Le Bravo/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 96-111).

CHAPITRE VIII.


Le pêcheur vint de son île verte, amenant sur les vagues sa femme et ses enfants ; le fermier de la terre ferme, avec des religieux, des nonnes, et la fille de village qui quittait pour la première fois la maison, tous se dirigeaient vers le bac.
RogersL’Italie.


Jamais les dômes massifs, les somptueux palais et les canaux de Venise n’avaient été éclairés par un plus beau jour que celui qui succéda à la nuit dont nous venons de parler. Il n’y avait pas longtemps que le soleil se montrait au niveau du Lido, lorsque le son des cors et des trompettes retentit sur la place de Saint-Marc. Le canon répondit de l’arsenal lointain. Bientôt mille gondoles glissèrent le long des canaux, à travers le port et le Giudecca, tandis que les routes bien connues de Fusina et des îles voisines étaient couvertes d’innombrables bateaux se dirigeant vers la capitale.

Les habitants de la ville se rassemblèrent de meilleure heure qu’à l’ordinaire, revêtus de leurs habits de fêtes, et mille contadini débarquèrent aux différents ponts dans le gai costume du continent. Le jour n’était pas encore bien avancé, que toutes les avenues de la grande place étaient déjà remplies, et au moment où les cloches de l’antique cathédrale cessèrent leur joyeux carillon, la place Saint-Marc se remplit de nouveau d’une foule animée. On voyait peu de masques : le plaisir brillait dans tous les regards, et une gaieté franche et sincère se communiquait de groupe en groupe. Enfin Venise et ses habitants faisaient éclater l’insouciante allégresse d’une fête favorite des Italiens. Les bannières des nations conquises s’agitaient avec bruit au-dessus des mâts de triomphe. Chaque clocher avait déployé l’image du lion ailé, et les palais se distinguaient par la richesse des tapisseries qui flottaient aux fenêtres et aux balcons.

Au milieu de ce brillant spectacle on entendait le murmure de cent mille voix, au-dessus desquelles s’élevaient de temps en temps le bruit des trompettes et les symphonies d’une musique harmonieuse. Là l’improvisateur, secrètement employé par un gouvernement politique et mystérieux, racontait avec une rapide éloquence, et dans un langage approprié à l’oreille populaire, aux pieds des bigues à la cime desquelles flottaient les bannières réunies de Candie, de l’île de Crête et de la Morée, les anciennes conquêtes de la république ; ici un chanteur de ballades rappelait à la foule attentive sa gloire et sa justice. Des applaudissements unanimes succédaient à toutes les allusions heureuses de la renommée nationale, et des bravos bruyants étaient la récompense de ces rhapsodes de la police, lorsqu’ils réussissaient à flatter la vanité de leurs auditeurs.

Pendant ce temps, des gondoles riches d’or et de sculptures, et portant ces femmes de Venise si célèbres par leur grâce et leur beauté, se montraient par centaines autour du port. Un mouvement général avait eu lieu déjà parmi les vaisseaux, et un large canal s’ouvrit depuis le quai, au pied de la Piazzetta, jusqu’au rivage éloigné que baignent les vagues de l’Adriatique. Des deux côtés de cette route liquide, des bateaux remplis de curieux s’approchèrent rapidement.

La foule augmentait à mesure que le jour avançait. Les vastes plaines de Padoue semblaient avoir envoyé tous leurs habitants au milieu de cette joie. Quelques masques timides et irrésolus commençaient à se mêler au milieu de la foule ; c’étaient des moines dérobant à la monotonie de leurs cloîtres un moment de plaisir, à la faveur de ce déguisement. Venaient ensuite les riches équipages marins des ambassadeurs des différents États étrangers ; puis, au milieu des cris de la populace et des sons du clairon, le Bucentaure sortit du canal de l’arsenal, et vint majestueusement prendre sa station près du quai de Saint-Marc.

Après ces préliminaires qui occupèrent l’attention pendant quelques heures, les hallebardiers et autres gardes employés auprès du chef de la république s’ouvrirent un chemin à travers la foule. Alors les sons harmonieux de cent instruments proclamèrent l’arrivée du doge.

Nous n’interromprons pas le cours de notre narration pour décrire la pompe avec laquelle une superbe aristocratie, qui en général évitait un contact familier avec ceux qu’elle gouvernait, déployait sa magnificence aux yeux de la multitude, dans une fête populaire. Une foule de sénateurs, revêtus du costume de leur charge et suivis par d’innombrables laquais en livrée, passaient sous les galeries du palais et descendaient, par l’escalier du Géant ; ils arrivèrent bientôt en ordre dans la Piazzetta, et se rendirent à leurs différents postes sur le pont couvert du Bucentaure. Chaque patricien avait sa place indiquée ; et, avant que la fin du cortége eût quitté le quai, on voyait une longue et imposante ligne de graves législateurs assis dans l’ordre de leur préséance. Les ambassadeurs, les hauts dignitaires de l’État, et le vieillard qui avait été choisi pour jouir des vaines prérogatives, de la souveraineté, restaient toujours sur la terre-ferme, attendant avec la patience de l’habitude le moment de l’embarcation. En cet instant un homme au visage brun, dont les jambes étaient nues jusqu’aux genoux et la poitrine découverte, se fraya un passage à travers les gardes, et se jeta aux pieds du doge sur les pierres du quai.

— Justice ! grand prince, s’écria cet homme hardi ; justice et miséricorde ! écoutez un homme qui répandit son sang pour Venise, et qui en prend à témoin ses cicatrices !

— La justice et la miséricorde ne vont pas toujours de compagnie, observa d’une voix calme celui qui portait la toque à cornes, en faisant un signe à ses gardes officieux de laisser cet homme s’expliquer.

— Grand prince, je viens pour obtenir merci.

— Qui es-tu ?

— Un pêcheur des lagunes, un malheureux nommé Antonio, qui demande la liberté de celui qui est l’orgueil de sa vie, d’un brave jeune homme que la force seule a pu arracher de ses bras.

— Cela n’aurait pas dû avoir lieu : la violence n’est pas l’attribut de la justice. Mais le jeune homme a sans doute transgressé les lois, et il est puni parce qu’il a mérité de l’être.

— Sérénissime Altesse, il est coupable de jeunesse, de force et de quelque habileté dans l’art du marin. Ils l’ont pris, sans le prévenir et sans son consentement, pour le service des galères, et m’ont laissé seul dans ma vieillesse.

La pitié qui se montrait sur les traits vénérables du prince se changea subitement en un air de méfianoe et d’embarras. Ses yeux, qui s’étaient émus de compassion, devinrent d’une froideur glaciale, et les arrêtant d’une manière significative sur les gardes, le doge salua avec dignité l’auditoire attentif et curieux, puis fit signe à sa suite devancer.

— Qu’on écarte et homme ! dit un officier qui comprit le regard de son maître ; la cérémonie ne doit point être retardée par une semblable demande.

Antonio n’opposa aucune résistance ; mais, cédant à l’impulsion de ceux qui l’entouraient, il rentra doucement au milieu de la foule, le désappointement et le chagrin faisant place pour un instant à la crainte et à l’admiration que lui causait le spectacle imposant qu’il avait devant les yeux, sentiment peut-être inséparable de sa condition et de ses habitudes. Bientôt la légère interruption causée par cette scène fut oubliée au milieu de la pompe de la fête. Lorsque le doge et les personnes de sa suite furent assis, et qu’un amiral d’une réputation éprouvée eut pris en main le gouvernail, l’immense et somptueux navire aux galeries dorées s’éloigna du quai avec une dignité imposante. Son départ fut le signal des trompettes, des clairons et des exclamations du peuple. Ce derniers se précipita sur le rivage ; et, avant que le Bucentaure eût atteint le milieu du port, l’eau fut couverte de gondoles qui le suivirent dans sa course. Ce bruyant cortège se sépara bientôt ; quelques barques s’élancèrent vers la proue du noble vaisseau, et d’autres nagèrent à l’entour comme les poissons autour d’une baleine, aussi près de ses flancs que la chute mesurée des pesants avirons pouvait le permettre. À mesure que les efforts de l’équipage éloignaient la galère du rivage, le nombre des bateaux semblait s’accroître par un secret prodige ; et cependant la chaîne qui liait entre eux les éléments de cette masse ne fut pas entièrement brisée, jusqu’à ce que le Bucentaure eût passé l’île longtemps fameuse par son couvent de religieux arméniens. Là, le mouvement se ralentit afin de permettre aux innombrables gondoles de s’approcher. Alors toute la flotte s’avança, formant une espèce de phalange jusqu’au Lido, qui était le lieu du débarquement.

Le mariage du doge avec l’Adriatique a été trop souvent décrit pour que nous pensions à le décrire à notre tour : nous nous occuperons plutôt d’incidents personnels et particuliers que de la description d’événements publics, et nous omettrons tout ce qui n’a point un rapport immédiat avec notre histoire.

Lorsque le Bucentaure s’arrêta, il se fit un vide autour de sa poupe, et le doge parut sur une galerie construite de manière à le laisser voir de toute la foule. Il tenait une bague brillante de pierres précieuses ; il l’éleva en l’air, et, prononçant des paroles de fiançailles, il la jeta dans le sein de son épouse imaginaire. De bruyants applaudissements se firent entendre, les trompettes sonnèrent et les dames agitèrent leurs mouchoirs, comme pour le féliciter de cette union. Pendant tout ce bruit, augmenté encore par le son des canons des croiseurs et de ceux de l’arsenal, un bateau se glissa dans l’espace ouvert, sous la galerie du Bucentaure. Le bras qui dirigeait la légère gondole était agile et fort, bien que les cheveux de celui qui tenait l’aviron fussent blancs. L’homme qui était dans cette gondole jeta un regard suppliant sur les visages heureux qui ornaient la galère du prince, puis ce regard se baissa subitement sur les eaux. Une petite bouée de pêcheur tomba du bateau, qui s’enfuit aussitôt avec une telle rapidité que ce petit incident fut à peine remarqué au milieu de la confusion du moment.

Le cortège aquatique revint vers la ville, au milieu des acclamations de la multitude sur l’heureuse issue d’une cérémonie à laquelle le temps et la sanction du souverain pontife avaient donné une espèce de sainteté, augmentée sous quelques rapports par la superstition. Il est certain que peu de personnes, parmi les Vénitiens eux-mêmes, regardaient ce fameux mariage du doge et de l’Adriatique avec indifférence, et que plusieurs ambassadeurs des États du Nord osaient à peine, en échangeant des regards d’intelligence, se permettre de sourire. Cependant telle est l’influence de l’habitude (car une arrogante présomption peut devenir telle avec le temps), que ni la faiblesse de la république, ni la supériorité des autres puissances sur l’élément que cette cérémonie était censée représenter comme la propriété de Venise, ne couvraient pas encore cette prétention de tout le ridicule qu’elle méritait. Venise conservait cette vaine prétention, lorsque la raison et l’esprit des convenances auraient dû la forcer d’y renoncer depuis des siècles. Mais, à l’époque que nous décrivons, cet État hypocrite et ambitieux commençait à peine à sentir les symptômes de sa décadence, et ne songeait point que sa chute pouvait être prochaine. C’est ainsi que les sociétés, comme les individus, approchent de leur fin, inattentifs aux progrès du mal qui les ronge, jusqu’à ce qu’ils soient terrassés par cette destinée qui n’épargne ni les hommes ni les empires. Le Bucentaure ne revint pas immédiatement au quai pour y déposer son noble et grave équipage. La fastueuse galère jeta l’ancre au centre du port, en face de l’embouchure du grand canal. Pendant toute la matinée, des officiers avaient été occupés à éloigner du centre du passage les vaisseaux et les barques qui se trouvaient par centaines dans ce lieu, et les hérauts avertirent le peuple de venir jouir du spectacle de la regatta, qui devait terminer la fête.

La position particulière de Venise et le nombre de ses marins avaient rendu cette ville célèbre pour cette espèce d’amusement. Des familles étaient connues et renommées depuis des siècles par leur habileté et leur adresse à manier l’aviron, comme il y en avait de célèbres à Rome pour des exploits d’une nature moins utile et moins innocente. Il était d’usage de choisir parmi ces familles les hommes les plus vigoureux et les plus adroits ; et après avoir invoqué l’assistance de leurs saints patrons, et animé leur fierté et leurs souvenirs par des chants qui racontaient les hauts faits de leurs ancêtres, les concurrents s’élançaient vers le but avec toute l’ardeur que l’orgueil et l’amour de la victoire peuvent inspirer.

La plupart de ces anciens usages étaient encore observés. Aussitôt que le Bucentaure eut jeté l’ancre, trente ou quarante gondoliers s’avancèrent revêtus de leurs plus beaux habits, et entourés d’une foule d’amis et de parents. On stimulait les compétiteurs en leur montrant l’espoir de les voir soutenir la réputation de leurs différents noms, et en mettant sous leurs yeux la honte de la défaite. Ils étaient excités par les encouragements des hommes et par les sourires ou les pleurs des femmes. On leur rappelait la récompense, on adressait pour eux aux saints de ferventes prières ; puis on les abandonnait à leur sort, au milieu des cris de la multitude qui se frayait un chemin à la place qu’on lui avait réservée sous la poupe de la galère de l’État.

Nous avons déjà dit que Venise est divisée en deux parties presque égales par un canal beaucoup plus large que les passages ordinaires de la ville. Ce canal, tant à cause de sa largeur et de sa profondeur que de son importance, est appelé le grand canal. Il décrit dans sa course une ligne onduleuse qui augmente beaucoup son étendue. Comme il est souvent fréquenté par les plus grandes barques de la haies, étant par le fait un port secondaire, et que sa largeur est considérable, il n’a dans toute son étendue qu’un seul pont, le célèbre Rialto. La regatta devait avoir lieu sur ce canal, qui offrait la longueur et l’espace requis, et qui, étant bordé des palais des principaux sénateurs, présentait toutes les facilités nécessaires pour être témoin du spectacle.

En parcourant d’un bout à l’autre ce grand canal, les marins destinés à disputer le prix n’avaient pas la permission de faire le plus léger mouvement. Leurs yeux étaient fixés sur les magnifiques tentures qui, comme c’est encore l’usage aujourd’hui en Italie, flottaient à chaque fenêtre, et sur des groupes de femmes dans une riche toilette, brillantes de cette beauté particulière aux Vénitiennes et qui garnissaient tous les balcons. Ceux qui étaient en service se levaient et répondaient aux signaux encourageants qu’ils recevaient des fenêtres en passant devant les palais de leurs maîtres, tandis que les gondoliers publics cherchaient du courage dans l’expression du visage de leurs amis placés au milieu de la foule.

Enfin, toutes les formalités ayant été strictement observées, les compétiteurs prirent leur rang. Les gondoles étaient beaucoup plus grandes que celles dont on fait usage ordinairement, et chacune était conduite par trois marins, au centre de la barque : ces marins étaient dirigés par un quatrième, qui, debout sur le petit pont de la poupe, tenait le gouvernail, en même temps qu’il aidait à presser le mouvement du bateau. On voyait à l’avant de légers bâtons avec des drapeaux, qui portaient les couleurs distinctives de plusieurs nobles familles de la république, ou qui étaient simplement ornés, des devises suggérées par l’imagination de ceux auxquels elles appartenaient. Quelques mouvements d’aviron, semblables à ceux que fait un maître d’escrime avant de commencer à se mettre en garde, donnèrent le signal ; alors les gondoles, en tournant sur elles-mêmes, imitèrent l’impatience d’un coursier qui se raidit contre son frein ; puis au signal d’un coup de canon, elles s’élancèrent en même temps comme si elles eussent des ailes. Ce départ fut suivi d’applaudissements qui se succédèrent rapidement le long du canal, et d’une agitation qui se manifesta d’un balcon à un autre, jusqu’à ce que ce mouvement sympathique se fût communiqué à la grave assemblée portée par le Bucentaure.

Pendant quelques minutes, la différence en force et en adresse fut presque un perceptible ; chaque gondole glissait sur les ondes, sans avantage visible, avec la légèreté de l’hirondelle qui effleure la surface d’un lac. Puis, soit adresse de la part de celui qui tenait le gouvernail, soit force dans ceux qui ramaient, soit que cela dépendît de la construction de la barque elle-même, la masse des petits bâtiments, qui étaient partis serrés l’un contre l’autre comme une troupe d’oiseaux effrayés, commença à s’ouvrir et en vint à ne plus former qu’une longue ligne vacillante au centre du passage. La masse entière passa sous le pont, toutes les gondoles si rapprochées les unes des autres que l’on ne pouvait deviner celle qui remporterait le prix : alors la course put être plus aisément suivie des yeux par les principaux personnages de la ville.

Mais là, les avantages qui assurent le succès dans les luttes de cette nature commencèrent à se manifester. Le plus faible céda ; les craintes et les espérances augmentèrent, jusqu’à ce que le commencement de la ligne présentât le spectacle brillant de la victoire, tandis que ceux qui restaient en arrière offraient le coup d’œil, plus intéressant encore, d’hommes combattent sans espoir ; Peu à peu la distance qui se trouvait entre les barques augmenta, à mesure qu’elles approchaient du but ; enfin trois gondoles arrivèrent sous la poupe du Bucentaure à un intervalle l’une de l’autre presque imperceptible. Le prix fut gagné, le vainqueur récompensé, et l’artillerie donna, comme à l’ordinaire, le signal de la joie. La musique répondit au bruit du canon et au son des cloches, tandis que la sympathie qu’on éprouve pour le succès, ce principe dominant et souvent si dangereux de notre nature, excita les applaudissements même des vaincus.

Le bruit cessa, et un héraut proclama qu’une lutte nouvelle allait commencer. Pour la première course, et nous pourrions dire pour la course nationale, on avait, suivant un ancien usage, choisi les gondoliers reconnus pour Vénitiens. Le prix avait été désigné par l’État, et toute cette affaire avait en quelque sorte un caractère politique et officiel. On annonça donc qu’une nouvelle course allait avoir lieu, et que la lice était ouverte à tous les compétiteurs qui se présenteraient, quelles que fussent leur origine ou leurs occupations habituelles. Un aviron d’or, suspendu à une chaîne du même métal, était la récompense que le doge lui-même devait offrir à celui qui montrerait le plus d’adresse dans cette nouvelle lutte, tandis qu’un ornement semblable, en argent, devait être le prix de celui qui arriverait le second ; un petit bateau d’un métal moins précieux formait la troisième récompense. Les gondoles étaient la barque ordinaire des canaux ; et comme le but de cette course était de montrer le talent particulier de la reine des îles, on ne permit qu’à un seul gondolier d’entrer dans chaque gondole : il devait en même temps guider et conduire sa petite barque. Aucun de ceux qui avaient concouru à la première lutte ne fut admis à la nouvelle, et tous ceux qui désirèrent participer à celle-ci reçurent l’ordre de se présenter sous la poupe du Bucentaure, dans un espace de temps prescrit, pour s’y faire reconnaître. Comme c’était un usage établi, l’intervalle entre les deux courses ne fut pas de longue durée.

Le premier qui sortit de la foule des bateaux qui entouraient la place laissée libre aux concurrents fut un gondolier bien connu par son adresse et ses chansons.

— Comment t’appelle-t-on, et dans quel nom mets-tu tes espérances ? lui demanda le héraut.

— Tout le monde me connaît pour être Bartholomeo, qui demeure entre la Piazzetta et le Lido ; et, comme un loyal Vénitien, je mets ma confiance dans saint Théodore.

— Tu as une bonne protection. Prends place, et attends ton sort.

L’habile gondolier agita l’eau avec le revers de l’aviron, et la légère gondole tourna jusqu’au centre de l’espace laissé libre, comme un cygne se jette de côté par un coup subit de ses ailes.

— Et toi, qui es-tu ? demanda l’officier à celui qui se présenta ensuite.

— Enrico, un gondolier de Fusina. Je viens mesurer mon aviron avec ceux des vaniteux de ces canaux.

— En qui places-tu ta confiance ?

— Dans saint Antoine de Padoue.

— Tu auras besoin de son assistance, quoique nous approuvions ton audace. Entre et prends ton rang.

— Et qui es-tu ? demanda-t-il à un troisième lorsque le second eut imité l’adresse de celui qui l’avait précédé.

— Je m’appelle Gino de Calabre, gondolier en service particulier.

— Quel est le seigneur que tu sers ?

— L’illustre et très-excellent don Camillo Monforte, duc et seigneur de Sainte-Agathe à Naples, et de droit sénateur à Venise.

— On dirait, à ta connaissance des lois, que tu viens de Padoue, l’ami ? Mets-tu tes espérances de succès dans le nom de celui que tu sers ?

Il y eut un mouvement parmi les sénateurs lorsque Gino fit sa réponse, et le valet intimidé s’imagina qu’il apercevait du mécontentement sur plus d’un visage. Il regarda autour lui, cherchant celui dont il avait vanté la noblesse, afin qu’il vînt à son secours.

— Nommeras-tu celui en qui tu mets ta confiance ? reprit le héraut.

— Mon maître, murmura Gino effrayé, saint Janvier et saint Marc.

— Tu seras bien défendu : si les deux derniers te manquent, tu peux certainement compter sur le premier.

— Le signer Monforte a un nom illustre, et il est le bienvenu aux amusements de Venise, observa le doge en s’inclinant légèrement vers le jeune seigneur de Calabre, qui était assez près de là dans une gondole élégante, regardant cette scène avec un grand intérêt.

Camillo répondit à cette interruption aimable des plaisanteries du héraut par un profond salut, et la cérémonie continua.

— Prends place, Gino de Calabre, et qu’un heureux destin soit le tien ! dit l’officier. Puis se tournant vers un autre, il ajouta d’un air surpris : Eh quoi ! te voilà ici ?

— Je viens pour essayer la rapidité de ma gondole.

— Tu es trop vieux pour une pareille lutte. Réserve tes forces pour tes travaux de chaque jour. Il ne faut point écouter une ambition mal avisée.

Le nouvel aspirant avait amené sous la galerie du Bucentaure une gondole de pêcheur d’une forme assez élégante, mais qui portait les traces de ses travaux journaliers. Il reçut cette rebuffade avec douceur, et il allait retourner sa gondole d’un air triste et humilié, quand un signe du doge arrêta son bras.

— Questionnez-le comme les autres, dit le doge.

— Quel est ton nom ? ajouta l’officier avec répugnance, car, comme tous les subordonnés, il était plus jaloux que son supérieur de la dignité des jeux qu’il dirigeait.

— Je m’appelle Antonio, pêcheur des lagunes.

— Tu es bien vieux !

— Signore, personne ne le sait mieux que moi. Il s’est passé soixante étés depuis que j’ai jeté pour la première fois un filet ou une ligne dans la mer.

— Tu n’es pas vêtu convenablement pour un homme qui se présente à une regatta devant l’État de Venise.

— J’ai sur moi mes plus beaux habits. Que ceux qui veulent faire aux nobles un plus grand honneur en mettent de meilleurs.

— Tes jambes sont découvertes, ta poitrine nue, tes nerfs sont fatigués. Va, tu as tort de venir interrompre les plaisirs de la noblesse par cette plaisanterie.

Antonio allait se dérober de nouveau aux milliers de regards fixés sur lui, lorsque la voix calme du doge vint encore une fois à son secours.

— La lice est ouverte pour tous, dit le souverain ; cependant je conseillerais au pauvre vieillard de réfléchir. Qu’on lui donne de l’argent, c’est sans doute le besoin qui le pousse à cette lutte inutile.

— Tu entends : on t’offre une aumône ; mais fais place à ceux qui sont plus vigoureux et vêtus d’une manière plus convenable.

— J’obéis, comme c’est le devoir d’un homme né dans la pauvreté. On avait dit que le champ était libre. Je demande pardon aux nobles ; je n’avais pas l’intention de leur faire injure.

— Justice dans le palais et justice sur les canaux ! observa vivement le prince. S’il veut rester, il en est le maître : Venise met sa gloire à tenir ses balances d’une main égale.

Un murmure d’applaudissements succéda à cette spécieuse réponse : car les puissants affectent rarement le noble attribut de la justice, dans quelques étroites limites qu’ils en renferment la pratique, sans que leurs paroles trouvent un l’écho parmi les égoïstes.

— Tu entends : Son Altesse qui est la voix d’un puissant État, dit que tu peux rester, quoique cependant on te conseille de te retirer.

— Je verrai alors si mon bras a conservé quelque force, répondit Antonio, jetant sur son pauvre vêtement usé un regard triste ; et qui néanmoins exprimait aussi une vanité secrète. Mes membres ont des cicatrices, mais peut-être les infidèles m’ont-ils laissé assez de sang dans les veines pour le peu dont j’ai besoin.

— En qui mets-tu ta confiance ?

— Dans saint Antoine à la pêche miraculeuse[1] !

— Prends place. Ah ! voilà quelqu’un qui ne désire pas être connu. Qui est-ce qui se présente avec ce faux visage ?

— Appelle-moi masque.

— Une jambe et un bras si bien faits prouvent que tu n’aurais pas dû cacher leur compagnon, le visage. Le bon plaisir de Votre Altesse est-il qu’une personne masquée soit admise aux jeux ?

— Sans aucun doute. Un masque est sacré à Venise. Nos excellentes lois permettent que celui qui désire se concentrer dans le secret de ses pensées et se dérober à la curiosités en cachant son visage, se promène dans nos rues et sur nos canaux avec la même sécurité que dans sa propre demeure. Tels sont les privilèges précieux de la liberté pour le citoyen d’un État généreux et magnanime !

L’approbation éclata de toute sparts, et on entendit murmurer de bouche en bouche qu’un jeune noble allait essayer ses forces dans la regatta pour plaire à quelque beauté capricieuse.

— Telle est la justice ! s’écria le héraut à voix haute, l’admiration l’emportant sans doute sur le respect. Heureux celui qui est né à Venise ! heureux le peuple dans les conseils duquel la sagesse et la honte président comme deux aimables sœurs ! En qui mets-tu ta confiance ?

— Dans mon propre bras.

— Ah ! cela est impie ! Une personne si présomptueuse ne peut prendre part à ces jeux privilégiés.

Cette exclamation du héraut fut suivie d’un mouvement général, comme celui qui annonce une émotion subite au milieu d’une multitude.

— Les enfants de la république sont également protégés, observa le vénérable prince ; cela fait notre orgueil, et que saint Marc nous préserve de préférer rien qui ressemble à de la vaine gloire ! Nous nous vantons avec justice de ne connaître aucune différence entre nos sujets des îles et ceux des côtes de la Dalmatie, entre Padoue ou Candie, Corfou ou Saint-George. Néanmoins il n’est permis à personne de refuser l’intervention des saints.

— Nomme ton patron, ou quitte la place, dit le héraut.

L’étranger réfléchit un instant, comme s’il rentrait dans sa conscience, puis il répondit :

— Saint Jean du désert.

— Tu nommes un saint révéré.

— Je nomme celui qui aura peut-être pitié de moi dans ce désert du monde.

— Tu es le meilleur juge de l’état de ton âme. Mais ces nobles seigneurs, ces dames brillantes de beauté et ce bon peuple attendent un autre compétiteur.

Tandis que le héraut recueillait les noms de trois ou quatre aspirants gondoliers en service particulier, on entendit parmi les spectateurs un murmure qui annonçait que la curiosité et l’intérêt avaient été excités par les réponses et l’apparence des deux derniers compétiteurs. Pendant ce temps, les jeunes nobles au service desquels étaient ceux qui venaient se présenter commencèrent à s’agiter au milieu de la foule des bateaux, avec l’intention de manifester leur galanterie ou leur dévouement, suivant les usages et les opinions du siècle. On proclama que la liste était remplie ; et les gondoles se rendirent comme la première fois vers le point de départ, laissant un espace libre sous la poupe du Bucentaure. La scène qui suivit se passa donc absolument sous les yeux de ces hommes graves qui se chargeaient des affaires publiques de Venise.

Il y avait plusieurs dames de haute naissance dont le visage n’était point couvert, se montrant dans leurs barques et accompagnées par d’élégants cavaliers ; puis on voyait aussi de temps en temps des yeux noirs et brillants, regardant à travers les ouvertures d’un masque de soie qui cachait un visage trop jeune pour être exposé au milieu d’une fête aussi gaie. On remarquait particulièrement dans une gondole une femme d’une tournure élégante et gracieuse, malgré l’espèce de déguisement qui résultait de ses simples vêtements. La barque, les laquais, les dames (car elles étaient deux) se distinguaient par cette simplicité sévère qui annonce plus souvent un haut rang et un véritable goût que la profusion des ornements. Un carme, dont les traits étaient cachés par son capuchon, attestait par sa présence la haute position sociale des deux dames, et leur prêtait de la dignité, au milieu de la foule, par sa protection grave et respectée. Cent gondoles essayaient de suivre celle-ci ; et les cavaliers, après de vains efforts pour pénétrer ce déguisement, abandonnaient la partie, tandis qu’ils s’adressaient des questions d’une gondole à l’autre, dans le but d’apprendre le nom et le rang de la jeune beauté. Enfin une barque brillante, dont les matelots portaient une livrée somptueuse, et dans le costume desquels il y avait une magnificence étudiée, entra dans le petit cercle que la curiosité avait formé. Le seul cavalier qui occupait le siège se leva (car on voyait en ce jour peu de gondoles avec leur triste et mystérieux pavillon), et il salua les dames masquées avec l’aisance d’un homme de bonne compagnie, mais avec la réserve d’un profond respect.

— J’ai dans cette course, dit-il d’un air galant, un domestique favori en la force et l’adresse duquel je mets une grande confiance. Jusqu’ici j’avais vainement cherché une dame d’une beauté et d’un mérite assez rares pour oser placer sur son sourire la fortune de mon serviteur. Maintenant je ne chercherai plus.

— Vous êtes doué d’une vue bien perçante, Signore, si vous découvrez ce que vous cherchez sous nos masques, répondit une des deux dames, tandis que le carme saluait poliment pour reconnaître un compliment qui était très-permis au milieu de telles scènes.

— Il y a des moyens de reconnaître autrement que par les yeux, Madame, et des admirations qui ne viennent pas des sens. Cachez vous autant que vous voudrez, et vous ne n’empêcherez pas de savoir que je suis auprès du plus beau visage, du cœur le plus généreux et de l’âme la plus pure de Venise !

— Voilà une prétention bien hardie, Signore, reprit la dame qui paraissait la plus âgée, en jetant un regard sur sa jeune compagne, comme pour examiner l’effet que produisait sur elle ce discours galant. Venise est renommée pour la beauté de ses femmes, et le soleil de l’Italie éclaire plus d’un cœur généreux.

— Il vaudrait mieux que d’aussi nobles dons fussent employés au service du Créateur que de la créature, murmura le moine.

— Il y en a, saint père, qui ont de l’admiration pour tous les deux. Je désirerais que tel fût le partage de celle qui est favorisée des conseils spirituels d’un homme aussi vertueux, aussi sage que vous. C’est ici que je mets ma fortune ; arrive que pourra. Je voudrais qu’il me fût permis d’y risquer un enjeu plus considérable.

En parlant ainsi, le cavalier offrait à la beauté silencieuse un bouquet des fleurs les plus belles et les plus fraîches, et parmi lesquelles on voyait celles que les poètes ont données pour attributs à la constance et à l’amour. Celle à qui cette offrande était adressée hésitait à l’accepter ; la réserve imposée à son sexe et à son âge lui permettait à peine de recevoir cet hommage, bien que la fête autorisât cette galanterie. Elle hésitait donc, avec l’instinct d’une jeune fille qui n’était pas encore familiarisée avec des hommages aussi publics.

— Recevez ces fleurs, ma chère, dit sa compagne avec douceur. Le cavalier qui les offre a simplement l’intention de montrer sa courtoisie.

— Nous le verrons plus tard, répondit vivement don Camillo ; car c’était lui. Adieu, Signora ; nous nous sommes déjà rencontrés sur ces ondes, et il y avait alors moins de contrainte entre nous deux.

Il salua, et, faisant signe à son gondolier, sa barque se perdit bientôt au milieu des autres. Cependant, avant que les deux bateaux se séparassent, le masque de la jeune fille fut légèrement agité, comme si celle qui le portait eût cherché à respirer plus librement, et le Napolitain fut récompensé de sa galanterie par la vue du beau visage de Violetta.

— Ton tuteur a l’air mécontent, observa rapidement donna Florinda. Je m’étonne que nous soyons reconnues.

— Je m’étonnerais davantage si nous ne l’avions pas été. Pour moi, je pourrais reconnaître le noble Napolitain au milieu de mille autres cavaliers. Ne te rappelles-tu pas ce que je lui dois ?

Donna Florinda ne répondit pas ; mais elle offrit au ciel une fervente prière pour que le service du Napolitain pût tourner à l’avantage de celle qui en avait été l’objet. Elle échangea avec le carme un regard furtif et embarrassé ; mais comme ni l’un ni l’autre ne parlèrent, un long silence succéda à cette rencontre.

Cette société, ainsi que la foule joyeuse qui l’entourait, fut rappelée au spectacle de la lutte par le signal du canon, l’agitation qui se manifestait sur le grand canal auprès du théâtre de la lutte, et une fanfare de trompettes. Mais, pour procéder régulièrement à cette narration, il est nécessaire que nous retournions un peu en arrière.



  1. Saint Antoine de Padoue est un des grands saints du calendrier maritime des Italiens, parce que entre autres miracles qu’on lui attribue est celui de la prédication qu’il adresse un jour aux poissons, qui l’écoutèrent avec attention, suivant la légende. Ce miracle, auquel il sera fait allusion tout à l’heure, a été le sujet de plusieurs tableaux, et ressemble beaucoup à une pêche miraculeuse.