Le Bravo/Chapitre XVIII

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 232-243).

CHAPITRE XVIII.


Elle était pâle, mais avait l’air riant. Je crus la voir néanmoins une ou deux fois porter la main à ses yeux comme pour y essuyer une larme.
RogersL’Italie.


Les heures se succédèrent, comme s’il n’était arrivé dans l’enceinte de la ville rien qui dût en troubler le cours paisible. Dans la matinée suivante, chacun s’occupa de ses affaires ou de ses plaisirs, comme on l’avait fait depuis des siècles, et personne ne s’arrêta pour questionner son voisin sur ce qui avait pu se passer pendant la nuit. Les uns étaient gais, les autres tristes ; ceux-ci oisifs, ceux-là affaires : ici l’un travaillait, là un autre allait se divertir ; et Venise offrait, suivant l’usage, sa foule silencieuse, méfiante, empressée, mystérieuse, et pourtant agitée, comme elle l’avait fait à mille autres semblables levers du soleil.

Les domestiques rassemblés autour de la porte de la demeure de donna Violetta avaient un air annonçant la méfiance et la circonspection ; à peine osaient-ils se faire part à voix basse de leurs secrets soupçons sur le sort de leur maîtresse. Le palais du signor Gradenigo présentait sa sombre magnificence ordinaire, et celui de don Camillo Monforte ne montrait aucun signe du désappointement cruel que son maître avait essuyé. La bella Sorrentina était encore à l’ancre dans le port, ayant une vergue étendue sur le pont, tandis que l’équipage en réparait la voile avec l’indolence de marins qui travaillaient sans ardeur.

Les lagunes étaient couvertes de barques de pêcheurs, et des voyageurs arrivaient dans la ville ou en partaient par les canaux bien connus de Fusina et de Mestre. Ici quelque aventurier du Nord quittait les canaux pour retourner vers les Alpes, emportant avec lui un souvenir agréable des cérémonies qu’il avait vues, mêlé de quelques conjectures sur le pouvoir qui dominait dans cet état suspect ; là un habitant de la terre-ferme allait retrouver sa petite métairie, satisfait des spectacles et des regatte de la veille. En un mot, rien d’extraordinaire n’avait lieu, et les événements que nous avons rapportés restaient un secret entre ceux qui y avaient joué un rôle et ce Conseil mystérieux auquel ils devaient en si grande partie leur existence.

À mesure que le jour avançait, plus d’une voile se tendit pour se rendre aux colonnes d’Hercule ou dans le Levant ; et des felouques, des mystics et des goëlettes partirent ou arrivèrent, suivant que le vent venait de la terre ou de la mer. Cependant le marinier calabrais restait tranquille sous la banne qui couvrait son pont, ou faisait sa sieste sur de vieilles voiles, mises en lambeaux par la violence du souffle de maint sirocco. Lorsque le soleil tomba, les gondoles des grands et des désœuvrés commencèrent à glisser sur la surface des lagunes ; et quand les deux places furent rafraîchies par l’air de l’Adriatique, le Broglie commença à se remplir de ceux qui avaient le privilège de se promener sous ce passage voûté. De ce nombre était le duc de Sainte-Agathe. Quoique étranger aux lois de la République, sa naissance illustre et les droits qu’il réclamait si justement le faisaient admettre parmi les sénateurs dans leurs moments de récréation, et ils le voyaient avec plaisir partager avec eux cette frivole distinction. Il arriva au Broglie à l’heure ordinaire, avec son air de calme habituel ; car l’influence secrète dont il jouissant à Rome, et même le succès qu’avaient eu les plans du sénat, devaient sans doute, pensait-il, lui assurer l’impunité. La réflexion avait démontré à don Camillo que puisque le sénat connaissait ses plans, il l’aurait fait arrêter depuis longtemps, si telle eût été son intention ; et la même raison l’avait porté à croire que la meilleure manière d’éviter les suites qui pouvaient résulter pour lui de son aventure, c’était de montrer de la confiance dans ses moyens pour les braver. Quand donc il arriva, appuyé sur le bras d’un des premiers membres de l’ambassade de Rome, et avec un œil armé d’assurance, il fut accueilli comme à l’ordinaire par tous ceux qui le connaissaient, d’une manière convenable à son rang et à ses prétentions. C’était pourtant avec de nouvelles se sensations que don Camillo se promenait au milieu des patriciens de la république. Plus d’une fois, il crut découvrir dans les regards que jetaient sur lui à la dérobée ceux avec qui il conversait, des indiees qu’ils étaient instruits de l’entreprise dans laquelle il avait échoué. Plus d’une fois aussi, quand il s’attendait le moins à un pareil examen, on épiait ses traits comme pour y trouver quelque indice de ses intentions futures. Nul autre symptôme n’aurait pu faire découvrir qu’une héritière si importante avait été sur le point d’être perdue pour la république, ou qu’une épouse eût été enlevée à son mari. L’astuce habituelle du sénat et la conduite résolue mais prudente du jeune Napolitain dérobaient ces deux faits aux observations.

Ainsi se passa la journée à Venise ; personne, excepté ceux qui parlaient tout bas en secret, ne faisait allusion aux incidents de notre histoire.

À l’instant où le soleil se couchait, une gondole s’avança lentement jusqu’à la porte d’eau du palais ducal. Le gondolier en sortit, attacha sa barque, suivant l’usage, aux manches de l’escalier, et entra dans la cour. Il portait un masque, car l’heure du déguisement était arrivée, et son costume, semblable à celui des hommes de sa classe, était trop simple pour pouvoir servir à le faire reconnaître. Jetant un coup d’œil autour de lui, il entra dans le bâtiment par une route privée.

L’édifice où résidaient les doges de Venise est encore un sombre monument de la politique de cette république, et rappellerait au besoin ce que devaient être ses princes. Il est construit autour d’une cour vaste mais obscure, comme le sont presque tous les principaux édifices de l’Europe. Une des façades forme un des côtés de la Piazzetta dont il a été si souvent parlé, et une autre borde le quai du côté du port. L’architecture de ces deux façades extérieures du palais en rend la physionomie remarquable. Un portique peu élevé, qui forme le Broglie, soutient une rangée de croisées massives d’un genre oriental, au-dessus desquelles s’élève un grand mur percé d’un petit nombre d’ouvertures, et contraires aux usages ordinaires de l’art. La troisième façade est presque cachée par la cathédrale de Saint-Marc, et le pied de la quatrième est baigné par le canal. La prison publique de la ville est sur l’autre bord de ce canal, proclamant éloquemment la nature du gouvernement par le rapprochement du siège de la législation et du séjour des peines. Le fameux Pont-des-Soupirs forme la transition matérielle, et nous pourrions dire métaphorique, de l’une à l’autre. Ce dernier bâtiment est aussi situé sur le quai, et quoique moins élevé et moins spacieux, il est d’une architecture plus imposante ; cependant le style extraordinaire et singulier de celle du palais est déjà très-propre à attirer l’attention.

Le gondolier masqué reparut bientôt sous l’arche de la porte d’eau, et retourna précipitamment à la barque. Il ne lui fallut qu’une minute pour traverser le canal, débarquer sur le quai opposé, et entrer dans la prison par la grande porte. Il semblait avoir de secrets moyens pour satisfaire la vigilance des divers concierges ; car partout où il se présentait, les verrous se tiraient et les serrures s’ouvraient, sans qu’on le questionnât beaucoup. De cette manière, il eut bientôt traversé toutes les barrières extérieures de cette geôle, et il arriva devant une partie du bâtiment qui paraissait destinée au logement d’une famille. À en juger par tout ce qui l’entourait, ceux qui y demeuraient ne s’inquiétaient guère du luxe de leur habitation. Cependant il n’y manquait rien de ce qui pouvait être nécessaire aux gens de leur classe dans ce pays et dans ce siècle.

Le gondolier monta un escalier privé, et s’arrêta devant une porte où l’on ne voyait aucun de ces signes annonçant une prison, qui se trouvaient si abondamment dans les autres parties de ce bâtiment. Il écouta un instant, et frappa ensuite avec une singulière précaution.

— Qui est là ? demanda la voix douce d’une femme. Et au même instant on entendit le loquet se lever et retomber, comme si elle eût voulu savoir quelle était cette visite avant d’ouvrir le porte.

— C’est un ami, Gelsomina, répondit le gondolier.

— Il n’y a personne ici qui ne soit ami des geôliers, s’il faut en croire les paroles. Il faut que vous me disiez votre nom, ou que vous alliez chercher une réponse ailleurs.

Le gondolier souleva un peu le masque qui changeait le son de sa voix comme il cachait ses traits.

— c’est moi, Gessina, dit-il, employant le diminutif de son nom.

Le loquet se leva, et la porte s’ouvrit sur-le-champ.

— Il est étonnant que je ne t’aie pas reconnu, Carlo, dit la femme avec un ton d’empressement et de simplicité ; mais depuis quelque temps tu prends tant de déguisements, et tu contrefais ta voix d’une manière si étrange, que ta propre mère aurait pu se méfier de son oreille.

Le gondolier attendit un instant pour s’assurer qu’ils étaient seuls ; et alors, ôtant son masque, il montra les traits du Bravo.

— Tu sais que les précautions sont nécessaires, dit-il, et tu ne me jugeras pas défavorablement.

— Je n’ai rien dit de cela, Carlo ; mais ta voix m’est si familière, que j’ai trouvé surprenant que tu pusses en prendre une qui m’était étrangère.

— As-tu quelque chose à m’apprendre ?

La jeune fille, car elle était jeune et agréable, hésita à répondre.

— Y a-t-il quelque chose de nouveau ? répéta le Bravo, fixant un regard pénétrant sur ses traits ingénus.

— Tu es heureux de ne pas être arrivé plus tôt dans la prison, car je viens d’avoir une visite. Tu ne te serais pas soucié d’être vu, Carlo ?

— Tu sais que j’ai de bonnes raisons pour venir masqué. J’aurais pu être charmé ou fâché de voir celui qui t’a rendu visite, suivant ce qu’il aurait été.

— Tu juges mal, dit vivement Gelsomina : je n’avais ici que ma cousine Annina.

— Me crois-tu jaloux ? dit le Bravo en souriant avec affection et en lui prenant la main. Si c’eût été un cousin Pietro, Michele, Roberto, ou tout autre jeune homme de Venise, je n’aurais eu d’autre crainte que celle d’être connu.

— Mais ce n’était qu’Annina, — ma cousine Annina — que tu n’as jamais vue ; et je n’ai aucun cousin Pietro, Michele ou Roberto. Notre famille n’est pas nombreuse, Carlo ; Annina a un frère, mais il ne vient jamais ici. Elle-même, il y a bien longtemps qu’elle n’a trouvé à propos de quitter son commerce pour paraître dans ce séjour de tristesse. Il n’y a guère de cousines qui se voient si rarement qu’Annina et moi.

— Tu es une bonne fille, Gessina, et l’on te trouve toujours près de ta mère. — N’as-tu rien de particulier à me dire ?

Les yeux pleins de douceur de Gelsomina ou Gessina, comme on l’appelait familièrement, se baissèrent de nouveau ; mais les relevant avant que Jacopo eût le temps d’y faire attention, elle s’empressa de reprendre le même sujet de conversation.

— Je crains qu’Annina ne revienne, sans quoi j’irais avec toi sur-le-champ.

— Cette cousine est donc encore ici ? demanda le Bravo avec une sorte d’inquiétude. Tu sais que je ne voudrais pas être vu.

— Ne crains rien ; elle ne peut entrer sans toucher cette sonnette, car elle est là-haut près de ma pauvre mère qui ne peut quitter son lit. Quand elle viendra, tu pourras, comme tu l’as déjà fait plusieurs fois, entrer dans ce cabinet, et écouter ses discours frivoles si tu le veux ; ou bien… mais nous n’en avons pas le temps. Annina vient rarement ici ; et je ne sais pas pourquoi, mais elle paraît beaucoup ne pas aimer le chevet du lit d’un malade, car elle ne reste jamais que quelques minutes avec sa tante.

— Tu voulais dire, Gessina : — ou bien que je pourrais aller faire ma visite.

— Sans doute, Carlo ; mais je suis sûre que nous serions rappelés par mon impatiente cousine.

— Je puis attendre. J’ai de la patience quand je suis avec toi, chère Gessina.

— Chut ! — C’est le pas de ma cousine. — Entre dans le cabinet.

Tandis qu’elle parlait, le son d’une petite sonnette sentit entendre, et le Bravo passa dans le cabinet en homme qui connaissait déjà ce lieu de retraite : il en laissa la porte entr’ouverte, car l’obscurité qui y régnait le cachait suffisamment. Pendant ce temps, Gelsomina ouvrit la porte à sa cousine. Dès le premier mot que celle-ci prononça, Jacopo reconnut la voix de la fille artificieuse du marchand de vin, ce qu’il n’avait pas soupçonné, parce que le nom d’Annina était très-commun à Venise.

— Tu es ici fort à ton aise, Gelsomina, lui dit sa cousine en entrant et en se laissant tomber sur une chaise, comme si elle eût été fatiguée. Ta mère va mieux, et tu es véritablement la maîtresse de la maison.

— Je voudrais ne pas l’être, Annina ; car je suis bien jeune pour avoir cette charge, avec tant d’affliction.

— Il n’est pas insupportable, Gessina, d’être maîtresse de maison à dix-sept ans. L’autorité est douce et l’obéissance est odieuse.

— Je n’ai trouvé ainsi ni l’une ni l’autre, et je renoncerai de bon cœur à la première quand ma pauvre mère sera en état de reprendre le soin de sa maison.

— C’est bien, Gessina, et cela fait honneur au bon père confesseur ; mais l’autorité est chère à toute femme, ainsi que la liberté.

— Tu n’étais pas avec les masques hier sur la place ?

— Il est rare que je porte un déguisement, et je ne pouvais quitter ma mère.

— Ce qui veut dire que tu aurais été charmée de le faire. Tu as raison d’avoir des regrets : jamais, depuis que tu es née, on n’avait vu à Venise un plus beau mariage de la mer ou de plus brillantes regatte. Mais tu as pu voir de ta fenêtre la première cérémonie ?

— J’ai vu la galère de parade s’avancer vers le Lido, et la foule de patriciens qui étaient sur le pont. C’est à peu près tout.

— Peu importe. Je te donnerai une aussi bonne idée de la fête que si tu eusses joué le rôle du doge lui-même. D’abord, on voyait les hommes de la garde avec leur ancien costume…

— Oh ! je me souviens de les avoir vus souvent ; car la cérémonie est la même tous les ans.

— Tu as raison ; mais Venise n’a jamais vu de si belle regatta. Tu sais que la première course se fait toujours par les gondoles à plusieurs rames, conduites par les plus habiles gondoliers des canaux. Luigi en était ; et quoiqu’il n’ait pas gagné le prix, il a plus que mérité de le gagner par la manière dont il a conduit sa barque. — Tu connais Luigi ?

— Je ne connais presque personne à Venise, Annina ; car la longue maladie : de ma mère et les malheureuses fonctions de mon père me retiennent à la maison quand les autres se promènent sur les canaux.

— C’est vrai. Tu ne peux guère faire de connaissances. Mais Luigi ne le cède à aucun gondolier en habileté ni en réputation, et c’est le plus gai vaurien de tous ceux qui mettent le pied sur le Lido.

— Il a donc été le premier dans la grande course ?

— Il aurait dû l’être ; mais la maladresse de ses compagnons, et quelque mauvais tour qu’on lui a joué en traversant le canal, l’ont rejeté au second rang. C’était un spectacle à voir, que tant d’excellents gondoliers s’efforçant de maintenir leur réputation sur les canaux ou de s’en faire une. Santa Maria ! je voudrais que tu eusses pu les voir, ma fille !

— Je n’aurais pas été charmée d’être témoin, de la défaite d’un ami.

— Il faut bien prendre la fortune comme elle vient. Mais le spectacle le plus merveilleux, après tout, quoique Luigi et les autres se soient bien distingués, c’était de voir un pauvre pêcheur nommé Antonio, qui avait la tête et les jambes nues, un homme de soixante-dix ans, et dont la barque ne valait pas mieux que celle dont je me sers pour porter du vin sur le Lido, prendre part à la seconde course, et en remporter le prix.

— Il n’a donc pas rencontré des rivaux bien redoutables ?

— Les plus habiles de Venise, quoique Luigi, ayant été de la première course, n’ait pu être de la seconde. — On dit aussi, continua Annina en regardant autour d’elle avec sa précaution ordinaire, qu’un homme, qu’on ose à peine nommer dans Venise, a eu la hardiesse de paraître masqué dans cette dernière course. Et cependant c’est le pêcheur qui a gagné le prix. Tu as entendu parler de Jacopo ?

— C’est un nom fort commun.

— Mais il n’y a plus qu’un seul homme qui le porte aujourd’hui à Venise. Quiconque prononce le nom de Jacopo désigne le même individu.

— J’ai entendu parler d’un monstre qui porte ce nom. Sûrement, il n’a pas osé se montrer au milieu de tous les nobles dans une telle fête.

— Nous vivons dans un pays inexplicable, Gessina. Cet homme se promène à son gré sur la Piazza, d’un pas aussi hardi que le doge, et personne n’oserait lui dire un mot. Je l’ai vu, en plein midi, appuyé contre le mât triomphal, ou contre la colonne de san Teodoro, avec un air aussi fier que s’il y avait été placé pour célébrer une victoire de la république.

— Il possède peut-être quelque terrible secret qu’on craint qu’il ne révèle ?

— Tu connais peu Venise, mon enfant ! Santa Maria ! un secret de ce genre est par lui-même une sentence de mort. Il est dangereux de trop savoir, comme il l’est de savoir trop peu, quand on a affaire à Saint-Marc. Mais on dit que Jacopo était là, face à face avec le doge, les sénateurs le regardant comme si c’eût été un spectre sortant du tombeau de leurs pères. — Mais ce n’est pas tout : comme je traversais ce matin les lagunes, j’ai vu tirer de l’eau le corps d’un jeune cavalier, et ceux qui en étaient près disaient qu’il portait la marque de son fatal stylet.

La timide Gelsomina frémit.

— Ceux qui gouvernent, dit-elle, auront à répondre à Dieu de leur négligence, s’ils laissent plus longtemps ce scélérat en liberté.

— Que le bienheureux saint Marc protège ses enfants ! on dit qu’ils ont à répondre de beaucoup de péchés de cette espèce. Mais j’ai vu le corps ce matin, de mes propres yeux, en entrant dans les canaux.

— Avais-tu donc passé la nuit sur le Lido, pour être de si bonne heure sur les canaux ?

— Sur le Lido ? — Oui. — Non. — Mais tu sais que cette fête a été un jour de grande besogne pour mon père ; et je ne suis pas comme toi, Gessina, maîtresse de la maison, pour faire ce que je voudrais. — Mais je m’amuse ici à jaser avec toi, tandis que j’ai mille choses à faire au logis. — As-tu le paquet que je t’ai donné à garder la dernière fois que je suis venue te voir ?

— Le voici, répondit Gelsomina, ouvrant un tiroir et remettant à sa cousine un petit paquet, mais enveloppé avec grand soin, qui contenait, à son insu, quelques objets de commerce prohibés qu’Annina, dans son activité infatigable, avait été obligée de tenir cachés quelque temps. Je commençais à croire que tu l’avais oublié, et j’étais sur le point de te l’envoyer.

— Gelsomina, si tu as de l’amitié pour moi, ne fais jamais rien de si imprudent ! Mon frère Giuseppe — tu connais à peine Giuseppe ?

— Nous nous connaissons fort peu, pour des cousins.

— Tu es heureuse de ton ignorance. Je ne veux pas dire ce que je pourrais du fils des mêmes parents que moi ; mais si Giuseppe avait vu ce paquet par quelque accident, cela aurait pu te causer de grands embarras.

— Je ne crains ni ton frère ni personne, répondit la fille du geôlier avec la fermeté de l’innocence ; dans quel embarras puis-je me trouver pour avoir rendu service à une parente ?

— Tu as raison ; mais cela aurait pu m’occasionner de grands tourments. Santa Maria ! si tu savais quelle peine donne à sa famille ce jeune homme inconsidéré et malavisé. Il est mon frère, après tout, et tu t’imagineras le reste. — Addio, ma bonne Gessina, j’espère que ton père te permettra de venir voir enfin ceux qui ont tant d’amitié pour toi.

— Addio, Annina ; tu sais que j’irais te voir bien volontiers, mais je ne puis guère quitter ma pauvre mère.

L’astucieuse fille du marchand de vin embrassa sa franche et confiante cousine : celle-ci lui ouvrit la porte, et elle disparut.

— Carlo, dit la douce voix de Gessina, tu peux sortir du cabinet ; nous n’avons pas à craindre d’autres visites.

Le Bravo revint près de Gelsomina, mais les joues couvertes d’une pâleur plus qu’ordinaire. Il regarda douloureusement la douce et affectueuse créature qui attendait son retour ; et comme il s’efforçait de répondre à son sourire ingénu, cette vaine dissimulation donna à ses traits une expression presque effrayante.

— Annina t’a fatigué par ses discours frivoles sur les regatte et sur des meurtres commis dans les canaux. Mais ne la juge pas trop sévèrement à cause de la manière dont elle a parlé de Giuseppe il peut le mériter, et, plus encore. Mais je ne sais quelle est ton impatience ; et je ne veux, pas ajouter à ton ennui.

— Un instant, Gessina. — Cette fille est ta cousine ?

— Ne te l’ai-je pas dit ? Nos mères sont sœurs.

— Et elle vient souvent ici ?

— Pas aussi souvent qu’elle le voudrait, j’en suis sûre.

— Tu es une excellente fille, ma bonne Gessina, et tu voudrais faire paraître, tous les autres aussi vertueux que toi. — Et tu lui as rendu ses visites ?

— Jamais. Mon père me le défend, parce que celui d’Annina est marchand de vin, et que tous les gondoliers vont boire chez lui. Mais elle n’est pas à blâmer pour le commerce que font ses parents.

— Non, sans doute. — Et ce paquet ? y a-t-il longtemps qu’elle te l’a donné à garder ?

— Un mois. Annina me l’a laissé lors de sa dernière visite, parce qu’elle était pressée d’aller au Lido. — Mais pourquoi ces questions. ? Tu n’aimes pas ma cousine : elle est un peu légère, et sa conversation est frivole ; mais je crois qu’elle a bon cœur. Tu as entendu de quelle manière elle a parlé de ce misérable Bravo Jacopo, et de ce dernier meurtre ?

— Je l’ai entendu.

— Toi-même, Carlo, tu n’aurais pu montrer plus d’horreur qu’elle du crime de ce monstre ! Sans doute, Annina est inconsidérée, et elle pourrait avoir des idées, moins mondaines, ; mais, elle a, comme nous tous, une sainte aversion pour le péché. — Te conduirai-je près du prisonnier ?

— Précède-moi.

— Ton cœur honnête, Carlo, est révolté de la froide scélératesse de cet assassin. J’ai beaucoup entendu parler de ses meurtres et de la manière dent ceux qui sont là-haut transigent avec lui : ils disant, en général que son adresse surpasse la leur, et que les officiers de justice attendent des preuves, afin, de ne pas commettre d’injustice.

— Croyez-vous que le sénat ait la conscience si timorée ? demanda le Bravo d’une voix rauque, mais en faisant signe à sa compagne d’avancer.

Gessina prit un air mélancolique, comme si elle eût senti la force de cette question. Elle se retourna pour ouvrir la porte d’une armoire, et y prit une petite boîte.

— Voilà la clef, Carlo, lui dit-elle en lui en montrant une dans un gros trousseau ; et je suis en ce moment la seule gardienne. Nous avons réussi à cela du moins, et le jour peut venir où nous en ferons davantage.

Le Bravo s’efforça de sourire, comme pour lui témoigner qu’il appréciait son obligeance ; mais il ne réussit qu’à lui faire comprendre qu’il désirait se mettre en marche. Au rayon d’espoir qui brillait dans les yeux de la bonne Gessina succéda une expression de tristesse, et elle obéit.