Le Bravo/Chapitre III

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 34-46).

CHAPITRE III.


Quel est le chef exact au rendez-vous qui se montre ?
ShakspeareHenri VI.


La présence d’Annina était un grand embarras pour Gino. Il avait ses divers secrets et ses projets ambitieux, comme les autres hommes ; et parmi les premiers, celui d’être bien dans la faveur de la fille du marchand de vin était un des plus vifs. Mais la jeune artificieuse, en donnant à goûter à son amant une liqueur qui n’était guère moins célèbre parmi les gens de sa classe pour sa force que pour sa saveur, avait causé une certaine confusion dans le cerveau de Gino, confusion qui demanda quelque temps pour se dissiper. Le bateau était sur le grand canal et bien près du lieu de sa destination, avant que cet heureux changement dans l’esprit du gondolier eût été effectué. Néanmoins, l’exercice de l’aviron, l’air frais du soir et la vue de tant d’objets accoutumés lui rendirent son sang-froid et à sa prévoyance. Au moment où le bateau approcha de l’extrémité du canal, il commença à jeter les yeux autour de lui et chercha la felouque bien connue du Calabrois.

Quoique la gloire de Venise eût disparu, le commerce de cette ville n’était pas aussi nul qu’aujourd’hui. Le port était encore encombré de vaisseaux de divers pays, et l’on voyait les pavillons de la plupart des États maritimes de l’Europe en deçà de la barrière du Lido. La lune était assez haute pour jeter sa douce lumière sur toute l’étendue du bassin, et une forêt composée de vergues latines, des légers mâts des polacres et des vaisseaux d’un bois plus massif et plus régulièrement gréés, s’élevait au-dessus du tranquille élément.

— Tu ne peux être juge de la beauté d’un vaisseau, Annina, dit le gondolier qui était abrité sous le pavillon de la barque ; sans cela, je te dirais de regarder cet étranger de Candie. On dit qu’un aussi beau modèle n’est jamais entré dans le Lido.

— Nous n’avons point affaire au vaisseau de Candie, Gino ; ainsi joue de l’aviron, car le temps presse.

— Il y a beaucoup de vin grossier de Grèce dans sa cale ; mais, comme tu dis, nous n’avons rien à démêler avec lui. Ce grand bâtiment, qui est amarré près du plus petit bâtiment de nos mers, est le vaisseau d’un luthérien des Îles Britanniques. Ce fut un triste jour pour la république, jeune fille, que celui où l’on permit à l’étranger d’entrer dans les eaux de l’Adriatique.

— Est-il certain, Gino, que le bras de saint Marc eût été assez long pour l’empêcher d’y pénétrer ?

— Ne faites pas une telle question, je vous prie, dans un lieu où tant de gondoles sont en mouvement ! Voici des Ragusains, des Maltais, des Siciliens et des Toscans sans nombre ; et voici également une petite flotte française à l’entrée du Giudecca : ce sont des gens qui marchent toujours de compagnie, soit sur terre, soit sur mer, pour faire usage de leur langue. Ah ! nous voici au terme de notre voyage.

L’aviron de Gino donna un coup en arrière, et la gondole resta en repos à côté de la felouque.

— Une heureuse nuit à la bella Sorrantina et à son digne patron ! dit le gondolier en mettant le pied sur le pont du bâtiment : l’honnête Stefano Milano est-il à bord de la légère felouque ?

Le Calabrois fut prompt à répondre, et quelques moments après le patron et les deux visiteurs eurent une conférence secrète.

— J’ai amené ici quelqu’un qui mettra probablement des sequins vénitiens dans ta poche, dit le gondolier lorsque les politesses du salut eurent été observées. Voilà la fille du plus consciencieux des marchands de vin, d’un homme qui est aussi disposé à transplanter vos vignes siciliennes dans les îles qu’il est capable de payer leur produit.

— Et une fille qui serait aussi belle que bien disposée, dit le galant marinier, si elle voulait écarter ce nuage noir qui nous cache son visage…

— Un masque est de peu d’importance dans un marché, pourvu que l’argent se trouve. Nous sommes toujours en carnaval, à Venise ; et celui qui veut acheter, ainsi que celui qui veut vendre, a le droit de cacher son visage comme ses pensées. Qu’as-tu en fait de liqueurs prohibées, Stefano, afin que ma compagne ne perde pas son temps en vaines paroles ?

— Per Dio ! maître Gino, tu poses la question avec peu de cérémonie. La cale de la felouque est vide, comme tu pourras le voir en descendant aux écoutilles. Et, quant aux liqueurs, nous périssons ici faute d’une goutte pour nous réchauffer le sang.

— Au lieu d’en venir chercher ici, dit Annina, nous aurions mieux fait d’aller à la cathédrale dire un Ave pour ton heureux retour dans ton pays. Et maintenant que notre affaire est terminée, maître Stefano, nous allons te quitter pour aller trouver un homme moins habile dans ses réponses.

— Cospetto ! tu ne sais pas ce que tu dis, murmura Gino, lorsqu’il s’aperçut que l’impatiente Annina voulait s’en aller. Cet homme n’entre jamais dans la moindre baie d’Italie sans avoir quelque chose de bon dans sa felouque. Un marché avec lui trancherait la question entre les vins de ton père et ceux de Battista. Il n’y a pas un gondolier à Venise qui ne se rendît à ta boutique si tu faisais un marché avec Stefano.

Annina hésita ; habituée depuis longtemps au petit commerce secret et hasardé que se permettait son père malgré la vigilance et la sévérité de la police de Venise, et dans lequel il avait eu jusqu’alors du succès, elle ne voulait ni risquer d’exposer ses désirs devant un homme qui lui était complètement étranger, ni abandonner un marché qui promettait d’être lucratif. Elle était bien certaine que Gino s’était amusé à ses dépens sur le but de sa commission, car un domestique du duc de Sainte-Agathe n’avait pas besoin d’un déguisement pour aller chercher un prêtre ; mais elle connaissait trop bien aussi le zèle qu’il portait à ses intérêts personnels pour ne pas lui accorder toute sa confiance dans une affaire qui concernait sa propre sûreté.

— Si tu crois qu’il y a ici quelque espion de la police, ajouta-t-elle en s’adressant au patron d’une manière qui trahissait ses désirs, il est au pouvoir de Gino de te détromper. Tu attesteras, je l’espère, Gino, que je ne dois pas être soupçonnée de trahison dans une affaire comme celle-ci.

— Laisse-moi couler un mot dans l’oreille du Calabrois, dit Gino d’une manière justificative. — Stefano Milano, ajouta-t-il lorsqu’il fut sûr de n’être entendu que de son ami, si tu m’aimes, garde cette fille pendant quelques instants, et entre en marché avec elle : ta bourse ne s’en trouvera pas mal.

— Ai-je à vendre les vignes de don Camillo ou celles du vice-roi de Sicile, caro ? il y a autant de ces deux vins à bord de la bella Sorrentina qu’il en faudrait pour mettre en mer la flotte de la république.

— Si tu es réellement à sec, fais semblant d’avoir quelque chose et diffère sur les prix. Cause avec elle, quand ce ne serait qu’une minute, pendant que je pourrai me glisser sans être vu dans ma gondole ; alors, pour l’amour d’un vieil ami, mets-la poliment sur le quai de la meilleure manière qu’il te sera possible.

— Je commence à comprendre la nature de l’affaire, répondit le patron en posant un doigt sur une aile de son nez ; je vais causer avec la jeune femme sur la bonté de mon vin, ou, si tu veux, sur sa propre beauté ; mais trouver une goutte d’autre chose que de l’eau des lagunes dans les flancs de la felouque serait un miracle digne de saint Théodore lui-même.

— Il n’est pas besoin de parler d’autre chose que de la qualité de ton vin. La jeune fille ne ressemble point aux autres personnes de son sexe, et elle s’offense lorsqu’on lui parle de ses charmes. En vérité, le masque qu’elle porte sert aussi bien au cacher un visage qui n’a rien de tentant pour l’œil qu’à déguiser sa personne.

— Puisque Gino me parle franchement, reprit le subtil Calabrois avec un air de bonne humeur et de confiance en s’adressant à la jeune fille, je commence à voir plus de probabilité de nous entendre. Daignez, belle dame, entrer dans ma pauvre cabine, où nous causerons plus à notre aise et plus avantageusement pour notre profit mutuel et notre mutuelle sécurité.

Annina n’était pas sans quelques doutes secrets, mais elle permit au patron de la conduire à l’escalier de la cabine, comme si elle eût été disposée a descendre. Elle n’eut pas plus tôt le dos tourné que Gino s’élança dans sa gondole, et d’un coup de son bras vigoureux l’envoya hors de l’atteinte d’un homme. Cette action fut subite, rapide et sans bruit ; mais l’œil jaloux d’Annina découvrit la fuite du gondolier, quoiqu’il ne fût plus temps de la prévenir. Sans trahir la contrariété qu’elle éprouvait, elle se laissa conduire dans la cabine, comme si tout ce qui se faisait eût été de concert avec elle.

— Gino m’a dit que vous aviez un bateau qui pourrait facilement me mettre sur le quai lorsque notre conversation sera finie, dit-elle avec une présence d’esprit qui s’accordait heureusement avec l’expédient de son compagnon.

— La felouque elle-même remplirait cet office s’il ne se trouvait pas d’autres moyens, répondit galamment le marin lorsqu’ils furent descendus dans la cabine.

Libre d’accomplir son devoir, Gino agitait l’aviron avec une nouvelle vigueur : le léger bateau glissait entre les vaisseaux, s’inclinant par l’habile maniement d’un simple aviron, de manière à éviter tout contact, jusqu’à ce qu’il entrât dans l’étroit canal qui sépare le palais du Doge du classique et beau monument qui contient les prisons de la république. Le pont qui continue la communication des quais était déjà passé, et Gino se glissait sous cette arche célèbre qui supporte une galerie couverte, conduisant des étages supérieurs du palais dans ceux des prisons, et qui, étant destiné au passage des accusés pour se rendre en présence de leurs juges, a été si poétiquement, et l’on peut même ajouter si pathétiquement, appelé le Pont des Soupirs.

L’aviron de Gino ralentit ses efforts, et la gondole approcha d’un escalier sur lequel, comme à l’ordinaire, l’eau jetait quelques vagues. Sautant sur la première marche, il enfonça une petite pique de fer, à laquelle une corde était attachée, dans une crevasse entre deux pierres, et lui confia la sûreté de sa barque. Lorsque cette précaution fut prise, le gondolier passa rapidement sous l’arche massive de la porte d’eau du palais, et entra dans son immense mais sombre cour.

À cette heure et avec les tentations de plaisir qui s’offraient dans la place voisine, ce lieu était presque désert ; une porteuse d’eau était seule au puits, attendant que l’élément liquide se fût répandu dans le bassin, afin de remplir ses baquets, tandis qu’elle écoutait avec attention le bourdonnement de la foules qui était en dehors. Un hallebardier se promenait dans la galerie ouverte à l’extrémité de l’escalier du Géant, et de temps à autre le pas de quelque sentinelle se faisait entendre sous les arches creuses et pesantes des longs corridors : on n’apercevait aucune lumière à travers les fenêtres, et le bâtiment entier présentait un fidèle emblème de ce pouvoir mystérieux qui présidait aux destinées de Venise et à celles de ses citoyens. Avant que Gino se fût hasardé en dehors de l’ombre que projetait le passage par lequel il était entré, deux ou trois curieux parurent à l’entrée opposée de la cour, où ils s’arrêtèrent un instant pour contempler l’air mélancolique et imposant de ce lieu redouté ; puis ils disparurent dans la foule, qui s’agitait auprès de ce tribunal impitoyable et secret, comme l’homme se livre aux excès sous le coup d’un avenir imprévu et sans terme.

Désappointé dans son attente de rencontrer celui qu’il cherchait, le gondolier avança ; et, prenant courage par la possibilité qu’il entrevoyait d’échapper à cette entrevue, il essaya de fournir une preuve évidente de sa présence par un bruyant hem ! Au même instant une figure se glissa en arrivant d’un des côtés du quai et marcha rapidement vers le centre de la cour. Le cœur de Gino battit violemment, mais il résolut d’aller à la rencontre de l’étranger. Lorsqu’ils arrivèrent l’un près de l’autre, il devint évident, à la clarté de la lune qui pénétrait même dans ce triste lieu, que le dernier arrivant était aussi masqué.

— Que saint Théodore et saint Marc soient avec vous ! dit le gondolier. Si je ne me trompe pas, vous êtes l’homme que je viens trouver.

L’étranger recula, et manifesta d’abord l’intention de passer rapidement ; cependant il s’arrêta pour répondre :

— Cela peut être ou n’être pas ; démasquez-vous, afin que je puisse juger par votre visage si ce que vous me dites est vrai.

— Avec votre permission, digne et honorable signore, et si cela vous est agréable, ainsi qu’à mon maître, j’aimerais assez à éviter l’air du soir en conservant ce morceau de carton et de soie.

— Il n’y a ici personne pour te trahir, quand tu serais nu comme au jour de ta naissance : si je ne suis certain de ce que tu es, comment puis-je me fier à ton honnêteté ?

— Je ne me méfie point des vertus d’une face découverte, Signore, et je vous invite donc vous-même à montrer ce que la nature a fait pour vous dans les traits de votre visage, afin que moi, qui dois faire la confidence, je sois sûr de l’identité de la personne à laquelle je m’adresse.

— C’est bien, et cela me donne une bonne idée de ta prudence. Je ne me démasquerai pas cependant ; et comme il y a peu de probabilité que nous puissions nous comprendre, je vais passer mon chemin en te souhaitant une heureuse nuit.

— Cospetto ! Signore, vous êtes un peu trop prompt dans vos résolutions et vos mouvements pour quelqu’un qui est peu habitué aux négociations de cette sorte. Voilà une bague dont le cachet servira peut-être à nous faire comprendre l’un de l’autre.

L’étranger prit le bijou, et tenant la pierre de manière à l’exposer aux rayons de la lune, il tressaillit en trahissant ainsi un sentiment de surprise et de plaisir.

— Voici le faucon du Napolitain, de celui qui est seigneur de Sainte-Agathe !

— Et de bien d’autres fiefs, bon Signore, pour ne rien dire des honneurs qu’il réclame à Venise. Ai-je raison de supposer que c’est vous à qui j’ai affaire ?

— Tu as trouvé quelqu’un qui dans le moment présent n’a pas d’autres pensées que celles qui se rapportent à don Camillo Monforte. Mais ton message ne consiste pas seulement à me montrer un cachet ?

— Non sans doute, car j’ai un paquet ; et j’attends seulement la certitude de l’identité de la personne à laquelle je parle, pour le remettre entre ses mains.

L’étranger réfléchit un moment ; puis, jetant les yeux autour de lui, il répondit précipitamment :

— Ce lieu n’est point convenable pour nous démasquer, l’ami, bien que notre déguisement ne soit qu’une plaisanterie. Attends ici jusqu’à mon retour, et je te conduirai dans un endroit plus commode.

Ces mots furent à peine prononcés que Gino se vit seul au milieu de la cour. L’étranger s’était rapidement éloigné et se trouvait déjà au bas de l’escalier du Géant avant que le gondolier eût eu le temps de la réflexion. Il monta légèrement l’escalier ; là, sans regarder le hallebardier, il s’approcha du premier des orifices pratiqués dans les murs du palais, et auxquels les têtes sculptées en relief tout autour avaient fait donner le nom de Gueules de Lion, réceptacles fameux des accusations secrètes. L’étranger laissa tomber quelque chose dans l’ouverture de marbre ; mais la distance à laquelle se trouvait Gino ne lui permit pas d’apercevoir quel était cet objet, puis il se glissa comme un fantôme le long des marches massives.

Gino s’était retiré vers l’arche de la porte d’eau, espérant que l’étranger le rejoindrait sous l’ombre que projetait cette porte ; mais, à son grand effroi, il le vit s’élançant à travers le portail extérieur du palais, et de là dans la place Saint Marc. Au même moment, Gino alarmé le suivit précipitamment. Lorsqu’il fut au milieu de la scène brillante et gaie de la Piazza, qui contrastait avec l’obscurité de la cour qu’il venait de quitter, il s’aperçut de l’inutilité de sa poursuite. Effrayé de la perte du cachet de son maître, l’imprudent mais bien intentionné gondolier se précipita au milieu de la foule, et tâcha en vain de découvrir le délinquant au milieu de mille masques.

— Écoutez, Signore, dit-il à l’un d’eux qui semblait vouloir l’éviter, si vous avez assez longtemps paré votre doigt de la bague de mon maître, voici l’occasion de la rendre.

— Je ne te connais pas, dit une voix dans laquelle Gino ne reconnut aucun son familier.

— Il n’est peut-être pas prudent de jouer avec le déplaisir d’un noble aussi puissant que celui que vous connaissez, murmura-t-il à l’oreille d’un autre sur lequel étaient tombés ses soupçons. Le cachet, s’il vous plaît, et l’affaire n’ira pas plus loin.

— Celui qui voudrait s’en mêler, avec ou sans ce gage, ferait bien de s’arrêter.

Le gondolier se détourna, désappointé de nouveau.

— La bague n’est point convenable à ta mascarade, mon ami, essaya-t-il de dire à un troisième ; et il serait prudent de ne pas importuner le podestat d’une telle bagatelle.

— Alors n’en parle pas, de crainte qu’il ne t’entende.

Cette réponse ne satisfit pas le gondolier plus que les autres.

Gino cessa de questionner, mais son œil actif parcourut la foule. Cinquante fois il fut tenté de parler, et autant de fois quelque différence dans la taille, dans l’habillement, un éclat de rire, un mot prononcé avec légèreté, vinrent l’avertir de sa méprise. Il pénétra jusqu’à l’extrémité de la place, et revenant par le côté opposé, il se fraya un chemin à travers la foule qui encombrait les portiques, regardant dans chaque café, examinant chaque figure, jusqu’à qu’il se trouvât de nouveau dans la Piazzetta. Un léger coup de coude arrêta ses pas, et il se détourna pour regarder la personne qui l’attaquait. Une femme, dans le costume d’une contadina, lui parla avec la voix déguisée commune à tous les masques.

— Pourquoi vas-tu si vite, et qu’as-tu perdu dans cette foule si agitée ? lui dit-elle. Si c’est un cœur, il serait prudent de se dépêcher de le retrouver, car bien d’autres peut-être cherchent à s’emparer du bijou.

— Corpo di Bacco ! s’écria le gondolier découragé, ceux qui trouveront sous leurs pieds une telle bagatelle peuvent la garder pour eux ? As-tu vu un domino d’une taille ordinaire, avec une démarche qui pourrait passer pour celle d’un sénateur, d’un prêtre ou d’un juif, et un masque qui ressemble aussi bien à ceux qui sont dans la place qu’un côté du clocher ressemble à l’autre ?

— Ton portrait est si bien tracé qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître l’original. Il est à côté de toi.

Gino se détourna subitement, et s’aperçut qu’un Arlequin grimacier faisait ses tours dans le lieu où il avait espéré rencontrer l’étranger.

— Tes yeux, belle contadina, ne sont pas plus perçants que ceux d’une taupe, dit-il ; puis il cessa de parler, car trompée comme lui, celle qui l’avait attaqué n’était plus visible.

De cette manière le gondolier se dirigea du côté de l’eau, répondant quelquefois au grotesque salut de quelque Paillasse, et quelquefois aussi repoussant les avances de femmes moins déguisées que la prétendue contadina, jusqu’à ce qu’il eût atteint un espace près du quai où il fût plus libre de se livrer à ses observations. Là il s’arrêta, irrésolu, se demandant s’il devait retourner près de son maître pour lui avouer son indiscrétion, ou s’il devait faire un nouvel effort pour retrouver la bague qu’il avait si sottement perdue. L’espace vacant entre les deux colonnes de granit n’était occupé que par lui et par une autre personne, accoudée sur le piédestal du lion de Saint-Marc, et aussi immobile que si elle eût été taillée en pierre. Cependant deux ou trois désœuvrés, conduits soit par la curiosité, soit par l’espérance de rencontrer quelqu’un à qui ils avaient donné rendez-vous, s’approchaient de cet homme immobile ; mais tous s’éloignaient bientôt, comme s’ils eussent été repoussée par sa froideur glaciale. Gino avait été témoin de plusieurs exemples du dégoût évident qu’on éprouvait de rester près de cet homme, avant qu’il songeât à traverser l’espace qui les séparait pour voir par lui-même ce qui causait cette répugnance. Au bruit de ses pas, un léger mouvement de l’étranger amena les rayons de la lune sur la figure calme et l’œil pénétrant de l’homme que Gino cherchait.

Le premier mouvement du gondolier fut de fuir ; comme celui de tous ceux qui s’étaient approchés du même homme. Mais le souvenir de son message et celui de la perte qu’il avait faite vinrent l’arrêter à temps. Néanmoins il ne parla pas, et rencontra le regard du Bravo d’un air qui trahissait en même temps la confusion de son esprit et un dessein à moitié conçu.

— Veux-tu quelque chose de moi ? demanda Jacopo lorsqu’ils se furent regardés l’un l’autre pendant longtemps.

— Le cachet de mon maître

— Je ne te connais pas.

— Cette image de saint Théodore témoignerait que je dis la pure vérité, si elle pouvait parler. Je n’ai pas l’honneur d’être votre ami, signor Jacopo, mais on peut avoir affaire même à un étranger. Si vous avez rencontré un gondolier innocent et paisible dans la cour du palais, depuis que l’horloge de la Piazza a sonné le dernier quart, et si vous avez reçu de lui une bague qui ne peut être utile qu’à son légitime propriétaire, un homme aussi généreux que vous n’hésitera point à la lui rendre.

— Me prends-tu pour un joaillier du Rialto, que tu me parles de bague ?

— Je te prends pour un homme bien connu et bien apprécié parmi beaucoup de personnes de haut rang à Venise, comme le message de mon propre maître en est la preuve.

— Ôte ton masque. Les hommes honnêtes en affaires n’ont pas besoin de cacher les traits que la nature leur a donnés.

— Vous ne dites que des vérités, signer Frontoni ; ce qui est peu extraordinaire, considérant les occasions que vous avez d’apprécier les motifs humains. Il n’y a rien sur mon visage qui vaille la peine d’y jeter un regard. Je veux faire comme les autres à cette heureuse époque de l’année, si cela vous est agréable.

— Fais comme tu voudras, mais je te demande la même permission.

— Il y a peu de personnes assez hardies pour te refuser ce que tu demandes, Signore.

— Ce serait d’être seul.

— Cospetto ! il n’y a pas un homme à Venise qui y consentirait plus volontiers que moi si la commission de mon maître était accomplie ! murmura Gino entre ses dents. — J’ai ici un paquet que mon devoir est de remettre entre vos mains, Signore, et non dans aucune autre.

— Je ne te connais pas. Tu as un nom ?

— Non pas dans le sens que vous y attachez. Quant à cette sorte de réputation, je n’ai pas plus de nom qu’un enfant trouvé.

— Si ton maître n’a pas plus de nom que toi, tu peux lui rendre son paquet.

— Il y a peu d’hommes, dans les environs de Saint-Marc, de meilleur lignage ou de plus belles espérances que le duc de Sainte-Agathe.

La froide expression du visage du Bravo changea.

— Si vous venez de la part de don Camillo Monforte, pourquoi hésitez-vous à le dire ? Qu’est-ce qu’il demande ?

— Je ne sais pas ce que contiennent ces papiers, mais tels qu’ils sont, signore Jacopo, mon devoir me commande de vous les remettre.

Le paquet fut reçu avec calme ; quoique le regard qui s’arrêta sur le cachet et sur l’adresse brillât d’une expression que le crédule gondolier compara à celle d’un tigre qui contemple sa proie.

— Tu as parlé d’une bague ; portes-tu le cachet de ton maître ?

— Je suis habitué à voir des gages avant de donner crédit à quelque chose.

— Plaise à saint Théodore que je l’eusse ! fût-il aussi lourd qu’une outre de vin, je le porterais volontiers : mais une personne que j’ai prise pour vous, maître Jacopo, à cette bague au doigt, j’en ai bien peur.

— C’est une affaire que tu arrangeras avec ton maître, reprit froidement le Bravo en examinant de nouveau l’impression du cachet.

— Si vous connaissez l’écriture de mon maître, répliqua précipitamment Gino, qui tremblait pour le sort du paquet, vous reconnaîtrez son savoir dans la tournure de ces lettres : Il y a peu de nobles à Venise, et même dans les Siciles, qui sachent aussi bien se servir de la plume que don Camillo Monforte : je ne pourrais faire moitié aussi bien moi-même.

— Je ne suis point un savant, observa le Bravo sans trahir aucune confusion à cet aveu. L’art de déchiffrer un griffonnage comme celui-ci ne me fut jamais montré. Si vous êtes si habile dans l’art de l’écriture, dites-moi le nom que ce paquet porte.

— Il me conviendrait mal de proférer une syllabe concernant les secrets de mon maître, répondit le gondolier en prenant un air de réserve. C’est assez qu’il m’ait commandé de remettre cette lettre ; il serait présomptueux de ma part de vouloir en faire davantage.

L’œil sombre du Bravo parcourut la personne de son compagnon à la clarté de la lune, d’une manière qui refoula tout le sang du gondolier vers son cœur.

— Je t’ordonne de me lire tout haut le nom que portent ces papiers, répondit Jaeopo d’un air sombre. Il n’y a ici que le lion et le saint qui est au-dessus de nos têtes qui puisse nous entendre.

— Ô juste saint Marc ! qui peut dire les oreilles qui sont ouvertes ou celles qui sont fermées dans Venise ? Si cela vous plaît, signor Frontoni, nous allons ajourner cet examen à une occasion plus convenable.

— L’ami, je ne plaisante pas. Le nom, ou montrez-moi quelque gage qui me prouve que vous êtes envoyé par celui que vous appelez votre maître ; ou bien reprenez ce paquet, ce n’est point une affaire qui me regarde.

— Réfléchissez un moment aux conséquences, signore Jacopo, avant de prendre une si brusque détermination.

— Je ne connais aucunes conséquences qui puissent atteindre un homme refusant de recevoir un message comme celui-ci.

— Per Dio ! Signore, le duc ne me laissera pas une oreille pour écouter les bons avis du père Battista.

— Eh bien ! le duc épargnera un peu de peine à l’exécuteur public.

En parlant ainsi, le Bravo jeta le paquet aux pieds du gondolier, et commença à se diriger froidement vers la Piazzetta. Gino saisit la lettre, et, la tête troublée par l’effort qu’il faisait pour se rappeler les amis auxquels son maître pouvait adresser une telle épître, il reprit :

— Je suis surpris, signore Jacopo, qu’un homme de votre sagacité n’ait pas compris qu’un paquet qui vous était adressé devait porter votre propre nom.

Le Bravo prit le papier, et il exposa l’adresse à la clarté de la lune.

— Il n’en est point ainsi. Quoique ignorant, la nécessité m’a appris à reconnaître mon nom lorsqu’il est écrit.

— Diamine ! c’est juste mon affaire, Signore. Si la lettre était pour moi, la poule ne reconnaît pas ses petits plus promptement que je ne reconnaîtrais mon nom.

— Alors tu ne sais pas lire.

— Je n’en ai jamais en la prétention. Le peu que j’ai dit avait seulement rapport à l’écriture. La science, comme vous le savez, maître Jacopo, se divise en lecture, écriture et chiffres, et un homme peut parfaitement connaître une de ces choses sans comprendre un mot des autres. Il n’est pas absolument nécessaire d’être évêque pour avoir la tête rasée, ou d’être juif pour porter une barbe.

— Tu aurais mieux fait de dire cela tout d’un coup. Va ! je penserai à cette affaire.

Gino s’en alla, le cœur rempli d’une grande joie ; mais il avait à peine fait quelques pas qu’il vit la figure d’une femme se glissant derrière le piédestal d’une des colonnes de granit. S’avançant rapidement de manière à découvrir cette espèce d’espion, il s’aperçut tout d’un coup qu’Annina avait été témoin de son entrevue avec le Bravo.