Le Bravo/Chapitre XXVI

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 328-338).

CHAPITRE XXVI.


Mon corps est courbé, mais ce n’est pas de fatigue. C’est la rouille d’un vil repos qui l’a usé ; car il a été la proie d’un cachet, et j’ai eu le sort de ces hommes pour qui les dons bienfaisants de la terre et de l’air sont à jamais défendus.
Lord ByronLe Prisonnier de Chillon.


Lorsque le jour parut le lendemain, la place de Saint-Marc était vide. Les prêtres chantaient les prières des morts autour du corps du vieil Antonio, et quelques pêcheurs étaient demeurés dans la cathédrale et aux environs, n’étant qu’à demi persuadés de la manière dont leur compagnon avait perdu la vie. Mais, comme c’était la coutume à cette heure du jour, la ville paraissait tranquille ; l’alarme qui s’était répandue sur les canaux lors de l’insurrection des pêcheurs avait fait place à cette tranquillité apparente et douteuse qui est, plus ou moins, la suite inévitable d’un système qui n’a point pour base fondamentale l’appui volontaire de la masse du peuple.

Jacopo était encore en ce moment sous les combles du palais du doge, accompagné de la bonne Gelsomina. Tandis qu’ils parcouraient les détours de cet édifice, il raconta à sa compagne tous les détails relatifs à la fuite des deux amants, omettant par prudence de lui parler du projet conçu par Giacomo Gradenigo contre la vie de don Camillo. Cette jeune fille ingénue l’écouta avec la plus vive attention, les couleurs de ses joues et l’expression changeante de ses regards accusant seules combien ce récit l’intéressait.

— Et espères-tu qu’ils puissent échapper à ceux qui sont au pouvoir ? demanda Gelsomina à voix basse ; car peu de personnes à Venise auraient osé faire tout haut une pareille question. Tu sais que la république a toujours des galères dans l’Adriatique.

— Je ne l’ai pas oublié, répondit le Bravo, et j’ai conseillé au noble Calabrois de faire voile pour le port d’Ancône. Une fois dans les États de l’Église, l’influence de don Camillo et les droits de son épouse les protégeront. — Y a-t-il ici un endroit d’où nous puissions voir la mer ?

Gelsomina le fit entrer dans une chambre des combles qui commandait sur le pont, sur le Lido, et au loin sur l’Adriatique. Une forte brise, passant sur les toits des maisons, faisait plier légèrement les mâts des bâtiments dans le port, et agitait les lagunes au-delà de la foule des navires. Depuis ce point jusqu’à la barrière des sables, on voyait évidemment, au gonflement des voiles et aux efforts des gondoliers qui ramaient pour arriver sur le quai, que le vent était très-vif. Au-delà du Lido la mer était agitée, et plus loin encore les vagues étaient couronnées d’écume par la brise de terre.

— Santa Maria soit louée ! s’écria Jacopo quand il eut examiné toute la scène qui s’offrait à ses regards ; ils sont déjà bien loin de la côte, et avec un vent comme celui-ci ils ne peuvent manquer d’entrer dans le port au bout de quelques heures. — Allons au cachot.

Gelsomina sourit en entendant parler de la sûreté des fugitifs ; mais son regard s’attrista quand Jacopo changea de discours. Cependant elle fit sans répliquer ce qu’il désirait, et quelques minutes après ils étaient à côté du grabat du vieux prisonnier. Il ne parut pas s’apercevoir de leur arrivée, et Jacopo fut obligé de s’annoncer.

— Mon père, dit-il avec cet accent mélancolique naturel à sa voix quand il parlait au vieillard, c’est moi.

Le prisonnier se retourna, et quoique évidemment plus faible que lors de la dernière visite de son fils, un faible sourire se peignit sur ses traits flétris.

— Et ta mère ? demanda-t-il avec un empressement qui fit que Gelsomina se détourna à la hâte.

— Elle est heureuse, mon père, — heureuse.

— Heureuse sans moi ?

— Elle est toujours avec vous en esprit, elle pense à vous dans toutes ses prières. — Vous avez en ma mère une sainte qui intercède pour vous, mon père.

— Et ta bonne sœur ?

— Elle est aussi heureuse, n’en doutez pas, mon père. Elles sont toutes deux patientes et résignées.

— Et les sénateurs ?

— Sont toujours les mêmes, des hommes sans âme ; égoïstes et arrogants, répondit Jacopo avec aigreur. — Et détournant la tête, il proféra dans l’amertume de son cœur une malédiction contre eux, mais assez bas pour ne pas être entendu.

— Les nobles signori se sont trompés en croyant que j’avais pris part à une tentative pour frauder les revenus de l’État, reprit le vieillard résigné. Ils reconnaîtront un jour leur erreur.

Jacopo ne répondit point. Tout illettré qu’il était, et quoiqu’il fût privé de cette connaissance que tout gouvernement paternel se fait un devoir aujourd’hui de répandre parmi tous ses sujets, son intelligence l’avait mis en état de comprendre qu’un système qui s’annonçait ostensiblement comme fondé sur les talents supérieurs d’un petit nombre d’êtres privilégiés serait le dernier à convenir de la fausseté de sa théorie.

— Tu es injuste envers eux, mon fils ; ce sont d’illustres patriciens qui n’ont aucun motif pour opprimer un malheureux comme moi.

— Aucun autre que la nécessité de maintenir la sévérité de ces lois qui ont fait d’eux des sénateurs et de vous un prisonnier.

— Je te dis, mon fils, que j’ai connu de dignes sénateurs. Il y a parmi eux le signor Tiepolo qui m’a rendu de grands services dans ma jeunesse. Sans cette fausse accusation, j’aurais pu être à présent un des hommes les plus fortunés de ma profession à Venise.

— Mon père, nous prierons pour l’âme du sénateur Tiepolo.

— L’illustre sénateur est-il donc mort ?

— Ainsi l’annonce un mausolée somptueux élevé dans l’église du Redentor.

— Il faut que nous finissions tous par mourir, dit le vieillard en faisant un signe de croix : doge comme patricien, patricien comme gondolier, Jacopo…

— Mon père ! s’écria le Bravo assez promptement pour l’empêcher de finir ce mot. S’agenouillant alors à côté du grabat du prisonnier, il lui dit à l’oreille : Vous oubliez qu’il y a des raisons pour ne pas prononcer ce nom ; je vous ai dit souvent que si vous me nommez ainsi, mes visites ne pourront plus avoir lieu.

Le prisonnier le regarda d’un air égaré ; car la nature défaillante rendait obscur à son esprit ce qui lui avait autrefois paru si clair. Ses yeux, après s’être fixés longtemps sur son fils, se tournèrent vers la muraille, et il finit par sourire d’un air enfantin.

— Veux-tu regarder si l’araignée est revenue ?

Jacopo soupira, mais il se leva pour satisfaire son père.

— Je ne la vois pas, dit-il ; il ne fait pas encore assez chaud.

— Pas assez chaud ? — C’est du feu qui coule dans mes veines ! — Tu oublies que nous sommes sous les combles, mon fils, et que c’est du plomb qui couvre nos têtes. Et le soleil… oh ! le soleil !

— Les illustres sénateurs ne songent pas quel supplice c’est de passer le froid hiver dans des cachots au-dessous du niveau des canaux, et l’été sous un métal ardent.

— Ils ne songent à rien qu’à leur pouvoir, murmura Jacopo. Ce pouvoir usurpé par l’injustice doit être maintenu par d’injustes rigueurs. — Mais à quoi bon parler ainsi ? Avez-vous tout ce que le corps exige, mon père ?

— De l’air, mon fils, de l’air ! — Donne-moi cet air que Dieu a fait pour l’usage du dernier des êtres qu’il a créés.

Le Bravo se précipita vers une des fentes qui se trouvaient dans les murs de cet édifice vénérable, mais souillé par tant de cruautés. Il fit de nouveaux efforts pour élargir cette ouverture ; mais quoique le sang jaillit de ses ongles, il ne put y réussir.

— La porte ! Gelsomina, ouvre la porte ! s’écria-t-il en retournant près du lit, épuisé par ses efforts inutiles.

— Je ne souffre point à présent, dit le vieillard. C’est quand tu m’auras quitté, quand je serai seul avec mes pensées, que je me représenterai ta mère en pleurs et ta sœur désolée ; c’est alors que je sentirai le besoin d’air. — Ne sommes-nous pas dans le brûlant mois d’août, mon fils ?

— Nous ne sommes-pas encore en juin ; mon père.

— J’aurai donc encore plus de chaleur à endurer ? — Que la volonté de Dieu soit-faite, et que la bienheureuse santa Maria, sa mère immaculée, me donne la force de la supporter !

Les regards de Jacopo prirent un caractère d’égarement presque aussi effrayant que l’œil fixe et glacé du vieillard. Sa poitrine se souleva, ses poings se serrèrent, et l’on entendit le bruit de sa respiration pressée.

— Non ! dit-il à voix basse, mais d’un ton qui prouvait que sa résolution était inébranlable, tu ne souffriras plus de pareils tourments ! Lève-toi, mon père, et suis-moi. Les portes nous sont ouvertes, nous en avons les clefs, et je connais tous les détours du palais. Je trouverai le moyen de te cacher jusqu’à la nuit, et alors nous quitterons pour toujours la république maudite.

Un regard d’espoir brilla dans les yeux du vieux prisonnier en écoutant cette proposition inspirée par une sorte de délire. Mais le doute que les moyens d’exécution fussent praticables en changea sur-le-champ l’expression.

— Tu oublies ceux qui sont là-haut, mon fils.

— Je ne connais là-haut qu’un être au-dessus de nous.

— Et cette fille, comment peux-tu espérer de la tromper ?

— Elle prendra ta place. — Elle est avec nous de cœur, et elle se prêtera à une apparence de violence. — Je ne promets pas trop pour toi, bonne Gelsomina ?


La pauvre enfant effrayée, qui n’avait jamais vu dans le prétendu Carlo des signes si évidents d’une résolution désespérée, se laissa tomber sur une escabelle sans pouvoir prononcer un seul mot. Le prisonnier les regarda tour à tour l’un et l’autre : il fit un effort pour se lever, mais en vain ; il se laissa retomber sur la paille. Ce ne fut qu’en ce moment que Jacopo reconnut que son projet était impraticable, et qu’il ne l’avait conçu que dans un mouvement d’exaltation. Peu à peu l’agitation du Bravo se calma, et il redevint impassible.

— Mon père, dit-il, il faut que je vous quitte. Nos maux touchent à leur fin.

— Je te reverrai bientôt ?

— Si les saints le permettent. — Votre bénédiction, mon père.

Le vieillard étendit les mains sur la tête de Jacopo, et murmura une prière. Quand il eut rempli ce devoir, son fils et Gelsomina s’occupèrent quelques instants à mettre à sa portée tout ce dont il pouvait avoir besoin et sortirent ensuite ensemble.

Jacopo semblait peu disposé à quitter le voisinage du cachot qu’occupait son père. Il paraissait préoccupé d’un sombre pressentiment que ces visites faites à la dérobée devraient cesser bientôt. Cependant, après un instant de délai, ils descendirent à l’étage inférieur ; et, comme Jacopo désirait sortir du palais sans rentrer dans la prison, Gelsomina se prépara à le conduire par le principal corridor.

— Tu es plus triste que de coutume, Carlo, dit-elle, suivant avec l’intérêt de l’affection ses regards qu’il cherchait à détourner d’elle ; il me semble que tu devrais te réjouir de la bonne fortune du duc napolitain et de la dame Tiepolo.

— Leur bonheur est un rayon de soleil dans un jour d’hiver, bonne Gelsomina. — Mais on nous observe. — Quel est cet espion qui surveille tous nos mouvements ?

— C’est un domestique du palais. Il s’en trouve toujours sur notre chemin dans cette partie du bâtiment. — Es-tu fatigué ? entre ici. Personne ne vient jamais dans cette chambre, et nous pourrons jeter encore un regard sur la mer.

Jacopo suivit sa conductrice dans un des appartements abandonnés du second étage, car dans le fait il était charmé de voir ce qui se passait sur la place avant de sortir du palais. Son premier regard se porta sur la mer, et il vit les vagues se précipiter encore vers le sud, poussées par la brise qui descendait des Alpes. Satisfait de cette vue, il ramena ses regards sur ce qui se passait plus près de lui. En ce moment, un officier de la république sortit du palais, précédé d’un trompette et suivi de quelques soldats, comme c’était l’usage quand le sénat faisait faire une proclamation. Gelsomina ouvrit une fenêtre, et tous deux s’y avancèrent pour écouter. Quand ce petit cortège fut arrivé en face de la cathédrale, la trompette sonna, et la voix de l’officier se fit entendre en ces termes :

— « Attendu que plusieurs assassinats infâmes et barbares ont été commis depuis peu envers les personnes de divers bons citoyens de Venise, le sénat, dans le soin paternel qu’il prend de tous ceux qu’il est chargé de protéger, a jugé à propos d’avoir recours à des moyens extraordinaires pour prévenir le retour de crimes si contraires aux lois de Dieu et à la sécurité de la société ; en conséquence, l’illustre Conseil des Dix offre publiquement une récompense de cent sequins à celui qui découvrira l’auteur de quelqu’un de ces horribles meurtres. Et attendu que la nuit dernière le corps d’un certain Antonio, pêcheur bien connu et digne citoyen fort estimé des patriciens, a été trouvé dans les lagunes, et qu’il n’y a que trop de raisons pour croire qu’il a perdu la vie par le fait d’un nommé Jacopo Frontoni, qui passe pour un bravo, et que les autorités ont fait épier depuis longtemps, mais toujours en vain, dans l’espoir de le surprendre sur le fait, commettant un de ces abominables assassinats, il est enjoint à tous les bons et honnêtes citoyens de la république d’aider les autorités à se saisir de la personne dudit Jacopo Frontoni, quand même il se réfugierait dans un sanctuaire, car Venise ne peut plus endurer la présence d’un homme ayant une telle habitude de répandre le sang. Et comme encouragement, le sénat, dans sa sollicitude paternelle, offre une récompense de trois cents sequins pour son arrestation. » La formule ordinaire de prière et de souveraineté terminait la proclamation.

Comme il n’était pas ordinaire à ceux qui couvraient d’un si sombre mystère toutes ces mesures du gouvernement de publier ainsi leurs intentions, cette proclamation remplit d’étonnement et de crainte tous ceux qui l’entendirent. Quelques-uns tremblèrent que le pouvoir mystérieux et redoutable d’où émanait l’arrêt ne fût sur le point de se déployer ; la plupart crurent devoir exprimer bien haut leur admiration des soins paternels du sénat. Personne n’entendit les paroles de l’officier avec plus d’intérêt que Gelsomina. Elle avait le corps à demi passé par la croisée, pour ne pas en perdre une syllabe.

— As-tu entendu, Carlo ? s’écria-t-elle en se retirant de la croisée ; ils proclament enfin une récompense pour l’arrestation du monstre qui a commis tant de meurtres.

Jacopo se mit à rire, mais d’une manière qui ne parut pas naturelle à sa compagne.

— Les patriciens sont équitables, dit-il, et tout ce qu’ils font est juste. Ils sont de naissance illustre et ils ne peuvent se tromper. Ils feront leur devoir.

— Mais ils ne font ici que s’acquitter de leurs devoirs envers Dieu et envers le peuple.

— J’ai entendu parler des devoirs du peuple ; mais on dit peu chose de ceux du sénat.

— Nous ne devons pas refuser de croire qu’il les remplit, Carlo, puisque, dans le fait, il cherche à protéger les citoyens. Ce Jacopo est un monstre que tout le monde déteste, et ses forfaits ont été longtemps la honte de Venise. Tu vois que les patriciens ne sont pas avares de leur or quand il y a quelque espoir de s’emparer de sa personne. — Écoute ! on va répéter la proclamation.

La trompette sonna de nouveau, et l’officier, s’étant avancé entre les colonnes de granit presque sous la fenêtre à laquelle était Gelsomina avec son compagnon impassible, fit une seconde lecture de la proclamation.

— Pourquoi mets-tu ton masque, Carlo ? lui demanda Gelsomina quand l’officier eut fini de parler. Ce n’est pas la coutume de porter un masque dans le palais à une pareille heure.

— On croira que c’est le doge qui rougit d’entendre proclamer sa justice et sa libéralité, ou peut-être me prendra-t-on pour un des Trois.

— Ils suivent le quai pour aller à l’arsenal, et là ils prendront une barque pour se rendre au Rialto, suivant l’usage.

— Et par là ils avertiront à temps ce redoutable Jacopo de se cacher. Vos juges en pouvoir sont mystérieux quand ils devraient être francs, et francs quand ils devraient être mystérieux. — Il faut que je te quitte, Gelsomina : fais-moi sortir par la cour du palais, et retourne dans l’appartement de ton père.

— Cela ne se peut pas, Carlo, — tu connais la permission accordée par les autorités ; j’en ai excédé les bornes ; — pourquoi voudrais-je te le cacher ? — il ne t’était pas permis d’entrer ici à cette heure.

— Et tu as eu le courage d’outre-passer ces ordres par amour pour moi, Gelsomina ?

La jeune fille confuse baissa la tête, et la rougeur de son front ressemblait à la lumière rose de son Italie.

— Tu l’as deviné, lui répondit-elle.

— Mille grâces, ma chère et bonne Gelsomina ; mais sois bien sûre que je trouverai le moyen de sortir du palais sans être vu. Le danger était d’y entrer. Ceux qui en sortent sont censés avoir le droit de s’y trouver.

— Nulle personne masquée ne peut passer pendant le jour devant les hallebardiers, à moins d’avoir le mot d’ordre secret.

Le Bravo parut frappé de cette observation, et sa contenance trahit un grand embarras. Il connaissait si bien les conditions auxquelles il lui avait été permis d’entrer dans la prison qu’il regardait comme peu prudent d’en sortir pour descendre sur le quai. C’était le chemin par lequel il était venu. Mais il ne doutait guère que ceux qui en gardaient la porte extérieure, et qui probablement savaient alors qu’il y était, ne missent obstacle à sa retraite. L’autre sortie lui semblait également dangereuse. Il avait été moins surpris de la proclamation en elle-même que de la publicité que le sénat avait jugé à propos de donner à sa politique, et il s’était entendu publiquement dénoncer, en tressaillant sans doute, mais sans terreur. Il avait tant de moyens de déguisement, et l’usage de se masquer était si général à Venise, qu’il n’avait pas eu de craintes bien sérieuses sur le résultat de cette affaire jusqu’au moment où il se trouva réduit à une alternative si fâcheuse. Gelsomina lut dans ses yeux son indécision, et regretta de lui avoir causé tant d’inquiétude.

— Il n’y a pas autant de danger que tu sembles le croire, Carlo, lui dit-elle. On t’a permis d’aller voir ton père à certaines heures, et cette permission est une preuve que le sénat n’est pas sans pitié. Si pour t’obliger j’ai oublié une de ses injonctions, c’est une faute que les sénateurs ne voudront pas punir comme un crime ; ils n’auront pas le cœur assez dur.

Jacopo la regarda avec un air de compassion, car il savait qu’elle ne connaissait guère la véritable nature de la politique astucieuse de la république.

— Et il est temps que nous nous séparions, lui dit-il, de peur qu’on ne fasse payer à ton innocence le prix de mon imprudence. Je suis maintenant près du corridor ouvert au public, et je me fierai à la fortune pour gagner le quai.

Gelsomina lui prit le bras, ne voulant pas l’abandonner à lui-même dans ce bâtiment redoutable.

— Cela ne se peut pas, Carlo ; tu rencontreras un soldat, et ta faute sera connue. Peut-être ne te sera-t-il plus permis de venir ici, et la porte du cachot de ton pauvre père te sera tout à fait fermée.

Jacopo lui fit signe de lui montrer le chemin, et il la suivit.

Toujours émue, quoique un peu rassurée, Gelsomina traversa différents passages, fermant avec soin chaque porte après qu’ils l’avaient passée. Enfin ils arrivèrent sur le fameux Pont-des-Soupirs. La jeune fille inquiète avança d’un pas léger en approchant de sa demeure, et elle songeait aux moyens de cacher le prétendu Carlo dans appartement de son père, s’il y avait du danger à ce qu’il sortît de la prison pendant le jour.

— Il ne nous faut plus qu’une minute, Carlo, lui dit-elle à voix basse en mettant la clef dans la serrure de la porte qui conduisait dans la prison. — La clef tourna, mais les gonds restèrent immobiles. Gelsomina pâlit et s’écria : — Les verrous sont fermés en dedans !

— Peu importe. Je descendrai par la cour du palais, et je passerai hardiment sans masque devant le hallebardier.

Après tout, Gelsomina ne voyait que peu de risque qu’il fût reconnu par les soldats mercenaires qui étaient au service du doge, et, empressée de le tirer d’une position inquiétante, elle retourna en courant à l’autre extrémité de la galerie. Elle mit dans la serrure la clef qui l’avait déjà ouverte, mais cette porte résista comme la première. Gelsomina tressaillit et s’appuya contre le mur pour se soutenir.

— Nous ne pouvons ni avancer ni reculer ! s’écria t-elle, effrayée sans trop savoir pourquoi.

— Je vois ce que c’est, dit Jacopo. Nous sommes prisonniers sur ce pont fatal.

En parlant ainsi, le Bravo ôta son masque d’un air calme, et montra les traits d’un homme résolu.

— Santa Madre di Dio ! que peut signifier cela ?

— Que nous avons passé sur ce pont une fois de trop, ma chère amie. Le Conseil est avare de ces sortes de faveurs.

Les verrous des deux portes s’ouvrirent, et les gonds crièrent en même temps. Un officier de l’inquisition entra, armé et portant des menottes. Gelsomina poussa un cri ; mais Jacopo resta immobile tandis qu’on lui mettait les fers aux mains.

— Et moi aussi ! s’écria sa compagne avec une sorte de frénésie ; — je suis la plus coupable ! — Liez-moi aussi ! — jetez-moi dans un cachot, mais laissez le pauvre Carlo en liberté !

— Carlo ! répéta l’officier avec un sourire cruel.

— Est-ce un crime d’aller voir son père en prison ? Le Conseil le savait ; — il l’avait permis ; — seulement, Carlo s’est trompé d’heure.

— Sais-tu pour qui tu parles, jeune fille ?

— Pour le meilleur cœur, — pour le meilleur fils qui soit dans Venise. — Ah ! si vous l’aviez vu comme moi pleurer sur les souffrances du vieux prisonnier ; — si vous l’aviez vu dans l’angoisse de sa douleur de bon fils, vous auriez pitié de lui.

— Écoute ! reprit l’officier en levant un doigt pour l’avertir de faire attention.

Le son d’une trompette se fit entendre sur le pont de Saint-Marc, qui était presque sous leurs pieds, et l’on publia de nouveau la proclamation qui offrait trois cents sequins pour l’arrestation du Bravo.

— C’est un officier de la république mettant à prix la tête d’un monstre qui porte un stylet homicide, s’écria Gelsomina qui prenait en ce moment peu d’intérêt à cette proclamation ; il a bien mérité son destin.

— Pourquoi donc t’y opposes-tu ?

— Je ne vous comprends pas, dit Gelsomina respirant à peine.

— Jeune folle, cet homme est Jacopo Frontoni.

Gelsomina aurait voulu ne pas en croire ses yeux ; mais l’expression d’angoisse de ceux de Jacopo lui révéla l’horrible vérité, et elle tomba privée de tout sentiment. Au même instant on emmena le Bravo.