premier qui tenta l’aventure décrivit une majestueuse culbute, conséquence fatale du plus intrépide saut-de-mouton qui eût jamais étonné le manége du 29e : des officiers réputés bons cavaliers essayèrent en vain de réduire l’indomptable animal ; pointes éperdues, coups de reins savants, le nommé Fend-l’Air connaissait toutes les défenses. Le capitaine instructeur, après avoir mordu la poussière, s’entêta, réussit enfin à conduire ce grincheux jusqu’au terrain de manœuvre. Ce que l’on vit alors fut admirable et plaisant. Fend-l’Air qui se présentait au repos comme un naïf percheron destiné à la charrue, qui exécutait au pas de grotesques contorsions de croupe, se métamorphosait au trot, et steppait, superbe, une allure audacieuse. Et son galop ! Ce n’était plus un galop, mais une succession vertigineuse de bonds effrénés dans un envolement merveilleux des sabots, une trépidation des reins qui secouait le cavalier comme l’orage une feuille, un en-avant tempétueux, tandis que l’encolure allongeait démesurément sa maigreur, et que le nez menaçait le ciel ; on eût dit que, de son poitrail anguleux, il bousculait le vide, qu’il se lançait à l’escalade d’un Olympe imaginaire. Lorsque le capitaine mit pied à terre, brisé par cette course faite de heurts, Fend-l’Air n’avait pas un poil mouillé ; il se contenta de s’ébrouer et retomba dans son attitude inoffensive.

Il y avait donc dans ce nouveau venu des qualités hors ligne et un vice impardonnable. Son vice, c’était sa laideur, compliquée de raideur ; ses qualités, sa vitesse et sa vigueur étranges. Pas un officier ne voulut se montrer à la tête de son peloton en pareil équipage : tous le mirent à contribution pour un steeple ou un rallye. Il put paresser des semaines entières à l’écurie : il eut à dévorer des 60 kilomètres en une demi-journée. Il fut monté un peu par tout le monde ; personne ne voulut le garder. Soumis à tous les systèmes de dressage connus et inconnus, il ne consentit jamais à ramener l’encolure et abaisser le nez : les plus habiles écuyers du 29e usèrent en vain sur cette bouche de sauvage leurs doigtés de rênes les plus délicats. Il reçut des corrections et prit l’homme en haine : les coups de fourche en firent un méchant.

Fend-l’Air, classé dans la catégorie des rosses qu’on laisse au râtelier les jours de prise d’armes, vécut délaissé, oublié. Cela dura des années. Il vieillissait : deux grands trous profonds se creusaient au-dessus des yeux qui prenaient une expression morose. Ses jambes se bosselaient.

Il commençait a dépérir lorsqu’il fut donné en consigne à Bernard.

Il y a parfois de mystérieuses affinités qui unissent deux êtres ; de certaines harmonies de caractère naissent des amitiés profondes. Bernard et Fend-l’Air étaient deux entités semblables ; l’homme et le cheval se complétaient l’un par l’autre. Ils se comprirent et s’aimèrent du premier jour. Tout autre cavalier répugnait à Fend-l’Air ; tout autre cheval fut indifférent à Bernard.

C’était un Breton de race, un de ces paysans saturés des poésies de la terre gaélique, portant sur le front grave, au fond des yeux songeurs, l’austère mélancolie du sol armoricain. Sans parents, sans amis, il était assez triste, taciturne, se livrant peu, mais, à l’occasion, se donnant tout entier. Au régiment, sa franchise eût pu lui faire de nombreux amis. Mais un je ne sais quoi d’un peu inquiétant qu’il avait sur le masque glaçait les avances ; dans cette foule de jeunes, prête à toutes les bonnes camaraderies, il demeura solitaire. Sa rencontre, — j’allais dire sa conjonction — avec Fend-l’Air lui fut un bonheur. Il avait jusque-là vécu isolé, au jour le jour, comprenant vaguement à quelle grande école il se trouvait, mais trop peu expansif, — ou peut-être trop sensitif — pour se livrer au courant extérieur. Il eut désormais une affection : Fend-l’Air satisfit à tous les appétits de ce cœur poète. Cette âme hirsute se rua dans cette passion sans se demander si elle aurait un côté grotesque à force de sentimentalisme. Elle ne s’analysa pas ; elle fut heureuse de trouver à vivre. Lui, si concentré, devint bavard avec « son vieux. » Il passait des heures dans son intervalle, lui causait breton, tournait autour de lui, le flattait du geste et de la parole. Et c’était touchant de voir ce cheval hargneux se coller contre le mur pour faire place à Bernard, s’écarter doucement pour ne pas le froisser soulever le sabot lorsque le cavalier se baissait pour fouiller un coin de litière, tourner sa grosse tête osseuse pour suivre ses mouvements. Il y avait alors dans l’œil de la bête une si belle expression de tendresse, des lueurs si humainement affectueuses, que leur amitié semblait toute naturelle. Fend-l’Air atteignit ainsi ses dix-sept ans. Et si ses membres raidis avaient peine à le porter au sortir de l’écurie, il s’échauffait encore après le premier temps de trop. Il conservait ce galop envolé qui, sans doute, lui valait son nom. C’est alors qu’ils étaient bien l’un à l’autre : Bernard s’enivrant des coups de bise qui le frappaient au visage, des susurrements aigus qui sifflaient à ses oreilles ; Fend-l’Air obéissant, passif jusque dans la folie de sa course, à des signaux convenus ; l’homme se pliant avec souplesse aux brusqueries déconcertantes de cette allure, la bête se rendant ; à un simple « holà ». Il semblait qu’il y eût entre eux communication magnétique, la pensée du cavalier allant à la pensée du cheval sans effort apparent. Leur bonheur à tous deux dura trois ans.

Ah ! si Bernard avait pu voir un soir de juillet, la veille de l’inspection générale, — le chef, les fourriers et les scribes tracer de beaux états en double, en triple expédition, avec des écritures mirifiques, des fioritures aux majuscules ! S’il avait pu lire dans les colonnes de ces splendides spécimens calligraphiques, il aurait vu, à travers toutes les catégories de propositions, la liste des chevaux proposés pour la réforme. Certes, il n’en eût pas dormi, ou son sommeil eût été coupé de visions où les états, chassant Fend-l’Air à coups de petite bâtarde et de grosse ronde, eussent dansé fantastiquement.

Il ne vit rien, dormit tranquille.

Mais le lendemain matin, au réveil, le sous-officier de semaine une liste à la main, — peut-être la vingtième expédition, — parcourait les chambres. Et il criait de sa voix affairée des jours de bataille : « Les chevaux réformés, à huit heures, devant les auges !… Vous entendez, Bernard !… »

C’en était donc fait ! Fend-l’Air allait être proposé au général inspecteur comme cheval de réforme. Il allait comparaître devant le juge suprême. Mais Bernard le défendra. Il ne veut pas qu’on le lui prenne. Oh ! il le gardera !… Et c’est pour le garder qu’il court à la cantine et qu’il en revient aussitôt, cachant sous son bourgeron une fiole de liquide jaune d’or.

L’inspection est commencée. Le général « voit aujourd’hui les catégories en hommes et en chevaux. » Et les catégories s’avancent, défilent longuement devant l’inspecteur entouré de tout l’état-major du régiment.

« Fend-l’Air !… »

Voici Fend-l’Air ! Mais est-ce bien lui, ce cheval que le cavalier pendu au bridon peut à peine contenir, qui bondit, l’œil en feu, les naseaux ardents, la croupe turbulente ? Et si propre que les tares elles-mêmes disparaissent, fondues dans le luisant de l’ensemble ! Et si beau que Bernard tressaille d’orgueil et de joie quand il entend le général :

— Comment, colonel ! ce cheval à la réforme ? Mais il est plein de vigueur !

Si beau que le capitaine en est furieux :

— Que lui as-tu fait boire ?… Du rhum, hein ?… demande-t-il à voix basse en s’approchant de Bernard.

Bernard baisse la tête, mais son œil triomphe. Ah ! il savait bien qu’on n’oserait pas le chasser, son vieux. Puis il devient tout à coup très pale. Monsieur le vétérinaire en premier, s’est penché vers le général et lui donne des explications. On entend des bouts de phrase… « Dix-sept ans… vessigon… capelet… antérieur droit… bien usé… jarde et jardon… » tout une savante énumération que le général interrompt :

— Allons, accepté ! À un autre.

Accepté ! ce mot tombe droit sur le cœur de Bernard, lourd comme une condamnation : c’est la fin.

Huit jours après, Bernard conduit lui-même Fend-l’Air à la vente : il y a de ces choses très simples qui sont atroces. La place du marché de Cambrai est pleine de paysans qui examinent les réformés. Les vieux Picards, aux yeux plissés de malice, palpent les membres des chevaux, tâtent leurs goussets avant de se décider. Fend-l’Air est vendu le dernier, 80 francs. Et encore, l’acheteur est mécontent. « Mais bah ! il ira bien deux couples d’ans à la charrue ! »

Selon l’habitude, il tend une pièce de cent sous à Bernard. Mais celui-ci ne voit pas la belle pièce blanche. Il est en arrêt devant Fend-l’Air, et, dans la dernière étreinte de son regard, il murmure : « Au revoir, vieux…, au revoir ! » Le paysan en profite pour entraîner la bête, hâtant le pas, de peur d’un retour de ce cavalier qui ne voit pas les pièces d’argent et qui se sauve à grandes enjambées, sans tourner la tête.

Le pauvre gars avait éprouvé autrefois impression semblable : c’était au pays, à l’enterrement d’un bon ami. Et cette rentrée au quartier, la couverture de son cheval roulée sous le bras, rentrée silencieuse, avec l’appréhension d’une solitude désormais irrémédiable, lui donne bien la sensation d’un retour de cimetière…

Longuement, il contempla la place vide de son vieux. Et comme la vision lui passait soudain devant les yeux, d’un alezan maigri, tirant péniblement une charrue qui s’enfonce dans les mottes grasses des champs jaunes à perte de vue, brusquement il se prit à pleurer.