Le Cadet de Colobrières/01

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Le Cadet de Colobrières
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LES ANCIENS


COUVENS DE PARIS.





PREMIER RÉCIT.
LE CADET DE COLOBRIÈRES.




I.

Sur la route d’Italie, et à une petite lieue de la frontière, vers l’endroit où le Var sépare la Provence du comté de Nice, l’on aperçoit, dans un paysage assez aride, les ruines d’un vieux château dont le mur de façade, encore debout, est percé de larges fenêtres qui se découpent à jour sur l’azur foncé du ciel. Une tour massive, et d’une architecture plus ancienne que le reste de l’édifice, domine ces décombres, et, sur le faite crénelé auquel le temps n’a fait que quelques brèches, l’on distingue comme une aiguille noirâtre, assez semblable à un vulgaire paratonnerre ; c’est le tronçon de la hampe qui soutenait jadis l’étendard seigneurial. La colline que couronnent ces ruines est couverte d’une végétation chétive et embaumée dont l’aspect ravirait un amateur de botanique, car les plantes rares qui distillent ces senteurs vertigineuses que le vent emporte souvent à travers de si grands espaces, et jusqu’à plusieurs lieues en mer, prospèrent sur ce roc, où ne saurait croître un grain de blé.

Il y a trois quarts de siècle que ce château et les terres qui l’environnent appartenaient à un bon gentilhomme, le baron de Colobrières, issu par les femmes d’une ancienne maison d’Italie qui comptait dans sa généalogie vingt cardinaux et un pape. La souche paternelle n’était pas moins illustre ; elle remontait à ce que l’on pourrait appeler les temps fabuleux du nobiliaire provençal. Malgré ces grandes origines, le baron Mathieu de Colobrières n’était rien moins qu’un opulent seigneur. Il avait pour armoiries un chardon de sinople sortant d’une tour fenestrée et maçonnée de sable, et l’on pouvait affirmer que c’étaient là des armes parlantes, car les terres de la baronnie étaient d’une stérilité passée en proverbe dans la contrée, où l’on disait en manière de dicton : A Colobrières, gerbes de chardons et champs de pierres. Les ancêtres du baron ayant aliéné peu à peu tous leurs droits seigneuriaux, il ne lui restait rien, que le manoir et les terres adjacentes, dont le revenu était des plus minces. Pas un seul des manans qui tiraient leur chapeau en passant devant l’écusson seigneurial sculpté sur la porte du château n’aurait voulu prendre à ferme la baronnie.

Le pauvre seigneur de Colobrières avait épousé une jeune demoiselle aussi noble et encore plus pauvre que lui, laquelle lui apporta pour toute dot et fortune la valeur d’une centaine d’écus en bagues et joyaux. Le ciel bénit surabondamment cette union. En quelques années, il en naquit quatorze enfans. Cette nombreuse lignée s’éleva véritablement à la grâce de Dieu. Les revenus du fief de Colobrières fournissaient à peine le pain quotidien ; quant au reste, il fallait y suppléer à force d’industrie et d’économie. La baronne n’avait jamais eu d’autre robe neuve que sa robe de noces ; elle s’habillait, ainsi que ses enfans, avec les vieilles étoffes qui garnissaient jadis les lits du château. Les petits gentilshommes usèrent de cette façon les tapisseries héréditaires, et les demoiselles portèrent, taillées en jupes et en casaquins, les rideaux brodés par leurs aïeules.

Le château de Colobrières ressemblait à une ruche d’où sortent chaque année les essaims que la demeure paternelle ne peut plus abriter ni nourrir. À mesure que les aînés grandissaient, ils prenaient parti et allaient chercher leur vie ailleurs. Le baron était trop pénétré des devoirs de son rang pour souffrir qu’aucun de ses enfans dérogeât. Malgré l’étroite nécessité où ils étaient réduits, aucun ne manqua à sa noblesse : sept jeunes Colobrières se firent moines ou entrèrent au service du roi, et cinq filles prirent l’habit de l’ordre de Notre-Dame de la Miséricorde, où l’on recevait sans dot les demoiselles de qualité. D’une si nombreuse famille, il ne resta plus enfin au château que les derniers nés, un fils et une fille, que le baron appelait en soupirant les appuis de sa vieillesse.

Gaston de Colobrières, ou, comme disaient les gens du pays, le cadet de Colobrières, était un beau jeune homme de vingt-cinq ans, hardi chasseur, fier et farouche au point de détourner la vue quand il rencontrait sur son chemin quelque fillette. Cet Hippolyte campagnard parcourait continuellement, son fusil sur l’épaule, les terres de la baronnie, lesquelles n’étaient fertiles qu’en gibier. Ce mode d’exploitation lui réussissait heureusement, car, sans la pièce de gibier qu’il apportait chaque jour au logis, les habitans de Colobrières auraient souvent mangé du pain sec, ou à peu près, à leurs quatre repas.

La dernière fille du baron. Mlle Anastasie, était une belle brune au regard mélancolique, au teint pâle. Elle avait de magnifiques cheveux noirs, des yeux dont la sombre prunelle chatoyait entre de longs cils relevés en pinceau ; elle avait de petites mains étroites et fines, une bouche rose qui laissait voir au moindre sourire des dents d’une blancheur nacrée. Pourtant le petit monde qui l’environnait ne s’était jamais avisé de la trouver jolie. Le dimanche, quand elle allait entendre la messe au village voisin, les manans la regardaient passer sans aucune admiration. Son père convenait bien qu’elle avait un certain air qui faisait reconnaître la demoiselle de qualité, mais sa mère observait avec tristesse cette brune pâleur de bohémienne qui la ternissait en quelque sorte ; la bonne dame l’eût mieux aimée d’une fraîcheur bien fleurie ; elle-même ne se doutait pas de sa beauté, et n’avait jamais conçu, en face de son miroir, la plus légère pensée d’orgueil ou de coquetterie.

La vie qu’on menait au château de Colobrières était tout-à-fait étroite et monotone. Les gentillâtres du voisinage ne frayaient pas avec le baron, qui ne se souciait pas de les avoir pour témoins de sa fière pauvreté. Toutes les relations se bornaient aux visites hebdomadaires d’un bon prêtre, qui desservait depuis quelque trente ans la cure d’un village peu éloigné de Colobrières. Jadis les seigneurs de Colobrières avaient eu des pages et des écuyers, il y avait même une des salles du château qu’on appelait encore la salle des gardes ; mais, à cette époque de décadence, toute la domesticité se réduisait à un vieux laquais qui négligeait tout-à-fait les fonctions de l’office et de l’antichambre pour s’adonner à la culture du jardin potager, et à une servante appelée Madeleine Panozon, et surnommée la Rousse, dont les attributions auraient été peu de chose, si elles s’étaient bornées à faire seulement la cuisine chez M. le baron ; mais la robuste fille soignait en outre tout le ménage, et aidait Mme la baronne à filer le linge de la famille.

L’architecture du château de Colobrières appartenait à diverses époques. La grosse tour qui formait comme le noyau de l’édifice était du style roman, massive, carrée, et percée d’ouvertures à plein cintre ; les corps de logis qui l’environnaient dataient de la renaissance. Un Colobrières, capitaine dans une compagnie d’aventuriers, ayant fait avec succès les grandes guerres d’Italie, et s’étant trouvé au sac de Rome, avait rapporté un gros butin de ses campagnes. Il releva le manoir héréditaire, y tint cour plénière avec une foule de bons compagnons, et mourut ne laissant à ses héritiers que ce beau château orné de tableaux et de meubles de prix. À l’époque où se passait l’histoire que nous allons raconter, les constructions modernes groupées autour du vieux donjon étaient déjà fort délabrées ; le mobilier s’était détérioré et avait en grande partie disparu en passant par les mains de cinq ou six générations, et il ne restait véritablement de l’antique splendeur des Colobrières que quelques débris passés à l’état de reliques, tels qu’un bahut incrusté de nacre et d’ivoire, où le baron tenait ses archives, une horloge à carillon, et six couverts d’argent aux armes de Colobrières. Depuis quelque cinquante ans, on n’avait fait aucune réparation à la toiture ni aux boiseries extérieures ; aussi les fenêtres étaient-elles pour la plupart dépourvues de vitres et de volets, et la pluie avait-elle effondré les planchers. Les appartemens du premier étage n’étaient plus habitables, et la famille s’était établie dans les pièces voûtées du rez-de-chaussée, qui offraient à peu près la température d’une cave, chaude en hiver, fraîche au cœur de l’été.

La chapelle était dans un état complet de délabrement, et depuis longues années la famille de Colobrières allait entendre la messe au village voisin. C’était une grande mortification pour la baronne, qui n’avait fait qu’un rêve ambitieux dans sa vie, celui de posséder une cinquantaine d’écus pour réparer la chapelle et d’y faire dire la messe les dimanches et fêtes par quelque frère mineur qu’elle convierait ensuite à dîner ; mais il n’y avait point d’apparence que les finances du baron pussent jamais fournir à une telle dépense, et la bonne dame se résignait à cette dure privation. Chaque dimanche, qu’il fit soleil ou mauvais temps, la famille partait à pied dans un certain costume auquel le changement de saison n’apportait guère de variations. Le baron portait un vieil habit mordoré, décent encore, mais dont les longs services étaient attestés par le lustre équivoque des coutures. Ses bas de filoselle, exactement tirés sur une jambe qui jadis avait dû n’être point mal tournée, descendaient dans de vastes souliers à boucles, et son tricorne pelé avait grand besoin d’être manié avec les plus grandes précautions. Mme de Colobrières le suivait en jupe de gros de Tours un peu fanée, avec un mantelet de taffetas qui datait de son mariage. Leurs enfans n’étaient parés que de leur bonne mine. Le jeune gentilhomme portait, comme les paysans, un habit de serge et un feutre grossier ; la jeune demoiselle avait un fourreau d’indienne brune, un fichu de mousseline à ramages, et une petite coiffe sur ses cheveux relevés en chignon. Le seul changement qui s’opérât de loin en loin dans cette humble parure consistait dans le ruban de la coiffe, qu’on se permettait de renouveler. Malgré cette gêne plus difficile cent fois à supporter qu’une pauvreté nue et avouée, le bon accord, une sorte de sérénité permanente, régnaient dans la famille de Colobrières. Les jeunes gens surtout vivaient sans désirs, sans prévisions inquiétantes, se contentant du peu qu’ils possédaient, et ne s’attristant jamais de la décadence de leur fortune et de leur maison.

Un lundi, seconde fête de Pentecôte, après la messe, tandis que la baronne et ses enfans regagnaient le château, le baron s’arrêta quelques momens sur la place du village, où des marchands forains avaient établi leurs baraques. C’était la fête du pays, et les marchands faisaient de grandes affaires avec leurs bagues de laiton, leurs croix de similor et leurs chapelets de verre. Le baron acheta une aune de ruban pour sa fille, et marchanda en soupirant une robe de chifarcani qu’il n’acheta point. Le même jour, à l’issue du diner, il ne se hâta point de quitter la table, comme de coutume, pour aller faire sa sieste, et il demeura appuyé au dossier de sa chaise, le regard fixe et plein de réflexions. Gaston et sa sœur s’étaient retirés à petit bruit, pensant que leurs parens sommeillaient aux deux côtés de la table.

Au lieu de dormir, le baron sifflotait entre ses dents, ce qui était chez lui le signe d’une profonde préoccupation, et il frappait tantôt sur son assiette, tantôt sur son verre vide. La baronne ne tarda pas à subir l’influence de cette musique ; ses yeux se fermèrent ; elle s’assoupit en cherchant dans sa pensée ce qui pouvait préoccuper ainsi son mari. Au bout d’une demi-heure de silence, le baron soupira bruyamment, et dit en levant les yeux au plafond :

— Aujourd’hui quelqu’un m’a donné des nouvelles d’Agathe de Colobrières.

— Plaît-il, monsieur ? s’écria la baronne en faisant un soubresaut sur sa chaise et en regardant son mari d’un air d’étonnement effaré.

— Je dis qu’à la foire un marchand colporteur m’a donné des nouvelles d’Agathe de Colobrières, répondit froidement le baron.

— Sainte Vierge ! Et que vous a-t-il appris ?

— Des choses auxquelles j’étais loin de m’attendre, certainement. Agathe a eu plus de bonheur qu’elle n’en méritait. D’abord cet homme, son mari, ce Maragnon, est mort.

La vieille dame se signa.

— Ensuite, reprit le baron, il a laissé une très grande fortune.

— Y a-t-il des enfans ? demanda la baronne tremblante d’émotion.

— Il y en a eu plusieurs ; mais de toute cette belle lignée des Maragnon, il ne reste qu’une fille.

— Et le marchand qui vous a raconté cela a vu Agathe, peut-être ?

— Il l’a vue, et elle lui a dit que, si elle l’osait, elle m’enverrait des complimens.

— Pauvre femme ! murmura Mme de Colobrières.

— Elle aurait pu me les envoyer ses complimens, je ne les aurais pas reçus ! s’écria le baron en frappant du poing sur la table. Malheureuse ! elle ose prononcer encore le nom de Colobrières !… Elle ! Mme Maragnon !….

— Elle songe à nous…. Elle nous aime toujours, murmura la baronne.

— Qu’est-ce que cela vous fait, madame ? répliqua le baron d’un air indigné ; qu’y a-t-il de commun à présent entre nous et cette femme ? Je regrette vraiment de vous en avoir parlé.

À ces mots, il se leva et sortit brusquement comme pour couper court à cet entretien. La baronne demeura seule et plongée dans de profondes réflexions. Depuis trente ans le nom d’Agathe de Colobrières n’avait pas été prononcé en sa présence. Il était défendu de parler d’elle dans ce château où elle était née, et Gaston, ainsi que sa jeune sœur, ignorait jusqu’à l’existence de cette femme. Pourtant, elle leur appartenait de près ; elle était la propre sœur, la sœur unique du baron de Colobrières.

Trente ans auparavant, Mlle de Colobrières habitait le château paternel, dont elle n’était jamais sortie. Elle atteignait l’âge mûr des filles. Ce n’était plus un de ces tendres boutons qui s’abritent timidement sous le feuillage, c’était une splendide rose au cœur épanoui, dont le premier souffle de vent disperse les pétales embaumés. Cette belle fille appartenait à une maison trop pauvre, trop noble et trop fière, pour qu’on songeât seulement à lui trouver un mari. Il fut décidé qu’elle entrerait dans un couvent ; mais, comme elle n’avait aucune vocation pour la vie religieuse, elle temporisa et demeura au château, même après la mort de ses parens et le mariage de son frère.

C’était pourtant chose décidée qu’elle entrerait en religion, et elle n’eut jamais la pensée d’exprimer un refus, peut-être parce qu’elle n’entrevoyait aucune chance de se soustraire à son sort. Seulement elle tombait parfois dans de grandes tristesses, et elle pleurait devant la baronne sans vouloir lui déclarer le sujet de ses larmes. La famille augmentait d’année en année. Le châtelain de Colobrières avait déjà six enfans, et la pauvre Agathe sentait bien qu’il fallait s’en aller et faire place à ces innocens. Ni le baron ni sa femme ne la pressaient d’accomplir sa résolution ; mais son entrée au couvent était considérée comme prochaine, et l’on en parlait tous les jours.

Sur ces entrefaites, il advint qu’un soir des marchands forains se présentèrent à la porte du château. Il faisait un temps horrible ; la pluie, qui tombait par torrens avait rompu les chemins, et ces braves gens ne pouvaient gagner le village où ils auraient trouvé un abri et un gite. Le baron leur ouvrit généreusement sa porte ; c’était à peu près tout ce qu’il pouvait faire pour eux. Ils s’installèrent dans une salle démeublée, non loin de l’écurie où ils avaient remisé les mulets qui portaient leurs ballots, et s’arrangèrent pour y passer la nuit.

La baronne les avait vus arriver de sa fenêtre ; le soir, à la veillée, elle dit à sa belle-sœur :

— Je dépenserais bien volontiers un écu de six francs avec ces marchands. Les enfans sont habillés pour la saison ; mais nous…. c’est une mortification d’aller à la messe avec nos coiffes unies et nos vieux fichus de lisard. Vous surtout, ma chère Agathe, vous auriez besoin d’un fichu neuf.

— À quoi bon, ma sœur ? répondit Mlle de Colobrières avec un soupir ; cela me servirait si peu de temps ; bientôt je n’aurai plus besoin de ces ajustemens.

— C’est égal, répondit la baronne. — Et regardant à la dérobée son mari, qui s’endormait devant la table, le nez sur un vieux nobiliaire dont il lisait chaque soir quelques lignes, elle ajouta d’un ton plus bas : — J’ai amassé quelques pièces de quinze sous ; je vais vous les remettre. Que votre frère n’en sache rien, surtout…. Tantôt, quand nous serons rentrés dans notre chambre, vous irez trouver ces marchands, et vous choisirez, vous achèterez.

Elle se leva à ces mots, alla chercher au fond de l’armoire où elle serrait ses effets les plus précieux une petite bourse de cuir assez flasque, et dit en la remettant à Mlle de Colobrières : — Il y a là-dedans six livres quinze sous ; allez doucement avec ces gens-là. Outre votre fichu et nos rubans, tâchez d’avoir deux aunes de gaze d’Italie pour nous faire des capelines et du taffetas vert pour recouvrir nos parasols. Vous aurez peut-être affaire à des juifs, faites bien attention. Enfin, je me fie à vous pour dépenser prudemment cet argent.

— Soyez tranquille, ma sœur, répondit Agathe en prenant la bourse avec un faible sourire. Tenez, voilà mon frère qui rouvre les yeux et tourne la page de son livre ; emmenez-le si vous voulez que j’aille bien vite faire vos emplettes.

Bientôt le baron et sa femme se retirèrent dans leur grande chambre, dont les fenêtres à moitié dégarnies de vitres laissaient passer un petit vent frais qui éteignait les lumières. De son côté, Mlle de Colobrières rentra dans la chambrette où elle couchait. Cette pièce, qui faisait suite à plusieurs salles fort vastes, avait dû servir jadis d’oratoire aux châtelaines de Colobrières. Des têtes de chérubins encadrées de guirlandes enlaçaient leurs ailes au plafond, et partout figurait orgueilleusement l’écusson au chardon de sinople sortant de la tour maçonnée de sable. Une croix d’un précieux travail, mais dont les délicates incrustations étaient fort dégradées, s’élevait au-dessus d’un prie-dieu vermoulu aux angles duquel ressortaient des visages de saints au nez ébréché. Le lit, un lit étroit, posé sur des tréteaux et recouvert d’une vaste courte-pointe de soie fanée, faisait face à une table dont l’unique tiroir contenait tout ce que possédait en ce monde Agathe de Colobrières, c’est-à-dire son mince trousseau de jeune fille, quelques livres de piété et une petite croix d’or émaillé qu’elle tenait de sa mère. La pauvre demoiselle n’avait guère manié de métal monnayé dans sa vie, et elle n’aurait pu joindre un rouge liard à la somme amassée par la baronne. En entrant dans sa chambre, elle jeta la bourse sur la table, et s’assit pensive ; elle songeait à toutes les choses que procure l’argent ; elle rêvait à la toute-puissance de cette vile et précieuse matière. L’argent, pour elle, c’était la réalisation de tous ses vœux, de toutes ses chimères ; c’était le bonheur, c’était la liberté. Elle souleva la bourse et la secoua en murmurant avec un long soupir : — Si je possédais vingt ou trente mille de ces petites pièces, comme on serait heureux ici ! Je ferais réparer le château ; nous aurions tous des habits neufs à chaque saison. Les greniers seraient remplis de bonnes provisions…. On ne serait jamais inquiet pour le lendemain ; on pourrait donner quelque chose aux pauvres, et je n’entrerais pas au couvent… mais je n’ai rien, rien… et je ne peux pas travailler pour gagner ma vie… Il faut que j’aille là où la miséricorde du bon Dieu me fait trouver le pain et le vêtement.

Elle ouvrit la bourse, et fit glisser sur sa main la monnaie qu’elle contenait ; puis, la resserrant après l’avoir considérée, elle ajouta avec amertume : — Qu’est-ce que cela pour les nécessités qu’il y a ici ? c’est comme la goutte d’eau qui tombe sur une terre calcinée…. Si cet argent était à moi, je ne le dépenserais pas, je le jetterais au premier pauvre qui s’arrêterait à la porte du château. — L’horloge sonna neuf heures en ce moment. Agathe jugea qu’il était temps de descendre. Elle était trop fière et trop bien élevée pour avoir seulement la pensée d’aller toute seule trouver les marchands colporteurs, et, passant dans la chambre où dormaient les enfans, elle réveilla doucement l’aînée, qui était sa filleule et sa favorite. La petite fille fut bientôt prête ; sa tante la prit par la main, et toutes deux descendirent à pas de loup.

La salle où s’étaient réfugiés les marchands était une vaste pièce qui avait conservé quelques traces de sa destination primitive. Sans doute elle avait vu jadis de splendides et joyeux festins ; l’on apercevait encore çà et là sur les panneaux des cornes d’abondance enlacées à des guirlandes de roses, et des têtes de satyres riaient jusqu’aux oreilles à chaque coin de la haute cheminée, dont le chambranle était orné d’une figure de Bacchus sculptée en plein relief au milieu de la foule d’attributs qui caractérisent le dieu des buveurs. Mais il n’y avait plus trace d’ameublement dans cette salle à manger abandonnée depuis un siècle ; la mousse qui verdissait les pavés de marbre remplaçait les tapis, et les araignées filaient d’impalpables rideaux devant les fenêtres à moitié brisées. Les hôtes temporaires de ce séjour délabré s’y étaient arrangés avec l’industrie particulière aux gens sujets à entreprendre de longs et incommodes voyages. Ils avaient improvisé une espèce de mobilier avec leurs effets ; deux malles rapprochées et recouvertes d’un tapis servaient de table ; des ballots remplaçaient les sièges, et une de ces grosses lanternes de toile que les rouliers suspendent la nuit au timon de leur charrette éclairait suffisamment la salle.

Agathe de Colobrières heurta un petit coup et entra tenant par la main sa jeune nièce, l’autre main cachée dans les profondeurs de la poche où elle avait mis les économies de la baronne. S’il se fût agi de se présenter ainsi devant des gens de sa qualité, elle aurait éprouvé un insurmontable embarras, elle aurait été bien gauche et bien troublée ; mais elle ne se mettait point en peine pour aborder ces petites gens, et, faisant une légère inclination de tête, elle leur dit simplement : — Bonsoir, Peut-on, sans vous déranger, voir vos marchandises ?

Le négociant ambulant se leva un peu surpris à l’aspect de cette belle fille qui s’était arrêtée au milieu de la salle d’un air fier, indifférent et modeste, attendant qu’il étalât sa pacotille. Bien qu’elle ne portât qu’une assez méchante robe de droguet, elle avait la démarche d’une princesse, et l’orgueil de sa race était comme empreint sur son front large et découvert. Le marchand s’inclina respectueusement, et dit en avançant un des ballots qui remplaçaient les fauteuils : — Madame, daignez prendre la peine de vous asseoir. Si vous m’eussiez fait demander, je me serais rendu à vos ordres… À l’instant je vais déballer les dentelles, les soieries, ce que j’ai de mieux. — Montrez-moi les fichus et les rubans, répondit Agathe en s’asseyant sur le siège improvisé et en retenant sur ses genoux l’enfant qui commençait à regarder autour d’elle d’un œil curieux. Mlle de Colobrières elle-même se prit à observer avec quelque surprise tout ce qui l’environnait. Les ballots de marchandises formaient une pile régulière au fond de la salle, et derrière cette espèce de paravent un homme dormait roulé dans son manteau de voyage. Ses éperons d’argent reluisaient dans la pénombre, et son fusil, droit contre le mur, était à portée de sa main. Cette mesure de précaution semblait motivée par le mauvais état des serrures du château et l’importance des valeurs contenues dans une valise placée sur la table. Au moment où Agathe était entrée, le marchand mettait sans doute en ordre sa comptabilité ; un portefeuille de maroquin dont les pages étaient barbouillées de chiffres était ouvert à côté de la valise, des flancs de laquelle s’échappaient des poignées d’écus de six livres entremêlés de louis d’or. Le propriétaire de cette grosse bourse était un homme encore jeune et d’agréable figure ; il ne paraissait pas au-dessus de sa condition pour le langage et les manières, mais il y avait dans sa physionomie quelque chose d’intelligent et de décidé qui lui tenait lieu de distinction. Il rejeta dans la valise, d’une main indifférente, toute cette belle monnaie dont la vue étonnait Agathe, et se mit à déployer ses fichus et ses rubans. Jamais Mlle de Colobrières n’avait vu de si magnifiques chiffons : il y avait des fichus de cambrasine de Smyrne et de satin des Indes brodés de fleurs, de papillons et d’oiseaux ; il y avait des rubans de toutes couleurs lamés d’or et d’argent. La petite fille faisait des cris de joie en voyant toutes ces belles choses ; Agathe les considérait d’un regard ébloui et gardait le silence : elle était un peu embarrassée de déclarer que tout cela était trop beau pour elle. Le marchand ne devina pas apparemment le motif de ce silence et de cette hésitation, car il dit en repoussant ses cartons ouverts : — J’ai peut-être quelque chose de mieux encore.

— Ne cherchez plus, ce n’est pas la peine, répondit Agathe avec un soupir et en tirant du fond de sa poche la petite bourse ; je voudrais seulement un fichu bien simple, quelque chose d’uni et à bon marché. Tout ce que vous me montrez là est trop élégant.

— Il ne peut rien y avoir au contraire d’assez élégant pour vous, madame la baronne, répliqua poliment le marchand.

— Je ne suis point Mlle de Colobrières, répondit Agathe en rougissant ; je suis sa belle-sœur. Il ne serait pas séant à une demoiselle de porter des parures si riches.

— Oh ! Ma tante, rien qu’une fois faites-vous belle ! s’écria naïvement la petite fille ; cela ne vous est jamais arrivé, ni à nous autres non plus.

— Quand on demeure toute l’année à la campagne, on n’a pas besoin de toutes ces parures, interrompit Mlle de Colobrières en se hâtant de couper court aux observations de l’enfant ; mais l’obstinée petite fille, excitée par la vue de toutes les belles choses que le marchand continuait à déployer sous ses yeux, s’écria avec volubilité :

— Nous aurions bien besoin d’acheter tout cela, au contraire ; alors Nanon, la fille du gabelou, ne ferait plus tant la fière à la messe, quand elle passe devant notre banc avec sa robe de siamoise et sa coiffe à papillon. Nous serions vêtues de neuf comme elle, tandis qu’il faut rapiécer tous les samedis nos habits du dimanche.

Un sentiment d’orgueil puéril et naïf fit monter la rougeur au front d’Agathe, elle imposa silence à la petite fille d’un air confus ; mais, surmontant presque aussitôt cette impression, elle repoussa d’une main les cartons de soieries, jeta de l’autre sa légère bourse sur la table, et dit d’un air de dignité triste :

— Nous ne sommes pas riches ; voilà tout ce que je peux dépenser aujourd’hui.

— N’importe, mademoiselle, répondit vivement le marchand ; faites-moi l’honneur de choisir tout ce qui sera à votre convenance ; vous paierez plus tard.

Agathe secoua la tête avec un geste de remerciement et de refus ; mais le marchand insista :

— Vous acquitterez cette petite dette dans un an, si cela vous convient, mademoiselle, lui dit-il ; dans un an je reviendrai ici.

— Alors je n’y serai plus, répondit Mlle de Colobrières d’un ton mélancolique ; là où je vais, on n’a plus besoin de pompons et de fichus de soie, l’on a une robe de laine noire qui dure toute l’année, et un voile qu’on ne change jamais.

— Vous entrez au couvent, mademoiselle ? dit le marchand avec une expression contenue de surprise et d’intérêt.

— Oui, bientôt, et réellement je n’ai pas besoin de toutes ces parures, répondit-elle toujours du même ton triste et résigné ; cherchez, je vous prie, pour moi, ce que vous avez de plus simple.

Le colporteur alla, pour la satisfaire, ouvrir un ballot rangé au fond de la salle. Tandis qu’il cherchait, Agathe s’amusait à regarder les marchandises entassées devant elle. Parmi les coffrets, les cartons et les assortimens de mercerie, elle avisa un portefeuille qu’elle se mit à parcourir avec curiosité. C’était une collection d’assez belles gravures. La plupart représentaient des scènes gracieuses, des bergeries où les amours joufflus et les tendres déités de l’Olympe se jouaient avec de mignardes pastourelles et d’innocens bergers ornés de rubans roses ; mais au milieu de ces compositions galantes et champêtres il s’en trouva une d’un genre différent, et qui frappa singulièrement Mlle de Colobrières. L’artiste, saisi d’une lugubre inspiration, avait peint dans toute son horreur une scène de la vie cloîtrée. Entre les murs humides d’un caveau qu’éclairait à peine une lampe près de s’éteindre, on voyait une religieuse couchée sur son lit de paille. Elle expirait au fond de l’in-pace, et ses mains débiles, ses yeux atones, se tournaient vers le ciel avec une expression indicible ; comme le roi-prophète, elle semblait s’écrier du fond de cet abîme et implorer sans espoir les miséricordes divines.

Agathe considéra cette funèbre image d’un regard épouvanté ; tout ce qu’il y avait dans son ame de répugnance pour la vie monastique, d’horreur pour les vœux qu’elle allait prononcer, se réveilla violemment. Elle laissa tomber la gravure sur ses genoux et fondit en larmes. Le marchand revint vers elle à ce moment. À la vue de l’estampe, il comprit le motif de cette explosion de douleur, et dit d’une voix émue : — Vous allez entrer au couvent, mademoiselle ? C’est un terrible parti, si vous n’êtes pas appelée par une grande vocation. Pardonnez si j’ose avoir un avis sur ce qui vous concerne ; mais il me semble que vous commettrez un crime contre vous-même en vous enterrant ainsi vivante. Quels regrets vous éprouverez peut-être un jour !

— Des regrets ! j’en ai déjà ! s’écria Mlle de Colobrières, dont les sentimens si long-temps contenus achevèrent de déborder. La vie du couvent me répugne, l’avenir m’épouvante ; mais il faut que je subisse mon sort.

— Vous avez un père, une mère, qui exigent ce sacrifice ?

— Non ; mes parens sont morts.

— Eh bien ! alors, qui vous le commande ?

— La nécessité, répondit Agathe avec amertume. Pour une fille noble et pauvre, il n’y a pas d’autre asile sur la terre que le couvent : c’est là que la plupart des femmes de notre famille sont allées s’ensevelir à la fleur de leur âge. Il y a long-temps que les Colobrières, n’ayant plus de fortune pour soutenir leur rang, nous sacrifient ainsi. Hélas ! pourquoi Dieu, vers lequel nous allons malgré nous, ne nous prend-il pas au berceau, lorsque nos cœurs innocens n’ont encore aucun attachement à ce monde ?

Tandis qu’Agathe parlait ainsi en élevant vers le ciel ses beaux yeux noyés de larmes, le marchand la considérait avec une expression singulière. Cet homme était réellement au-dessus de sa vulgaire condition ; c’était une de ces natures promptes et hardies, dont les résolutions sont soudaines, les volontés puissantes, et qui triomphent par leur audacieux bon sens des situations les plus difficiles. C’était à ces qualités que Pierre Maragnon devait déjà une fortune acquise dans de chanceuses spéculations. À l’aspect de cette belle fille, de cette noble demoiselle qui baissait en ce moment devant lui ses yeux pleins de larmes et semblait confuse de s’être laissé aller devant un inconnu à ce mouvement de douleur, d’avoir osé parler de ses secrètes angoisses, Pierre Maragnon avait compris que ce mouvement d’abandon pouvait décider de l’avenir, de la destinée de tous deux : une idée presque insensée s’était tout à coup présentée à son esprit. Avec la promptitude, l’énergique sang-froid qu’il apportait dans toutes ses entreprises, il calcula les chances de cette situation ; elles lui semblèrent favorables, et il osa concevoir une espérance, un dessein, le dessein d’emmener Mlle de Colobrières et d’en faire sa femme, sa femme à lui, Pierre Maragnon. Pour quiconque aurait lu en ce moment dans l’esprit d’Agathe, cette idée eût été le comble de la présomption et de la folie. La pauvre demoiselle ne prenait pas garde seulement à celui qui arrêtait sur ses beaux yeux baissés un regard si pénétrant et si profond. Pour l’indigente petite-fille des barons de Colobrières, un marchand, un roturier n’était pas un homme, et Pierre Maragnon lui inspirait une bienveillance hautaine plus mortifiante peut-être pour celui qui en était l’objet qu’une parfaite indifférence. Il fallait d’abord réduire cet orgueil instinctif, briser ce long préjugé en l’attaquant sans détours et sans ménagemens ; Pierre Maragnon s’y décida, au risque d’encourir dès le premier mot le courroux d’Agathe.

— Mademoiselle, lui dit-il d’un ton respectueux et calme, vous allez me trouver bien hardi ; mais, après vous avoir manifesté mon sentiment sur votre situation, je crois devoir encore vous donner un conseil : résignez-vous à tout au monde plutôt que d’entrer au couvent. Vous ne pouvez rester dans votre famille, elle est trop pauvre pour vous garder ; eh bien ! quittez-la et allez vivre ailleurs. Travaillez, s’il le faut ; ce n’est ni un déshonneur, ni même un malheur : ne vaut-il pas mieux un travail pénible, continuel, avec la liberté, que l’oisiveté entre les quatre murs, d’une cellule, d’une prison d’où l’on ne doit sortir ni vivante ni morte ?

— C’est vrai ce que vous dites là, répondit Mlle de Colobrières étonnée, mais non révoltée d’un tel langage. Si je pouvais renier ma noblesse et renoncer à mon nom, dès demain, dès à présent mon parti serait pris ; j’irais vivre n’importe où du travail de mes mains plutôt que de me faire religieuse.

— Eh ! qui vous en empêche, mademoiselle ? dit hardiment Pierre Maragnon. Avec un peu de courage et de résolution, vous descendriez de ce rang qui vous impose un si terrible sacrifice ; vous deviendriez une petite bourgeoise. Vous n’avez d’autre refuge que le couvent, parce que vous êtes trop pauvre pour épouser un homme de votre condition ; mais un roturier s’estimerait heureux de vous épouser sans dot.

— Jamais un homme sans naissance n’oserait me demander en mariage, répondit naïvement Agathe.

— La situation où vous êtes peut donner à quelqu’un cette audace, dit le marchand d’un ton grave et en regardant fixement Mlle de Colobrières.

Elle le comprit. Ses joues devinrent pourpres ; un éclair de fierté, d’indignation peut-être, brilla dans ses yeux ; mais ce mouvement du sang passa aussitôt : elle ne répondit pas et demeura pensive. Lorsque Pierre Maragnon la vit réfléchir ainsi, il jugea que son triomphe était certain. Dissimulant sa joie et le sentiment très vif qui déjà remplissait son ame, il se prit à raisonner derechef sur le sort des jeunes filles cloitrées sans vocation. Bien que sa jeunesse et sa bonne mine dussent lui inspirer une certaine confiance, il fut assez habile pour ne tenter aucune séduction vulgaire ; il ne parla point de ce qui se passait dans son cœur ; il sut contenir l’admiration mêlée de respect et de tendresse que lui avait tout à coup inspirée la beauté d’Agathe, et il se mit à discourir sur la possibilité d’une alliance entre un roturier enrichi et la descendante d’une famille illustre et complètement ruinée. Il expliqua nettement sa position ; elle était prospère. Orphelin dès son enfance, il devait à son travail, à son activité, une fortune qui représentait dix fois la valeur du château de Colobrières et terres adjacentes. Agathe l’écoutait confuse et tentée, non par son cœur, mais par sa raison, qui lui disait qu’après tout il vaudrait mieux, devenir la femme de ce marchand que de s’enfermer dans un cloître pour le reste de ses jours.

La petite fille s’était endormie sur les genoux de sa jeune tante ; tout reposait dans le vieux manoir. Le châtelain de Colobrières, loin de se douter de l’affront dont il était menacé, sommeillait près de sa femme, et rêvait qu’il trouvait sous son chevet un beau sac d’écus avec lesquels il faisait réparer le château et s’achetait un habit neuf. Mlle de Colobrières et Pierre Maragnon eurent tout le temps de se parler et de s’entendre ; lorsque l’horloge sonna minuit, ils étaient encore ensemble. Agathe n’était point décidée pourtant. À mesure que cette situation se prolongeait, elle sentait davantage l’importance du consentement ou du refus qu’elle allait prononcer. Pâle, oppressée, tremblante, elle se taisait ou ne répondait que par des monosyllabes mêlés de soupirs aux raisons pressantes de Pierre Maragnon, qui tâchait de la déterminer ; mais, pendant ces longs pourparlers, il avait fait un progrès immense : sans s’en apercevoir, Mlle de Colobrières arrivait à le traiter d’égal à égal, et plus d’une fois elle l’avait appelé monsieur. Enfin, ne pouvant se résoudre encore, elle lui dit :

— Dans le trouble d’esprit où tout ceci me jette, monsieur, je ne puis rien décider. J’ai besoin d’être seule, de me recueillir en moi-même, de prier Dieu avant de vous répondre ; je vous demande quelques heures. La nuit est avancée déjà, et vous repartez demain matin ; eh bien ! dès que la première clarté de l’aube paraîtra là-bas, derrière les collines, ma résolution sera prise. Si vous ne me voyez pas revenir. quittez sur-le-champ ce château, car je me serai résignée à mon sort…

Elle s’était levée. Pierre Maragnon lui dit alors d’un ton soumis et pénétré : — Votre salut ou votre perte sont entre vos mains, mademoiselle ; que le ciel vous inspire et vous ramène ici demain matin !

Agathe souleva dans ses bras la petite fille endormie, et sortit lentement. Il lui fallait traverser une partie du château pour regagner sa chambre. Le silence de la nuit, les pâles clartés de la lune qui formait sur les parquets disjoints des cadres lumineux, donnaient à ces vastes salles, depuis long-temps inhabitées, un aspect lugubre et désolé qui frappa Mlle de Colobrières ; elle jeta autour d’elle un long regard, comme pour constater la décadence, la ruine entière de sa maison, et passa outre en réfléchissant sur cette orgueilleuse misère, sur le douloureux contraste d’une si étroite indigence avec cette haute noblesse, sa seule et funeste dot. En rentrant dans sa chambrette, elle déposa l’enfant sur le lit, et s’assit pensive devant le prie-dieu. Sa lampe, qu’elle avait laissée allumée, ne jetait plus qu’une lueur vacillante sur les boiseries noirâtres qui se découpaient sur le fond terne des lambris. Au milieu du silence universel, on entendait l’invisible ciron qui travaillait sourdement dans le bois, et poursuivait la lente destruction de ces jolies sculptures creusées dans le chêne ou le noyer. Par momens, le bruit de l’insecte rongeur était interrompu par de légers frôlemens ; c’étaient les souris affamées qui trottaient derrière les panneaux, et faisaient tomber le plâtre humide des vieux murs. On était à la fin d’octobre ; déjà la mauvaise saison faisait sentir son âpre influence, et, à mesure que la nuit avançait, un air plus froid pénétrait dans la chambre à travers les ais délabrés de la fenêtre, et faisait frissonner Agathe. La pauvre fille s’était mise à genoux, elle voulait prier ; mais, tandis que son cœur essayait de s’élever vers Dieu, son esprit demeurait livré aux tourmens de la réflexion. Comme toutes les personnes qu’aucune passion, aucun sentiment vif n’entraîne, elle demeurait incertaine, épouvantée, devant les deux partis entre lesquels il fallait opter, et tremblait, quoi qu’elle fît, de s’en repentir le lendemain. Si elle eût trouvé autour d’elle plus de sympathie et de tendresse, l’amour de la famille l’eût emporté en ce moment ; elle aurait songé à la désolation, à la honte qu’une mésalliance jetterait sur sa maison ; mais le baron ne prenait pas grand intérêt à son sort ; tout ce qu’il y avait en lui de sentimens affectueux était absorbé par les gentils marmots dont le nombre s’accroissait chaque année. Lorsque tous ces jolis enfans s’ébattaient autour de lui, il devenait soucieux, comme le bûcheron dans le conte du Petit Poucet, et calculait qu’il élèverait plus aisément sa nichée lorsqu’il serait débarrassé de la pauvre Agathe. La baronne était une digne femme, mais les embarras d’une existence si gênée la rendaient égoïste, et la forçaient à des combinaisons qui, chez une nature moins bonne, eussent dégénéré aussi en sordides calculs. Mlle de Colobrières sentait bien tout cela, et c’était cette humiliante et douloureuse certitude qui lui faisait envisager sans effroi la colère, l’indignation des siens à la nouvelle inouie de son mariage. Elle balançait encore pourtant : comme il arrive souvent dans les circonstances les plus importantes de la vie, ce fut un incident puéril qui la décida. Tandis qu’elle était livrée à ces angoisses, et qu’elle observait avec effroi, à travers les volets, le crépuscule qui déjà se répandait à l’horizon, l’enfant, couchée sur le lit, s’agita et soupira, poursuivie par quelque mauvais rêve. Agathe vint auprès d’elle, la releva doucement sur l’oreiller, et baisa ses joues fraîches en les baignant de larmes. Ce mouvement éveilla la petite fille, qui lui passa instinctivement les bras au cou en murmurant : — Ma tante, montrez-moi donc tout ce que le marchand vous a vendu ce soir.

— Je n’ai rien acheté, répondit Agathe ; allons ! dors ! Veux-tu que je te ramène dans l’autre chambre avec tes frères ?

— Non ; je veux rester ici, dit l’enfant en regardant autour d’elle ; ma mère m’a promis que cette chambre serait la mienne, parce que je suis l’ainée.

— Ah ! fit Mlle de Colobrières, et elle t’a dit que tu l’aurais bientôt ?

— Tout de suite, dès que vous serez au couvent, répondit-elle avec le naïf égoïsme que les enfans apportent dans toutes leurs petites combinaisons.

— Au couvent !.. je n’irai pas !.. et je te laisse ma chambre, Euphémie !.. dit Mlle de Colobrières en se relevant vivement.

L’enfant était retombée sur l’oreiller ; une minute après, elle s’était rendormie. Agathe prit dans le tiroir qui renfermait tout ce qu’elle possédait — sa petite croix émaillée, son livre de prières ; puis elle ouvrit doucement sa chambre, traversa le château d’un pas ferme et rapide, et descendit dans la cour. Depuis que le jour avait commencé à poindre, Pierre Maragnon attendait, les yeux tournés vers la grande porte. Sans doute, il avait craint et tremblé dans son ame qu’elle ne se rouvrît pas ; car ses traits altérés, la pâleur de son visage, décelaient une nuit d’inquiétude et d’anxiété. À l’aspect de Mlle de Colobrières, il devint encore plus pâle, et il sentit comme un vertige d’orgueil et de joie lui monter du cœur au cerveau ; mais, dominant aussitôt cette violente émotion, il vint au-devant de Mlle de Colobrières, et lui dit d’un ton tranquille, avec le même respect que s’il eût parlé à une reine : — Mademoiselle, nous allons partir sur-le-champ si c’est votre volonté ; dans quatre heures, vous serez à Antibes ; pour ce que nous devrons faire ensuite, vous me donnerez vos ordres.

— Allons, monsieur, répondit Agathe d’une voix oppressée et d’un ton modeste et résolu tout à la fois ; mais, au lieu de nous rendre directement à Antibes, il faut passer par le village de Saint-Peyre, et nous y arrêter une heure.

Les mules étaient déjà chargées, et les deux valets qui les conduisaient les avaient rangées en file hors de l’enceinte du château. Un grand jeune homme, celui-là même qui dormait, son fusil à portée de la main, lorsque Agathe était venue le soir précédent, se tenait discrètement dehors, le pied dans l’étrier ; sa ressemblance avec Pierre Maragnon annonçait suffisamment qu’ils étaient du même sang et portaient le même nom.

Sur un signe du marchand, la petite caravane se mit en route. Agathe était encore dans la salle ; elle considérait divers objets disposés symétriquement sur l’embrasure intérieure d’une fenêtre comme sur une table ; c’étaient des fichus, des dentelles, des étoffes. Au milieu de toutes ces belles choses et placé de manière à frapper d’abord les regards, il y avait un papier sur lequel était écrit : De la part de Mlle de Colobrières ! La petite bourse qui contenait les six livres quinze sous, fruit des économies de la baronne, avait été placée sous le papier. — C’est votre présent de noces, mademoiselle ; je me suis permis de le faire en votre nom, dit le marchand.

— Ces pauvres enfans seront du moins habillés de neuf une fois dans leur vie ! murmura Agathe en remerciant Pierre Maragnon du regard. — Puis, elle ajouta vivement : Partons !…

Le marchand amena sa monture, un robuste cheval, capable de porter les quatre fils Aimon ; il le monta hardiment en prenant en croupe Mlle de Colobrières, et partit au grand trot. Déjà la caravane avait disparu au détour du chemin, mais l’on entendait en avant le pas pressé des mules et le tintement des clochettes qu’elles portaient en collier.

En arrivant au bas de la colline et avant d’entrer dans le chemin sinueux qui conduisait à Colobrières, Agathe se retourna et jeta un dernier regard sur le château de ses pères, un regard amer, douloureux et attendri, qui exprimait tous les sentimens de son ame. — Adieu ! dit-elle mentalement ; adieu, noble demeure d’où la pauvreté me chasse ! S’il m’eût été permis de passer tristement et solitairement ma vie à l’abri de ces murs ruinés, si l’on m’eût laissé une petite place au foyer paternel et le droit de m’asseoir à la table indigente où je n’aurais peut-être pas trouvé le pain de chaque jour, je n’aurais pas abandonné ma famille et renié mon nom….

Ces pensées, cet éternel adieu, étaient mêlés de larmes silencieuses que Mlle de Colobrières essuyait d’une main, tandis que son autre main, passée au bras de Pierre Maragnon, s’y retenait instinctivement par une craintive étreinte. Le marchand, fier comme un monarque, chevauchait la tête haute, le cœur joyeux, rêvant au bonheur et à l’honneur qui l’attendait. Une fois hors de vue du château de Colobrières, il mit son cheval au pas, et prit la liberté de demandera Agathe si elle avait quelque dessein en allant à Saint-Peyre.

— Le dessein de me marier avec vous aujourd’hui même, répondit-elle simplement.

Ces paroles firent tressaillir intérieurement Pierre Maragnon. Dans son ravissement, il fut près de porter à ses lèvres la petite main qui serrait sa manche de ratine verte ; mais, retenant l’expression de ses sentimens, il se borna à répondre du ton le plus respectueux : — Je n’aurais pas osé prendre sur moi de vous presser à ce sujet, mademoiselle ; pourtant je pensais que dans votre position le parti le plus convenable que vous pussiez prendre était de ne pas différer l’honneur que vous voulez me faire, et votre résolution me comble de joie. Si vous voulez, nous laisserons mon monde aller au petit pas, et nous prendrons les devans pour arriver les premiers.

— Oui, c’est une bonne idée, répondit Agathe ; il faudrait arriver à Saint-Peyre avant l’heure de la messe.

Le marchand donna de l’éperon à son cheval, et, le détournant de la route, il le lança à travers champs ; de cette manière, il eut bientôt dépassé la caravane, qui défilait posément entre deux ornières si profondes, que les gens mal intentionnés auraient pu s’y mettre en embuscade. Agathe, un peu effrayée de la vive allure du cheval, retirait sous sa jupe ses pieds mignons, et étreignait des deux bras son cavalier, lequel ne ressemblait pas mal, en ce moment, à Pierre de Provence enlevant la belle Maguelone.

Il était environ sept heures du matin lorsque le jeune couple arriva devant l’église de Saint-Peyre : déjà le sacristain avait sonné le premier coup de la messe ; mais la population villageoise était aux champs, et il n’y avait sur le parvis que deux ou trois vieillards qui se chauffaient au soleil. Le marchand attacha son cheval à la claire-voie qui entourait le jardinet du presbytère, et suivit Mlle de Colobrières dans l’église ; tous deux s’agenouillèrent à l’entrée de la nef déserte ; puis Agathe, faisant signe à Pierre Maragnon de l’attendre, se dirigea vers la sacristie. Déjà le curé revêtait ses ornemens, assisté du garçonnet qui devait servir la messe ; c’était un jeune prêtre assez lettré, d’une piété tolérante et d’une grande vertu. De loin en loin, en visitant ses ouailles, il était allé au château de Colobrières, et Agathe était bien connue de lui. — Que la bénédiction du ciel soit sur vous, mademoiselle ! Est-ce qu’il est arrivé quelque malheur à Colobrières ? s’écria-t-il à l’aspect d’Agathe, qui s’avançait vers lui toute pâle et agitée.

— Non, monsieur le curé, répondit-elle ; c’est moi que la chose regarde, et je viens vous prier de m’entendre sur-le-champ en confession.

Le curé, fort étonné, fit signe à son petit clerc de se retirer, et s’assit après avoir fermé la porte de la sacristie. Alors Mlle de Colobriéres se mit à genoux, et, après lui avoir raconté ce qui s’était passé la nuit précédente, elle lui déclara sa résolution et le dessein avec lequel elle était venue le trouver. Le cas était étrange, embarrassant. Mlle de Colobrières, étant orpheline et majeure, pouvait se marier à son gré ; mais sa famille avait à la rigueur les moyens d’attaquer cette mésalliance : il fallait d’ailleurs accomplir préalablement les formalités exigées, sauf les cas exceptionnels, par les lois ecclésiastiques. Le bon prêtre refusa d’abord ; peut-être espérait-il qu’Agathe renoncerait à sa résolution, et se laisserait ramener sans scandale et sans bruit à Colobrières. Au premier mot qu’il lui en toucha, elle se releva et lui dit d’un ton ferme : — Non, monsieur le curé, je n’ai pas fait ce pas pour reculer, je suivrai Pierre Maragnon où il lui plaira de me conduire, et il m’épousera quand il voudra ; mais c’est pour vous un cas de conscience de me laisser partir ainsi : puisque j’ai résolu de m’en aller avec lui, ne vaudrait-il pas mieux que ce fût comme sa femme que comme sa maîtresse qu’il m’emmenât ? Hélas ! si nous faisons une telle faute l’un et l’autre, c’est bien malgré nous.

Cette espèce de raisonnement alarma le curé. C’était un homme vraiment religieux, d’une conscience timorée, d’un caractère droit et décidé.

— Mademoiselle, dit-il après réflexion, je consens à vous marier ; que Dieu vous fasse la grâce de vivre ensuite sans regret, sans repentir ! Après la cérémonie, j’irai trouver M. le baron de Colobrières. Ce matin l’on vous cherche sans doute, et l’on aura tout supposé plutôt que de soupçonner ce qui arrive. J’intercéderai pour vous, mais je crains que ce soit sans succès. Une dernière fois, songez-y : êtes-vous bien résolue à tout quitter ainsi, à vous séparer pour toujours de votre famille, qui ne se souviendra jamais de vous peut-être sans colère et sans honte ?

— Mon plus grand désir est qu’elle me pardonne, répondit Agathe avec une fermeté triste ; mais je ne l’espère pas, monsieur le curé, et, en quittant Colobrières, je savais bien que c’était pour toujours.

Le curé lui fit signe de se remettre à genoux, et, après avoir prié avec elle et accompli les actes qui doivent précéder la cérémonie religieuse, il lui commanda d’aller l’attendre dans l’église et de dire à Pierre Maragnon de venir le trouver à son tour. Sur l’ordre du prêtre, le petit clerc alla quérir deux de ces vieux bonshommes qui se chauffaient au soleil, sous le porche, afin qu’ils servissent de témoins. Un quart d’heure plus tard, Pierre Maragnon et Agathe de Colobrières étaient mariés.

En sortant de l’église, les nouveaux époux trouvèrent sur la place toute la caravane qui venait d’arriver. Pierre s’approcha alors du jeune homme qui l’accompagnait dans son voyage, et il dit, avec une expression indicible de joie et d’orgueil, en lui montrant la belle Agathe : Jacques, va lui donner la main ; elle est ta sœur !

Dans l’après-midi du même jour, tandis que les mariés s’en allaient sur la route de Marseille, le curé prit le chemin de Colobrières. Le baron et sa femme en étaient encore aux conjectures ; ils avaient trouvé sur l’embrasure de la fenêtre les cadeaux de noces d’Agathe, mais ils ne savaient ce que cela voulait dire, et leur esprit se perdait dans une foule de suppositions qui n’approchaient pas de la vérité. Lorsque le curé eut raconté simplement les faits, le baron entra dans des transports de colère et d’indignation, et la baronne répandit des larmes. La bonne dame, malgré sa douceur naturelle et son indulgence, était indignée aussi contre sa belle-sœur, et elle s’écriait d’un air de courroux et de désolation comique : — Mlle de Colobrières la femme de Pierre Maragnon ! Je concevrais peut-être qu’elle eût eu la faiblesse de l’aimer ; mais celle de l’épouser, jamais !

Le baron de Colobrières renia sa sœur Agathe ; il la maudit, et fit défense expresse qu’on prononçât jamais son nom devant lui. Après cette déclaration solennelle, il fit dresser avec des broussailles une espèce de bûcher au milieu de la grande cour, et, quand le feu fut bien allumé, il y jeta fièrement les cadeaux d’Agathe. La baronne faisait de grands soupirs en voyant les pièces d’étoffe disparaître au milieu des flammes, elle calculait tout ce qu’on aurait pu faire de vêtemens neufs avec ces belles choses qui bientôt ne furent plus qu’une poignée de cendres ; mais elle connaissait trop bien son mari pour hasarder la moindre observation, elle savait que le digne gentilhomme aurait mieux aimé vêtir ses enfans d’une peau d’agneau, comme on représente le petit saint Jean, que de les habiller avec les cadeaux de noces de Pierre Maragnon. Elle serra en gémissant les six livres quinze sous qui s’étaient retrouvées intactes dans la bourse, et, considérant que tout ce malheur était venu de l’idée qu’elle avait eue de dépenser ses économies, elle se promit bien d’être plus avisée et plus prudente à l’avenir. L’exemple d’Agathe la tint d’ailleurs éveillée sur le sort de ses filles : les cinq aînées ne virent pas fleurir leurs dix-huit ans dans le château paternel, et, bien avant l’âge où leur tante aima mieux épouser un roturier que de prendre le voile, elles étaient cloîtrées et avaient fait leurs derniers vœux.

La baronne songea tout le jour aux nouvelles que lui avait apportées son mari. Elle en était tout émue d’étonnement et de joie, car son indignation contre sa belle-sœur était depuis long-temps apaisée, et, au fond de l’ame, elle lui avait pardonné sa faute. Elle n’avait pas l’espoir d’amener son mari aux mêmes sentimens d’indulgence, mais elle se disait, et c’était beaucoup dans ses idées, que du moins à l’avenir elle oserait prononcer devant lui le nom d’Agathe, et qu’elle pourrait encore avoir de ses nouvelles.

Le même jour, après souper, lorsque la Rousse eut ôté le couvert, et que Gaston s’en fut allé avec sa sœur se promener au clair de lune sur la terrasse, le baron recommença à siffler ses fanfares mezza voce en battant la mesure sur la table ; cette fois, Mme de Colobrières ne s’endormit pas ; elle attendit ce qui allait encore surgir de cette préoccupation. Elle se figurait que le baron songeait encore à sa sœur Agathe. Au bout d’un quart d’heure, il se renversa au dossier de sa chaise avec un grand soupir, et dit tristement :

— Ma femme, ne vous êtes-vous pas aperçue, la nuit dernière, qu’il pleuvait dans notre chambre comme en plein champ ?

— Voilà bien des années que je m’en aperçois chaque fois qu’il fait mauvais temps, répondit-elle en soupirant aussi.

Le baron réfléchit encore un peu, puis il reprit : — Je ne sais comment on pourrait remédier à cela. — Je le sais, moi, répliqua la baronne ; il faudrait faire remettre les vitres et placer de bons contre-vents neufs aux fenêtres.

— Et l’argent nécessaire pour les payer, si vous saviez aussi où le prendre ? fit le baron avec quelque ironie et en haussant les épaules, comme un homme qu’on entretient de propos chimériques.

À ce moment, une idée s’offrit subitement à l’esprit de la baronne ; elle hocha la tête, et répondit gravement : — L’argent ? sans doute je saurais où le trouver, si vous vouliez…

Il la regarda à son tour d’un air étonné, et, croyant deviner sa pensée, il lui dit avec une sorte d’indignation :

— Ah ! madame, je vous croyais trop fière pour faire ressource des richesses de cette femme, et pour songer seulement à contracter envers elle la moindre obligation.

— Vous ne m’avez pas comprise, monsieur, répondit la baronne sans s’émouvoir ; c’est elle, au contraire, qui nous aurait de grandes obligations. Voici l’idée qui m’est venue : Agathe de Colobrières doit être lasse de porter ce nom roturier de Maragnon ; pour qu’elle puisse le quitter, vendez-lui la tour de Belveser ; c’est un fief noble, une vraie savonnette à vilain, comme on dit ; Agathe s’appellera Mme de Belveser, et personne ne pourra lui contester le droit de porter notre chardon de sinople sur les panneaux de son carrosse.

— Vendre la tour de Belveser ! aliéner une propriété encore plus ancienne dans notre famille que le château de Colobrières ! s’écria le baron ; savez-vous, madame, qu’il conste de nos archives que la tour a été bâtie par Jehan de Colobrières, dit Jeannet-Courte-Jambe, parce qu’il était devenu boiteux dans la mémorable expédition du comte de Provence contre les Sarrasins du Fraixinet ?

— Je le sais, répondit tranquillement la baronne, et il m’a toujours semblé que ce brave seigneur avait mal choisi l’emplacement de cet édifice, une roche pelée, environnée d’un terrain qui, bon an, mal an, ne produit rien du tout.

— Autrefois il y avait des redevances, murmura le baron ; il y avait de bonnes terres qui ont passé en d’autres mains.

— Eh bien ! à votre tour, défaites-vous des mauvaises, dit vivement Mme de Colobrières ; cela vous rendra un peu d’argent, et ce sera une satisfaction pour vous de penser que votre sœur ne porte plus ce nom de Maragnon… Si jamais elle se présentait devant vous, vous ne seriez pas obligé du moins de l’appeler ainsi…

— Moi ! souffrir que cette femme paraisse jamais devant mes yeux ! interrompit le baron ; mais, madame, à quoi songez-vous avec vos suppositions ?

— Je ne suppose rien, je me rétracte, se hâta de répondre Mme de Colobrières. Agathe, il est vrai, n’osera jamais se présenter ici, nous ne devons pas la revoir ; mais est-ce une raison pour refuser ce que je vous propose ? Il ne s’agirait pas de lui faire directement des ouvertures ; on prierait M. le curé d’écrire, comme si cette idée venait de lui, et lui-même pourrait terminer l’affaire en votre nom. La tour de Belveser vaut bien cinq cents écus ?

— Elle vaut davantage, répondit le baron ; mais je dois avouer que personne, dans le pays, ne m’en offrirait seulement un double louis.

— Des siècles se passeraient sans qu’il se présentât un acquéreur ! s’écria la baronne ; je me suis laissé dire que feu M. votre grand-père, pressé par un homme auquel il avait acheté un cheval à crédit, voulut lui abandonner en paiement cette propriété, et qu’il refusa de la prendre.

— Cela ne m’étonne pas, répliqua naïvement le baron.

— Je ferai part de mon idée à M. le curé, reprit Mme de Colobrières, sentant que le moment de prendre l’initiative était venu, c’est lui qui agira seul ; car, j’en conviens, nous ne pouvons avoir directement aucun rapport avec la veuve de Pierre Maragnon.

C’était le curé de Saint-Peyre, celui-là même qui, trente ans auparavant, avait marié Mlle de Colobrières, que la baronne comptait charger de cette négociation. Le digne homme avait vieilli dans son humble presbytère, sans ambitionner un bénéfice plus considérable. Il visitait souvent la famille de Colobrières, et s’était un peu mêlé de l’éducation des enfans. Gaston lui devait de pouvoir expliquer passablement les auteurs latins, et de savoir écrire une lettre en français. Lorsque la baronne lui eut manifesté ses intentions, il trouva la chose convenable, et se chargea d’écrire à Mme Maragnon, sans lui adresser toutefois aucune proposition directe, et sans la flatter surtout de l’espoir d’une réconciliation impossible. Quelques jours plus tard, il reçut la réponse suivante :


« MONSIEUR LE CURE,

« J’ai été comblée de joie en recevant les nouvelles que vous m’envoyez de mon frère et de ma chère sœur. Quoique je ne me flatte point qu’ils me rendent jamais quelque part de leur amitié, je leur conserve toute la mienne, et ne cesse de former des vœux pour leur bonheur. Si l’occasion se présente de leur parler de moi, dites-leur, monsieur le curé, que j’ai toujours pleuré la perte de leur affection, et regretté de les avoir affligés par mon mariage, mais que le ciel m’a pardonné cette faute, puisqu’il a permis que je fusse heureuse avec Pierre Maragnon.

« Je vous remercie de m’avoir prévenue que la tour de Belveser est en vente, et vous envoie mes pouvoirs et l’argent nécessaire pour en faire l’acquisition en mon nom. Ce n’est pas cependant avec l’intention de m’anoblir une seconde fois que j’achète cet ancien domaine de notre famille : je veux porter jusqu’à la mort le nom qu’a honoré l’homme de bien auquel je fus unie.

« Des nombreux enfans que Dieu m’avait donnés, il ne m’est resté qu’une fille ; tous mes souhaits seraient comblés si quelque jour mon frère et ma sœur daignaient l’appeler leur nièce.

« J’ose espérer, monsieur le curé, que votre bonté me favorisera d’une réponse, et je recommande à vos prières votre humble servante.

« Veuve MARAGNON. »

Les papiers qui accompagnaient cette lettre étaient en règle, et le messager qu’on en avait chargé remit en même temps au vieux curé les deux gros sacs d’écus, prix du domaine de Belveser. Il n’y avait plus qu’à terminer. Le tabellion de Saint-Peyre dressa l’acte de vente et le porta au baron, lequel signa en défendant que ce nom de Maragnon, qu’il venait pour la première fois de voir accolé à celui de Colobrières, fût derechef prononcé en sa présence. On ne lui avait point montré la lettre d’Agathe, de crainte que cette ferme résolution qu’elle exprimait de ne point quitter le nom roturier pour prendre le nom du fief noble ne lui fît regretter le consentement qu’il avait donné à la vente de la tour de Belveser. La baronne avait été attendrie en lisant la lettre de sa belle-sœur ; les affections, les souvenirs de sa jeunesse, s’étaient réveillés dans son ame, et, lorsque le vieux prêtre lui eut communiqué sa réponse à Mme Maragnon, elle dit, les larmes aux yeux : — Je n’espère pas la revoir avant de mourir. Monsieur le curé, faites-moi du moins la grâce de lui dire que j’ai toujours songé à elle avec affection, et que j’ai remercié Dieu en apprenant ses prospérités. Dites-lui aussi que je l’embrasse ainsi que sa fille, ma chère nièce.

La bonne dame se garda bien de parler à son mari de cette espèce de post-scriptum ajouté à la lettre du curé, et il ne fut plus du tout question d’Agathe au château de Colobrières. Gaston et sa sœur ignorèrent ce qui s’était passé, leur mère ne jugeant pas à propos de leur révéler l’existence de cette tante dont ils n’avaient jamais entendu parler. On leur apprit seulement que la tour de Belveser ne faisait plus partie des domaines de la famille, et ni l’un ni l’autre ne songea à demander le nom de l’acquéreur.

Lorsque le baron se vit en possession d’une somme de cinq cents écus, il se figura qu’il ne viendrait jamais à bout de la dépenser. Comme la plupart de ceux qui n’ont guère manié d’argent, il ne savait pas en calculer la valeur, et il l’employait sans discernement. Ayant appris que des ouvriers étrangers travaillaient dans un château à quelques lieues de Colobrières, il s’avisa de les appeler chez lui et de leur confier les réparations de son manoir. C’étaient des ouvriers italiens, habiles comme des artistes, mais fainéans, rapaces, effrontés et voleurs comme des bohémiens. Ils commencèrent par restaurer la chapelle. Les sculptures mutilées reprirent une forme sous leurs mains intelligentes, les boiseries se détachèrent sombres et polies sur le fond blanc des murailles, et des carreaux de couleur enchâssés dans le plomb des longues vitrières ne laissèrent plus pénétrer dans la vieille nef qu’une lumière mélancolique ; mais le jour où les clés de la chapelle, entièrement réparée, furent remises entre les mains du baron, il ne restait plus dans son dernier sac qu’une vingtaine d’écus, et il dut congédier les ouvriers. Heureusement la baronne avait fait clouer des contrevents à ses fenêtres et habillé de neuf toute sa famille. Elle ne s’étonna point lorsque son mari lui déclara qu’il était à bout de ses fonds ; la pauvre femme était trop habituée à cet état de choses pour s’en inquiéter. Quant au vieux gentilhomme, il observa philosophiquement que, son habit mordoré ayant duré vingt ans et plus, l’habit neuf qu’il venait de se donner devait lui suffire jusqu’à la fin de ses jours. Il lui sembla que désormais il n’aurait plus besoin de dépenser seulement un petit écu. Une longue habitude de se passer à peu près de tout lui avait rendu facile ce mépris des richesses, et c’était de très bonne foi qu’il trouvait plus enviable la condition d’un gentilhomme ruiné, gueux comme lui, que celle du plus opulent roturier. Ses enfans avaient naturellement conçu les mêmes idées, et l’indigence, loin de leur inspirer des sentimens de cupide ambition, les avait rendu fiers, généreux et désintéressés.

Trois mois environ s’étaient écoulés depuis que le baron avait signé l’acte de vente qui transmettait le fief de Belveser à Mme Maragnon. Pendant ce laps de temps, un seul événement avait troublé la vie paisible des habitans de Colobrières, c’était la mort du vieux curé. Toute la famille le pleura, la baronne surtout ; non-seulement elle perdait son directeur, son guide spirituel, mais elle demeurait privée du seul intermédiaire possible entre elle et Mme Maragnon. Le vague espoir qu’elle avait conçu de revoir un jour sa belle-sœur s’éteignit alors, et moins que jamais elle eut la pensée d’apprendre à ses enfans qu’ils avaient une proche parente de nom roturier.

Un jour, toute la famille était réunie devant la partie principale du château, sur une espèce de terrasse soutenue par les anciennes fortifications, et qu’on appelait encore la plate-forme. Quelques mûriers rabougris formaient sur ce terrain sec et solide une espèce d’allée où, depuis quarante ans, le baron venait jouer aux boules l’après-dîner. Naguère le bon curé venait quotidiennement faire sa partie : il arrivait au pas de la promenade en lisant son bréviaire, et, dès que le châtelain apercevait sa soutane noire au fond du chemin, il criait à la Rousse d’apporter le sac aux boules ; mais, depuis la mort de ce fidèle adversaire, il était réduit à lutter d’adresse avec son fils Gaston, lequel lui portait trop de respect pour le battre à tout coup, et lui abandonnait volontiers le seul enjeu engagé dans cette partie, l’honneur d’avoir gagné. Ce jour-là donc le baron et le cadet de Colobrières faisaient rouler les lourdes boules dans l’allée, tandis que la baronne et sa fille, assises sur le parapet ruiné, tricotaient et suivaient des yeux la partie. De temps en temps, Anastasie, oubliant les joueurs, parcourait d’un regard pensif le vaste paysage ; elle aimait ce calme tableau, le seul qu’elle connût, car jamais sa vue n’avait franchi les limites qui séparaient les lieux où elle était née du reste du monde. Sa pensée non plus n’était pas allée au-delà de cet horizon, et pour elle ce coin de terre était tout l’univers. On était à la fin d’octobre ; le soleil à son déclin inondait d’une lumière pourprée ces campagnes dont les froides brises du nord ne dessèchent jamais entièrement la végétation. Les pentes rapides qui environnaient de tous côtés le château formaient un premier plan immense et d’une nudité comparable à celle des bords de la mer Morte ; au-delà de cette région désolée, l’on apercevait les maisonnettes d’un village qui relevait jadis du fief de Colobrières. Ces habitations de paysans et de petits bourgeois étaient irrégulières, groupées au milieu des vergers où croissent ensemble le pommier au fruit acide et l’oranger embaumé. Un long rideau de peupliers marquait les sinuosités du ruisseau qui arrosait ces humbles domaines. Derrière cette ligne de verdure que l’automne diaprait de teintes d’un jaune pâle s’étendait une chaîne de rochers grisâtres et calcinés, dont la plus haute cime était couronnée par des fortifications à demi écroulées. Les murailles, percées de larges brèches, formaient en l’air de gigantesques festons de l’effet le plus bizarre : ce nid d’aigle ruiné, c’était la tour de Belveser.

Le regard rêveur d’Anastasie parcourait encore les lignes profondes qui s’effaçaient rapidement dans le lointain, lorsqu’un bruit inaccoutumé attira son attention ; il semblait, chose étrange ! qu’une voiture roulait lentement dans la direction du château. En effet, elle aperçut presque au même instant un carrosse qui venait d’entrer dans le chemin raide, pierreux et presque impraticable pratiqué en zigzag sur les flancs de la colline que dominait le vieux manoir.

— Ma mère, regardez donc, s’écria-t-elle, un carrosse ! et l’on dirait qu’il vient ici !

— Sainte Vierge ! qui est-ce que le ciel nous envoie ? murmura la baronne tout émue et en appelant du geste son mari.

Le cadet de Colobrières et sa sœur coururent à l’extrémité de la plate-forme, et regardèrent avec une sorte de stupéfaction le fringant équipage qui gravissait péniblement la colline. Le baron s’était arrêté en face de sa femme qui joignait les mains et levait les yeux au ciel d’un air tout à la fois joyeux et consterné : — Voilà du monde qui nous arrive, dit-elle ; c’est étonnant, car enfin nous n’attendons personne… Vous n’avez reçu aucune lettre, monsieur le baron ?

— Aucune, répondit-il froidement ; je ne sais pas qui vient ainsi nous faire visite ; mais je vous préviens que si c’est cette femme, la veuve Maragnon, je ne veux pas la voir, et je lui défends de passer la porte du château. Vous pouvez aller au-devant d’elle pour lui signifier ma volonté.

À ces mots, il se retourna fièrement et regagna la salle où la Rousse dressait la table pour le souper. Mme de Colobrières alla toute tremblante au-devant du carrosse qui déjà roulait sur la plate-forme. Le cocher arrêta ses chevaux, un grand laquais ouvrit la portière, et, au lieu de la vieille femme qu’elle s’attendait à revoir et à ne pas reconnaître peut-être, la baronne aperçut une jeune fille qui sauta légèrement à terre et jeta autour d’elle un regard timide et troublé. À l’aspect de Mme de Colobrières, elle parut hésiter un moment ; puis, tirant une lettre cachée dans le corsage de son déshabillé, elle la lui présenta avec un geste naïf de crainte et de prière.

— Chère enfant ! s’écria la bonne dame en l’embrassant avec effusion, je n’ai pas besoin de lire ceci pour savoir qui vous êtes. Comme vous ressemblez à votre mère !… Ma pauvre Agathe !… C’est elle qui m’écrit !… — Oui, ma tante, répondit la jeune fille en pleurant d’attendrissement et de joie. Elle n’a pas osé venir, et elle m’envoie…. Oh ! comme elle sera heureuse quand je lui dirai avec quelle bonté vous m’avez accueillie !

— Pauvre sœur ! murmura la baronne, il aurait fallu l’empêcher de rentrer ici ; mais il ne m’est pas défendu de recevoir sa fille. Non, je ne fermerai pas la porte du château de Colobrières à cette enfant, et son oncle la verra !

Tandis que cette petite scène se passait à l’entrée du château, Anastasie s’était rapprochée ainsi que Gaston ; tous deux considéraient la nouvelle venue avec une curiosité pleine d’étonnement, et le cadet de Colobrières murmurait à l’oreille de sa sœur : —C’est une demoiselle de la ville. Et ces grands laquais, et cette femme qui est assise dans le carrosse, ce sont ses gens ! Quel train ! quel équipage ! Mais qu’est-ce que tout ce monde-là vient donc faire ici ?

La baronne avait achevé de lire la lettre ; elle appela ses enfans, et dit, en leur présentant la jeune fille : — Voici Mlle Éléonore Maragnon, votre cousine ; faites-lui compagnie un moment, tandis que je vais prévenir votre père de son arrivée.

Gaston tira son chapeau et salua en reculant d’un air effarouché, tandis que sa sœur faisait de son côté une gauche et timide révérence à cette parente inconnue.

La jeune fille, déjà revenue du léger embarras que lui avait causé cette espèce de présentation, tendit la main à Anastasie en lui disant avec la grâce et la facilité d’expression que donne l’habitude du monde :

— Ma cousine, je vois bien à votre air que je vous suis tout-à-fait étrangère ; jamais personne ne vous a parlé de moi, n’est-ce pas ? Moi, au contraire, je vous connais : M. le curé de Saint-Peyre parlait toujours de vous dans ses lettres à ma mère. En venant ici, je savais bien que j’y trouverais une charmante demoiselle de mon âge, et je me sentais toute disposée à l’aimer beaucoup, ainsi que mon cousin Gaston.

— C’est bien de l’honneur que vous nous faites, ma cousine, balbutia la pauvre Anastasie, ne sachant de quelle manière répondre à ce compliment. Quant au cadet de Colobrières, il avait rougi comme une fillette de quinze ans, lorsqu’Éléonore l’avait nommé, et il avait fait encore un pas en arrière.

Le retour de la baronne coupa court à cet entretien difficile.

— Venez, ma nièce, dit-elle d’un ton triomphant et en prenant Éléonore par la main, venez, votre oncle vous attend !

Le baron était assis au fond de la salle sur un vieux fauteuil de cuir qui, depuis un temps immémorial, servait de siège au chef de la famille. Il fit deux pas au-devant de sa nièce, et lui dit gravement : — Mlle de Belveser, soyez la bienvenue au château de Colobrières ! J’espère que vous nous ferez la faveur de souper et de coucher ici.

La jeune fille ne put s’empêcher de sourire en s’entendant saluer de ce nom aristocratique. — Monsieur le baron ! mon cher oncle ! s’écria-t-elle en s’inclinant comme pour baiser la main qu’il avançait vers elle ; mais il la releva, la baisa au front, et la fit asseoir à son côté. Il y eut un instant de silence. Le baron, fièrement campé sur son grand siège, avait commandé qu’on servît bientôt le souper, et faisait les honneurs de chez lui d’un certain air digne et poli qui sentait son vieux gentilhomme. La baronne et sa petite fille considéraient la nouvelle venue avec une curiosité mêlée d’admiration ; selon leurs idées, Éléonore était d’une beauté accomplie et parfaite : elle était jolie seulement. Ses traits étaient fins et peu accusés, son teint d’une blancheur, d’un éclat incomparable. Elle était petite ; mais elle tenait de sa mère certains airs de tête pleins de grâce et de fierté. Ces juvéniles attraits étaient relevés d’ailleurs par une toilette de la simplicité la plus élégante ; c’était un déshabillé de taffetas rayé gris et rose, relevé sur les hanches par des coussinets qui soutenaient la jupe et faisaient ressortir la finesse de la taille la plus déliée, la plus ronde, qu’eussent jamais emprisonnée les raides parois d’un corset. Un fichu de linon modestement croisé laissait deviner à peine le contour du cou, dont la mate blancheur était relevée par un large velours noir bouclé presque sous le menton. Il eût été difficile de décider si cette charmante personne était blonde ou brune, car ses cheveux, crêpés sur le front, étaient recouverts d’une couche de poudre qui les rendait parfaitement blancs. Ses yeux bleus, ses sourcils noirs, laissaient la question indécise, et ce n’était guère qu’au rose incarnat de son teint qu’on pouvait reconnaître que sa chevelure n’avait pas la même nuance que celle de la brune Anastasie.

Éléonore considérait, de son côté, tout ce qui l’environnait avec une curiosité contenue et un certain étonnement. Le couvert était mis déjà, c’est-à-dire que la Rousse avait étendu une grosse nappe sur la table et arrangé symétriquement quatre assiettes de terre jaune, accompagnées d’une salière de bois et d’un pot de faïence qui servait de carafe. L’ameublement de la salle répondait à l’aspect du château ; l’on y retrouvait les derniers débris des splendeurs d’un meilleur temps : les sièges, dépareillés, étaient garnis d’étoffes riches, mais si usées, si rapiécées, qu’il était difficile de reconnaître quel était le tissu primitif à travers tant de morceaux disparates ; les tables en bois de chêne curieusement travaillé avaient souffert l’injure de restaurations modernes, pratiquées avec la scie et le marteau ; le fameux bahut, où le baron de Colobrières serrait ses archives, était placé entre les fenêtres, et formait vraiment la plus belle pièce du mobilier. Il n’y avait pas vestige de tapisserie sur les murs ; cette salle était autrefois la salle d’armes, les trophées guerriers que les anciens seigneurs de Colobrlères y avaient suspendus présentaient une plus belle décoration que des tentures de cuir ou de haute lisse ; mais les armures avaient disparu depuis long-temps, et il ne restait plus que les clous auxquels elles étaient jadis attachées. Ces crocs de fer, ressortant çà et là de la pierre, soutenaient maintenant des plantes sèches, arrangées en longues guirlandes par la baronne, qui conservait ainsi sa provision d’armoise et de mélisse. — Ma chère nièce, dit la baronne, se souvenant tout à coup de l’élégant équipage qui avait amené la jeune fille, vous avez laissé votre monde là, dehors ; il faudrait faire entrer les gens et remiser les chevaux.

— Non, ma tante, non, je vous remercie ; ce n’est pas la peine, répondit-elle vivement. Permettez-moi seulement d’aller donner quelques ordres.

À ces mots, elle se leva en tendant la main à Anastasie comme pour la prier de l’accompagner, et toutes deux retournèrent sur la plate-forme. Le carrosse était toujours devant la porte. — Mademoiselle, dit Eléonore en s’adressant à la personne qui l’avait accompagnée. Comtois va vous ramener à Belveser. Dites, je vous prie, à ma mère, que M. le baron et Mme la baronne de Colobrières m’ont retenue ; l’on reviendra me chercher demain.

— Sainte Vierge ! repartir seule, à pareille heure ! mais je vais avoir une peur horrible par ces mauvais chemins ! s’écria une petite voix aigre et fêlée.

— Soyez donc tranquille, il ne peut rien vous arriver de fâcheux, répondit Eléonore ; bon voyage ! ma chère demoiselle Irène ! — Puis, s’adressant au cocher, elle lui dit, avec un petit geste d’autorité : — Allez !

Anastasie fut si étonnée de l’entendre parler ainsi, qu’elle se hasarda à lui demander qui était cette demoiselle qu’elle renvoyait coucher à la tour de Belveser.

— C’est Mlle Irène de la Roche-Lambert, ma gouvernante et la demoiselle de compagnie de ma mère, répondit simplement Éléonore.

— Comment ? ma cousine, votre gouvernante est une personne de qualité ? observa Anastasie avec une naïve impertinence.

— Mais oui, répliqua Mlle Maragnon en riant ; une autre fois je vous la présenterai ; pour aujourd’hui, j’aime mieux qu’elle s’en retourne à Belveser, près de ma mère.

— À Belveser ! répéta Anastasie, en tournant ses grands yeux brillans vers l’horizon, où les murs écroulés de la tour formaient sur le ciel des échancrures noires ; est-ce qu’il peut y avoir là-bas d’autres habitans que des chauves-souris ?

— Je vous y mènerai, j’espère, et vous verrez ! répondit Éléonore, en prenant le bras de sa cousine pour rentrer dans la salle.

Tandis que le baron discourait, après avoir renouvelé l’ordre de servir le souper, la Rousse et le vieux domestique tenaient conseil dans la cuisine en présence du cadet de Colobrières, qui s’écriait d’un air consterné :

— Mais c’est une honte de faire souper cette belle demoiselle avec un plat de lentilles et une croûte de fromage !..

— Quel dommage qu’elle soit arrivée tout juste aujourd’hui, un samedi, veille d’une bonne fête ! disait la Rousse ; le gibier à poil et le gibier à plume ne manquent pas dans le garde-manger ; mais, un jour maigre, M. le chevalier !… Il aurait mieux valu que vous m’apportassiez une douzaine d’œufs que ce beau coq de bruyère…

— Comment ! il n’y aura pas même moyen de faire une omelette, et de nous procurer une assiette de fruits ? s’écria Gaston.

La Rousse secoua la tête. — Non, monsieur le chevalier, répondit-elle en soupirant ; nos poules courent à travers champs et pondent je ne sais où depuis une semaine. Il n’y a que Cocotte, celle de Mlle Anastasie, qui ne sort pas d’ici ; mais la maudite bête est toujours à rôder dans les chambres d’en haut : je suis sûre qu’elle cache ses œufs dans le recoin du balcon, près de l’endroit qui s’est écroulé dernièrement.

— Ah ! tu crois qu’elle a pondu là ses œufs ? demanda le cadet de Colobrières.

— Oui, répondit la Rousse ; mais comme le plancher est à moitié écroulé, et qu’on ne peut arriver au balcon sans risquer vingt fois de se rompre le cou, les œufs ne sortiront de ce nid que sous la forme de petits poussins.

— Il y a bien aussi quelques belles poires sur le grand poirier au fond de l’enclos, ajouta le vieux domestique, mais elles pendent aux plus hautes branches. Si c’était de jour, monsieur le chevalier pourrait les faire tomber en coupant la queue d’un coup de fusil ; mais il fait déjà nuit noire.

— Bien, bien, dit Gaston en sortant de la cuisine, nous verrons ça ; achevez toujours de dresser le couvert, et ne manquez pas de mettre l’argenterie sur la table.

Au bout d’un quart d’heure environ, la Rousse, qui venait de placer glorieusement à côté des assiettes jaunes les six couverts d’argent aux armes de Colobrières, rentra toute pâle dans sa cuisine. — M. le chevalier n’a pas paru dans la salle, dit-elle au vieux domestique ; savez-vous où il est, Tonin ? — Celui-ci ayant répondu négativement, elle s’écria : — Oh ! Dieu, mon Dieu ! je suis certaine qu’il est monté, qu’il a voulu aller sur le balcon… Ah ! malheureuse !… et c’est moi !… S’il est tombé, je me précipite après lui !…

Elle s’élança dans l’escalier, traversa plusieurs salles ouvertes à tous les vents, et atteignit l’entrée d’une tourelle à demi écroulée, et dont l’unique fenêtre n’était plus qu’une large brèche en dehors de laquelle un balcon de pierre faisait saillie. Gaston était debout sur l’embrasure. Déjà il tenait son butin, et il tâchait de regagner la porte de la tourelle. Madeleine Panozon jugeait peut-être mieux que lui le péril qu’il courait en traversant cet espace qui pouvait s’écrouler sous son poids ; elle avança la tête, tout éperdue, et lui cria d’une voix étouffée : — N’allez pas devant vous !… Marchez contre la muraille… doucement…

Il y eut deux minutes de silence ; puis la Rousse entendit dans l’obscurité le cadet de Colobrières qui arrivait près d’elle en suivant la muraille.

— Tiens, dit-il en lui tendant la petite corbeille où il avait mis les œufs ; prends garde de les casser, et redescends vite à la cuisine. En passant, tu prendras les poires que j’ai laissées au bas de l’escalier.

— Sainte Vierge !… Eh ! comment avez-vous fait pour les avoir ? s’écria la jeune servante.

— Parbleu ! j’ai grimpé sur le poirier, répondit Gaston.

— Et presque au même moment vous avez risqué deux fois votre vie pour ajouter deux plats au souper de cette demoiselle ! murmura la Rousse avec une singulière amertume ; puis, sans savoir pourquoi, elle se prit à pleurer. De ce moment data l’aversion, la sourde haine que Madeleine Panozon conçut contre la jolie cousine du cadet de Colobrières.

Après avoir accompli ces périlleuses entreprises, Gaston rentra sans bruit dans la salle et s’assit à l’écart ; la présence de cette jeune fille, qui causait avec tant de grâce et d’aisance, l’intimidait et le gênait. Pendant le souper, il ne lui adressa pas une seule fois la parole directement, et c’était avec un profond dépit qu’il sentait la rougeur lui monter au front chaque fois que, levant sur lui ses yeux d’un bleu indécis, elle semblait l’interpeller ou lui répondre. Quand l’horloge sonna neuf heures, le baron se leva, et, faisant signe à la baronne de prendre un flambeau, il voulut, selon l’antique usage, conduire la nouvelle venue jusqu’à la chambre qui lui était destinée. Cette chambre, où couchait Anastasie, était la même qu’Agathe de Colobrières occupait jadis ; l’on n’avait rien ajouté, rien changé à l’ameublement ; c’était toujours le même arrangement, la même propreté soigneuse, presque élégante.

Le baron et sa femme se retirèrent après avoir embrassé Éléonore. Alors la jeune fille s’assit, et, appuyant son front sur l’épaule d’Anastasie, elle fondit en larmes.

— Ma cousine, hélas ! qu’avez-vous ? que se passe-t-il donc ? lui demanda celle-ci tout émue.

— Ah ! répondit-elle, je n’espérais pas un si bon accueil….. Le baron de Colobrières m’appelle sa nièce…. Il me reçoit dans sa maison ; mais ma pauvre mère, je le vois bien, n’est pas rentrée en grâce auprès de lui…. Lorsque j’ai essayé de lui parler d’elle, il a froncé les sourcils et changé de propos…. Mon Dieu ! il ne lui pardonnera donc jamais !…


Mme CHARLES REYBAUD.