Le Bravo/Chapitre XIII

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 157-170).

CHAPITRE XIII.


Oh ! quel jour nous avons vu !
Shelton.


Le silence qui accompagne la réflexion, et quelquefois aussi la méfiance de soi-même, succéda à cet interrogatoire : alors les Trois se levèrent et commencèrent à se débarrasser de leur déguisement. Lorsque leurs masques furent ôtés, ils découvrirent les visages graves d’hommes sur le déclin de la vie. Les soucis et les passions humaines avaient sillonné leur front de ces rides profondes que le repos ne peut plus effacer. Aucun d’eux ne parla en se démasquant, car l’affaire qu’ils venaient de terminer leur avait causé à tous une sensation désagréable. Lorsqu’ils furent délivrés de leurs vêtements superflus et de leurs masques, ils s’approchèrent de la table, et chacun d’eux se mit à l’aise et chercha ce délassement dont il avait naturellement besoin après une aussi longue contrainte.

— On a intercepté des lettres du roi de France, dit l’un d’eux lorsque le temps leur eut permis de rallier leurs pensées ; il paraît qu’elles traitent des nouvelles intentions de l’empereur.

— Ont-elles été rendues à l’ambassadeur ? ou les originaux sont-ils devant le sénat ? demanda un autre.

— Nous prendrons conseil la-dessus à notre loisir. Je n’ai rien autre chose à communiquer, si ce n’est que l’ordre d’arrêter le courrier du Saint-Siège n’a pu être exécuté.

— Les secrétaires m’en ont averti : il faut que nous examinions la négligence des agents, car il y a lieu de croire que nous aurions tiré de cette saisie des connaissances utiles.

— Comme cette tentative est déjà connue et qu’on en parle beaucoup, il faut que nous donnions l’ordre d’arrêter les voleurs, de crainte de brouiller la république avec ses amis. Il y a des noms sur notre liste qui sont déjà marqués pour le châtiment, car cette partie de notre territoire ne manque jamais de prescrits pour cacher les accidents de cette nature.

— Nous aurons soin de cela, puisque vous dites que l’affaire est sérieuse. Le gouvernement ou l’individu qui néglige sa réputation ne peut pas espérer d’obtenir longtemps le respect de ses égaux.

— L’ambition de la maison de Hapsbourg m’empêche de dormir ! s’écria un autre en jetant sur la table quelques papiers que son œil parcourait avec dédain. Grand saint Théodore ! combien cette race est ambitieuse d’augmenter son territoire et détendre une domination injuste au-delà des bornes de la raison et de la nature ! Ici, nous possédons des provinces qui sont adaptées à nos institutions, convenables à nos besoins, et agréables à nos désirs, depuis des siècles ; des provinces qui furent conquises par nos ancêtres, qui nous sont attachées par l’habitude : et cependant elles deviennent l’objet de l’avide ambition de nos voisins, sous le vain prétexte d’une politique qui, je le crains, devient plus forte à mesure que nous nous affaiblissons. Je perds tous les jours, Signore, de mon estime pour les hommes, en acquérant une plus profonde expérience de leur caractère et de leurs vues, et souvent je désire être un chien lorsque j’étudie leurs défauts ; je crois que l’Autrichien est le plus avide de tous les princes de la terre.

— Croyez-vous qu’il le soit plus encore que le Castillan ? Vous oubliez l’insatiable désir du roi d’Espagne.

— Hapsbourg ou Bourbon, Turc ou Anglais, ils semblent tous dirigés par la même ambition ; et, maintenant que Venise n’a pas d’autre espérance que de conserver ses avantages présents, la moindre de nos possessions devient un sujet d’envie pour nos ennemis. Il y a des personnes capables de dégoûter un homme de la politique, et de l’envoyer faire pénitence au milieu d’un cloître.

— Je n’écoute jamais vos observations, Signore, sans en être édifié. En effet, le désir qu’ont ces étrangers de nous dépouiller de nos privilèges, et l’on peut dire de privilèges qui ont été obtenus par nos trésors et au prix de notre sang, devient de plus en plus manifeste. S’il n’est pas réprimé, Saint-Marc n’aura plus bientôt sur le continent assez de terre pour qu’une gondole puisse y débarquer.

— La laisse du lion ailé s’est bien raccourcie ; sans quoi ces choses ne seraient pas arrivées. Il n’est plus en notre pouvoir de commander comme autrefois, et nos canaux commencent à être encombrés de plantes aquatiques, au lieu de vaisseaux marchands bien frétés et de légères felouques.

— Les Portugais nous ont fait un tort considérable : sans leurs découvertes en Afrique, nous aurions conservé le commerce des marchandises des Indes. Je déteste cordialement la race créole, qui n’est qu’un mélange de Goths et de Maures.

— Je ne me permets pas de penser à leur origine ou à leurs actions, mon ami, de crainte que le préjugé n’allume en moi des sentiments qui ne conviennent ni à un homme ni à un chrétien : mais, signor Gradenigo, vous êtes pensif.

Le troisième membre de ce conseil, qui n’avait pas encore parlé depuis la sortie de l’accusé, et qui n’était autre que l’ancienne connaissance du lecteur, abandonna sa méditation, et leva lentement la tête lorsqu’on lui adressa cette question.

— L’interrogatoire du pêcheur m’a rappelé des scènes de mon enfance, répondit-il avec une sensibilité qui trouvait rarement place dans cette salle.

— Je t’ai entendu dire que c’était ton frère de lait, reprit un autre en retenant un bâillement.

— Nous suçâmes le même lait ; et pendant les premières années de notre vie nous partageâmes les mêmes jeux.

— Cette parenté imaginaire donne souvent de grands embarras. Je suis bien aise d’apprendre que votre émotion n’a point d’autre cause, car j’avais entendu dire que le jeune héritier de votre maison avait montré dernièrement des dispositions prodigues, et je craignais que cela ne fût venu à vos oreilles, comme un de ces avis qu’un père n’aime pas à recevoir.

Le visage du signor Gradenigo éprouva un changement subit ; il jeta un regard curieux, mêlé de défiance, mais d’une manière détournée, sur la tête baissée de ses deux compagnons, désireux de connaître leurs secrets avant de se hasarder à exposer le sien.

— A-t-on quelque chose à reprocher au jeune homme ? demanda-t-il en hésitant. Vous comprenez les sentiments d’un père, et vous ne me cacherez pas la vérité.

— Signore, vous savez que les agents de la police sont actifs, et ce qui est à leur connaissance ne manque pas de parvenir aux oreilles du conseil. Mais en mettant les choses au pis, ce n’est point une affaire de vie et de mort. Il n’en coûtera au jeune étourdi qu’une visite en Dalmatie, ou un ordre de passer l’été au pied des Alpes.

— La jeunesse est le temps de l’imprudence, Signore, reprit le père en respirant plus librement ; et comme on ne peut devenir vieux sans avoir passé par la jeunesse, je n’ai pas besoin de rappeler à votre souvenir toutes les faiblesses de cet âge. Je jurerais que mon fils est incapable de rien entreprendre contre la république.

— Il n’en est pas soupçonné.

Une légère expression d’ironie effleura les traits du vieux sénateur pendant qu’il parlait.

— Mais on prétend, ajouta-t-il, qu’il vise trop ouvertement à la personne et aux biens de votre pupille ; cette jeune fille, qui est le dépôt le plus précieux de Venise, ne doit point être courtisée sans le consentement du sénat. C’est un usage bien connu d’un de ses plus anciens et de ses plus honorables membres.

— Telle est la loi, et tout ce qui m’appartient la respectera. J’ai proclamé mes titres à cette union ouvertement, mais avec soumission, et j’attends la décision du sénat avec une confiance respectueuse.

Les collègues du sénateur s’inclinèrent pour reconnaître la justice de ce qu’il venait de dire sur la loyauté de sa conduite, mais c’était avec l’air d’hommes depuis trop longtemps habitués à la duplicité pour être facilement dupés.

— Personne n’en doute, digne signor Gradenigo, car ta soumission à l’État est toujours citée comme un modèle pour la jeunesse, aussi bien qu’elle est un sujet de louange pour les vieillards. As-tu quelque communication à faire relativement à la jeune héritière ?

— J’ai un regret de vous apprendre que le service important que lui a rendu don Camillo Monforte paraît avoir fait une impression profonde sur sa jeune imagination, et je crains qu’en disposant de ma pupille, l’État n’ait à combattre un caprice de femme : l’inexpérience de son âge donnera plus d’embarras que des affaires beaucoup plus graves.

— La jeune dame est-elle confiée à des personnes convenables ?

— Sa compagne habituelle est connue du sénat ; dans une matière aussi grave, je n’aurais pas agi sans son autorisation. Mais cette affaire a besoin d’être conduite avec une grande délicatesse. La plupart des biens de ma pupille étant situés dans les États de l’Église, il est nécessaire d’attendre le moment convenable pour disposer de ses droits, et les transférer dans les limites de la république, avant que nous prenions aucune décision. Une fois sûr de son bien, on pourra disposer d’elle sans attendre davantage, et de la manière qui conviendra le mieux à l’État.

— La jeune dame est d’un haut lignage, et elle possède une fortune et une beauté qui pourraient la rendre utile dans une de ces tortueuses négociations qui entravent depuis longtemps les mouvements de la république. On a vu le temps où une fille de Venise, qui n’était pas plus belle, fut donnée en mariage à un souverain.

— Signore, ces jours de gloire et de grandeur n’existent plus. Si l’on mettait de côté les droits de mon fils et qu’on se servît de ma pupille pour le plus grand avantage de la république, tout ce qu’on pourrait en espérer serait une concession favorable dans quelque traité futur, ou un nouvel appui pour quelques-uns des intérêts de la ville. Dans cette circonstance, elle peut être plus utile que le plus vieux et le plus sage de notre conseil. Mais si son choix était libre, et qu’elle ne vît point d’obstacle à son bonheur, il serait nécessaire de prendre promptement une détermination sur les droits de don Camillo. Pouvons-nous faire mieux que de recommander un compromis, afin qu’il puisse retourner sans délai en Calabre ?

— Cette affaire est importante et demande à être examinée.

— Il se plaint déjà de notre lenteur, et non sans quelque apparence de raison. Il y a maintenant cinq ans qu’il réclame.

— Signor Gradenigo, c’est à ceux qui ont la force et la santé qu’il convient de montrer leur activité. La vieillesse chancelante doit avancer avec prudence. Si nous trahissions trop de précipitation dans une affaire aussi sérieuse, sans avoir un avantage immédiat au jugement, nous ne profiterions pas d’une brise heureuse que tous les sirocci n’amènent pas dans nos canaux : il faut temporiser avec le seigneur de Sainte-Agathe, ou nous perdons notre bonne fortune.

— J’ai mis cette affaire sous les yeux de Vos Excellences, afin que votre sagesse la prenne en considération. Il me semble que ce serait gagner quelque chose que d’éloigner un homme aussi dangereux des regards et du souvenir d’une jeune fille dont le cœur s’est ému.

— La demoiselle en est-elle donc si éprise ?

— Elle est Italienne, Signore, et notre soleil donne aux jeunes filles une imagination ardente.

— Qu’elle prie et qu’elle aille à confesse. Le bon prieur de Saint-Marc châtiera son imagination et lui fera croire, s’il le veut, que le Napolitain est un Maure ou un infidèle. Que le grand saint Théodore me pardonne ! mais tu peux te rappeler le temps, mon ami, où les châtiments de l’Église n’étaient pas inutiles pour réprimer ta légèreté et ta conduite dissipée.

— Le signor Gradenigo était un galant dans son temps, observa un autre membre du conseil, comme le savent tous ceux qui ont voyagé en sa compagnie. On a beaucoup parlé de lui à Versailles et à Vienne. Ah ! tu ne peux nier la vogue que tu avais alors devant un homme qui, s’il n’a pas d’autre mérite, a au moins celui de la mémoire.

— Je proteste contre ces faux souvenirs, répondit l’accusé pendant qu’un léger sourire animait son visage flétri. Nous avons été jeunes, Signori ; mais parmi nous tous je n’ai jamais connu un Vénitien plus à la mode et plus en renommée, particulièrement auprès des dames de France, que celui qui vient de m’accuser.

— N’en parle pas, n’en parle pas. C’était la faiblesse de la jeunesse et l’habitude de l’époque. Il me souvient de t’avoir vu à Madrid, Enrico, et on n’avait pas encore admiré à la cour d’Espagne un cavalier plus aimable et plus accompli.

— L’amitié t’aveuglait. J’étais un jeune homme ardent, et voilà tout. As-tu entendu parler de mon affaire avec le mousquetaire lorsque j’étais à Paris ?

— Ai-je entendu parler de la guerre générale ? Tu es trop modeste d’élever ce doute relativement à une rencontre qui occupa toutes les sociétés pendant un mois, comme si c’eût été une victoire des grandes puissances ! Signor Gradenigo, c’était un plaisir que te t’appeler compatriote dans ce temps-là ; car je t’assure qu’un gentilhomme plus spirituel et plus galant ne se promena jamais sur les terrasses de Versailles !

— Tu me parle d’événements dont mes yeux ont été témoins. Ne suis-je pas arrivé lorsqu’on ne parlait plus d’autre chose ? De notre temps, Signore, la cour et la capitale de France étaient des séjours fort agréables.

— Il n’y en avait pas de plus charmants, et par conséquent où l’on fût plus libre (que saint Marc m’aide de son intercession). Combien j’ai passé d’heures agréables entre le marais et le château ! Avez-vous jamais rencontré la comtesse de Mignon dans les jardins ?

— Zetto ! Tu deviens indiscret, car je puis dire qu’elle ne manquait ni de grâces ni d’affabilité. Quel gros jeu l’on jouait dans les maisons à la mode, à cette époque !

— Je le sais à mes dépens. Le croiriez-vous, mes amis, je perdis à la table de jeu de la belle duchesse de *** la somme de mille sequins, et aujourd’hui il me semble qu’il n’y a qu’un moment que ce malheur m’est arrivé.

— Je me rappelle cette soirée. Tu étais assis entre la femme de l’ambassadeur d’Espagne et une milady d’Angleterre. Tu jouais à rouge et noire, et tu jouais plus d’un jeu à la fois ; car tes yeux, au lieu de regarder tes cartes, étaient fixés sur tes voisines… Giulio, j’aurais payé la moitié de ta perte pour lire la lettre que tu reçus, après cet événement, du digne sénateur ton père.

— Il ne le sut jamais : nous avons nos amis sur le Rialto, et nos comptes furent terminés quelques années plus tard. Tu étais bien avec Ninon, Enrico ?

— J’étais le compagnon de ses loisirs et un de ceux qui se réchauffèrent au soleil de son esprit.

— On dit que tu faisais mieux encore.

— Simple plaisanterie de salon. Je proteste, Signore,… non pas que d’autres aient été mieux reçus… Mais il faut que les oisifs parlent.

— Alexandre, étais-tu de cette société qui, dans un accès de gaieté, voyagea de contrée en contrée jusqu’à ce qu’elle eût paru en dix cours différentes dans l’espace de dix semaines ?

— N’étais-je pas son chef ? Quelle mémoire tu as ! c’était un pari pour cent louis d’or, et il fut gagné une heure plus tôt que le temps fixé. Un retard de réception chez l’électeur de Bavière manqua de nous faire perdre ; mais nous séduisîmes le valet de chambre, ainsi que tu peux t’en souvenir, et nous arrivâmes en présence de l’électeur, comme si c’eût été par l’effet d’un hasard.

— Jugea-t-on que cela était suffisant ?

— Certainement ; car nos conditions nous faisaient la loi de converser avec dix souverains, en autant de semaines et dans leur propre palais ! le pari fut bien gagné, et je puis ajouter que l’argent fut aussi gaiement dépensé.

— Pour cela j’en jurerais, car je ne te quittai pas tant qu’il resta un sequin. Il y a divers moyens de dépenser l’or dans ces capitales du nord, et notre tâche fut promptement accomplie. Ce sont d’agréables pays pour les jeunes gens qui n’ont rien à faire.

— C’est dommage que leur climat soit si rude.

Un léger frisson général exprima la sympathie italienne des vieux sénateurs ; mais la conversation n’en continua pas moins.

— Ils pourraient avoir un soleil plus chaud et des nuages plus clairs ; mais on y fait une chère excellente, et on n’y manque pas d’hospitalité, observa le signor Gradenigo qui prenait sa part du dialogue, quoique nous n’ayons pas trouvé nécessaire de distinguer des sentiments qui étaient communs aux différents orateurs. J’ai passé des heures agréables, même avec les Génois, bien que leurs habitudes aient quelque chose de réfléchi et de sobre qui ne convient pas toujours à la jeunesse.

— Stockholm et Copenhague ont aussi leurs plaisirs, je vous assure ; j’ai passé une saison dans chacune de ces villes ; le Danois entend bien la plaisanterie, et il est un bon compagnon de bouteille.

— En cela l’Anglais les surpasse tous. Si je pouvais vous détailler leurs excès dans ce genre, mes amis, vous ne me croiriez pas. Ce que j’ai vu souvent me semble presque impossible à moi-même C’est du reste une triste demeure, que nous autres Italiens aimons en général fort peu.

— Ce n’est pas à comparer avec la Hollande cependant… Avez-vous jamais été en Hollande, mes amis ? Avez-vous vu le beau monde d’Amsterdam et de La Haye ? Je me rappelle avoir entendu un jeune Romain presser un de ses amis d’y passer l’hiver, car le spirituel coquin appelait cette contrée le beau idéal du pays des jupons.

Les trois vieux Italiens, chez lesquels cette saillie excita une foule d’absurdes et d’agréables souvenirs, partirent ensemble d’un grand éclat de rire ; mais leur bruyante gaieté, qui fit retentir les échos de cette salle lugubre et solennelle, les rappela subitement au sentiment de leur devoir. Ils écoutèrent un instant, comme si une conséquence extraordinaire devait suivre une aussi extraordinaire interruption du silence habituel de ce lieu ; on eût dit des écoliers prêts à recevoir le châtiment de leur étourderie. Puis le chef du conseil essuya furtivement les larmes qui roulaient dans ses yeux et reprit sa gravité.

— Signori, dit-il en cherchant dans une liasse de papiers, nous examinerons l’affaire du pêcheur ; mais nous devons d’abord nous informer du cachet jeté la nuit dernière dans la gueule du Lion. Signer Gradenigo, vous fûtes chargé de l’examen.

— Ce devoir a été rempli, noble Signore, et avec un succès que je ne pouvais espérer. La promptitude avec laquelle nous nous sommes séparés la dernière fois nous empêcha de faire attention au papier auquel il était attaché : on verra qu’ils ont maintenant du rapport ensemble. Voici une accusation qui prête à don Camillo Monforte le désir de conduire au-delà des limites où s’étend le pouvoir du sénat donna Violetta, ma pupille, afin de posséder sa personne et ses richesses. Ce papier parle de preuves qui seraient en possession de l’accusateur, comme s’il était un agent employé par le Napolitain. Comme gage de la vérité de ses paroles, je le suppose, il envoie le cachet de don Camillo lui-même, qui ne peut avoir été obtenu qu’avec la confiance du jeune seigneur.

— Est-il sûr que cette bague lui appartienne ?

— Quant à cela, j’en suis convaincu. Vous savez que je suis particulièrement chargé de présenter son affaire au sénat ; et de fréquentes entrevues avec lui m’ont donné l’occasion d’apercevoir qu’il avait l’habitude de porter un cachet, qu’il n’a plus maintenant. Mon joaillier du Rialto a suffisamment reconnu cette bague pour celle qui manque au jeune duc.

— Jusqu’ici c’est assez clair ; mais ce qui l’est moins, c’est que le cachet de l’accusé se trouve avec l’accusation, circonstance qui, n’étant pas expliquée, donne à cette affaire quelque chose de vague et de louche. Croyez-vous reconnaître l’écriture, ou avez-vous quelque moyen de savoir d’où vient ce papier ?

Les joues du signor Gradenigo laissèrent paraître une nuance presque imperceptible de rougeur, qui n’échappa pas à la subtile défiance de ses collègues ; mais le vieux sénateur dissimula ses alarmes, et répondit distinctement qu’il n’en avait aucun.

— Pour prendre une décision, il faut alors attendre de nouvelles preuves. La justice de Saint-Marc a été trop vantée pour hasarder sa réputation par un arrêt trop prompt dans une question qui touche de si près aux intérêts d’un des plus puissants nobles d’Italie. Don Camillo Monforte a un nom illustre et compte trop de familles importantes parmi ses parents pour être traité comme nous pourrions traiter un gondolier ou le courrier de quelque État étranger.

— Quant à lui, Signore, vous avez certainement raison ; mais n’exposons-nous pas notre héritière par un excès de délicatesse ?

— Il ne manque pas de couvents à Venise, Signore.

— La vie monastique convient peu au caractère de ma pupille, observa sèchement le signor Gradenigo, et je craindrais d’en faire l’expérience : l’or est une clef qui ouvre la cellule la mieux fermée. D’ailleurs, nous ne pouvons en conscience mettre un enfant de l’État en prison.

— Signer Gradenigo, nous avons eu sur cette matière une longue et grave consultation ; et, conformément à la prescription de nos lois, lorsqu’un de nos membres a un intérêt puissant dans une affaire, nous avons pris conseil de Son Altesse, dont l’opinion est d’accord avec la nôtre. L’intérêt personnel que vous portez à cette dame aurait pu égarer votre jugement, ordinairement si sain ; sans cela, soyez assuré que nous vous aurions appelé à la conférence.

Le vieux sénateur, se voyant ainsi exclu d’une consultation sur une affaire qui, par-dessus toutes les autres, donnait du prix à son autorité temporaire, garda le silence d’un air abattu. Lisant sur sa figure le désir d’en apprendre davantage, ses collègues lui communiquèrent ce qu’ils avaient l’intention de lui apprendre.

— Il a été résolu, dit l’un d’eux, de conduire la dame dans une solitude convenable, et nous avons déjà pris soin d’en assurer les moyens. Tu vas être momentanément débarrassé d’un lourd fardeau qui t’a sans doute causé un grand embarras d’esprit, et qui, en quelque sorte, a privé la république de tes services.

Cette communication inattendue fut faite d’un ton courtois, mais avec une emphase qui prouvait suffisamment au signor Gradenigo la nature des soupçons qui pesaient sur lui. La politique tortueuse d’un conseil où, à différents intervalles, il avait siégé, lui était trop connue pour qu’il ne comprît pas qu’il courait le risque d’une plus sérieuse accusation s’il ne reconnaissait la justice de cette détermination. Il parvint à appeler sur ses traits un sourire aussi faux que celui de ses ruses collègues, et répondit avec une gratitude apparente :

— Son Altesse et vous, mes excellents collègues, vous avez pris conseil de la bonté de votre cœur et de votre bonne volonté à mon égard, plutôt que vous n’avez pensé au devoir d’un pauvre sujet de Saint-Marc, qui doit ses services à la république tant qu’il lui reste de la force et de la raison. Ce n’est pas chose si facile de régler l’imagination capricieuse d’une femme ; et en même temps que je vous remercie de la considération que vous avez pour moi, vous me permettrez de vous assurer que je serai prêt à reprendre ma tutelle lorsqu’il plaira à l’État de m’en charger de nouveau.

— Personne n’en est plus persuadé que nous, ainsi que de votre habileté à remplir fidèlement la charge qui vous était confiée. Mais vous entrez, Signore, dans tous nos motifs, et vous conviendrez avec nous qu’il est également indigne de la république et d’un de ses plus illustres citoyens de laisser une pupille de l’État dans une position qui serait pour ce citoyen un sujet de censure non méritée. Croyez-moi : nous avons moins pensé à Venise dans cette affaire qu’à l’honneur et aux intérêts de la maison de Gradenigo ; car si ce Napolitain trompait nos vues, vous seriez le premier à en être blâmé.

— Mille remerciements, excellent Signore, répondit le tuteur dépossédé ; vous m’avez ôté de l’esprit un lourd fardeau, et vous m’avez rendu un peu de la vivacité et de l’élasticité de ma jeunesse. Ce n’est plus une affaire aussi pressante de s’occuper des droits de don Camillo, puisque votre bon plaisir est d’éloigner la jeune dame de la ville pendant une partie de l’année.

— Il vaut mieux le tenir en suspens, quand ce ne serait que pour occuper son esprit. Conserve tes relations avec lui, comme à l’ordinaire, et n’épargne pas les espérances : c’est un puissant stimulant pour les cœurs qui n’ont pas encore été désenchantés par l’expérience. Nous ne cacherons pas à un de nos membres qu’une négociation, près d’être terminée, débarrassera bientôt l’État de la tutelle de cette jeune fille, au profit de la république. Ses domaines au-delà de nos limites facilitent grandement le traité que nous avons caché à ta connaissance, par la seule considération que dernièrement nous t’avions surchargé d’affaires.

Le signor Gradenigo s’inclina de nouveau avec humilité, ou plutôt avec une joie apparente. Il vit qu’on avait pénétré ses desseins secrets, malgré son habileté à tromper et son air de candeur ; et il se soumit avec cette résignation désespérée qui devient une habitude, sinon une vertu, chez les hommes accoutumés à un gouvernement despotique. Lorsqu’ils en eurent fini avec ce sujet délicat, qui exigeait toute la finesse des politiques vénitiens, puisqu’il traitait des intérêts de l’homme qui faisait partie lui-même du terrible conseil, les Trois portèrent leur attention sur d’autres affaires, avec cette indifférence factice que peuvent feindre ceux qui sont habitués aux voies tortueuses des intrigues d’État.

— Puisque nous sommes si heureusement d’accord concernant donna Violetta, observa froidement le plus âgé des sénateurs, vieilli dans la pratique, et vraie personnification de la morale mondaine, nous pouvons parcourir notre liste d’affaires journalières. Que dit la gueule du Lion ce soir ?

— De ces accusations habituelles et insignifiantes qui prennent naissance dans la haine personnelle, répondit l’autre. L’un accuse son voisin d’être inexact dans ses devoirs religieux et de négliger les jeûnes ; voilà un beau scandale digne des oreilles d’un curé.

— N’y a-t-il rien de plus ?

— Une femme se plaint que son mari la délaisse, et le style est empreint d’un ressentiment jaloux.

— Ce sont de ces querelles qui s’apaisent aussi facilement qu’elles s’élèvent. Que le voisinage calme le ménage brouillé, par ses plaisanteries.

— Un homme qui a un procès se plaint de la lenteur des juges.

— Ceci attaque la réputation de Saint-Marc ; il faut y faire attention.

— Arrêtez, interrompit le signor Gradenigo. Le tribunal agit avec sagesse. C’est la cause d’un Hébreu qui possède, dit-on, des secrets importants. Cette affaire a besoin de mûres considérations, je puis vous l’assurer.

— Détruisez l’accusation. Y a-t-il quelque chose de plus ?

— Rien d’important. Le nombre ordinaire de plaisanteries et de mauvais vers qui ne signifient rien. Si nous glanons quelque chose d’utile parmi ces accusations secrètes, il s’y trouve aussi bien des sottises. Il faudrait fouetter un sur dix de tous les poètes qui ne savent pas mieux manier notre langue harmonieuse.

— C’est la licence de l’impunité. N’y faites point attention, car tout ce qui sert à amuser calme les esprits turbulents. Verrons-nous maintenant Son Altesse, Signori ?

— Vous oubliez le pêcheur, observa gravement le signor Gradenigo.

— Cela est vrai. Quelle bonne tête pour les affaires ! Rien de ce qui est utile ne t’échappe.

Le vieux sénateur, qui avait trop d’expérience pour se laisser tromper par un pareil langage, vit la nécessité de paraître flatté. Il salua de nouveau et protesta hautement et à plusieurs reprises contre la justice des compliments qu’il avait si peu mérités. Lorsque cette petite comédie fut terminée, les Trois délibérèrent gravement sur l’affaire qui était devant eux.

Comme la décision du conseil des Trois sera connue dans le cours de cet ouvrage, nous ne continuerons pas à raconter la conversation qui accompagna leur délibération. Cette séance fut longue, si longue que, lorsqu’ils eurent achevé leur tâche, la lente horloge de la place sonna minuit.

— Le doge sera impatient, dit un des membres, tandis que les Trois jetaient leurs manteaux sur leurs épaules avant de quitter l’appartement. Il me semble que Son Altesse avait l’air plus fatigué et plus faible qu’à l’ordinaire dans ces fêtes de la ville.

— Son Altesse n’est pas jeune, Signore. Si je me le rappelle bien, le doge est de beaucoup notre aîné à tous. Que Notre-Dame de Lorette lui prête des forces pour porter longtemps le bonnet à cornes, et lui donne la sagesse de le bien porter !

— Il a dernièrement envoyé des offrandes à sa châsse.

— Oui, Signore. Son confesseur les porta lui-même ; je le sais de bonne source. Ce n’est pas un don bien important, mais un simple souvenir pour se conserver en odeur de sainteté. Je crains que son règne ne soit pas long !

— Il y a certainement des signes de décadence dans sa personne. C’est un digne prince, et nous perdrons un père lorsque nous pleurerons sa perte.

— Cela est vrai, Signore ; mais le bonnet à cornes n’est point un bouclier contre les traits de la mort. L’âge et les infirmités sont plus puissants que nos désirs.

— Tu es bien sombre ce soir, signor Gradenigo. Tu n’as pas l’habitude d’être aussi silencieux avec tes amis.

— Je n’en suis pas moins reconnaissant de leur amitié, Signore. Si j’ai le visage triste, j’ai le cœur content. Celui qui a une fille aussi heureusement mariée que la tienne doit concevoir le soulagement que j’éprouve de voir qu’on a disposé de ma pupille. La joie produit souvent les mêmes effets que le chagrin ; cela peut aller jusqu’aux larmes.

Les deux confrères regardèrent le signor Gradenigo avec une apparence de sensibilité ; puis ils quittèrent tous ensemble la salle des Sentences. Des valets entrèrent, éteignirent les lumières, et laissèrent l’appartement dans une obscurité en harmonie avec ses tristes mystères.