Le Bravo/Chapitre XXX

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 374-387).

CHAPITRE XXX.


Votre cœur est à l’abri de tout reproche ; sa vertueuse indignation le fait trop facilement accuser sur l’apparence ou prêter à un criminel l’ombre de l’innocence.
Lord ByronWerner.


Le carme et Gelsomina trouvèrent le porte-clefs qui les attendait ; et quand ils furent sortis du cachot, la porte en fut fermée pour la nuit. Comme ils n’a aient plus affaire aux gardiens des prisonniers, ils passèrent sans qu’on leur fît aucune question ; mais lorsqu’ils arrivèrent au bout du corridor qui conduisait à l’appartement du geôlier, le moine s’arrêta.

— Es-tu on état de faire un grand effort pour empêcher la mort de l’innocent ? demanda-t-il tout à coup à sa compagne, avec le ton solennel d’un homme qui parle sous l’influence d’une pensée d’un ordre élevé.

— Mon père !

— Je voudrais savoir si ton amour pour ce jeune homme peut te soutenir dans une épreuve difficile, mais sans laquelle il périra certainement.

— Je mourrais pour épargner à Jacopo une minute de souffrance.

— Ne te trompe pas, ma fille. — Te sens-tu capable d’oublier tes habitudes, de surmonter la méfiance que doivent t’inspirer ton âge et ta condition ; de paraître et de parler sans crainte en présence de ceux que le pouvoir entoure de ses terreurs ?

— Révérend carme, je parle tous les jours sans crainte, quoique non sans respect, à un être bien plus redoutable que qui que ce soit à Venise.

Le père Anselme regarda avec admiration l’aimable jeune fille dont les traits étaient animés du courage que donnent l’innocence et l’affection, et il lui fit signe de le suivre.

— Nous nous présenterons donc, lui dit-il, si la nécessité l’exige, devant les êtres les plus fiers et les plus redoutables de la terre. Nous remplirons notre devoir envers les deux parties, les oppresseurs et l’opprimé, afin que le péché d’omission ne pèse pas sur nos âmes.

Le père Anselmo, sans autre explication, conduisit la jeune fille soumise à ses conseils dans la partie du palais qui était connue pour servir d’habitation au chef de la république.

L’ombrage que prenaient de la personne de leur doge les patriciens de Venise est un fait historique. Le rang qu’il occupait faisait de lui un mannequin entre les mains des nobles, et ceux-ci ne toléraient son existence que parce que la théorie de leur gouvernement exigeait un agent apparent dans les cérémonies imposantes qui faisaient partie de leur système spéciaux, et dans leurs relations avec les autres États. Il était dans son palais comme la reine abeille dans la ruche, honoré et respecté en apparence, mais par le fait n’étant que l’instrument de ceux qui étaient seuls armés du pouvoir de nuire, et peut-être, pourrions-nous ajouter, consommant comme l’insecte que nous venons de nommer plus que sa portion individuelle des fruits de l’industrie commune.

Le père Anselmo fut redevable à son caractère résolu et à son air de confiance de pouvoir pénétrer jusque dans les appartements privés d’un prince vivant sous une espèce de surveillance, dans une partie retirée du palais. Les diverses sentinelles le laissèrent passer parce qu’elles s’imaginèrent, d’après sa sainte profession et son air calme, que c’était quelque frère occupé des soins ordinaires d’un ministère privilégié. À l’aide de cette aisance et de cette tranquillité extérieure, le carme et sa compagne arrivèrent jusqu’à l’antichambre du souverain, où tant d’autres avaient tenté de pénétrer par des moyens beaucoup plus compliqués sans pouvoir y réussir.

Il ne s’y trouvait que deux ou trois serviteurs subalternes de la maison du doge. Un d’eux se leva promptement en voyant arriver si subitement deux inconnus, et son air de confusion exprima la surprise que lui causait la présence inattendue de ces deux personnages.

— Je crains que Son Altesse ne nous ait attendus, dit le père Anselmo avec un ton de simplicité ; car il avait su cacher son intérêt profond sous cette apparence de courtoisie.

— Santa Maria ! vous devez le savoir mieux que moi, révérend père ; mais…

— Ne perdons pas de temps en paroles inutiles ; il n’y a déjà eu que trop de délais, mon fils. Fais-nous entrer dans le cabinet de Son Altesse.

— Il est défendu de laisser entrer personne sans l’avoir annoncé en présence de…

— Tu vois que ce n’est pas une visite ordinaire. — Va informer le doge que le carme qu’il attend, et la jeune fille à qui son cœur prend un intérêt paternel, sont à ses ordres.

— Son Altesse a donc ordonné ?…

— Dis-lui en outre que le temps presse, car le moment approche où l’innocence est condamnée à périr.

Le serviteur du doge se laissa tromper par l’air d’assurance et de gravité du moine. Il hésita un instant, et ouvrant alors la porte d’une chambre voisine, il le fit entrer avec sa compagne et les pria d’attendre son retour. Il entra ensuite dans le cabinet de son maître pour s’acquitter de sa mission.

Nous avons déjà dit que le doge régnant, — si l’on peut donner cette épithète à un prince qui n’était que l’instrument de l’aristocratie, — était un homme d’un âge avancé. Il avait ce jour-là laissé de côté les soins de son rang, et, dans sa solitude retirée, il cherchait à se livrer à ces sentiments et à ces pensées qui trouvaient si peu à se déployer dans les devoirs de son élévation factice, en entrant en communication intellectuelle avec un des auteurs classiques de l’Italie. Il avait quitté son costume d’apparat pour jouir de plus d’aisance et de liberté, et le carme n’aurait pu choisir un instant plus favorable à son projet, puisque l’homme auquel il avait à s’adresser n’était pas défendu par les insignes ordinaires de son rang, et que son cœur venait d’être attendri par la lecture des ouvrages d’un de ces auteurs qui savent faire naître dans l’esprit de leurs lecteurs les sentiments qu’ils veulent leur inspirer. Telle était la préoccupation du doge en ce moment que son serviteur entra sans être aperçu, et qu’il resta debout, attendant avec respect un signe de son maître, pendant près d’une minute avant que le prince le remarquât.

— Que me veux-tu, Marco ? lui dit enfin le doge, levant les yeux de dessus son livre.

— Signore, répondit le serviteur avec cette sorte de familiarité qui est permise à ceux qui approchent immédiatement de la personne des princes, — le révérend père carme et la jeune fille attendent votre bon plaisir.

— Que dis-tu ? Un carme ! une jeune fille !

— Oui, Signore, ceux que Votre Altesse attend. — Signore, je ne fais que répéter les paroles du moine. — Dis à Son Altesse, m’a dit le père, que le carme qu’elle désire voir et la jeune fille au bonheur de laquelle son cœur prend un intérêt paternel sont à ses ordres.

L’indignation plutôt que la honte appela une vive rougeur sur le front ridé du vieux prince, et son œil étincela.

— Et c’est à moi qu’on parle ainsi ! — et même dans mon palais !

— Pardon, Signore ; mais ce n’est pas un de ces prêtres éhontés comme il y en a tant, qui déshonorent leur tonsure. Le moine et la jeune fille ont un air de candeur et d’innocence. Votre Altesse les a peut-être oubliés.

La rougeur disparut des joues du prince, et ses yeux reprirent leur expression paternelle. Mais l’âge et l’expérience qu’il avait acquise en remplissant des devoirs délicats avaient appris au doge de Venise la nécessité des précautions. Il savait que la mémoire ne lui manquait pas, et il se douta sur-le-champ qu’un message si extraordinaire cachait quelque mystère secret. Ce pouvait être un complot de ses ennemis, qui étaient nombreux et actifs ; ou, dans le fait, il pouvait y avoir plus d’un motif pour autoriser une démarche si hardie.

— Le carme ne t’a-t-il rien dit de plus, Marco ? demanda-t-il après quelques instants de profonde réflexion.

— Signore, il m’a dit que le cas était urgent, attendu que le moment approchait où l’innocence allait périr. Je soupçonne qu’il vient vous présenter une pétition en faveur de quelque jeune indiscret, car on dit que plusieurs jeunes nobles ont été arrêtés par suite de folies qu’ils ont faites pendant le carnaval. La jeune fille peut être une sœur déguisée.

— Dis à un de tes compagnons de venir ici, et lorsque je sonnerai, fais entrer le moine et la jeune fille en ma présence.

Marco se retira, et eut soin de rentrer dans l’antichambre par des portes qui ne l’obligeaient pas à se montrer trop tôt à ceux qui attendaient son retour. Un de ses compagnons se rendit sur-le-champ près du doge, qui lui ordonna d’aller prier un membre du Conseil des Trois de venir le trouver. Ce sénateur, qui était dans une chambre voisine, occupé à examiner quelques papiers importants, obéit sur-le-champ à cette invitation. Il parut comme ami du prince, ayant été reçu publiquement et avec les honneurs ordinaires.

— J’attends une visite d’un genre extraordinaire, Signore, dit le doge en se levant pour recevoir celui qu’il avait pris la précaution d’appeler près de lui, et je désire avoir un témoin de cette entrevue.

— Votre Altesse a raison de partager ses travaux avec le sénat ; mais faut-il que vous exagériez cette nécessité au point de regarder comme important d’appeler un conseiller chaque fois qu’il vous vient une visite dans le palais ?

— Fort bien, Signore, dit le prince en faisant entendre le signal convenu avec Marco. J’espère que mon importunité ne vous a pas dérangé. — Mais voici les personnes que j’attends.

Le père Anselmo et Gelsoinina entrèrent en ce moment dans le cabinet. Le premier coup d’œil convainquit le doge qu’ils lui étaient inconnus. Il échangea un regard avec le membre du Conseil secret, et chacun vit dans les yeux de l’autre que leur surprise était mutuelle.

Lorsqu’il fut en présence du prince, le carme rejeta son capuchon en arrière et découvrit sa tête ascétique. Gelsomina, intimidée par le rang de celui devant lequel elle se trouvait, resta un pas en arrière, à demi cachée par le froc du moine.

— Que signifie cette visite ? demanda le prince en désignant du doigt la jeune fille tremblante, tandis que ses yeux étaient fixés sur ceux du carme ; elle n’est faite ni à l’heure ni avec les formes convenables. Et pourquoi cette étrange compagnie ?

C’était la première fois que le père Anselmo se trouvait devant le souverain de Venise. Accoutumé, comme tous les Vénitiens, et surtout dans ce siècle, à calculer prudemment ses chances de succès avant de se hasarder à faire connaître sa demande, il fixa un regard pénétrant sur celui qui l’interrogeait.

— Illustre prince, répondit-il, nous venons réclamer justice ; ceux qui ont une pareille demande à faire ont besoin de hardiesse pour ne pas déshonorer leur caractère et nuire à leur cause.

— La justice est la gloire de Saint-Marc, et elle fait le bonheur de ses sujets. Ta démarche, mon père, n’est pas conforme aux règles dictées par la sagesse, mais elle peut avoir son excuse. — Explique ta demande.

— Il y a dans la prison publique un homme condamné à mort par les tribunaux, et cette sentence doit être exécutée demain matin, à moins que votre autorité suprême n’intervienne pour le sauver.

— Un homme condamné par les tribunaux doit mériter son destin.

— Je suis le confesseur de cet infortuné jeune homme, et en remplissant mes devoirs sacrés j’ai appris qu’il était innocent.

— Dis-tu qu’il a été condamné par les juges ordinaires ?

— Par une sentence du tribunal criminel, Votre Altesse.

Le prince parut soulagé. Puisque l’affaire avait été jugée publiquement, il avait du moins un motif de croire qu’il pouvait se livrer à l’amour qu’il avait pour ses semblables sans offenser la politique tortueuse de l’État. Jetant un coup d’œil sur l’inquisiteur immobile, comme pour trouver en lui un signe d’approbation, il fit un pas vers le carme et lui dit avec un ton d’intérêt croissant.

— Et de quelle autorité attaques-tu la sentence des juges ?

— Comme je l’ai déjà dit à Votre Altesse, c’est en vertu de ce que j’ai appris en exerçant mes fonctions sacrées. Il m’a ouvert le fond de son âme en homme qui a déjà un pied dans la tombe ; et quoiqu’il ait commis des fautes envers Dieu, comme tout ce qui est né de la femme, il est innocent en ce qui concerne l’État.

— Crois-tu, mon père, que la loi obtiendrait jamais une victime, si l’on ne regardait comme coupables que ceux qui s’accusent eux-mêmes ? Je suis vieux et j’ai longtemps porté ce bonnet importun, — et le doge, en parlant ainsi, étendit la main vers le bonnet à cornes, symbole de son rang, qui était sur une table près de lui ; — et je ne me rappelle pas un seul criminel, de mon temps, qui ne se soit regardé comme victime de circonstances fâcheuses.

— Un homme de ma profession n’ignore pas que les hommes cherchent à procurer à leur conscience cette perfide consolation. Notre principale tâche est de démontrer leur illusion à ceux qui, tout en condamnant leurs péchés, en s’en confessant et en s’humiliant, se font un mérite de leur humilité. Mais, doge de Venise, il y a dans l’acte religieux dont j’ai été requis de m’acquitter ce soir, une vertu irrésistible. Bien des gens cherchent à se tromper eux-mêmes dans le confessionnal ; mais, grâce au pouvoir de Dieu, peu y réussissent.

— Bénis soient la Mère immaculée et le Fils incarné ! qu’il en soit ainsi ! s’écria le doge, frappé de la foi douce du carme ; et faisant un signe de croix avec respect. — Mais, mon père, tu as oublié de me dire le nom du condamné.

— C’est un nommé Jacopo Frontoni, — un prétendu Bravo.

Le tressaillement, le changement de couleur et le regard du prince de Venise annoncèrent une surprise bien naturelle.

— Et appelles-tu le stylet le plus sanglant qui ait jamais déshonoré cette ville, l’arme d’un prétendu Bravo ? Les artifices de ce monstre l’ont emporté sur ton expérience, mon père ; — La véritable confession d’un pareil criminel ne serait qu’une relation d’actes de sang et de crimes révoltants.

— C’est avec la même idée que je suis entré dans son cachot ; mais j’en suis sorti convaincu que l’opinion publique a été injuste à son égard. Si Votre Altesse daigne écouter son histoire, elle le jugera digne de pitié plutôt que de châtiment.

— De tous les criminels de mon règne, c’est le dernier en faveur duquel j’aurais cru qu’on pût dire un seul mot. — Parle librement, carme ; ma curiosité est égale à ma surprise.

Le doge se livrait si complètement au sentiment qui l’animait, qu’il oublia momentanément la présence de l’inquisiteur, dont les regards eussent pu l’avertir que le sujet de la conversation commençait à devenir grave.

Le moine commença par des actions de grâces, car il n’était pas toujours facile dans cette ville de mystères de faire arriver la vérité jusqu’aux oreilles des grands. Les hommes les plus simples qui vivent sous un système de duplicité adaptent tous, à leur insu, quelque chose de ce système à leur propre usage. Le père Anselmo évita donc d’abord de parler sans ménagement des pratiques odieuses de l’État, et il ne fit qu’avec quelque réserve allusion à cette politique du sénat, qu’un homme de sa sainte profession et de son caractère franc et honnête aurait intrépidement condamnée en toute autre circonstance.

— Dans le rang élevé que vous occupez, souverain prince, dit le carme, vous pouvez ne pas savoir qu’un humble, mais laborieux artisan de cette ville, nommé Ricardo Frontoni, fut condamné il y a déjà longtemps comme ayant fraudé les revenus de la république : c’est un crime que Saint-Marc ne manque jamais de punir de tout son déplaisir ; car quand les hommes placent les biens de ce monde avant toute autre considération, ils se méprennent sur les motifs qui ont formé entre eux une union sociale.

— Tu parlais d’un certain Ricardo Frontoni, mon père ?

— Tel était son nom, Votre Altesse ; cet infortuné avait accordé sa confiance et son amitié à un homme qui, en prétendant être l’amant de sa fille, pouvait passer pour être instruit de tous ses secrets. Quand ce faux amant vit que des fraudes qu’il avait commises contre les douanes étaient sur le point d’être découvertes, il ourdit un tissu d’impostures qui le tira d’affaire et qui fit tomber le courroux du sénat sur son ami trop confiant. Ricardo fut condamné à rester dans les cachots jusqu’à ce qu’il révélât des faits qui n’avaient jamais existé.

— C’est un sort bien dur, si tout cela pouvait être prouvé.

— C’est le malheur du secret et de l’intrigue dans l’administration des intérêts communs, illustre doge…

— As-tu autre chose à dire de ce Ricardo ?

— Son histoire est courte, Signore, car à l’âge où la plupart des hommes s’occupent de leurs affaires avec le plus d’activité, il languissait en prison.

— Je me souviens d’avoir entendu parler de quelque accusation semblable ; mais cela est arrivé sous le règne de mon prédécesseur, — n’est-il pas vrai, mon père ?

— Et son emprisonnement a duré presque jusqu’à la fin du vôtre, Votre Altesse.

— Comment ! quand le sénat apprit l’erreur qu’il avait commise, il ne s’empressa pas de la réparer ?

Le carme regarda le prince avec attention, comme pour s’assurer si la surprise qu’il montrait n’était pas un rôle supérieurement joué ; il se sentit convaincu que toute cette affaire était un de ces actes qui, quoique injustes, oppressifs et destructifs du bonheur d’une famille, n’avaient pas assez d’importance pour passer sous les yeux de ceux qui gouvernaient avec des principes tendant à leur propre conservation plutôt qu’au bien de leurs sujets.

— Illustre doge ! lui dit-il, l’État est discret dans les affaires qui touchent à sa réputation. Des raisons que je ne me permettrai pas d’examiner ont fait que le pauvre Ricardo est resté enfermé dans les cachots longtemps encore après que la mort et les aveux de son accusateur eurent mis son innocence hors de doute.

Le doge réfléchit un instant, et songea alors à consulter la physionomie de son compagnon. Le marbre de la colonne contre laquelle il était appuyé n’était pas plus froid, plus impassible que le visage de l’inquisiteur. L’homme avait appris à étouffer tous les mouvements de la nature sous le poids des devoirs factices que lui imposait sa place.

— Et qu’a de commun l’affaire de Ricardo avec l’exécution du Bravo ? demanda le doge après s’être efforcé, mais en vain, d’imiter l’air d’indifférence de son conseiller.

— C’est ce que je laisserai à la fille du geôlier de la prison le soin d’expliquer à Votre Altesse. — Avance, mon enfant ; dis tout ce que tu sais ; et souviens-toi que, si tu parles devant le prince de Venise, tu parles aussi en présence du Roi du ciel.

Gelsomina trembla ; car une jeune fille vivant comme elle l’avait toujours fait, quel que fût le motif qui l’amenait en ce lieu, ne pouvait surmonter toute sa timidité ; mais fidèle à sa promesse, et puisant des forces dans la pureté de son affection pour le condamné, elle s’avança sans chercher à se cacher plus longtemps derrière le froc du moine.

— Tu es donc la fille du geôlier de la prison ? lui demanda le doge surpris, mais avec douceur.

— Nous sommes pauvres et infortunés, Votre Altesse, et nous servons l’État pour gagner notre pain.

— Vous servez un noble maître, mon enfant. — Et que sais-tu de ce Bravo ?

— Ceux qui l’appellent ainsi, mon souverain, ne connaissent pas son cœur. Il n’y a pas dans Venise un homme plus fidèle à ses amis, plus esclave de sa parole et plus dévot envers les saints que Jacopo Frontoni.

— C’est un rôle que l’art peut apprendre à jouer, même à un Bravo. — Mais nous perdons le temps. Qu’ont de commun ces deux Frontoni ?

— C’est le père et le fils, Votre Altesse. Quand Jacopo fut d’un âge à bien comprendre les malheurs de sa famille, il fatigua les sénateurs de supplications en faveur de son père, et enfin ils ordonnèrent que la porte du cachot de celui-ci fût ouverte secrètement à un fils si pieux. Je sais fort bien, grand prince, que ceux qui gouvernent ne peuvent avoir des yeux pour tout voir, sans quoi une telle injustice n’aurait jamais pu avoir lieu. Mais il est certain que Ricardo passa des années en prison, l’hiver dans un cachot froid et humide, l’été dans un cachot brûlant, avant que son innocence fût reconnue. Alors, comme par dédommagement de souffrances si peu méritées, il eut la permission de voir Jacopo.

— Et d’après quelles considérations, jeune fille ?

— N’était-ce point par compassion, Altesse ? On lui promit aussi qu’avec le temps les services, qu’il rendrait rachèteraient la liberté de son père. Les patriciens ne furent que tardivement convaincus, et ils firent leurs conditions avec Jacopo, qui les accepta, quelque dures qu’elles fussent, pour que son père pût respirer un air pur avant de mourir.

— Tu parles en énigmes.

— Je ne suis pas habituée à parler en présence d’un prince, Votre Altesse, ni sur de pareils sujets. Mais ce que je sais, c’est que pendant trois longues années Jacopo a été admis dans le cachot de son père ; et il fallait bien que les autorités eussent permis ses visites, sans quoi mon père ne les aurait pas souffertes. C’était moi qui l’accompagnais quand il remplissant ce devoir de piété filiale ; et je prends à témoin la bienheureuse vierge Marie et tous les saints que…

— Le connais-tu pour un Bravo ?

— Oh non ! Votre Altesse ; je ne le connais que comme un fils respectueux, craignant Dieu et honorant son père. J’espère que je ne souffrirai jamais une angoisse pareille à celle qui a glacé mon sang dans mes veines quand j’ai appris que celui que je ne connaissais que comme le bon Carlo était ce Jacopo si abhorré à Venise. Mais cette angoisse est passée, bénie soit la mère de Dieu !

— Et tu devais épouser ce condamné ?

Cette question n’appela pas de nouvelles couleurs sur les joues de Gelsomina. Le nœud qui l’attachait à Jacopo lui était devenu trop sacré pour qu’elle montrât la faiblesse ordinaire de son sexe.

— Oui, Votre Altesse ; nous devions nous marier s’il eût plu à Dieu et aux grands sénateurs, qui ont tant d’influence sur le bonheur du pauvre, de le permettre.

— Et maintenant que tu le connais, tu es encore disposée à t’unir à un homme comme ce Jacopo ?

— C’est parce que je le connais pour ce qu’il est que je le respecte davantage, puissant doge ! Il a vendu à l’État son nom et sa réputation pour sauver son père emprisonné, et je ne vois rien en cela qui doive effrayer celle qui l’aime.

— Cette affaire a besoin d’explication, mon père. L’imagination de cette fille est exaltée, et elle rend obscur ce qu’elle veut expliquer.

— Illustre prince, elle veut dire que la république a consenti à permettre au fils de voir son père captif, et à lui en faire espérer la mise en liberté, à condition qu’il servirait la police en se prêtant à passer pour un Bravo !

— Et ce conte incroyable, mon père, est appuyé sur la parole d’un criminel condamné !

— Et qui avait la mort devant les yeux. Il y a des moyens de rendre la vérité évidente, et ils sont familiers à ceux qui sont accoutumés à assister aux derniers moments des pécheurs repentants, quoiqu’ils soient inconnus aux autres hommes. Dans tous les cas, Signore, cette affaire mérite d’être approfondie.

— Tu as raison sur ce point. — L’heure de l’exécution est-elle fixée ?

— Demain au point du jour, prince.

— Et le père ?

— Il est mort.

— En prison ?

— En prison, prince de Venise.

Il y eut quelques moments de silence.

— As-tu entendu parler de la mort d’un certain Antonio ? demanda le doge après s’être remis du choc qu’il avait reçu.

— Oui, Signore ; et au nom du caractère sacré de mon saint ministère, j’affirme que Jacopo est innocent de ce crime. J’ai confessé ce vieillard.

Le doge se détourna ; car la vérité commençait à luire à ses yeux, et la rougeur qui couvrait ses joues contenait un aveu qu’il sentait le besoin de dissimuler. Il chercha à rencontrer les regards de l’inquisiteur ; mais son coup d’œil plein d’humanité fut repoussé par les traits impassibles de son compagnon, comme la lumière est répercutée par la surface polie et glacée du marbre.

— Votre Altesse ! s’écria une voix tremblante.

— Que me veux-tu, mon enfant ?

— Il y a un Dieu pour la république comme pour le gondolier. Votre Altesse épargnera à Venise un si grand crime.

— Tu parles bien hardiment, jeune fille.

— Le grand danger de Carlo m’a donné de la hardiesse. Vous êtes chéri du peuple ; personne ne parle de vous sans faire l’éloge de votre bonté et de votre désir de servir le pauvre ; vous êtes le chef d’une famille riche et heureuse ; vous ne voudrez pas, — vous ne pourriez pas quand vous le voudriez, — regarder comme un crime dans un fils de tout sacrifier pour son père. — Vous êtes notre père à tous ; nous avons le droit de venir implorer votre merci, — et je n’invoque que votre justice.

— La justice est la devise de Venise.

— Ceux qui vivent comblés des faveurs de la Providence ne savent pas toujours ce que les infortunés ont à souffrir. Il a plu à Dieu d’affliger ma pauvre mère de chagrins qu’elle aurait eu bien de la peine à supporter sans sa patience et sa religion. Ce sont les soins qu’il était en mon pouvoir d’avoir pour elle qui attirèrent d’abord les yeux de Jacopo ; car le devoir filial remplissait seul alors son cœur. — Si Votre Altesse voulait consentir à aller voir le pauvre Carlo, ou ordonner qu’on l’amène ici, son simple récit démentirait toutes les indignes calomnies qu’on a osé répandre contre lui.

— Cela est inutile, — tout à fait inutile. Ta foi en son innocence, ma fille, a plus d’éloquence que ne pourraient en avoir ses paroles.

Un rayon de joie brilla sur le visage de Gelsomina. Elle se tourna avec vivacité vers le moine, qui l’écoutait avec attention, et lui dit :

— Son Altesse nous écoute, mon père, et nous gagnerons notre cause. On peut menacer et alarmer les gens timides à Venise, mais on ne frappera jamais le coup que nous avons craint. — Le Dieu de Jacopo n’est-il pas mon Dieu et le vôtre ? — N’est-il pas le Dieu du sénat et du doge, du Conseil et de la république ? — Je voudrais que les membres secrets du Conseil des Trois eussent pu voir comme moi le pauvre Jacopo revenant de son travail, accablé de fatigue et désolé d’arriver si tard, entrer dans le cachot glacial d’hiver ou dans le cachet brûlant d’été ; je voudrais qu’ils l’eussent vu se contraindre jusqu’à paraître heureux et gai, de peur d’aggraver encore les douleurs d’un père faussement accusé. — Oh ! vénérable et bon prince, vous connaissez peu le fardeau que le faible est souvent obligé de porter ; car le soleil de la prospérité a brillé sur toute votre vie : mais il y a des milliers d’individus qui sont condamnés à surmonter leur répugnance, afin de ne pas faire ce qui exciterait leur horreur.

— Tu ne me dis rien de nouveau, mon enfant.

— Je ne veux que convaincre Votre Altesse que Jacopo n’est pas un monstre tel qu’on le suppose. Je ne sais pas quelles ont été les secrètes raisons du sénat pour vouloir qu’il se prêtât à un mensonge qui a été sur le point de lui être si fatal ; mais à présent que tout est expliqué, nous n’avons plus rien à craindre. — Allons, mon père, nous laisserons le bon et juste doge se livrer au repos dont son âge a besoin, et nous irons réjouir le cœur de Jacopo par la bonne nouvelle de notre succès, et remercier la bienheureuse Marie de toutes ses faveurs.

— Un instant ! s’écria le vieux doge ému au point de pouvoir à peine parler ; ce que tu viens de me dire est-il bien vrai ? — Mon père, la chose est-elle possible ?

— Je n’ai dit à Votre Altesse que ce que m’ont inspiré la vérité et ma conscience.

Le prince sembla abîmé dans ses pensées, et ses regards passaient tour à tour de la jeune fille immobile au membre du Conseil des Trois, dont la physionomie restait toujours impassible.

— Viens ici, mon enfant, dit-il d’une voix tremblante ; approche, te dis-je : que je te donne ma bénédiction.

Gelsomina s’avança et s’agenouilla aux pieds de son souverain. Jamais le père Anselmo ne prononça une bénédiction d’une voix plus claire et avec plus de ferveur que celle que donna le prince de Venise à la fille du geôlier. Il la releva et lui fit signe ainsi qu’au carme de se retirer. Gelsomina obéit volontiers ; car son cœur était déjà dans le cachot de Jacopo, à qui il lui tardait d’apprendre le succès qu’elle avait obtenu. Mais le carme resta un instant de plus, et tourna la tête en sortant avec l’hésitation d’un homme qui connaissait mieux ce qu’une politique mondaine sacrifie sans scrupule aux intérêts des privilèges du pouvoir. Cependant il sentit renaître son espoir ; car il vit le vieux prince, hors d’état de dissimuler plus longtemps ce qu’il éprouvait, s’avancer vers son compagnon toujours silencieux, les bras étendus, les yeux humides de larmes, et d’un air qui annonçait l’émotion d’un homme qui désirait trouver du soulagement dans la sympathie d’un autre.