Le Buisson ardent/II, 12

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 253-260).
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Deuxième Partie — 12


Après quinze Jours d’efforts inutiles pour fuir, Christophe revint dans la maison d’Anna. Il ne pouvait plus vivre loin d’elle. Il étouffait.

Cependant, il continuait de lutter. Le soir de son retour, ils trouvèrent des prétextes pour ne pas se voir, pour ne pas dîner ensemble ; la nuit, ils s’enfermèrent à clef, peureusement, chacun dans sa chambre. — Mais ce fut plus fort que tout. Au milieu de la nuit, elle s’enfuit pieds nus, elle vint frapper à sa porte ; il ouvrit ; elle s’étendit près de lui, glacée. Elle pleurait tout bas. Il sentait sur sa joue couler ces pleurs. Elle tâchait de s’apaiser ; mais sa peine l’emportait ; et elle sanglota, ses lèvres appuyées contre le cou de Christophe. Bouleversé par cette douleur, il oubliait la sienne ; il tentait de la calmer, en lui disant des mots tendres et consolants. Elle gémissait :

— Je suis malheureuse, je voudrais être morte…

Ses plaintes lui perçaient le cœur. Il voulut l’embrasser. Elle le repoussa :

— Je vous hais !… Pourquoi êtes-vous venu ?

Elle s’arracha de ses bras, se jeta de l’autre côté du lit. Le lit était étroit. Malgré leurs efforts pour s’éviter, ils se touchaient. Anna tournait le dos à Christophe et tremblait de rage et de douleur. Elle le haïssait, jusqu’à la mort. Christophe se taisait, atterré. Dans le silence, Anna entendit son souffle oppressé ; elle se retourna brusquement, lui mit ses bras autour du cou :

— Pauvre Christophe ! dit-elle, je te fais souffrir…

Pour la première fois, il lui entendait cette voix de pitié.

— Pardonne-moi, dit-elle.

Il dit :

— Pardonnons-nous.

Elle se souleva, comme si elle ne pouvait plus respirer. Assise dans le lit, courbant le dos, accablée, elle dit :

— Je suis perdue… Dieu l’a voulu. Il m’a livrée… Que puis-je contre Lui ?

Elle resta ainsi longtemps, puis se recoucha, et ne bougea plus. Une faible lueur annonça l’aube. Dans le demi-jour, il vit le douloureux visage qui touchait le sien. Il murmura :

— Le jour.

Elle ne fit pas un mouvement.

Il dit :

— Soit. Qu’importe ?

Elle rouvrit les yeux, sortit du lit, avec une expression de lassitude mortelle. Assise sur le bord, elle regardait le plancher. D’une voix sans couleur, elle dit :

— J’ai pensé le tuer, cette nuit.

Il eut un sursaut d’effroi.

— Anna ! dit-il.

Elle fixait la fenêtre, d’un air sombre.

— Anna ! répéta-t-il. Au nom du ciel !… Pas lui !… Il est le meilleur…

Elle répéta :

— Pas lui. Oui.

Ils se regardèrent.

Il y avait longtemps qu’ils le savaient. Ils savaient quelle était la seule issue. Ils ne pouvaient supporter de vivre dans le mensonge. Et jamais ils n’avaient envisagé même la possibilité de s’enfuir ensemble. Ils n’ignoraient pas que cela ne résoudrait rien : car la pire souffrance n’était pas dans les obstacles extérieurs qui les séparaient, mais en eux, dans leurs âmes différentes. Il leur était aussi impossible de vivre ensemble que de ne pas vivre ensemble. Ils étaient acculés.

À partir de ce moment, ils ne se touchèrent plus : l’ombre de la mort était sur eux ; ils étaient sacrés l’un pour l’autre.

Mais ils évitaient de se fixer un délai. Ils se disaient : « Demain, demain… » Et de ce demain ils détournaient les yeux. L’âme puissante de Christophe avait des sursauts de révolte ; il ne consentait pas à la défaite ; il méprisait le suicide, et il ne pouvait se résigner à cette conclusion piteuse et écourtée d’une grande vie. Quant à Anna, comment eût-elle accepté sans y être contrainte l’idée d’une mort qui menait à la mort éternelle ? Mais la nécessité meurtrière les traquait, et le cercle se resserrait peu à peu autour d’eux.


Ce matin, pour la première fois depuis sa trahison, Christophe se trouva avec Braun. Jusque-là, il avait réussi à l’éviter. Cette rencontre lui était intolérable. Il lui fallut trouver un prétexte pour ne pas manger à table, assis à ses côtés : les morceaux lui restaient dans la gorge. Serrer sa main, manger son pain, le baiser de Judas !… Le plus odieux n’était pas le mépris qu’il éprouvait pour lui-même, c’était l’angoisse de la souffrance de Braun, s’il venait à apprendre… Cette pensée le crucifiait. Il savait trop bien que le pauvre Braun ne se vengerait jamais, qu’il n’aurait peut-être pas même la force de les haïr ; mais quel écroulement !… De quels yeux le regarderait-il ! Christophe se sentait incapable d’affronter le reproche de ces yeux. — Et il était fatal que tôt ou tard Braun fût averti. Déjà, ne soupçonnait-il rien ? En le revoyant après une absence de quinze jours, Christophe fut frappé du changement : Braun n’était plus le même. Sa gaieté avait disparu, ou elle avait quelque chose de contraint. À table, il jetait à la dérobée des regards sur Anna, qui ne parlait pas, qui ne mangeait pas, qui se consumait comme une lampe. Avec des prévenances timides et touchantes, il essaya de s’occuper d’elle ; elle repoussa ses attentions, âprement ; alors, il baissa le nez sur son assiette et se tut. Au milieu du repas, Anna, qui étouffait, jeta sa serviette sur la table, et sortit. Les deux hommes achevèrent en silence de dîner, ou ils firent semblant ; ils n’osaient pas lever les yeux. Quand ce fut fini, Christophe allait partir, Braun lui prit brusquement le bras avec les deux mains.

— Christophe !… dit-il.

Christophe, troublé, le regarda.

— Christophe, répéta Braun, — (sa voix tremblait), — sais-tu ce qu’elle a ?

Christophe se sentit transpercé ; il fut un moment sans répondre. Braun le regardait timidement ; très vite, il s’excusait :

— Tu la vois souvent, elle a confiance en toi…

Christophe fut sur le point d’embrasser les mains de Braun, de lui demander pardon. Braun vit le visage bouleversé de Christophe ; et aussitôt, terrifié, il ne voulut plus voir ; le suppliant du regard, il bredouilla précipitamment, il lui souffla :

— Non, n’est-ce pas ? tu ne sais rien ?

Christophe, accablé, dit :

— Non.

Ô douleur de ne pouvoir s’accuser, s’humilier, puisque ce serait déchirer le cœur de celui qu’on a outragé ! Douleur de ne pouvoir dire la vérité, quand on lit dans les yeux de celui qui vous la demande, qu’il ne veut pas, il ne veut pas savoir la vérité !…

— Bien, bien, merci, je te remercie… fit Braun.

Il restait, les mains accrochées à la manche de Christophe, comme s’il voulait lui demander encore quelque chose, n’osant pas, évitant ses yeux. Puis, il le lâcha, soupira, et s’en alla.

Christophe était écrasé par son nouveau mensonge. Il courut chez Anna. Il lui raconta, en bégayant de trouble, ce qui s’était passé. Anna écouta, d’un air morne, et dit :

— Eh bien, qu’il sache ! Qu’importe ?

— Comment pouvez-vous parler ainsi ? cria Christophe. C’est affreux ! À aucun prix, à aucun prix, je ne veux qu’il souffre.

Anna s’emporta.

— Et quand il souffrirait ? Est-ce que je ne souffre pas, moi ? Qu’il souffre aussi !

Ils se dirent des paroles amères. Il l’accusa de n’aimer qu’elle. Elle lui reprocha de penser plus à son mari qu’à elle.

Mais un moment après, quand il lui dit qu’il ne pouvait plus vivre ainsi, qu’il allait tout avouer à Braun, ce fut elle à son tour qui le traita d’égoïste, criant qu’elle se souciait peu de la conscience de Christophe, mais que Braun ne devait rien savoir.

Malgré ses dures paroles, elle pensait à Braun, autant que Christophe. Sans avoir pour son mari d’affection véritable, elle lui était attachée. Elle avait le respect religieux des liens sociaux et des devoirs qu’ils établissent. Elle ne pensait peut-être pas que l’épouse eût le devoir d’être bonne et d’aimer son mari ; mais elle pensait qu’elle était obligée de remplir scrupuleusement les charges du ménage et de rester fidèle. Il lui semblait ignoble de manquer à cette obligation, ainsi qu’elle avait fait.

Et mieux encore que Christophe, elle savait que Braun devait tout apprendre bientôt. Elle avait quelque mérite à le cacher à Christophe, soit qu’elle ne voulût pas ajouter à son trouble, soit plutôt par fierté.