Le Boute-charge(Zevaco)/4

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La Librairie Illustrée (p. 31-38).




IV

LE BOUTE-CHARGE



À M. Philippe Gille.



Après l’extinction des feux, les derniers bruits se sont éteints dans le quartier avec les dernières lumières ; le silence règne en maître. Dans les chambres, les lits alignés forment des tumulus de couvertures du fond desquelles émergent des têtes énergiques aux traits un peu fatigués. Malgré le désordre des pantalons de cheval, des tuniques, des vestes, des bourgerons jetés pèle-mêle, accrochés au hasard, les sombres dortoirs conservent leur aspect correct, avec leurs charges de vêtements carrément assises sur les planches à bagages, les carabines qui dorment au râtelier, le chien au cran de sûreté, les sabres à leur clous, les brides suspendues au panneau du fond, les casques qui luisent vaguement de distance en distance, comme des armures prêtes à revêtir les chevaliers qui, au matin, vont chevaucher dans les tournois. Et dans l’ombre qui s’étend sur les chambres endormies, les cavaliers endormis semblent les frères d’une même famille attendant le moment de reprendre ensemble un travail interrompu : œuvre gigantesque, en effet, que cette préparation lente et continue : le labeur sourd, sans trêve, d’un million d’hommes passant graduellement de l’état de citoyens à l’état de soldats, et préparant la guerre dans la paix.

Au-dessous, dans les écuries, les chevaux, allongés sur la litière, laissent tomber leur tête alourdie en secouant parfois leurs chaînes d’attache. Le factionnaire se traîne d’intervalle en intervalle et veille sur le sommeil de ces êtres qui préparent les forces dont ils auront besoin demain pendant les évolutions sur le terrain, et les courses à travers champs.

Soudain, dans ce calme profond, la trompette.

Elle retentit, subite, inattendue, effarouchant le silence, stupéfiant la lourdeur de l’ombre ; c’est le boute-selle à mesure cadencée, aussitôt suivi de la charge avec ses coups de cuivre précipités : une rumeur d’alarme : une phrase d’une inquiétante majesté, puis un roulement d’appels brefs ; une sonnerie vigoureuse qui empoigne, enlève, bouscule, crie, tempête et finit dans un éclat strident comme pour dominer le tumulte.

Aux premiers sons de la fanfare nocturne, les chevaux, debout, ouvrent des yeux étonnés, écoutent, l’oreille inquiète, le sabot impatient. Les gardes d’écurie, réveillés en sursaut allument vivement des falots et lancent des holà prolongés pour calmer la fougue des bêtes épouvantées. Dans les chambres, les hommes dressent la tête ; de tous les tumulus, des ombres surgissent. Des bougies s’allument ; en un clin d’œil, les fenêtres du quartier flamboient. Les sous-officiers passent en courant.

— Tout le monde debout !… à vos chevaux !…

Les brigadiers de semaine sautent sur la giberne de service ; les hommes punis de salle de police sont relâchés ; la grille est ouverte à deux battants.

Le colonel se promène dans la cour. Et les sonneries se font entendre, violentes :

À l’adjudant… aux chefs !…

Les hommes affolés s’habillent précipitamment, bouclent la ceinture d’une main fiévreuse. Et les interpellations, les demandes, les jurons se succèdent comme un roulement.

— Qu’y a-t-il ?

— Je dormais bien…

— Je partais en permission !…

— Oui, on part.

— Brigadier, ma selle est en réparation.

— Des grèves ?

— Silence ! faites vos paquetages…

À la hâte, les cavaliers descendent aux selleries, arrachent des poteaux leurs selles qu’il emportent en courant ; les sacoches sont bourrées de brosses et de linge. En un tour de main, les manteaux sont roulés et fixés aux troussequins. Les écuries se remplissent d’une rumeur indescriptible ; et, au milieu des luttes, des ruades, des hennissements, les chevaux se trouvent sellés et bridés. Les dragons endossent la tunique et la giberne, passent la carabine en bandoulière.

Trente minutes ne se sont pas écoulées depuis le moment où le trompette de garde a reçu l’ordre de sonner le boute-charge que, déjà, quelques cavaliers sortent des écuries, montent à cheval et profilent dans la nuit leur silhouette éclairée par les brusques lueurs des falots qui passent.

— Adjudant, crie le colonel, prenez le nom des premiers sortis : ils auront pendant huit jours la permission de minuit.

Cependant, les officiers, réveillés par leurs ordonnances, arrivent essoufflés, sabre à la ceinture, casque à la tête. La cour se remplit d’ombres qui gesticulent et s’agitent confusément. La tumultueuse élaboration s’acheva enfin et s’apaise. Les escadrons se forment ; l’ordre s’établit. On n’entend plus que la voix des sous-officiers faisant l’appel de leurs pelotons.

— Mon lieutenant, il ne manque personne.

Le régiment est à cheval tout entier, prêt à partir, ses fourgons attelés, sa forge au milieu de la cour. Il y a alors un moment d’émotion involontaire. Dans l’obscurité, on jette un dernier coup d’œil au quartier. On va partir. Où va le régiment ? Vers quelle expédition lointaine ?

Qui le sait ? Le colonel seul…

— Messieurs les capitaines-commandants, dit le colonel, veuillez vous réunir autour de moi…

Il tire sa montre.

— Messieurs, j’ai fait sonner à onze heures dix. Il est minuit quinze. Le régiment a été prêt en soixante-cinq minutes. Le deuxième escadron s’est fait un peu attendre. Mais en somme, je ne suis pas mécontent du résultat. Demain, vous accorderez à vos hommes un quart de vin. Et maintenant, pied à terre. »

Le commandement est transmis.

Pied à terre !

La déception est générale. Les esprits s’étaient échauffés, et les imaginations surexcitées n’attendaient que le signal du départ.

Avec une pointe de tristesse, on rentre les chevaux ; on desselle.


Les officiers sont repartis. La grille du quartier s’est refermée. Les factionnaires continuent leur promenade somnolente.

Les cavaliers, au fond de leurs lits, dans leurs chambres silencieuses, restent tout étonnés des fièvres que l’alerte leur a données ; vaguement, ils songent à ce boute-selle qui sera l’ordre de marcher à la frontière.

Bientôt, tout s’endort, s’assoupit et s’éteint.