Le Buste voilé/Chapitre VI

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L’Édition populaire (p. 36-47).


VI


Le lendemain de ce jour, qui fut un des plus beaux de ma vie, j’étais dans mon atelier, repassant en esprit les moindres circonstances du récit de Pia, et m’enivrant du bonheur d’être aimé par une si adorable créature, lorsque j’entendis frapper à ma porte. C’était sir Edwards qui venait s’installer à Prato jusqu’à notre départ pour Montepulciano. Malgré toute l’amitié que me témoignait depuis quelque temps le fils de M. Palmer et la sympathie réelle que j’avais pour lui, je ne fus que médiocrement satisfait de son arrivée. Je pressentais que la nécessité de lui faire bonne compagnie, ne me permettrait pas de voir Pia aussi souvent et aussi librement que je le désirais. Néanmoins je fis contre mauvaise fortune bon cœur.

Dès le soir même sir Edwards voulut visiter les environs de Prato. Je profitai de son éloignement pour aller auprès de Pia et lui faire part du contre-temps qui nous était survenu. Elle m’en témoignait encore une fois tout son déplaisir lorsque l’Américain, qui m’avait aperçu en rentrant, fit son apparition dans la boutique. J’étouffai dans mon cœur une malédiction, et je me disposai à sortir. Mais lui, avec le sans-gêne d’un vrai Yankee, prit un siège, et dit :

— J’ai une faim de loup, et puisqu’il y a ici de quoi manger, j’y reste. Voici des cressini fort appétissants.

— Mais, sir Edwards, m’empressai-je de lui dire, si vous voulez rentrer chez moi la Gazza vous servira tout ce que vous désirez.

— Non, non, je suis très bien ici. Et il se mit à avaler des cressini. J’aurais voulu pouvoir le prendre et le jeter dans la rue.

— Si mademoiselle veut me faire servir un verre de vin, continua-t-il, sans remarquer mon malaise ou sans en avoir souci, je lui serai bien obligé.

— Vous ne vous apercevez pas, sir Edwards, que cette maison n’est pas une auberge.

— En effet, dit Pia, moitié froissée et moitié souriante de l’étrangeté de ses manières, nous vendons du pain, mais nous ne servons ni à boire ni à manger.

— C’est égal, une fois n’est pas coutume. Ces cressini donnent une soif d’enfer. Mademoiselle, voulez-vous avoir la bonté…

J’avais la rage au cœur ; mais je ne pouvais rien tenter de plus contre ce fâcheux personnage. Pia fit servir un verre de vin ; sir Edwards l’avala avec une vive satisfaction, puis se levant aussi gravement que s’il allait accomplir l’acte le plus important de la vie, il me dit, la tête découverte et le corps raide, comme un soldat au port d’armes :

— Faites-moi l’honneur de me présenter à mademoiselle.

Il n’y avait pas moyen de reculer : je dus m’exécuter. La présentation fut faite, et sir Edwards daigna causer avec Pia comme avec une personne de son monde. Pendant la conversation, qui dura un quart d’heure, je pus entendre plusieurs fois l’Américain maudit murmurer : « Very fine girl ! very fine girl, indeed ». J’aurais voulu l’étrangler. Enfin ma torture finit, et je me séparai de Pia après avoir échangé avec elle un de ces bons regards qui font oublier tant de peines.

En sortant, sir Edwards avait mis un écu de cinq livres dans la main de la servante.

Les jours suivants sir Edwards fut plus souvent, que moi chez les Falghieri.

Pour comble de disgrâce, miss Margaret arriva le lendemain ; elle était venue, disait-elle, à Florence pour acheter des objets de toilette qu’elle n’avait pu se procurer ni à Montepulciano ni à Sienne. Puis elle avait poussé jusqu’à Prato, où elle désirait voir mon atelier et où elle savait du reste devoir trouver son frère. Elle ajoutait que, craignant en outre de me voir surpris par les délices de Capoue, elle voulait m’empêcher de m’y plonger, en me forçant à retourner à Montepulciano à l’expiration du congé que j’avais pris. Elle brûlait du désir de voir son buste en marbre terminé. Elle prit en quelque sorte possession de mon atelier, et ne le quittait qu’aux heures des repas. Je profitai de ces courts instants qu’elle me laissait pour faire une apparition chez les Falghieri, et échanger, sinon quelques paroles d’amour, du moins quelques regards avec Pia. Celle-ci s’était aperçue de l’arrivée de la jeune Américaine, et sa présence dans mon atelier lui causait une inquiétude qu’elle m’avait plusieurs fois manifestée. J’avais essayé de la calmer par quelques bonnes paroles, et je croyais avoir réussi. Cependant Nino venait plus fréquemment que de coutume, et je crois que ma pauvre Pia l’envoyait souvent pour avoir une occasion de venir le chercher, et peut-être de voir un peu ce qui se passait chez moi. Ce petit manège ne put échapper à miss Margaret, qui avait déjà pris en aversion Nino, et qui ayant vu Pia, se mit à me vanter sa beauté en termes tellement hyperboliques, que j’y vis moins la franchise que la jalousie et un secret orgueil froissé. Elle finit son éloge en disant : « C’est dommage que cette fille soit née dans la boutique d’un boulanger. »

Piqué de cette observation, je lui répondis que l’humilité de sa condition ne faisait que rehausser l’éclat de ses vertus et de sa beauté. La fière Américaine se mordit les lèvres jusqu’au sang et ajouta : « sans doute, sans doute, et je crois que mon frère partage quelque peu vos sentiments d’admiration pour elle, et je ne sais pas si elle ne lui ferait pas faire autant de folies qu’à vous-même. »

Ces paroles m’émurent si profondément que je ne sus rien répondre. Je sentais qu’elles étaient maladroites et que, loin de me détacher de Pia, elles m’en rapprochaient bien davantage. Néanmoins je ne pouvais m’empêcher de penser que tandis que miss Margaret me tenait en quelque sorte cloué dans mon atelier, son frère sir Edwards était auprès de ma bien-aimée, cherchant peut-être à s’en faire écouter, et à la séduire par le brillant appât de sa grande fortune. Il est vrai que Pia m’avait dit un soir que, fatiguée de ses assiduités, elle lui avait fait comprendre qu’il emploierait mieux son temps à tenir compagnie à sa sœur ; mais que celui-ci avait répondu que miss Margaret n’avait pas besoin de mentor et qu’elle était libre de passer son temps où et comme il lui plaisait.

Cette situation commençait à me peser singulièrement. Je vis donc arriver avec bonheur le jour du départ. Mais cette fois je ne m’éloignai pas sans avoir vu Pia, qui me dit en me regardant le sourire sur les lèvres et les pleurs dans les yeux : « ricordatevi della serpe ».

Elle faisait allusion au serpent que nous avions vu dans le chemin creux, et dont son imagination superstitieuse croyait voir une image dans la jeune Américaine.

À peine de retour à la villa de Montepulciano, je me mis au travail avec une ardeur presque fiévreuse ; j’avais hâte de terminer le buste de miss Palmer, sans éprouver la moindre envie d’entreprendre celui de sir Edwards. Chaque jour, la jeune fille venait une ou plusieurs fois dans mon atelier. Elle se montrait de plus en plus aimable, et me louait de la façon heureuse dont j’avais saisi les moindres traits de son visage. Un jour cependant elle ajouta une critique.

— Il est certain, me dit-elle, que ce buste reproduit exactement les traits de la jeune fille qui a posé devant vous. Ces cheveux sont vrais et admirablement exécutés, ce front a bien la forme du mien, ces yeux sont heureusement placés dans leur orbite, ce nez est bien mon nez, cette bouche, ces lèvres, ont les contours finement accusés de ma bouche et de mes lèvres, enfin le galbe du visage est irréprochable au point de vue purement plastique, et pourtant…

— Et pourtant ? dis-je, en interrogeant avec une certaine anxiété.

— Je crains que l’ensemble de la physionomie ne laisse à désirer.

— À votre avis qu’y manque-t-il donc ?

— Ce que vous n’avez pas voulu voir ou su donner, c’est le reflet de mon âme. Oui, tout cela est coquet, gracieux, élégant, c’est un marbre supérieurement fouillé, comme vous dites. Tout le monde y verra la main d’un artiste souverainement habile ; mais moi, je n’y vois pas le rayonnement de l’âme, ce je ne sais quoi qui fait dire à celui qui regarde un tableau ou un buste : il y a là une nature aimante. Mais vous étiez trop prévenu contre moi pour pouvoir trouver et rendre cela. Pourtant le fond de mon être est la bonté. En me parlant ainsi elle me regardait, et son regard avait une expression de tendresse infinie dont je fus véritablement troublé ; et saisissant au passage cette illumination soudaine de sa physionomie, je me remis à l’œuvre et je fus assez heureux pour la fixer à tout jamais sur le marbre.

Quand j’eus fini, miss Margaret poussa un cri de joie suprême, et me saisissant les mains, elle me dit : vous êtes un grand artiste. J’étais sous l’empire d’une émotion facile à comprendre. Je pressais ses mains qu’elle m’avait abandonnées.

— Oh ! j’aurais voulu, continua-t-elle, que vous eussiez pu me voir toujours ainsi ; peut-être qu’alors…

Elle s’arrêta, et se dégagea vivement de mon étreinte. Nous demeurâmes silencieux l’un et l’autre pendant quelques minutes. Enfin miss Margaret, faisant un effort sur elle-même, comme une personne qui prend une résolution longtemps combattue, me dit :

— Veuillez prêter attention à mes paroles. Les jeunes filles de mon pays reçoivent une éducation toute différente de celle qu’on donne aux jeunes filles du continent européen. Je n’ai pas à juger le plus ou moins de sagesse des deux systèmes ; mais je dois vous dire que dès l’enfance nous jouissons d’une liberté presque absolue. Jeunes filles, nous nous mêlons à la société des jeunes hommes, sans que nos parents ou le monde y voient le moindre inconvénient. Très souvent même nos réunions ont lieu loin de la surveillance des familles. Ce qu’une jeune personne italienne ou française ne pourra pas faire sans imprudence et même sans s’attirer un blâme sévère, une jeune fille américaine ou anglaise a le droit de le faire. Par exemple, si parmi les hommes que nous voyons, il en est un qui nous paraisse digne de notre estime et de notre amour, nous pouvons le lui faire comprendre et même le lui avouer sans que notre réputation ait à en souffrir. En un mot, si dans la plupart des pays de l’Europe on impose un mari aux jeunes filles, nous, nous le choisissons. Eh bien ! parmi les hommes que j’ai eu l’occasion de voir jusqu’à ce jour, il en est un que j’estime par-dessus tous les autres ; mais il a dit en ma présence qu’il plaignait celui qui serait tenté de frapper à la porte de mon cœur, ce qui semble indiquer qu’il n’oserait jamais y frapper lui-même. Je veux donc lui épargner toute crainte et toute peine en lui ouvrant cette porte et en lui disant : entrez, vous êtes le bienvenu !

Miss Margaret se tut, et l’œil inquiet et interrogateur, elle attendit ma réponse. Cette façon d’agir et d’aborder une question si délicate me paraissait un chef-d’œuvre d’habileté. J’étais ému, j’étais fier, et j’avoue que je fus bien près de m’écrier : merci, je suis à vous ! Mais rapide comme l’éclair le souvenir de Pia traversa mon cerveau ; j’entendis résonner ses dernières paroles. Maître alors de moi-même je répondis :

— L’insensé dont vous daignez vous occuper s’est interdit par les paroles mêmes qu’il a prononcées, la possibilité de recevoir en partage tant de bonheur, et confus autant que touché, il s’en déclare indigne.

— Carlo, reprit la jeune fille d’une voix pleine de douceur, en m’appelant, pour la première fois, par mon petit nom, vous auriez eu une bonne amie, une tendre épouse.

— Mais je ne vous mérite pas, insistai-je, et alors même que je serais digne de vous je ne pourrais vous appartenir ; vous savez bien que j’aime une autre femme.

— Ah ! c’est vrai, s’écria miss Margaret en se levant, et j’ai eu assez peu de respect de ma dignité pour me mettre en balance avec votre « fornarina ».

Et fière et dédaigneuse elle sortit de l’atelier.

Le souverain mépris avec lequel elle venait de me jeter ce mot de « fornarina » avait fait monter le sang à mon visage, et dans un mouvement de folle colère, j’avais saisi un maillet et j’allais brutalement briser son buste. Mais j’eus le temps de comprendre que je commettrais une lâcheté.

Le lendemain M. Palmer, sir Edwards et miss Margaret vinrent ensemble voir le buste achevé. M. Palmer m’exprima toute sa satisfaction, et le flegmatique Edwards poussa un cri d’admiration, et montra moins d’indifférence que la première fois, car il me pria de le faire poser immédiatement pour le sien. Mais je m’en défendis alléguant le besoin que j’avais de retourner à Prato. Comme sir Edwards insistait, miss Margaret lui dit :

— Mais, mon cher frère, vous êtes indiscret ; vous n’avez donc pas compris que monsieur vous disait avoir affaire à Prato ? On n’empêche pas ainsi les gens de veiller à leurs intérêts.

— Mademoiselle, je vous remercie, lui dis-je, de vous faire le bienveillant avocat de mes intérêts.

— Et vous voyez que je gagne ma cause, puisque vous pourrez partir quand vous le voudrez.

— S’il en est ainsi, je prendrai congé de vous ce soir même.

Après le déjeuner, M. Palmer me paya très généreusement.

Vers le soir, quelques instants avant mon départ, et comme je me promenais dans le jardin, je vis venir miss Margaret. Je m’avançai poliment vers elle ; quand nous fûmes l’un près de l’autre, elle me dit vivement :

— Signor Rinaldi, je ne veux pas que vous emportiez de moi un souvenir fâcheux. Oubliez, je vous prie, celles de mes paroles qui ont pu vous blesser. Rappelez-vous seulement ce que je puis vous avoir dit de bon. Je suis une nature trop franche peut-être, trop impressionnable. Je vous ai fait des aveux que je ne regrette pas. Vous ne pouvez partager les sentiments que j’éprouve ; c’est un malheur dont je souffre et dont je souffrirai seule. Si la femme a le don de l’amour et du dévoûment, elle a aussi celui de la résignation. Je saurai le prouver. Nous ne nous reverrons plus jamais sans aucun doute, séparons-nous amis. Pensez quelquefois à celle qui ne pouvant être la signora Rinaldi, veut rester et restera toujours miss Margaret Palmer. Elle me regarda en me tendant la main, et je vis perler une grosse larme dans ses yeux.

— Miss Margaret, lui dis-je tout ému, je ne sais ce que le ciel me réserve, car nous sommes souvent les tristes jouets de la destinée, mais soyez assurée que je ne vous oublierai jamais, et que vous ne pourrez avoir de meilleur ami que moi.

Je pris enfin congé de toute la famille et je partis.