Le Buisson ardent/I, 13

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 117-125).
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Première Partie — 13


Le premier Mai approchait. Une rumeur inquiète parcourait Paris. Les matamores de la C. G. T. contribuaient à la répandre. Leurs journaux annonçaient le grand jour arrivé, convoquaient les milices ouvrières, et lançaient le mot d’épouvante qui atteint les bourgeois à l’endroit le plus sensible : au ventre… Feri ventrem… Ils les menaçaient de la grève générale. Les Parisiens épeurés partaient pour la campagne, ou s’approvisionnaient comme pour un siège. Christophe avait rencontré Canet, dans son auto, rapportant deux jambons et un sac de pommes de terre ; il était hors de lui ; il ne savait plus au juste de quel parti il était ; on le voyait tour à tour vieux républicain, royaliste et révolutionnaire. Son culte de la violence était une boussole affolée, dont l’aiguille sautait du nord au midi et du midi au nord. En public, il continuait de faire chorus aux rodomontades de ses amis ; mais il eût pris in petto le premier dictateur venu, pour balayer le spectre rouge.

Christophe riait de cette universelle poltronnerie. Il était convaincu qu’il ne se produirait rien. Olivier en était moins sûr. De sa naissance bourgeoise, il lui restait toujours quelque chose de ce petit tremblement éternel que cause à la bourgeoisie le souvenir et l’attente de la Révolution.

— Allons donc ! disait Christophe, tu peux dormir tranquille. Elle n’est pas pour demain, ta Révolution. Vous en avez tous peur. La peur des coups. Elle est partout. Chez les bourgeois, dans le peuple, dans toute la nation, dans toutes les nations d’Occident. On n’a plus assez de sang, on a peur de le verser. Depuis quarante ans, tout se passe en paroles et en articles de journaux. Regarde un peu votre fameuse Affaire. Avez-vous assez crié : « Mort ! Sang ! Carnage ! »… Ô cadets de Gascogne ! Que de salive et d’encre ! Combien de gouttes de sang ?

— Ne t’y fie pas, disait Olivier. Cette peur du sang, c’est l’instinct secret qu’au premier sang versé, la bête verra rouge, la brute reparaîtra sous le civilisé ; et Dieu sait alors qui la pourra museler ! Chacun hésite devant la guerre ; mais quand la guerre éclatera, elle sera atroce.

Christophe haussait les épaules, et disait que ce n’était pas pour rien que l’époque avait pour héros Cyrano le hâbleur et le poulet fanfaron, Chantecler, les héros qui mentent.

Olivier hochait la tête. Il savait qu’en France hâbler est le commencement de l’action. Toutefois, il ne croyait pas plus que Christophe à un mouvement prochain : on l’avait trop annoncé, et le gouvernement se tenait sur ses gardes. Il y avait lieu de croire que les stratèges syndicalistes remettraient le combat à un moment plus opportun.


Dans la seconde quinzaine d’avril, Olivier eut un accès de grippe ; elle le reprenait, chaque hiver, à peu près vers la même date, et elle réveillait une bronchite ancienne. Christophe s’installa chez lui, pour deux ou trois jours. Le mal fut assez léger et passa rapidement. Mais il amena, comme à l’ordinaire, chez Olivier, une fatigue morale et physique qui persista quelque temps après que la fièvre fut tombée. Il restait au lit, étendu, pendant des heures, et il n’avait pas envie de se lever, il n’avait pas envie de bouger ; il était là, regardant Christophe qui lui tournait le dos, assis à sa table, et travaillant.

Christophe s’absorbait dans son travail. Parfois, quand il était las d’écrire, il se levait brusquement et allait au piano ; il jouait, non pas ce qu’il avait écrit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors se passait un phénomène étrange. Tandis que ce qu’il écrivait était conçu dans un style qui rappelait ses œuvres antérieures, ce qu’il jouait paraissait d’un autre homme. C’était un monde au souffle rauque et déréglé. Il y avait là un égarement, une incohérence violente ou brisée, qui ne rappelait en rien la puissante logique et l’ordre qui régnaient dans le reste de sa musique. Il semblait que ces improvisations irréfléchies, qui échappaient à l’œil de la conscience, qui jaillissaient de la chair plus que de la pensée, comme un cri d’animal, révélassent un déséquilibre de l’âme, un orage qui se préparait dans les profondeurs de l’avenir. Christophe ne s’en apercevait pas ; mais Olivier écoutait, regardait Christophe, et il était vaguement inquiet. Dans son état de faiblesse, il avait une pénétration singulière, une vue lointaine : il apercevait des choses que nul autre ne remarquait.

Christophe, plaquant un dernier accord, s’arrêta en sueur, un peu hagard ; il regarda Olivier avec des yeux encore troubles, se mit à rire, et retourna à sa table. Olivier lui demanda :

— Qu’est-ce que c’était, Christophe ?

— Rien du tout, dit Christophe. Je remue l’eau, pour attirer le poisson.

— Est-ce que tu vas écrire cela ?

— Cela ? Quoi, cela ?

— Ce que tu as dit.

— Et qu’est-ce que j’ai dit ? Je ne me souviens déjà plus.

— Mais à quoi pensais-tu ?

— Je ne sais pas, dit Christophe, se passant la main sur le front.

Il se remit à écrire. Le silence retomba dans la chambre des deux amis. Olivier continuait de regarder Christophe. Christophe sentait ce regard ; et il se retourna. Les yeux d’Olivier le couvaient avec tant d’affection !

— Paresseux ! dit-il gaiement.

Olivier soupira :

— Qu’as-tu ? demanda Christophe.

— Ô Christophe ! dire qu’il y a tant de choses en toi, là, près de moi, des trésors que tu donneras aux autres et dont je n’aurai pas ma part !…

Es-tu fou ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Quelle sera ta vie ? Par quels dangers, par quelles tristesses passeras-tu encore ?… Je voudrais te suivre, je voudrais être avec toi… Je ne verrai rien de tout cela. Je resterai stupidement en chemin.

— Pour stupide, tu l’es. Crois-tu, par hasard, que même si tu le voulais, je te laisserais en route ?

— Tu m’oublieras, dit Olivier.

Christophe se leva, et alla s’asseoir sur le lit, près d’Olivier ; il lui prit les poignets, moites d’une sueur de faiblesse. Le col de la chemise s’était ouvert ; on voyait la maigre poitrine, la peau trop transparente, frêle et tendue comme une voile qu’un souffle de vent gonfle et qui va se déchirer. Les robustes doigts de Christophe reboutonnèrent maladroitement le col. Olivier se laissait faire.

— Cher Christophe ! dit-il tendrement, j’ai eu pourtant un grand bonheur dans ma vie !

— Ah ! çà, qu’est-ce que ces idées ? dit Christophe, tu vas aussi bien que moi.

— Oui, dit Olivier.

— Alors, pourquoi dis-tu des sottises ?

— J’ai tort, fit Olivier, honteux et souriant. C’est cette grippe qui vous abat.

— Il faut se secouer. Houp ! Lève-toi.

— Pas maintenant. Plus tard.

Il restait à rêver. Le lendemain, il se leva. Mais ce fut pour continuer de rêvasser au coin du feu. Avril était doux et brumeux. À travers le voile tiède des brouillards argentés, les petites feuilles vertes dépliaient leurs cocons, les oiseaux invisibles chantaient le soleil caché. Olivier dévidait le fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui l’emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa mère qui pleurait. Antoinette était seule, à l’autre coin du wagon… De délicats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux. De beaux vers venaient d’eux-mêmes agencer leurs syllabes et leurs rythmes chantants. Il était près de sa table ; il n’avait qu’à étendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions poétiques. Mais la volonté lui manquait ; il était las ; il savait que le parfum de ses rêves s’évaporerait dès qu’il voudrait les fixer. C’était toujours ainsi : le meilleur de lui-même ne pouvait s’exprimer ; son esprit était comme un vallon plein de fleurs ; mais presque personne n’en avait l’accès ; et dès qu’on les cueillait, les fleurs se flétrissaient. À peine quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques frêles nouvelles, quelques pièces de vers, qui exhalaient une haleine suave et mourante. Cette impuissance artistique avait été longtemps un des plus gros chagrins d’Olivier. Sentir tant de vie en soi, que l’on ne peut pas sauver !… — Maintenant, il était résigné. Les fleurs n’ont pas besoin qu’on les voie, pour fleurir. Elles n’en sont que plus belles dans les champs où nulle main ne les cueille. Heureux, les champs en fleurs qui rêvent, au soleil ! — De soleil, il n’y en avait guère ; mais les rêves d’Olivier n’en fleurissaient que mieux. Que d’histoires, tristes, tendres, fantasques, il se raconta, ces jours-là ! Elles venaient on ne sait d’où, voguaient comme des nuages blancs sur un ciel d’été, elles se fondaient dans l’air, d’autres leur succédaient ; il en était peuplé, Parfois, le ciel restait vide ; dans sa lumière, Olivier s’engourdissait, jusqu’au moment où de nouveau glissaient, leurs grandes ailes éployées, les barques silencieuses du rêve.

Le soir, le petit bossu venait. Olivier était si plein de ses histoires qu’il lui en dit une, souriant et absorbé. Que de fois, il parlait, ainsi, devant lui, sans que l’enfant soufflât mot ! On finissait par oublier sa présence… Christophe, qui arriva au milieu du récit, fut saisi de sa beauté, et demanda à Olivier de recommencer l’histoire. Olivier s’y refusa :

— Je suis comme toi, dit-il, je ne la sais, déjà plus.

— Ce n’est pas vrai, dit Christophe ; toi, tu es un diable de Français qui sait toujours tout ce qu’il dit et fait, tu n’oublies jamais rien.

— Hélas ! fit Olivier.

— Recommence, alors.

— Cela me fatigue. À quoi bon ?

Christophe était fâché.

— Ce n’est pas bien, dit-il. À quoi te sert ta pensée ? Ce que tu as, tu le jettes. C’est perdu pour jamais.

— Rien n’est perdu, dit Olivier.

Le petit bossu sortit de l’immobilité où il était resté pendant le récit d’Olivier, — tourné vers la fenêtre, les yeux vagues, la figure froncée, l’air hostile, sans qu’on pût deviner ce qu’il pensait. Il se leva et dit :

— Il fera beau, demain.

— Je parie, dit Christophe à Olivier, qu’il n’a même pas écouté.

— Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure maussade s’illuminait.

— C’est son histoire, à lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain.

— Balivernes ! dit Christophe.