Le Buisson ardent/I, 12

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 109-116).
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Première Partie — 12


Olivier était rentré dans sa retraite. Christophe ne tarda pas à l’y rejoindre. Décidément, leur place n’était pas dans le mouvement syndicaliste. Olivier ne pouvait pas s’enrôler avec ces gens. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s’en écartait, au nom des faibles, opprimés ; Christophe, au nom des forts, indépendants. Mais qu’ils se fussent retirés, l’un à la proue, l’autre à la poupe, ils n’en étaient pas moins sur le même bateau qui emportait l’armée des ouvriers et la société tout entière. Libre et sûr de soi, Christophe contemplait, avec un intérêt provocant, la coalition des prolétaires ; il avait besoin de se retremper parfois dans la cuve populaire : cela le détendait ; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il avait conservé ses relations avec Coquard, et il continuait de prendre ses repas, de temps en temps, chez ; Aurélie. Une fois là, il ne se surveillait guère ; il s’abandonnait à son humeur fantasque ; le paradoxe ne l’effrayait pas ; et il trouvait un malin plaisir à pousser ses interlocuteurs jusqu’aux extrêmes conséquences de leurs principes, absurdes et enragées. On ne savait jamais s’il parlait ou non sérieusement : car il se passionnait en parlant, et il finissait par perdre de vue son intention paradoxale du début. L’artiste se laissait griser par l’ivresse des autres. Dans un de ces moments d’émotion esthétique, il lui arriva d’improviser, dans l’arrière-boutique d’Aurélie, un chant révolutionnaire qui, aussitôt essayé, répété, dès le lendemain se répandait parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au cœur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la préfecture de police, qui se mêlait de littérature et se disait toqué de la musique de Christophe : — (car le dilettantisme et l’esprit anarchique s’étaient glissés jusque parmi les chiens de garde de la troisième République).

— Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit Bernard. Il fait le fier-à-bras. Nous savons ce qu’il en faut penser ; mais on ne serait pas fâché, en haut lieu, de pincer un étranger — qui plus est, un Allemand — dans ces mic-mac révolutionnaires : c’est le moyen classique pour déconsidérer le parti et pour y jeter les soupçons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons être obligés de l’arrêter. C’est ennuyeux. Avertissez-le.

Manousse avertit Christophe ; Olivier le supplia d’être prudent. Christophe ne prit pas leurs avis au sérieux.

— Bah ! dit-il, on sait que je ne suis pas dangereux. J’ai bien le droit de m’amuser un peu. J’aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont une foi comme moi. À la vérité, ce n’est pas la même, nous ne sommes pas du même camp… Très bien ! On se battra donc. Ce n’est pas pour me déplaire. Que veux-tu ? Je ne peux pas rester, comme toi, recroquevillé dans ma coquille. J’ai besoin de respirer. J’étouffe chez les bourgeois.


Olivier, qui n’avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien de son logis étroit et de la calme société de ses deux amies, encore que l’une d’elles, Mme  Arnaud, se fut jetée dans les œuvres de bienfaisance, et que l’autre, Cécile, fût absorbée dans les soins de l’enfant, jusqu’à ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton gazouillant et bêtifiant qui tâche de se modeler sur celui de l’oiselet et de muer sa chanson informe en un parler humain.

De son passage dans les milieux ouvriers, il lui était resté deux connaissances. Deux indépendants, comme lui. L’un, Guérin, était tapissier. Il travaillait, à sa fantaisie, d’une façon capricieuse, mais avec beaucoup d’adresse. Il aimait son métier, il avait pour les objets d’art un goût naturel, qu’il avait développé par l’observation, le travail, les visites dans les musées. Olivier lui avait fait réparer un meuble ancien : le travail était difficile, et l’ouvrier s’en était acquitté habilement ; il y avait dépensé de la peine et du temps : il ne réclama à Olivier qu’un modeste salaire, tant il était heureux d’avoir réussi. Olivier s’intéressa à lui, l’interrogea sur sa vie, tâcha de savoir ce qu’il pensait du mouvement ouvrier. Guérin n’en pensait rien ; il ne s’en souciait pas. Au fond, il n’était pas de cette classe, ni d’aucune. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle s’était faite par les sens, l’œil, la main, le goût inné au vrai peuple de Paris. C’était un homme heureux. Le type n’en est pas rare dans la petite bourgeoisie ouvrière, qui est une des races les plus intelligentes de la nation : car elle réalise un bel équilibre entre le travail manuel et l’activité saine de l’esprit.

L’autre connaissance d’Olivier était d’une espèce plus originale. C’était un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l’air ouvert et gai. Un jour qu’il apportait une lettre recommandée, il était entré dans la chambre d’Olivier. Pendant qu’Olivier signait, il faisait le tour de la bibliothèque, le nez sur les titres des volumes :

— Ha ! ha ! fit-il, vous avez les classiques… Il ajouta :

— Moi, je collectionne les bouquins d’histoire. Et tous sur la Bourgogne.

— Vous êtes Bourguignon ? demanda Olivier.

— « Bourguignon salé,
L’épée au côté,
La barbe au menton,
Saute Bourguignon. »

répondit, en riant, le facteur. Je suis du côté d’Avallon. J’ai des papiers de famille qui datent de 1200 et quelque…

Olivier, intrigué, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait qu’à parler. Il appartenait en effet à une des plus vieilles familles de Bourgogne. Un de ses ancêtres était à la croisade de Philippe-Auguste ; un autre avait été secrétaire d’État sous Henri II. La décadence avait commencé, dès le XVIIe siècle. Au temps de la Révolution, la famille, ruinée et déchue, avait fait le plongeon dans la mare populaire. Maintenant, elle revenait à la surface, par le probe travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa fidélité à sa race. Son meilleur passe-temps était de réunir des documents historiques et généalogiques, se rapportant aux siens ou à leur pays d’origine. À ses heures de congé, il allait aux Archives copier de vieux papiers. Quand il ne comprenait pas, il demandait l’explication à un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son illustre ascendance ne lui tournait pas la tête ; il en parlait, en riant, sans l’ombre de gêne ni de récrimination contre le mauvais sort. Il avait une gaieté insouciante et robuste, qui faisait plaisir à voir. Et Olivier, en le regardant, pensait au va-et-vient mystérieux de la vie des races, qui coule à pleins bords pendant des siècles, pendant des siècles disparaît sous terre, puis ressurgit après avoir drainé au fond du sol des énergies nouvelles. Et le peuple lui apparaissait comme un réservoir immense où se perdent les fleuves du passé et d’où ressortent les fleuves de l’avenir, qui, sous un autre nom, sont quelquefois les mêmes.

Guérin et Hurteloup lui étaient sympathiques ; mais on conçoit qu’ils ne pussent lui être une société ; entre eux et lui, il n’y avait pas beaucoup de conversation possible. Le petit Emmanuel l’occupait davantage ; il venait chez lui maintenant presque chaque soir. Depuis l’entretien magique, une révolution s’était faite chez l’enfant. Il s’était jeté dans la lecture avec une fureur de savoir. Il sortait de ses livres, ahuri, abruti. Il semblait moins intelligent qu’avant ; il parlait à peine ; Olivier n’arrivait plus à en arracher que des monosyllabes ; à ses questions, l’enfant répondait des âneries. Olivier se décourageait ; il tâchait de n’en rien montrer ; mais il croyait qu’il s’était trompé et que le petit était tout à fait stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d’incubation fiévreuse, qui s’opérait dans les entrailles de cette âme. Il était d’ailleurs un mauvais pédagogue, plus capable de jeter au hasard dans les champs les poignées de bon grain que de sarcler la terre et de creuser les sillons. La présence de Christophe ajoutait encore au trouble. Olivier éprouvait une gêne à exhiber devant son ami son petit protégé ; il était honteux de la bêtise d’Emmanuel, qui devenait accablante quand Jean-Christophe était là. L’enfant se renfermait alors dans un mutisme farouche. Il haïssait Christophe, parce qu’Olivier l’aimait ; il ne supportait pas qu’un autre eût place dans le cœur de son maître. Ni Christophe ni Olivier ne se doutait de la frénésie d’amour et de jalousie qui rongeait cette âme d’enfant. Cependant, Christophe avait passé par là, jadis. Mais il ne se reconnaissait pas en cet être, fabriqué d’un autre métal que le sien. En cet amalgame obscur d’hérédités malsaines, tout, l’amour et la haine et le génie latent, rendait un autre son.