Le Buste voilé/Chapitre VII

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L’Édition populaire (p. 47-60).


VII


À peine arrivé à Prato, j’allai voir ma chère Pia. Elle éprouva une joie immense de mon retour, et me la témoigna. Moi, je me sentais, le plus heureux des hommes. Je ne pouvais me lasser d’admirer la resplendissante santé de ma bien-aimée qui donnait à sa beauté un caractère tout nouveau. Tout en elle indiquait la force, la joie, la confiance, et le bonheur de vivre. Je me plaisais à la comparer à une plante maladive, qui, tout à coup, transplantée dans une terre généreuse, y prend bientôt la vie, et étale à l’air et au soleil ses branches exubérantes de sève et de vie. Heureuse et fière de mon admiration presque extatique, elle me dit :

— C’est pourtant vous qui avez fait ce miracle ! Vous m’avez rendu la santé et la beauté ; je sais que j’ai tout cela maintenant. C’est depuis que vous m’aimez que je me suis sentie belle, et que j’ai plaisir à l’être. Puis, me regardant, toute rougissante d’une aimable pudeur, elle ajouta : Oh ! pardonnez-moi de vous parler ainsi !

— Me demander pardon, quand c’est moi qui devrais vous remercier à genoux de ces paroles qui m’enchantent ! Oh ! parlez, parlez encore.

— Puisque vous le voulez, je vous dirai qu’il me semble qu’en réchauffant mon cœur, votre amour a éclairé mon esprit. Je vois, je sens, je comprends des choses dont je ne me doutais pas. Ainsi, avant de vous connaître, je vivais sans doute ; mais jamais je ne m’étais demandé comment, pourquoi et par qui je vivais. J’existais comme la fleur qui ignore où vont ses parfums, j’existais ou plutôt je subissais l’existence. J’avais des sensations et je ne m’en rendais pas compte. Tout mon être restait en moi-même sans éprouver le besoin d’en sortir. Mais, aujourd’hui, tout est changé. Je savoure pour ainsi dire la vie. Je fais la différence entre la douceur et l’amertume ; car j’ai des joies et des tristesses, des espérances et des craintes, je cherche et je veux trouver, j’ai un but enfin, et je veux l’atteindre, et c’est vous qui êtes au bout de tout cela. Si je dis des folies, ne me grondez pas trop, j’ai tant de bonheur à vous les dire !

— Et moi, tant de bonheur à les entendre que j’en reste ravi et presque muet d’étonnement et d’admiration. Je ne sais plus vous répondre que par ces mots : Pia ; je vous aime !

— Et vous m’aimerez toujours ?

— Toujours !

— Sans partage ?

— Oui.

— Sans regrets ?

— Oui, oui, sans regrets, sans partage, toujours !

— Oh ! je suis bien heureuse.

À ce moment Nino rentrait avec sa mère. En m’apercevant il s’élança dans mes bras et me couvrit de caresses. Sa joie était presque du délire.

— Il paraît, signor Rinaldi, me dit la sœur de Pia avec une expression des plus significatives, il paraît que dans cette maison, les petits enfants vous aiment autant que les grandes personnes.

— Soyez persuadée, signora, que s’il en est ainsi, grands et petits sont payés d’un juste retour.

Le chef de la maison, le signor Falghieri, étant rentré sur ces entrefaites, je pus m’apercevoir qu’il ne me voyait pas avec moins de plaisir que sa femme. Il m’avait toujours paru peu communicatif. En cette circonstance il se montra plus ouvert, et poussa la courtoisie jusqu’à me prier de prendre le thé avec la famille. J’acceptai.

Pia trouva le moyen de me dire que sous peu de jours, elle irait avec Nino passer une semaine à Fiesole, auprès de son amie. Comme je lui témoignais mon regret de cette absence qui devait me priver de la voir, elle ajouta en souriant :

— Mais personne ne vous défend d’y venir et de m’y rencontrer.

— Quoi ! je pourrais…

— Rien ne s’y oppose. Vous connaissez mon amie, je serai chez elle comme à la maison ; et d’ailleurs la campagne est à tout le monde. Si vous venez nous ferons de délicieuses promenades.

Cette espérance me comblait de joie, et je lui promis de ne pas manquer au rendez-vous.

L’amie de Pia, Peppina Balzani, habitait une des premières petites maisonnettes qu’on rencontre en venant de Florence sur le versant de la montagne au sommet de laquelle Fiesole est bâtie. Un petit jardin admirablement entretenu la précédait, et à l’extrémité, sur le bord de la route, s’élevait un joli petit chalet de la fenêtre duquel on pouvait voir passer toutes les personnes se rendant à Fiesole, ou s’en éloignant dans la direction de Florence. Depuis la mort assez récente de sa mère, Peppina occupait, en compagnie d’une seule servante, cette petite habitation, où venait la visiter très fréquemment son oncle paternel, don Antonio Balzani, révérend père-gardien d’un couvent voisin.

Ce ne fut que deux jours après le départ de Pia que je me hasardai à me rendre à Fiesole ; car il me semblait que tout le monde allait deviner la cause et le but de mon voyage. Je n’étais plus qu’à une cinquantaine de pas de la maisonnette quand j’entendis les cris de joie de Nino. Je levai la tête dans leur direction, et j’aperçus les deux jeunes filles penchées à la fenêtre du kiosque en forme de chalet. Un instant après, je vis le pétulant Nino, franchissant la porte du jardin et courant vers moi. Bientôt Pia et Peppina parurent à leur tour et se mirent à sa poursuite. Le groupe charmant arriva près de moi en même temps. Ne sachant pas si Pia avait mis son amie dans la confidence, je voulus sauver les apparences et je feignis un instant l’étonnement. Mais aux paroles qu’elle prononça, je compris que j’étais attendu ; ce qui nous mit tous beaucoup plus à l’aise.

Je restai quelques heures avec les deux jeunes filles qui me forcèrent à prendre part à une collation durant laquelle régna la plus douce et la plus franche gaieté. Peppina me combla d’attentions délicates, et je pus constater que, si elle n’était pas belle, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot, elle était pleine d’attraits et douée des plus sérieuses qualités.

Je partis le cœur et l’esprit enchantés, et je promis de revenir le surlendemain. Je revins en effet.

Cette seconde visite, tout agréable qu’elle était, ne me procura pas cependant autant de satisfaction que je m’en étais promis. J’avais espéré un tête-à-tête avec Pia et c’est à peine si nous nous étions trouvés quelques minutes seuls. Pia parut comprendre mon désappointement. Elle aussi, sans doute, s’attendait à quelque chose de mieux. Quand je fus sur le point de la quitter, elle me dit tout bas que la prochaine fois elle s’avancerait un peu à ma rencontre, avec Nino, et qu’ainsi nous pourrions rester quelque temps ensemble loin de tout témoin. Cette assurance me transporta de joie, et je partis le cœur frémissant d’espoir. Pendant tout le trajet de Fiesole à Prato, je n’eus qu’une pensée, celle de Pia, et mon imagination parcourut un à un tous les rêves que l’amour peut faire naître dans l’esprit d’un jeune homme de vingt ans.

L’impatience de revoir celle qui était devenue l’idole de ma vie fit deux longs siècles de mes deux jours d’attente.

Fidèle à sa promesse, Pia, à qui j’avais dit que j’arriverais de bon matin au bas de la montagne de Fiesole, m’attendait dès six heures sur le bord de la route, tenant endormi sur ses genoux le pauvre petit Nino, qui, éveillé trop tôt sans doute, rattrapait ainsi le sommeil perdu. Il était sept heures environ quand je parus devant elle. J’étais rayonnant de bonheur, et tandis que je la remerciais, l’enfant rouvrit les yeux et me tendit ses petits bras sans pouvoir vaincre entièrement la somnolence qui le tenait. Je l’embrassai bien tendrement, et il retomba sur les genoux de Pia. Je m’assis auprès d’elle.

Nous fûmes quelques instants à nous regarder sans rien dire. Mais autour de nous tout parlait dans la nature ; les insectes commençaient à bruire dans l’herbe, les oiseaux chantaient, les feuilles des arbres, mollement agitées par la brise matinale, semblaient se raconter mystérieusement les histoires de la nuit, et la terre tout entière, amoureusement caressée par les premiers rayons du soleil, entonnait son immense hosannah de chaque jour. Tout à coup, une fauvette à tête noire vint se percher sur une branche au-dessus de nous, et se mit à chanter. Elle chantait toujours malgré nos regards fixés sur elle ; notre attention semblait même exciter son ardeur, et ses notes harmonieuses correspondait à l’hymne d’amour et de lumière qui remplissait nos cœurs.

— Voyez, dis-je à Pia, c’est vous qu’elle célèbre ; elle dit que vous êtes jeune et belle.

— Je préférerais qu’elle dit que je suis aimée.

Elle le chante ; car je vous aime de toute mon âme. Et vous Pia, m’aimez-vous ?

— Vous le savez bien.

— Oh ! répétez-moi ce doux mot qui renferme tout ce qu’il y a de bonheur au monde.

— J’ai bien peur que cette Américaine, que le serpent du chemin creux semblait m’annoncer, ne soit venue me prendre une part de mon bonheur. Songez-y bien, Carlo, un baiser, un seul attouchement à une autre femme, et tout est fini entre nous. Mon amour en mourrait, comme on meurt d’une seule goutte de certains poisons ; et je ne voudrais pas lui survivre.

— Eh ! qu’importe qu’elle m’aime, si moi je ne l’aime pas !

— Ah ! vous l’avouez, elle a cherché à me ravir votre cœur. Oui, elle vous aime, son frère me l’a bien dit ; il m’a assuré qu’elle voulait vous épouser.

— Oh ! le perfide ! il vous parlait ainsi pour mieux faire agréer son amour. Et vous l’avez écouté. Vous l’avez cru, et peut-être dans un moment de colère et de jalousie, vous lui avez fait espérer… Ah ! Pia, Pia, ne me cachez rien… Cet homme, pourquoi l’avez-vous reçu chez vous ?

— Rappelez-vous que c’est par vous qu’il y est venu. Vous avez pu voir s’il est facile de l’éconduire.

— Une femme à qui l’amour d’un homme déplaît, trouve toujours un moyen de l’éloigner. Dans tous les cas, elle ne lui laisse aucune espérance.

— S’il a jamais eu quelque espoir, je vous assure qu’il ne peut conserver aucune illusion. Quant à l’éloigner je l’ai essayé bien souvent.

— Et vous avez bien réussi !

— Tenez, me dit-elle de sa voix calme et douce, vous avez mis en fuite le petit oiseau, et réveillé l’enfant.

— Pia, je vous en prie, continuai-je avec insistance.

— Mon ami, dit Pia, de plus longues explications n’auraient rien de bon ni pour vous ni pour moi. Sachez en un mot que sir Edwards, eut-il tout l’or du Pérou et de la Californie, ne me tenterait pas. Mais entrons dans la prairie, nous serions moins exposés aux regards indiscrets des passants.

Quand nous fûmes dans la prairie nous longeâmes la haie d’aubépine, chassant devant nous les rouges-gorges attardés dans les branches. Au bout d’un instant je lui offris mon bras ; elle le prit et s’y appuya frémissante. Oh ! c’est un doux moment que celui où, pour la première fois, on sent à son bras la femme que l’on aime ! Nous étions déjà à l’extrémité de la haie, et nous n’avions pas encore repris notre conversation. Il est des situations où la bouche ne cherche plus les mots pour traduire les émotions de l’âme.

Durant ce temps-là, semblable à un jeune faon, qui s’éloigne de sa mère pour gambader et essayer ses forces, Nino courait à travers l’herbe humide de rosée. Il poursuivait les papillons et se désespérait de ne pouvoir les atteindre. Enfin il parvint à en prendre un, et tout triomphant, il vint nous le présenter comme nous retournions sur nos pas. Pia, le saisissant par les ailes et l’approchant de mon visage, me dit avec une grâce charmante et naïve :

— C’est ainsi que je voudrais pouvoir vous tenir, papillon volage ; je n’aurais plus à craindre de vous voir voltiger des Américaines aux Françaises.

— Reconnaissez que l’homme et la femme ainsi enchaînés n’auraient pas grand mérite à rester fidèles et sages. La vertu, pour être la vertu, a besoin d’un peu plus de liberté.

— Je le reconnais ; mais je me contenterais de vous voir vertueux sans le mérite, et surtout dans les dangers de la liberté.

— Folle ! repris-je, vous ayant ainsi à mon bras, ne suis-je pas lié à tout jamais ?

— Oh ! puissé-je marcher toujours ainsi dans la vie appuyée sur vous !

— Alors vous m’aimez bien, Pia ?

— Après ce que je fais pour vous, me le demander est étrange.

— N’importe, je veux entendre sortir de votre bouche ce doux mot : je vous aime !

— Eh ! bien, oui, Carlo, je vous aime. Mon âme est toute à vous depuis longtemps. Je ne vois que vous, je n’entends que vous, et c’est vous seul que mon âme désire.

— Qu’un baiser soit donc le gage et le sceau de notre bonheur à venir !

Aussi éperdue que moi de joie et d’amour la chère enfant reçut et rendit le baiser ; puis toute tremblante à mon bras elle chercha Nino du regard. L’enfant était encore à jouer dans la prairie ; il n’avait rien vu : mais comme s’il devait être une sauvegarde contre un plus grand danger, elle l’appela et le retint près de nous. Nous longeâmes encore deux fois la haie, sans nous dire grand’chose. Moi, j’étais frémissant, j’avais le feu dans les veines, et tous mes sens étaient bouleversés. Pia marchait la tête baissée. Tout à coup elle me dit :

— Les oiseaux sont immobiles et ne chantent plus.

— C’est pour mieux vous entendre et vous voir.

— Dites plutôt qu’ils m’ont trop vue et entendue ; ils se sont envolés… sans doute comme mon ange gardien.

— C’est moi qui serai désormais votre ange gardien et qui veillerai sur vous avec toute la sollicitude d’un ami, d’un frère, et tout l’amour d’un époux.

Alors elle leva ses yeux vers moi, et s’appuyant fortement sur mon bras elle me dit :

— Oh ! vous l’avez enfin prononcé ce mot enchanteur qui fait taire mes regrets. Comme une rosée céleste, il vient rafraîchir mon âme et relever mon espoir. Oui, n’est-ce pas, vous serez mon époux ; nous marcherons dans la vie fiers l’un de l’autre et unis pour toujours.

— Oui, ma belle Pia. Mais encore un baiser.

— Non, non, l’enfant est là.

Et quittant vivement mon bras, elle prit Nino par la main et se mit à courir avec lui jusqu’à ce qu’elle fût sortie de la prairie. Je les rejoignis, et nous gravîmes la colline jusqu’à la maisonnette de Peppina. Chemin faisant, j’adressai de doux reproches à Pia, mais au fond je me sentais heureux de son refus.

Peppina nous reçut avec sa bonté ordinaire. Plût à Dieu que ce jour-là je ne fusse pas rentré chez elle ! C’est de là que vient tout mon malheur.

À cet endroit de son récit Carlo Rinaldi s’arrêta un moment. Puis, passant la main sur son front soit pour en chasser une trop sombre pensée, soit pour mieux y fixer un souvenir, il reprit ainsi :

Le fait que je vais vous raconter pourra paraître insignifiant à bien des gens ; mais il a eu pour moi les plus tristes conséquences. C’est l’acte d’un fou, sans doute, mais il peut facilement s’expliquer par l’état où je me trouvais en ce moment. Ce qui venait de se passer entre Pia et moi avait étrangement surexcité tout mon être, et cependant en voyant Pia toujours calme et réservée, je faisais des efforts pour contenir l’expression de la joie et du bonheur qui m’enivraient. Et si je voulais m’approcher d’elle, son regard aussitôt m’arrêtait et semblait me dire : veillez donc un peu mieux sur vous ; on peut tout deviner. Cette contrainte agissait d’une manière déplorable sur mes nerfs.

Je causais et riais très gaiement avec Peppina, qui, par ses saillies et ses plaisanteries entretenait mon excitation nerveuse. Enfin cédant à un besoin irrésistible d’expansion, mouvement dans lequel il y avait aussi le désir de faire prendre le change à Peppina sur notre situation respective, je saisis celle-ci entre mes bras, et tandis que, surprise, elle riait et se débattait, je lui pris un baiser, je crois que, me trouvant à ce moment au milieu de la campagne j’aurais aussi bien embrassé un arbre : j’avais besoin d’affirmer par un fait extérieur quelconque l’amour qui débordait en moi.

Lorsqu’après ce court accès de délire je me retournai pour regarder Pia, je la vis immobile comme une statue, pâle comme une morte.

Je m’approchai, mais de sa main froide comme la glace, elle m’écarta sans prononcer une parole. Tous mes efforts pour la faire parler ou sourire restèrent impuissants. Elle voulut partir dans l’après-midi. Quand je lui proposai de l’accompagner jusqu’à la voiture, elle me regarda d’une façon si étrange, que je ne trouvai plus la force d’insister.

Mais me croyant bien inspiré, et espérant la contraindre à rester, je m’emparai de Nino, en disant :

— Eh ! bien, cet enfant ne partira pas avec vous !

— Cet enfant doit partir avec moi, monsieur ! répliqua-t-elle d’une voix froide et solennelle.

J’embrassai Nino avec une espèce de fureur désespérée, et le déposai à terre.

La pauvre petite créature tout étonnée tenait la main de Pia et la mienne et cherchait à m’entraîner. Je m’écriai des larmes dans la voix :

— Tu vois bien, Nino, qu’elle ne le veut pas.

— Ah ! signor Carlo, qu’avez-vous fait ? s’écria à son tour Peppina désolée, et se jetant au-devant de son amie : Pia, tu ne m’en veux pas au moins ? Donne-moi ta main, et disons-nous au revoir.

Pia tendit sa main et murmura : Adieu !

— Non, tu ne partiras pas ainsi, continua Peppina, je ne t’ai rien fait, moi. Je suis ton amie constante et dévouée. Tu ne me quitteras pas sans m’embrasser.

— T’embrasser ? jamais, entends-tu bien, jamais ! et elle fit un pas en arrière.

Elle était frappée au cœur.