Le Cadet de Colobrières/02

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LES


COUVENS DE PARIS.




PREMIER RÉCIT.
LE CADET DE COLOBRIÈRES.





II.[1]


Le lendemain de l’arrivée de Mlle Maragnon au château de Colobrières, lorsque le premier rayon du soleil levant pénétra entre les volets disjoints, et inonda de sa rose clarté la chambre où dormaient les deux cousines, Éléonore s’éveilla comme en sursaut, et, se relevant à demi, elle considéra un instant l’ameublement fané, les délicates sculptures et le plafond lézardé aux quatre coins duquel les chérubins couvraient de leurs ailes enlacées le chardon de sinople des Colobrières ; puis, se retournant avec un geste enfantin, elle passa la main devant les yeux encore fermés d’Anastasie comme pour en chasser le sommeil, et dit en la baisant au front : — Bonjour.

— Bonjour, cousine, répondit celle-ci en l’embrassant. Eh ! vite, levons-nous ; la journée va nous sembler si courte !

Elles se hâtèrent de s’habiller, puis elles se mirent à genoux et prièrent ensemble. Les deux cousines avaient passé une partie de la nuit dans un long entretien, et Anastasie savait enfin l’espèce de secret de famille qu’on lui avait si long-temps caché. La fière demoiselle s’étonnait au fond de son ame qu’une fille du sang de Colobrières eût ainsi dérogé ; mais les préjugés de son éducation n’allaient pas jusqu’à étouffer la sympathie, l’amitié que lui inspirait déjà la fille de Pierre Maragnon, et c’était avec une sorte de transport qu’elle s’abandonnait à cette nouvelle et charmante intimité.

Éléonore ouvrit la fenêtre et s’avança sur l’étroit balcon ; son regard embrassa alors un mélancolique tableau : à ses pieds, elle apercevait la cour d’honneur encore à moitié pavée de larges dalles entre lesquelles rampaient la ronce stérile et l’inutile chiendent ; au fond de cette enceinte s’étendait un grand corps de logis dont les fenêtres béantes n’avaient plus ni vitres, ni volets. La grosse tour carrée qu’on appelait le donjon dominait de sa masse solide ces murs ruinés ; les deux ailes qui formaient les côtés de la cour étaient dans le même état de délabrement ; toutes les ouvertures étaient à jour, et les hirondelles nichaient maintenant au plafond de la salle où avait commencé jadis la romanesque aventure qui se dénoua dans l’église de Saint-Peyre.

— Voilà donc la demeure et le domaine des Colobrières ! murmura Éléonore avec un soupir ; quelle décadence !

Elle s’accouda au balcon, pensive et les larmes aux yeux ; l’aspect de ces lieux dévastés la frappait douloureusement : en ce moment, la riche héritière de Pierre Maragnon regretta de ne point porter ce nom de Colobrières auquel était attaché le droit de relever ces ruines.

— Nous sommes pauvres, ma cousine, dit Anastasie avec un tranquille orgueil ; mais, voyez-vous, noblesse passe richesse, et notre père vit ici content et respecté comme un roi. Qu’importe, après tout, que le temps démolisse ces grandes salles que nous n’habitons pas ? La partie du château que nous occupons est solide encore ; si elle menaçait ruine, nous irions nous établir dans le donjon. Elle ne s’écroulera pas, la tour du donjon ; elle restera debout jusqu’à la fin des siècles, quoiqu’elle soit aussi ancienne que le nom de Colobrières.

— La tour de Belveser était encore plus ancienne, à ce qu’on assure, dit Eléonore en regardant les ruines qui se dessinaient à l’horizon.

— Oui, mon père le dit ; mais ce n’est pas le temps qui l’a renversée, répliqua vivement Anastasie : elle fut prise d’assaut, saccagée et démantelée par les Espagnols au temps de Charles-Quint. Un des leurs, Garcilaso, un grand poète et un brave capitaine, fut blessé mortellement à l’assaut, et l’empereur son maître, qui l’aimait, ne fit pas quartier aux assiégés : un Colobrières qui les commandait fut tué sur la brèche. Gaston m’a lu cette histoire à la veillée. Allez ! ma cousine, c’est un beau titre que celui de dame de Belveser ! C’est un noble édifice que cette vieille tour ; seulement, je ne puis concevoir comment vous avez trouvé un endroit pour vous y loger.

— Loger là-haut ? fit Éléonore avec un sourire ; personne ne s’en est avisé, je crois, depuis le passage des soldats de l’empereur Charles-Quint. Ma mère a préféré bâtir un autre château.

— Un château ! répéta Anastasie en parcourant des yeux toute la plaine.

— Venez reprit Éléonore ; montons au sommet du donjon, et de là je vous montrerai l’endroit où demeure à présent ma mère. Peut-être en ce moment, assise sur la terrasse, elle tourne les yeux de ce côté.

— Jamais je ne suis montée seule à la tour, répondit Anastasie, dont la curiosité était fort excitée ; mais nous allons appeler Gaston.

Elles descendirent en se tenant par la main. Il n’y avait personne dans la salle : le baron était entre les mains du frater qui chaque dimanche venait lui faire la barbe ; Mme de Colobrières querellait la Rousse dans sa cuisine, et Gaston était devenu invisible.

— Ah ! le méchant sauvage ! dit Anastasie après l’avoir vainement appelé ; ma cousine, je crois qu’il a peur de votre joli visage.

— Il faudra pourtant bien qu’il s’y habitue, répondit gaiement Éléonore.

— Nous pouvons monter seules dans la tour, reprit Anastasie ; il n’y a là-dedans ni loup-garou, ni méchante fée, ni personne. Allons ! allons !

Plus loin que la cour d’honneur, et en arrière du corps de logis principal, le terrain était coupé par un fossé dont de grandes ronces masquaient la profondeur. Au-delà de cette espèce d’abîme s’ouvrait la porte du donjon. L’on y arrivait autrefois par un pont-levis ; mais ce moyen de communication n’existait plus depuis long-temps, et l’on y avait suppléé en comblant le fossé, de manière à former une étroite chaussée soutenue par des pentes en talus. La peureuse Eléonore traversa craintivement ce sentier sur les pas de sa cousine ; elle entendait les lézards verts frétiller sous les ronces, et la raine coasser tristement au pied de la vieille tour. Ces bruits, auxquels son oreille n’était pas habituée, lui causaient une impression indéfinissable, et le château de son oncle commençait à lui paraître un séjour des plus mélancoliques. Anastasie poussa résolument la porte du donjon, laquelle demeurait entr’ouverte depuis que la clé ne tournait plus dans la serrure rouillée ; puis elle monta la première le raide escalier qui allongeait sa spirale jusqu’aux étages supérieurs de la tour. L’aspect de ces lieux n’avait rien d’effrayant ; le soleil donnait en plein sur les marches usées, et les passereaux sautillaient gaiement au bord des fenêtres. Après avoir gravi une centaine de marches, les deux jeunes filles arrivèrent sur un étroit palier.

— À présent, il faudrait monter là-haut, dit Anastasie en désignant un autre escalier plus raide encore et plus étroit, lequel s’appuyait d’un côté sur la muraille et était bordé de l’autre côté par une légère rampe en bois. Cette échelle de pierre montait droit au faîte du donjon, et aboutissait à une petite plate-forme pratiquée entre les créneaux, dont l’échancrure formait une espèce de balcon à hauteur d’appui.

— Allons ! s’écria Éléonore en devançant cette fois sa cousine.

Elles franchirent légèrement l’escalier, et s’arrêtèrent ravies à l’aspect du paysage qui se déroulait à leurs pieds. Le soleil avait déchiré le voile de brume qui flottait sur la vallée, et ses rayons vainqueurs semblaient pénétrer toute la création. L’automne avait jeté çà et là ses teintes mornes ; mais la végétation nouvelle se montrait déjà sous les pampres jaunis que le vent emportait, et l’on voyait poindre dans les champs la tendre verdure des blés. Éléonore posa la main sur le bras de sa cousine, et dit en lui montrant le ruisseau bordé de peupliers qui traversait la plaine : — Voyez-vous, Anastasie, voyez-vous au-delà de ces arbres un pont jeté sur le ruisseau ?

— Oui, répondit-elle, et au-delà je distingue comme un immense parterre, puis la façade d’un grand édifice. Ma cousine, il n’y a pas long-temps qu’on a bâti cette magnifique habitation ?

— Elle est à peine achevée, répondit Éléonore ; lorsque ma mère acheta la tour de Belveser, il y a trois mois environ, elle voulut agrandir son domaine et fit aussi l’acquisition d’une terre dans la vallée. Au lieu de réparer la tour, elle a fait bâtir une belle habitation au fond de la colline, et c’est le nouveau château de Belveser que vous voyez là-bas.

— Un beau château tout neuf, dit Anastasie en admiration.

— À présent, nous demeurerons à Belveser la moitié de l’année, continua Éléonore ; ce séjour plaît à ma mère ; il lui semble presque qu’elle habite Colobrières. Quand nous nous promenons le soir sur la terrasse, nos yeux se tournent toujours de ce côté ; mais nous ne pouvons apercevoir que les créneaux de cette tour élevée

— Elle domine tout le pays d’alentour. dit Anastasie ; c’est ici qu’on arborait autrefois l’étendard seigneurial.

En parlant ainsi, elle se tourna vers la hampe qui s’élevait alors haute comme un mât sur le parapet intérieur de la plate-forme ; mais à peine y eut-elle jeté les yeux qu’elle s’écria : — Sainte Vierge ! la hampe est toute noircie, comme si elle eût été dans les flammes, et l’écusson de fer qui était cloué au pied a disparu !

Elle s’approcha encore, et regarda par-dessus le parapet.

— Ah ! grand Dieu ! dit-elle en reculant aussitôt, les plafonds se sont écroulés, et la tour est comme une grande ruche vide. C’est pendant le dernier orage que ce désastre est arrivé… Le feu du ciel est tombé ici, c’est certain…

Elle frappa de la main le bois noirci ; à ce léger choc, la hampe vacilla et tomba au-delà du parapet ; il n’en resta plus qu’un tronçon enchâssé dans la pierre.

— Le tonnerre l’avait frappée, dit Anastasie avec stupeur ; ceci présage quelque événement funeste… Il arrivera malheur mx Colobrières !

— Oh ! ma cousine, descendons, s’écria Éléonore ; l’endroit où nous sommes pourrait s’écrouler aussi ;

— Non, ces murs sont solides, dit Anastasie en frappant du pied les dalles de la plate-forme ; les charpentes seules se sont affaissées ; ne craignez rien, cousine… j’irai devant… suivez-moi…

À ces mots, elle redescendit vivement et se retourna en arrivant sur le palier comme pour appeler Éléonore du geste. Celle-ci, avant de descendre le premier degré, posa la mam sur la balustrade pour s’assurer de sa solidité ; mais le fluide électrique, après avoir frappé la hampe, avait suivi l’escalier et réduit en poudre les crampons de fer qui reliaient la légère boiserie aux marches de pierre ; cette frêle barrière se détacha aussitôt, et tomba avec un sourd tracas dans les vides profondeurs de la tour. Éléonore se rejeta en amère avec un cri perçant ; elle était saisie de vertige à la vue de ces marches étroites suspendues sur un abîme ; ses genoux fléchissaient ; il lui semblait qu’une force invincible la poussait vers le gouffre, et elle se retenait instinctivement au parapet en détournant la tête.

— Oh ! ma mère ! s’écria-t-elle avec une expression indicible de désespoir et de terreur ; oh ! ma mère ! oh ! mon cher Dominique ! venez à mon secours !

— Je vais vous chercher, cousine, n’ayez pas peur… lui cria Anastasie.

En effet, la courageuse fille franchit quelques marches, mais le cœur lui manqua lorsqu’elle vit l’abîme sous ses pieds, et, s’appuyant contre le mur, elle jeta aussi des cris de détresse.

Gaston l’avait entendue cette fois. Une minute après, il arriva haletant sur le palier. Saisissant sa sœur d’une main, il la fit asseoir par terre ; puis d’un rapide élan il gravit le périlleux escalier. Éléonore était affaissée contre le parapet ; il la prit dans ses bras et la serra contre sa poitrine en lui disant : — Vous avez le vertige… fermez les yeux… Puis il descendit résolument et la déposa sur le palier à côté d’Anastasie. La jeune fille demeura un moment comme étourdie ; elle était pâle, et ne répondait pas à sa cousine, qui l’appelait et l’embrassait en versant des larmes. Gaston la considérait tout ému et gardait le silence. Sortant enfin de sa stupeur, Mlle Maragnon se jeta dans les bras d’Anastasie ; puis elle se tourna vivement vers le cadet de Colobrières et l’embrassa avec effusion en s’écriant : — Mon bon cousin, oh ! comme ma mère va vous aimer, quand elle saura ce que vous avez fait là !

Ce mouvement naïf et spontané de reconnaissance produisit sur Gaston à peu près le même effet que la vue des noires profondeurs de la tour sur Éléonore ; il changea de visage, détourna la vue, et répondit d’une voix étranglée : — Ma cousine, c’est tout simple, tout naturel, ce que je viens de faire.

— Vous avez risqué votre vie pour me venir chercher là-haut ! dit Éléonore avec feu.

Gaston se souvint en ce moment du trajet périlleux qu’il avait fait la veille pour aller à la conquête d’une douzaine d’œufs, et il murmura avec un soupir et un faible sourire : — Parfois j’ai risqué ma vie pour un moindre intérêt.

Il s’avança de nouveau vers l’escalier, et, voulant déguiser du moins le trouble qu’il ne pouvait encore surmonter, il affecta de considérer avec attention les dégâts que le dernier orage avait causés dans le donjon.

— Quel désastre ! dit-il en regardant en bas ; tous les planchers sont effondrés, et les charpentes se sont affaissées sur la voûte du rez-de-chaussée ; c’est fini ; la salle des chevaliers, celle des archives, celle du trésor, n’existent plus !

— Heureusement elles étaient vides, observa naïvement Anastasie.

— Il est inutile d’apprendre à mon père cet événement, continua Gaston ; jamais il ne vient ici. Il ne saura pas que le donjon n’a plus que l’escalier et les quatre murs. On lui fera voir seulement que la hampe est rompue.

— Oui, oui, cela vaut mieux ainsi, dit vivement Anastasie ; que du moins il n’apprenne pas ce malheur aujourd’hui.

— Afin que dans sa mémoire il ne date pas du même jour que mon arrivée au château de Colobrières, dit Éléonore en soupirant et en serrant la main de sa cousine ; hélas ! que ma présence ici ne lui soit pas comme un mauvais présage !…

Elle se releva à ces mots pour descendre, mais ses genoux étaient encore tremblans ; au lieu de s’appuyer au bras d’Anastasie, elle prit celui de Gaston en lui disant d’une voix affectueuse et plaintive : — Mon bon cousin, il me semble que les pierres vacillent sous mes pieds ; mais avec vous je n’ai pas peur.

Gaston ne répondit pas ; lui aussi était tremblant, et l’on eût dit que son bras fléchissait sous le poids de la petite main qui s’appuyait sur lui. Après avoir lentement descendu l’escalier, Éléonore s’arrêta au pied de la tour, sur l’étroite chaussée, et regarda autour d’elle en écoutant les bruits qui seuls troublaient le silence de ces lieux abandonnés. La ruine continuait son cri mélancolique ; on entendait sous la noire verdure des ronces de rapides frôlemens, et l’atmosphère était imprégnée d’une légère odeur de musc qui annonçait la présence des reptiles cachés dans l’humide profondeur du fossé.

— Ma cousine, dit Anastasie en prenant l’autre bras de la jeune fille sous le sien, comme pour achever de la rassurer, avouez que, si vous étiez seule ici, vous auriez grand’peur de toutes ces bestioles qui remuent là-bas ?

— Le château de Colobrières doit vous paraître un lugubre séjour ? ajouta timidement Gaston ; vous emporterez peut-être, en le quittant, une impression pénible ?

— Non, je sens bien que non, répondit vivement Éléonore. L’aspect de ces lieux est triste, il est vrai, l’on y ressent une secrète frayeur, une mélancolie inexprimable ; mais mon ame se complaît dans ces impressions.

— Vous ne vous souviendrez pas volontiers de notre promenade au donjon, dit Anastasie ; vous frémirez chaque fois que vous vous rappellerez l’escalier de la plate-forme.

— Je n’y songerai pas sans frissonner, répondit Éléonore ; mais c’est singulier, il me semble que je me complairai aussi dans ce souvenir. C’est la première fois de ma vie que j’ai frémi et tremblé, que j’ai eu véritablement peur, et je ne croyais pas que la joie d’avoir échappé à un grand danger pût laisser dans notre ame une si douce émotion.

En parlant ainsi, elle leva involontairement sur Gaston son beau regard limpide et doux ; puis, abandonnant le bras du jeune homme, elle s’en alla appuyée sur Anastasie.

— Ma cousine, lui dit celle-ci avec inquiétude, vous êtes encore toute pâle ; vous souffrez ?

— Un peu, répondit Éléonore en portant la main à son front ; ma pauvre tête s’en va : le grand jour m’éblouit.

Elle fit encore quelques pas en chancelant, et, en entrant dans la salle, elle s’évanouit.

— Dieu du ciel ! ma nièce, qu’est-il donc arrivé ? dit la baronne en la prenant dans ses bras, tandis qu’Anastasie, tout éperdue, avançait le fauteuil de son père et criait à la Rousse d’apporter du vinaigre. — Mais qu’est-il donc arrivé ? répéta Mme de Colobrières en mouillant avec de l’eau froide les tempes de la jeune fille et en lui faisant respirer la burette de verre fêlé que venait d’apporter la Rousse.

— Nous étions à nous promener près du fossé, répondit Anastasie, et ma cousine a eu peur des serpens.

— Pauvre petite ! elle n’a pas été élevée à la campagne ; elle n’est pas accoutumée, comme nous, à ces vilaines bêtes, dit la baronne. Quelle idée de l’avoir conduite dans cet endroit, où fourmillent, je crois, tous les insectes de la création ! Il fallait la promener sur la plate-forme, où elle n’aurait vu que de jolis petits lézards gris et des sauterelles ?

Cependant Éléonore soupira, rouvrit les yeux, et murmura en serrant la main de la baronne :

— Chère tante ! je me sens déjà mieux ; pardon de l’inquiétude que je vous donne. J’ai eu comme une défaillance ; mais c’est déjà passé ; me voilà remise.

Elle voulut se lever ; la baronne la contraignit doucement à se rasseoir.

— Oui, mon enfant, ceci n’est rien, grâce au ciel, lui dit-elle ; à présent il faut rester là, bien tranquille. Voilà le second coup de la messe qui sonne ; mais vous ne pouvez venir avec nous. Anastasie restera pour vous soigner et vous faire compagnie ; en pareil cas, la messe n’est pas d’obligation, et vous en êtes dispensées toutes deux.

Le baron avait déjà pris les devans. Mme de Colobrières chercha Gaston ; mais il s’en était allé aussi sans qu’on y prit garde.

— Est-ce qu’il serait déjà descendu au village ? je ne l’ai pas aperçu ce matin, dit la baronne un peu étonnée. Excusez-le, ma nièce ; il est timide et craint d’être importun.

La bonne dame prit ses Heures, son parasol de taffetas vert, et appela les domestiques. Le vieux Tonin se tenait respectueusement à portée de la suivre au premier commandement ; la Rousse avait couru dehors, et, arrêtée devant le château, elle cherchait Gaston d’un regard inquiet. Elle l’aperçut enfin.

M. le chevalier est déjà là-bas, dans le chemin, dit-elle en revenant sur ses pas ; il marche d’un train à arriver le premier.

— Allons ; moi non plus, je ne veux pas être des dernières à l’église, dit la baronne.

Elle embrassa encore une fois sa nièce, et s’en alla, suivie de Tonin et de la Rousse, endimanchés tous deux et marchant la tête haute, comme des domestiques de bonne maison en grande livrée.

Les deux jeunes filles, restées seules dans la salle, se regardèrent en souriant, et Anastasie dit avec gaieté :

— Nous voilà souveraines maîtresses ici ; nous commandons, pour le moment, dans toute l’étendue du domaine de Colobrières. Voyons, qu’allons-nous faire ? D’abord, cousine, vous allez demeurer en repos au fond de ce grand fauteuil, tandis que je donnerai du grain à mes oisillons et que j’arroserai mes fleurs ; ensuite nous prendrons notre café, un bon petit café de poix chiches grillés, que la Rousse fait à merveille, et que nous sucrons avec le miel de nos ruches. Il est excellent ; vous verrez.

— Il sera parfait, répondit Éléonore du même air de contentement et de douce gaieté.

Pourtant les larmes lui vinrent aux yeux ; elle entrevoyait vaguement cette étroite pauvreté qui obligeait le châtelain de Colobrières à remplacer le moka par un légume indigène et le sucre des colonies par le produit de ses abeilles.

Anastasie ouvrit la cage d’osier où sautillaient ses verdiers et ses chardonnerets ; puis elle les fit sortir l’un après l’autre, en les appelant par leur nom. Les petits oiseaux s’éparpillèrent joyeusement sur l’embrasure de la fenêtre, et becquetèrent le grain que la jeune fille leur avait jeté. Un moment après, elle les rappela, et ils rentrèrent docilement dans leur prison.

— Ils sont bien gentils, dit Éléonore ; mais ne croyez-vous pas qu’ils seraient plus heureux dans les champs ? À votre place, je leur donnerais la volée. Ah ! cousine, comme ils s’en iraient joyeusement !

— Point du tout. J’ai essayé, répondit Anastasie ; je les ai renvoyés, je les ai chassés ; ils sont restés toute la journée dehors, et le soir ils sont revenus voleter autour de leur cage, et ils ont voulu y rentrer. Cela m’a fait faire de grandes réflexions et consolée d’un grand chagrin.

— Vous avez eu déjà un grand chagrin, ma chère Anastasie ? dit Mlle Maragnon avec un intérêt mêlé d’étonnement.

La jeune fille poussa un siège près du fauteuil d’Éléonore, et, lui prenant affectueusement la main, elle répondit d’un ton sérieux et naïf : — Vous avez été élevée dans le monde, ma cousine, et moi j’ai toujours vécu comme une pauvre solitaire ; pourtant, il s’est passé autour de moi des choses qui m’ont fait réfléchir et pleurer. La vie uniforme et tranquille qu’on mène ici a été traversée par plusieurs de ces évènemens qui laissent de longs regrets dans les familles, et, toute petite, j’ai compris combien il est douloureux de quitter pour toujours des personnes qui nous sont chères. — Elle s’interrompit comme oppressée par des souvenirs qui revenaient d’autant plus vivement, qu’elle n’était pas habituée à les rappeler ; puis elle reprit d’une voix émue : — Nous étions six sœurs, ma cousine ; je n’ai pas connu l’aînée, elle était déjà aux Dames de la Miséricorde quand je suis venue au monde, mais je me rappelle bien les autres. Comme j’étais la plus jeune, elles avaient pour moi mille tendresses, elles me gâtaient à l’envi, et moi je les aimais de toute mon ame. Hélas ! je les ai vues partir l’une après l’autre pour le couvent ; et mes grands frères, comme je les appelais, s’en sont allés aussi. À chaque séparation, c’était une nouvelle douleur. Cela n’éclatait pas, l’on avait l’air de vivre ici comme de coutume : la fermeté de mon père ne se démentait pas un moment ; mais ma mère demeurait triste long-temps, et je pleurais tous les jours en voyant à table encore une place vide. Il y a cinq ans déjà que ma dernière sœur est entrée en religion : la douleur que j’éprouvai en la voyant partir s’est apaisée ; mais, lorsque j’ai cessé d’être une enfant et que j’ai commencé à réfléchir, j’ai senti dans mon cœur beaucoup d’inquiétude et d’effroi. Je n’ai aucune vocation pour la vie religieuse ; je sens qu’un couvent c’est comme une prison, et il me semblait que mes sœurs devaient être bien malheureuses. Parfois je me disais que, si la volonté de mon père était de m’enfermer avec elles, je ne m’habituerais pas à la clôture, que je regretterais toujours ma liberté. Pourtant, quand j’ai vu mes oiseaux s’accoutumer si bien à leur cage qu’ils n’en veulent plus sortir, j’ai pensé que mes sœurs aussi avaient fini par se plaire au couvent, qui est une prison tranquille et douce. Alors je me suis un peu consolée, et cette éternelle séparation m’a semblé moins pénible.

Tandis qu’Anastasie parlait ainsi, Mlle Maragnon l’avait attirée entre ses bras.

— Ma bonne cousine ! s’écria-t-elle en la retenant dans cette étreinte, tous ces chagrins sont finis ; vos sœurs sans doute vivent heureuses, et vous, jamais vous n’entrerez au couvent, n’est-ce pas ?

— Je crois que la volonté de mon père est de me garder près de lui, répondit la jeune fille ; oui, j’espère rester ici toujours….

— Et nous nous verrons souvent, et nous nous aimerons comme deux sœurs, n’est-ce pas ? reprit Éléonore.

— Oh ! oui, je le veux bien, s’écria Anastasie. Il me semble que je vous aime déjà presque autant que ma dernière sœur, ma pauvre Sidonie, qui s’appelle maintenant sœur Anne de la Trinité.

Elles demeurèrent un moment silencieuses et attendries ; puis, avec la mobilité d’impression naturelle à leur âge, elles se reprirent à parler de l’incident qui avait causé une si mortelle frayeur à Éléonore.

— Ma cousine, dit tout à coup Anastasie, quand vous étiez contre le parapet, criant au secours, vous appeliez votre mère, et puis encore une autre personne.

— Mon cousin Dominique, répondit Mlle Maragnon ; oh ! oui, je m’en souviens ; j’ai pensé à lui, je l’ai appelé.

— Ah ! vous avez un cousin que vous aimez aussi beaucoup ? dit Anastasie avec un naïf regret.

— Oui, ma belle Anastasie, et je vous le présenterai, et vous l’aimerez aussi un peu, j’espère…. C’est le fils de mon oncle, Jacques Maragnon, un bien honnête homme, et le plus riche négociant de Marseille.

— Je voudrais de tout mon cœur connaître toute votre famille, dit Anastasie avec quelque embarras ; mais mon père a ses idées. Qui sait, chère cousine, s’il permettra que j’aille vous rendre votre visite ?

— Oui, c’est douteux en effet, murmura Éléonore contristée par cette observation ; il n’a pas pardonné à ma mère, et pourtant, moi, j’ai trouvé grâce devant lui. Quoique je porte le nom de Maragnon, il m’a appelée sa nièce.

— Oui, sa nièce. Mlle de Belveser, répliqua Anastasie en hochant la tête. Enfin ! nous verrons quelle sera sa volonté. Et, dites-moi, cousine, M. Dominique est un jeune homme de l’âge de Gaston ?

— Oui, à peu près, répondit Éléonore ; et si vous saviez combien il est bon, combien il a d’esprit, et comme il est beau !

— Beau comme Gaston ? demanda ingénument Anastasie.

— Oh ! non, cousine, répondit sans hésiter Mlle Maragnon.

À travers tout ce babil, Mlle de Colobrières s’était levée pour avancer la table où la Rousse avait arrangé d’avance deux grandes tasses aunes, le pot de miel qui servait de sucrier, et un gros pain bis dans la confection duquel il était entré certainement plus de seigle que de blé. — Cousine, dit-elle en apportant dans un vieux pot de faïence l’amère décoction que les habitans de Colobrières appelaient leur café, à présent nous allons déjeuner, s’il vous plaît.

Dès que le café fut servi, un grand lévrier roux, qui sommeillait sous la table, se releva et vint poser sa tête de serpent sur les genoux d’Anastasie.

— C’est Lambin, le chien de mon frère, dit la jeune fille en le flattant ; une bête du plus mauvais caractère, je vous en préviens, ma cousine.

Et, comme Éléonore avançait la main pour le flatter aussi, elle ajouta vivement : — Ne le touchez pas, il vous mordrait ! Il vous mordrait, quand même vous lui donneriez à manger. C’est un charnaigre, l’espèce de chiens la plus méchante.

— En effet, il n’a pas l’air fort apprivoisé, dit Éléonore en reculant ; quel œil féroce ! Oh ! le vilain animal ! Tenez, cousine, il comprend que je parle mal de lui ; voyez comme il se hérisse !

— C’est qu’il entend quelque bruit là dehors, dit Anastasie en tournant les yeux vers la fenêtre.

— Il aboierait, si c’était quelque étranger.

— Non : c’est ce qu’on appelle un chien traître ; il n’aboie pas, il mord. Quelque chose l’inquiète en ce moment ; le voilà qui se fâche. — Tandis que sa jeune maîtresse parlait, le chien, sans remuer la tête, tournait son œil fauve du côté de la porte, et rejetait en arrière ses oreilles minces et pointues.

— Sans doute quelque passant suit le chemin au-dessous du château, continua Anastasie, ou peut-être y a-t-il quelqu’un là dehors.

— Toutes les portes sont ouvertes, et nous sommes seules, observa Éléonore avec inquiétude.

— Soyez tranquille, cousine ; Lambin nous garde, répondit Anastasie en souriant ; il est méchant, c’est vrai, mais il est vaillant et fidèle.

En ce moment, le chien se dressa le poil hérissé, l’œil ardent : il venait d’entendre une voix rauque qui murmurait sous la fenêtre : — La charité, au nom du Sauveur, bonnes âmes du Seigneur Dieu ! La charité, s’il vous plaît !…

— C’est un pauvre, dit Anastasie en coupant un morceau de pain.. Ici, Lambin I ici ! N’allez pas manger ce pauvre homme !… Couchez-vous là !

Le chien obéit en faisant entendre un sourd grognement, et Anastasie alla vers la fenêtre pour donner son morceau de pain au mendiant, lequel, loin de la remercier, lui dit avec insolence : — Ce n’est pas du pain que je demande, c’est l’aumône d’un peu d’argent.

— Retirez-vous, je n’en ai pas, répondit froidement la jeune fille. — Et, comme le mendiant insistait d’un ton presque menaçant, elle répéta avec une sorte de hauteur : — Je n’ai point d’argent à vous donner, retirez-vous.

— J’en ai, moi ! dit Éléonore tout effrayée et en fouillant dans ses poches. Tenez, cousine, renvoyez bien vite ce vilain homme.

L’imprudente avait à peine achevé ces paroles, que le mendiant gagnait la porte du château et pénétrait hardiment dans la grande cour. C’était un homme jeune encore ; sa longue barbe inculte descendait sur sa poitrine nue ; il portait la besace comme un frère quêteur, et l’on eût dit que les sordides haillons dont il était couvert avaient été jadis quelque chose comme un habit d’uniforme.

— Ah ! mon Dieu ! dit Éléonore plus morte que vive, ce vagabond fait mine de vouloir entrer ici. Qui sait dans quel dessein ? J’ai peur de lui, cousine !

Le mendiant avança jusqu’à la porte de la salle.

— Retirez-vous ! lui cria Anastasie, retirez-vous ! sinon je lâche contre vous mon chien.

Le mendiant leva son bâton noueux en ricanant, et fit encore un pas.

— Sus, Lambin ! garde la porte ! s’écria Anastasie ; sus à l’homme ! mange-le !

Le lévrier s’élança la gueule ouverte et sa longue queue traînante comme celle d’une panthère ; il sauta à la gorge du vagabond, le renversa, et se mit silencieusement en devoir de l’étrangler.

— Rappelez votre chien ! Miséricorde ! je suis un homme mort ! cria le malheureux d’une voix éteinte.

Anastasie rappela le chien, qui, animé par la lutte, s’acharnait sur sa proie et ne se hâtait pas d’obéir. Il lâcha prise enfin. Le mendiant se releva en proférant d’horribles malédictions, regagna la plate-forme, et disparut bientôt au fond du chemin.

— Il nous aurait tuées, dit Éléonore avec conviction.

— Non, je ne crois pas, répondit tranquillement Anastasie ; il vous aurait pris votre argent et cette jolie montre qu’il voyait reluire à votre ceinture. Il se serait peut-être amusé à nous faire peur ; mais je ne crois pas qu’il voulût nous faire aucun mal.

— N’Importe, fit Éléonore en avançant vers le chien sa main mignonne, n’importe ; au risque d’être mordue, je veux caresser le museau pointu de ce brave Lambin, qui nous a si bien défendues.

— Voilà pourtant les agréables incidens de votre voyage au château de Colobrières, dit Anastasie avec une gaieté mélancolique ; deux fois dans la même matinée vous avez failli mourir de frayeur.

— La première fois, j’ai eu grand’peur, c’est vrai, répondit Mlle Maragnon ; mais déjà je suis aguerrie : encore quelques rencontres comme celles-ci, et je passerai sans sourciller sur un abîme, et je n’aurai pas peur du plus déterminé bandit, ni des serpens, ni des lézards verts, ni de rien au monde.

Sur le midi, le baron et sa femme remontèrent au château de Colobrières. Ils trouvèrent les deux cousines qui les attendaient en se promenant dans le terrain vague, bordé de mûriers, que le vieux gentilhomme appelait la grande allée.

— Monsieur le baron, dit Éléonore en s’avançant d’un air de respect caressant, je n’ai pu vous rendre mes devoirs ce matin ; permettez-moi de vous donner le bonjour, mon cher oncle, et de m’informer de votre santé.

— Fort bonne, ma chère nièce, répondit le baron en baisant galamment la mitaine qui couvrait à moitié la main d’Éléonore ; et la vôtre ? Mme de Colobrières m’a appris que vous avez eu un petit malaise ce matin, et j’en ai été fort en peine.

— Je suis bien sensible à ce témoignage d’intérêt, répondit-elle ; me voilà tout-à-fait remise, mon cher oncle, et je ne regrette qu’une chose, c’est que cette indisposition m’ait privée de vous accompagner. Je suis si contente auprès de vous, auprès de ma chère tante, que je n’aurais pas voulu perdre un seul des momens qu’il m’est permis de passer en votre compagnie.

— Elle est charmante, cette enfant, murmura le baron en relevant ses gros sourcils et en se tournant vers sa femme, qui répondit par un geste d’assentiment accompagné d’un long soupir.

— Et mon frère ? et Gaston ? demanda Anastasie, s’apercevant qu’il n’y avait que la Housse et le vieux Tonin derrière son père et sa mère.

— Il n’est pas encore ici ? c’est étonnant, fit la baronne. Ce matin, il part sans nous attendre ; je crois qu’il nous a devancés : point du tout ; il n’arrive qu’après l’Évangile. Tantôt il sort de l’église avant nous, et prend à travers champs d’un pas à faire trois lieues à l’heure. Pourquoi ? je vous le demande, puisque ce n’est pas pour arriver ici le premier.

— Je parie que M. le chevalier reparaîtra à l’heure du dîner avec quelque plat de sa façon, dit Tonin à l’oreille de la Rousse.

— Un plat de dessert qu’il sera allé chercher au fond de quelque précipice ! murmura celle-ci avec amertume.

M. et Mme de Colobrières rentrèrent au château. Depuis leur mariage, ils n’avaient jamais manqué, le dimanche, en revenant de la messe et en attendant l’heure du dîner, de faire une partie de cartes. Afin de la rendre intéressante, le baron tirait de sa poche quelques gros sous qui figuraient l’enjeu, et dont il prêtait la moitié à la baronne, laquelle ne rendait rien quand elle perdait, et ne manquait pas de tout garder quand elle gagnait.

Au lieu de suivre les grands parens, Éléonore et sa cousine continuèrent leur promenade sur la plate-forme. Les mains enlacées, le front incliné, elles marchaient en silence, et foulaient d’un pied distrait les petites fleurs roses du géranium musqué qui tapissaient le sol. Chaque fois qu’elles arrivaient au parapet, elles s’arrêtaient un moment et parcouraient des yeux le chemin. Après une demi-heure de cette promenade et de ce silence entremêlé de vagues propos, Mlle Maragnon s’assit, fatiguée, à la porte du château, et dit en hochant la tête d’un air convaincu : — Cousine, je crois qu’effectivement je fais peur à votre frère.

— C’est possible, répondit gaiement Anastasie ; mais, comme vous le disiez tantôt, il faudra bien qu’il s’accoutume à votre visage !

Le baron de Colobrières avait religieusement conservé certains vieux usages : à l’heure du dîner, Tonin mit en branle l’unique cloche du château. Ces sons aigres et prolongés retentirent au loin dans le silence des champs, et effrayèrent un moment les pies effrontées qui sautillaient jusque sur la plate-forme.

— Nous allons dîner sans votre frère, dit Éléonore en se levant ; mon Dieu ! que lui est-il donc arrivé ? est-ce que son absence ne vous cause pas quelque inquiétude ?

— Il va venir, répondit Anastasie ; son chien, qui nous suivait, a disparu ; puisque Lambin n’est plus là, Gaston n’est pas loin.

En effet, un moment plus tard, le cadet de Colobrières arriva tenant à la main un énorme bouquet mélangé de fleurs et de fruits ; son chien le suivait en le caressant d’un air rogue et en balayant la terre de sa longue queue.

— Je suis sûre qu’il vient de l’Enclos du Chevrier ! s’écria Anastasie ; il y a bien une bonne lieue de chemin à travers champs, et je ne conçois pas comment il est déjà de retour.

Elle courut au-devant de son frère, et prit le bouquet dans son tablier, ne pouvant le tenir dans ses deux petites mains.

— J’arrive à l’heure et ne me suis point fait attendre, n’est-ce pas ? dit Gaston en passant sous son bras le bras de sa sœur et en l’emmenant ainsi, tandis qu’Éléonore marchait seule et un peu en avant d’un air satisfait et pensif.

En entrant dans la salle, Gaston s’inclina devant son père, comme pour s’excuser.

— Holà ! monsieur le chevalier, vous choisissez mal le temps de vos promenades, dit le vieux gentilhomme en fronçant le sourcil ; il n’est pas séant de s’en aller ainsi quand il y a des hôtes au château, car il vous appartient aussi de leur en faire les honneurs ; j’espère que vous ne nous quitterez plus de la journée.

Le cadet de Colobrières s’inclina de nouveau avec un geste de respect et de soumission, sans même essayer d’expliquer et de justifier le fait qui lui valait cette paternelle admonestation ; mais Éléonore, prenant vivement la gerbe de fleurs et de fruits qu’Anastasie tenait dans son tablier, l’apporta aux pieds du baron, et lui dit avec son plus gracieux sourire :

— C’est pour avoir le plaisir de vous présenter ce bouquet merveilleux que mon cousin a fait une si longue promenade ; s’il me l’avait offert à moi, certainement qu’au lieu de le gronder, je l’aurais remercié de grand cœur.

— Comment ! belle nièce ; il ne s’est pas hâté de vous en faire hommage ! s’écria le baron ; de mon temps, les jeunes gentilshommes étaient plus attentifs auprès des dames, plus empressés, plus galans. En vérité, j’étais bien autrement aimable jadis, lorsque je faisais ma cour à Mme de Colobrières. Permettez, mademoiselle, que j’apprenne à monsieur mon fils comment il devait agir en cette occurrence.

À ces mots, le baron se leva, fit une profonde révérence, présenta le bouquet, et baisa l’une après l’autre les deux belles mains qui s’avançaient pour recevoir son offrande.

À ce dernier trait, Gaston perdit contenance tout-à-fait, et, au lieu de prendre place à table, il fut prêt de s’enfuir ; il lui semblait que sa charmante cousine devait se moquer au fond de l’ame de sa gaucherie et de sa timidité ; cette pensée lui était si douloureuse, qu’il sentait son cœur se gonfler de colère contre lui-même, et qu’en vérité il eût donné sa vie pour rien en ce moment. Bien qu’il sût se contraindre, et que l’espèce de leçon qu’il venait de recevoir ne parût pas lui avoir donné la moindre humeur, Éléonore comprit qu’il était secrètement troublé, qu’il souffrait même, et elle essaya d’effacer cette pénible impression.

— Mon cousin, dit-elle, où donc êtes-vous allé chercher ces belles fleurs, ces fruits rares déjà pour la saison ? Voilà une branche de citronnier couverte de boutons, et des jujubes sur la tige, et des grenades bien mûres, et des fraises des Alpes avec leur beau feuillage lustré, et du jasmin, et des œillets sauvages ! Quel est donc le jardin qui produit de si beaux bouquets ?

— C’est un petit vallon abrité par des rochers, et qu’on appelle l’Enclos du Chevrier, répondit Gaston ; toute l’année, on y trouve de la verdure et des fleurs ; au cœur de l’hiver, j’y ai parfois cueilli des boutons de rose.

— Et le maître de ce petit paradis terrestre vous permet d’y moissonner ainsi ? demanda Éléonore.

— Le maître, c’est le bon Dieu, répondit le cadet de Colobrières en souriant ; et peu de gens se soucient d’escalader ce paradis où l’on n’arrive qu’avec des peines infinies, en se laissant glisser le long des rochers à pic.

— Il n’y a pas de danger au moins ? demanda la baronne en se tournant vivement vers son fils. — Puis, par un second mouvement, elle jeta un coup d’œil sur l’habit neuf du cadet de Colobrières, et l’examina avec quelque anxiété, craignant d’y découvrir une déchirure irrémédiable ; mais elle n’aperçut pas la moindre solution de continuité, ni la plus légère altération dans la nuance de l’étoffe. — Continuez, mon fils, dit-elle avec satisfaction ; vous nous parliez des rochers à pic que vous avez franchis fort heureusement, en vérité.

— Et vous ne nous avez pas dit pourquoi cet endroit s’appelle l’Endos du Chevrier, ajouta Éléonore ; le savez-vous, mon cousin ?

— Oui, mais pas si bien que mon père, car ce n’est pas une chose de notre temps, répondit Gaston en se tournant vers le vieux gentilhomme d’un air de déférence.

— C’est bien parlé, mon fils, répondit gravement celui-ci ; je connais effectivement mieux que vous l’origine du nom que l’on a donné à cet endroit. L’histoire est des plus simples, mais elle me paraît intéressante. Il y a quelque soixante ans qu’un homme étranger au pays vint s’établir là-bas entre les rochers ; feu mon père, qui avait droit de chasse et de pacage sur toute cette chaîne qui s’étend de la tour de Belveser à Saint-Peyre, lui vendit le vallon quarante écus ; c’était un bon prix, vu que l’endroit était à peu près inaccessible et qu’il n’y avait que des pierres. L’étranger se mit au travail ; il avait la force d’un bœuf et la patience d’une fourmi. Après avoir charrié pendant deux ans de la terre sur son rocher, il y planta des arbres ; ensuite il construisit des espèces de citernes qui lui servirent à arroser son jardin. Enfin il cultiva si bien ce coin de terre, qu’il y récoltait sa subsistance. Comme il avait un petit troupeau de chèvres, on l’appelait le chevrier ; il n’attirait personne chez lui, mais ceux qui escaladaient son domaine étaient bien reçus. J’y suis allé une fois dans ma jeunesse. C’était comme un parterre, et la petite cabane qu’il avait construite présentait un aspect fort agréable ; il m’offrit des oranges que j’apportai à Mme de Colobrières, et me parut tout-à-fait poli et homme de bien. Je pensai que c’était une façon de misanthrope qui, trompé par sa femme ou sa maîtresse, avait rompu pour toujours avec le monde, ou bien quelque gentilhomme ruiné au jeu qui, ne pouvant acquitter ses dettes d’honneur, s’était volontairement enterré dans cette solitude ; notre bon ami, feu M. le curé de Saint-Peyre, penchait vers cette dernière supposition. À la fin, ce mystère fut éclairci : le chevrier était parvenu à une extrême vieillesse ; un jour, on le trouva mort dans sa cabane, mort sur son lit de paille, le crucifix dans ses mains comme un ermite, comme un saint. En relevant le corps pour l’enterrer, on s’aperçut qu’il avait la fleur de lis sur l’épaule : c’était un bandit qui, après avoir navigué sur les galères du roi, était venu terminer en paix sa carrière dans ce désert.

— À présent, la cabane s’est écroulée, ajouta Gaston ; les arbres croissent au hasard, les fruits sont redevenus sauvages, et c’est le vent qui sème les fleurs entre les rochers, où personne ne les cueille.

— Je veux visiter quelque jour ce paradis sauvage, dit Éléonore en éparpillant d’un air rêveur les tiges de jasmin dont elle allait faire un bouquet.

— L’entreprise est difficile, observa Anastasie ; l’Enclos du Chevrier est un endroit presque inaccessible, et vous aurez grand’peur, cousine, quand vous vous trouverez au bord d’une pente de rocher droite comme un mur.

— Si j’étais seule, sans doute ; mais, au bras de quelqu’un, je n’aurais pas la moindre frayeur, répondit Mlle Maragnon en regardant ingénument le cadet de Colobrières.

Le dîner de famille n’était pas splendide : une poule maigre, qui, le matin même, cherchait encore sa vie à travers champs, et le coq de bruyère tué par Gaston figuraient seuls aux côtés de l’espèce de surtout improvisé par Anastasie avec la gerbe de fruits et de fleurs placée dans une corbeille d’osier ; mais le vieux gentilhomme faisait les honneurs de sa table avec une politesse cordiale qui suppléait à tout. Le vieux Tonin, debout derrière son maître et la serviette au bras, servait selon les meilleures traditions et versait à boire la belle eau claire que fournissait le puits du château, de la même manière qu’il eût offert du tokai dans des verres de Bohême, ou présenté aux convives de l’hydromel dans un hanap d’argent. À l’issue du repas, le baron offrit galamment la main à Mlle Maragnon, et la convia à passer sur la plate-forme pour assister à la partie de boule. Avant de commencer, il l’invita à placer le but, et, lorsqu’elle eut de ses jolies mains posé la petite boule à l’extrémité de l’allée, il la reconduisit cérémonieusement vers le parapet, où la baronne et Anastasie avaient déjà pris place. On voyait que le digne gentilhomme voulait rendre à Mlle Maragnon tous les honneurs possibles et lui procurer tous les amusemens qu’on pouvait goûter au château de Colobrières.

Éléonore s’intéressa réellement à ce spectacle tant soit peu monotone de deux hommes qui, durant une après-midi tout entière, clignent un œil, fléchissent le jarret, lancent leur boule, et se mettent à courir après le lourd morceau de bois sphérique qui roule en trébuchant vers le but. Anastasie tenait la main de sa cousine entre les siennes, et observait en soupirant les ombres qui s’allongeaient dans la campagne et le soleil qui descendait rapidement à l’horizon. Enfin l’on distingua au fond du chemin le bruit d’une voiture.

— Hélas ! voici le moment des adieux ! dit Éléonore en se levant.

— Un triste moment, murmura la baronne se tournant vers sa fille ; à présent, je donnerais tout au monde pour que cette enfant ne fût jamais venue ici !

— Pourquoi, ma mère ? demanda vivement Anastasie.

— Vous allez le comprendre, ma fille, répondit la bonne dame en soupirant.

Le baron s’était rapproché. Au moment où Éléonore prenait congé de lui, et allait peut-être s’enhardir jusqu’à lui parler encore une fois de sa mère, il lui dit d’un ton grave et pénétré : — Mademoiselle de Belveser, je vous remercie d’être venue nous visiter. Mme la baronne, mes enfans et moi, nous nous souviendrons toujours de vous avec amitié, et, du fond de notre retraite, nous ferons toujours des vœux pour votre bonheur. Soyez heureuse, ma nièce, autant que vous êtes bonne et belle, et, dans toutes les circonstances importantes de votre vie, souvenez-vous que vous avez du sang des Colobrières dans les veines.

À ces mots, le vieux gentilhomme embrassa Éléonore avec émotion, et, après avoir ordonné du geste à sa femme et à ses enfans de la reconduire, il la salua une dernière fois, et rentra dans le château.

— Chère tante, dit la jeune fille le cœur serré, mon oncle m’a parlé comme s’il ne devait jamais me revoir !

— Hélas ! mon enfant, telle est sa volonté, répondit la baronne ; il vous aime déjà, il est heureux d’avoir une si charmante nièce, mais il ne veut pas pardonner à sa sœur.

— Mon père nous défend de revoir ma cousine ! dit douloureusement Anastasie.

— Non, ma fille, il n’a pas parlé de cela, heureusement, répondit Mme de Colobrières. Voici sa volonté, telle qu’il me l’a fait connaître aujourd’hui en revenant de la messe ; je répète ses propres paroles : « J’ai reconnu Mlle de Belveser pour ma nièce, et j’ai trouvé bon qu’elle vînt faire connaissance avec nos enfans ; mais sa place n’est point parmi nous, car jamais sa mère ne rentrera dans ce château. Il ne faut pas qu’on puisse dire que le baron de Colobrières, après avoir renié sa sœur parce qu’elle s’était mariée avec un roturier, lui a pardonné parce que ce mariage l’a enrichie. Je vous défends ainsi qu’à nos enfans de voir jamais Mme Maragnon, et je vous déclare que vous encourriez toute mon indignation, si, à mon insu, vous vous rendiez, sous prétexte de visite, au château de Belveser. »

— Ah ! murmura Éléonore, c’est cruel, cela ! Chère Anastasie, j’aurais été si heureuse de vous recevoir chez nous, dans la maison de ma mère !

Les deux jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en sanglotant ; la baronne aussi mit son mouchoir sur ses yeux ; Gaston seul ne pleurait pas, mais il baissait la tête d’un air morne, et étouffait en son ame d’un chagrin qu’il ne comprenait pas.

Enfin la baronne se remit un peu, et, après avoir réfléchi, elle dit aux deux cousines éplorées : — Mes enfans, j’imagine un moyen d’obéir aux ordres de M. le baron, sans cesser pour cela de vous voir. Ma nièce ne reviendra pas au château ; nous ne pouvons aller lui rendre sa visite à Belveser ; mais il n’est pas défendu de se rencontrer quelque part à mi-chemin.

— Oh ! ma mère, quelle bonne idée ! interrompit Anastasie.

— Chère bonne mère, que vous savez bien nous conseiller en toutes choses ! dit vivement Gaston.

— Ah ! ma tante, comme je viendrai souvent me promener de ce côté, si je dois quelquefois vous y rencontrer ! s’écria Éléonore en pressant contre son cœur les mains de la vieille dame.

— Moi, je ne m’éloigne guère du château, reprit Mme de Colobrières ; il faut que je tienne compagnie à M. le baron ; mais Gaston et sa sœur font de longues promenades : ils iront vous trouver jusqu’aux limites du domaine de Belveser.

— Il y a là-bas sous la colline un endroit où nous allions souvent avec Anastasie l’hiver dernier, ajouta Gaston ; on l’appelle la Roche du Capucin.

— Parce que les bonnes gens se figurent que l’on voit sur le roc vif l’empreinte d’une sandale, dit Éléonore ; moi aussi, je suis allée me promener de ce côté, et je connais bien la Roche du Capucin et ses environs.

— C’est là que nous nous rencontrerons, dit Anastasie ; j’y viendrai avec Gaston, vous vous y rendrez de votre côté.

— Oui, répondit Éléonore ; Mlle de la Roche-Lambert m’accompagnera ; le trajet n’est pas long, nous le ferons à pied.

— Seules toutes deux à travers la campagne ? interrompit Anastasie ; ne faites pas cela, cousine ; le vallon est désert ; vous pourriez rencontrer quelque mauvais pauvre.

— Si j’avais derrière moi le chien de mon cousin, ce serait une escorte suffisante, dit Mlle Maragnon en souriant ; mais, à défaut de ce brave Lambin, je trouverai bien quelqu’un pour nous protéger.

Le carrosse arrivait à l’entrée de la plate-forme ; sur un signe d’Éléonore, le cocher arrêta ses chevaux. L’on se fit alors de tendres adieux ; la baronne serra dans ses bras Mlle Maragnon en l’appelant sa nièce bien-aimée, et lui dit à l’oreille : — Chère enfant, assure ta pauvre mère de mon amitié, et embrasse-la pour moi… de ma part, entends-tu bien ?…

— Allons, mademoiselle ! allons ! madame votre mère est impatiente de vous revoir, cria Mlle de la Roche-Lambert du fond de la voiture.

Éléonore embrassa une dernière fois Mme de Colobrières ; puis, se tournant vers Gaston qui demeurait à l’écart, elle lui tendit la main avec un geste timide et en disant d’une voix émue : — Adieu, mon cousin….

Une minute plus tard, le carrosse roulait rapidement vers Belveser, et la famille de Colobrières rentrait tristement au château. Cette visite avait été pour elle un grand événement. Anastasie et sa mère en étaient fort préoccupées ; mais il y eut dès-lors comme une convention tacite de n’en jamais parler en présence du baron, et au souper le nom d’Éléonore ne fut pas prononcé.

Les soirées étaient longues déjà, et l’on faisait la veillée autour de la table. Le baron recommença à jouer aux cartes avec sa femme ; Anastasie s’accouda pensive sur le tapis comme pour suivre la partie, et le cadet de Colobrières alla rêver sur la terrasse. Pour la première fois de sa vie, il comprenait certaines idées qui se trouvaient dans ses livres, et que le vieux curé de Saint-Peyre ne lui avait guère expliquées. Des facultés inconnues s’éveillaient en lui, des cordes nouvelles vibraient dans son ame, et il s’abandonnait à ses impressions avec une sorte d’étonnement ; mais il était trop inexpérimenté, trop naïf, pour démêler ce qui se passait au fond de son cœur, pour s’effrayer de ce vague attendrissement, de cette ineffable tristesse dont il se sentait pénétré. Tandis que Gaston, debout contre le parapet et le regard perdu dans l’obscure profondeur du paysage, songeait aux incidens de la journée et savourait ses souvenirs, la Rousse se glissa le long de la plate-forme et vint s’asseoir silencieusement à quelques pas de lui. La Rousse était une assez belle fille, grande, svelte et d’un blond équivoque, qui lui avait valu son surnom. Ses yeux verdâtres étaient bordés de longs cils pâles, et son teint avait cette blancheur fade qui brave les plus ardentes caresses du soleil.

Il y avait cinq ans environ que Madeleine était au service de la baronne ; elle pouvait espérer d’y demeurer toute sa vie, car dans les anciennes maisons l’on avait égard aux bons services, à l’attachement des inférieurs, et ils faisaient réellement partie de la famille. Il en résultait de leur part un respect profond, mêlé d’une certaine confiance, et l’attachement le plus dévoué. La Rousse aurait donné sa vie pour tous les Colobrières ; mais l’affection que lui inspirait Gaston était une tendresse violente dont son innocence ignorait le véritable nom. La pauvre fille croyait de la meilleure foi du monde que c’était là un sentiment permis ; elle s’en faisait gloire, et disait tout haut qu’elle donnerait son ame et son salut pour son jeune maître. Elle lui obéissait avec une plus aveugle soumission que son chien Lambin, et n’en était, certes, pas si bien récompensée ; car le cadet de Colobrières lui adressait moins souvent la parole qu’à ce grand lévrier fauve qui le suivait tous les jours à la chasse. Pourtant Madeleine recherchait ces courts entretiens, à la suite desquels elle pleurait souvent sans soupçonner le sujet de ses larmes. Jamais Gaston ne s’était douté non plus de cette secrète passion. Il eût été d’ailleurs très médiocrement flatté de l’avoir inspirée. Ce soir-là, Madeleine, saisie d’une mortelle tristesse, essayait instinctivement de lutter contre cette impression et de chasser certaines images qui l’obsédaient ; mais son imagination rebelle les lui représentait toujours.

— Monsieur le chevalier, quelle journée ! dit-elle tout à coup à Gaston ; comme tout est changé dans une maison, quand il y a des étrangers !

— Oui, il semble que les heures passent plus vite, répondit-il sans tourner la tête.

La Rousse soupira profondément, et reprit : — Si l’on avait été prévenu de cette visite, l’on aurait fait quelques préparatifs. D’abord, monsieur le chevalier, je vous aurais évité la peine d’aller vous-même chercher le dessert à l’Enclos du Chevrier…

— Non pas, interrompit-il ; je ne te l’aurais pas permis. Est-ce que tu aurais su choisir et rapporter sans les briser ces jolies grappes, ces rameaux chargés de fleurs que ma cousine a tant admirés ?…

— Et hier soir, monsieur le chevalier, reprit tristement la Rousse, vous montiez sans rien dire sur le balcon ; j’y serais bien allée, moi ; est-ce que ce n’est pas mon devoir d’apporter les provisions à la cuisine ?

— Ton devoir est de faire ce qu’on te commande, interrompit Gaston, et certainement je ne t’aurais pas commandé cela.

— Elle est bien jolie et elle paraît bien riche, cette demoiselle, continua la Rousse ; elle doit être aimable aussi, car elle s’est fait aimer ici tout d’abord. Mme la baronne et Mlle Anastasie l’ont comblée d’amitiés, ainsi que M. le baron. Il n’y a pas jusqu’à Lambin qui ne se soit apprivoisé avec elle ; quand elle s’est approchée de lui, il ne l’a pas mordue. — Et, après un moment d’hésitation, la Rousse ajouta : — Est-ce qu’elle reviendra, cette demoiselle, monsieur le chevalier ?

— Non, répondit Gaston d’un ton bref, et en reculant de quelques pas pour rompre cet entretien qui commençait à lui paraître long.

— Ah ! elle ne reviendra plus, murmura la Rousse avec une satisfaction inexprimable ; tant mieux ! Ça trouble tout le monde, ces visites-là. Ce soir, Mlle Anastasie est triste, Mme la baronne joue sans regarder ses cartes, et voilà M. le chevalier qui se promène seul d’un air pensif, au lieu de lire, comme de coutume, au coin de la table. Ah ! c’est certain qu’on ne vivrait pas content ici s’il y venait souvent des étrangers, des demoiselles de la ville !

À l’extrémité de la chaîne de collines arides qui dominait la tour de Belveser, il y avait un étroit vallon abrité par un rempart de rochers qui n’avait qu’une brèche au midi. Même dans la saison rigoureuse, la température était douce dans cette enceinte, que le soleil baignait tout le jour de ses tièdes rayons, et l’âpre influence des vents du nord ne s’y faisait jamais sentir. Une petite source bouillonnait dans le creux du vallon, et formait une nappe tranquille au pied de la masse granitique qu’on appelait la Roche du Capucin. Ces eaux vives s’écoulaient ensuite dans le ravin qu’elles avaient lentement creusé, et dont les bords sablonneux formaient deux sentiers agrestes, coupés çà et là par des bouquets de saules. Il n’y avait dans ces lieux aucune trace de culture, et, quoique le paysan avide vînt parfois couper furtivement les épaisses ramées qui n’appartenaient à personne, la végétation couvrait d’inextricables rameaux de verdure la base abrupte des rochers.

Un matin, Gaston et sa sœur descendirent les pentes arides au-dessus desquelles s’élevait le château de Colobrières, et prirent le chemin du vallon. Ils allaient ainsi, sans enfreindre les ordres de leur père, rendre à Mlle Maragnon la visite qu’elle leur avait faite huit jours auparavant. Anastasie marchait d’un pas léger, le cœur rempli d’une joyeuse impatience. Le cadet de Colobrières, au contraire, ne semblait pas pressé d’arriver, et se détournait à chaque instant de sa route pour battre les buissons avec son grand lévrier Lambin. À mesure qu’il avançait, il ralentissait le pas, et l’on eût dit vraiment qu’il redoutait d’atteindre le but de sa promenade. Pourtant il avait songé toute la semaine à cette espèce de rendez-vous, et il aurait passé par-dessus des abîmes plutôt que d’y manquer. Malgré ce violent et secret entraînement, il laissa Anastasie courir seule au-devant de Mlle de Maragnon, qui l’attendait déjà et épiait l’instant de son arrivée debout au bord du sentier qui conduisait à la Roche du Capucin. Les deux cousines s’embrassèrent avec effusion, comme après une longue absence, et Éléonore se mit à caresser Lambin, qui, l’ayant reconnue, flairait sa robe et grondait sourdement en signe d’amitié. La charmante jeune fille s’avança vers Gaston, et lui dit d’un air de doux reproche : — Mon cousin, vous arrivez le dernier ! et Anastasie prétend que, si elle vous avait laissé faire, vous seriez resté en chemin peut-être jusqu’à ce soir.

Le pauvre Gaston balbutia quelques excuses en baissant les yeux, de peur de rencontrer le regard d’Éléonore, et appela Lambin pour se donner une contenance.

— Maintenant, reprit Éléonore, allons trouver Mlle Irène qui nous attend là-bas sous la Roche du Capucin avec une autre personne.

— Une autre personne ? répéta Anastasie d’un air de curiosité timide.

— Mon cousin Dominique Maragnon, lui dit à l’oreille Éléonore ; vous savez bien que je voulais vous le présenter, ainsi qu’à votre frère.

Dominique Maragnon était un jeune homme de belle tournure et d’agréable visage ; il avait surtout cette grâce aisée que donne l’habitude du monde. Tandis qu’Anastasie lui faisait la révérence en rougissant et que le cadet de Colobrières lui rendait son salut avec une politesse un peu gauche, il s’écria d’un ton de bonne humeur et de franche cordialité : — Combien, je remercie ma cousine de m’avoir permis de l’accompagner ! Elle m’a tant parlé de sa visite au château de Colobrières et du bon accueil qu’elle y a reçu, que j’ai osé espérer pour moi une petite part de cette bienveillance.

Heureusement pour la pauvre Anastasie, à laquelle ce discours semblait s’adresser particulièrement, Mlle de la Roche-Lambert prit à son tour la parole. C’était un vieille fille qui se fardait, mettait des mouches, et portait des souliers à talons pour se promener dans la campagne.

— Mesdemoiselles, dit-elle en tirant un livre de sa poche et en arrangeant sur ses genoux son mouchoir, sa tabatière, son éventail et sa cassolette au vinaigre des quatre voleurs, mesdemoiselles, je suppose qu’au lieu de vous tenir tranquilles ici, vous allez chercher des violettes dans l’herbe et courir après les papillons ; mais moi je reste, et vais vous attendre en lisant les Epreuves du Sentiment, à moins toutefois que ces messieurs ne me fassent l’honneur de me tenir compagnie.

Dominique Maragnon salua en signe de remerciement, et suivit discrètement le cadet de Colobrières, tandis que les deux cousines descendaient le sentier en se tenant par la main. Cette fois Éléonore avait évité avec une délicate attention toute espèce de luxe dans sa toilette ; elle avait abandonné les dentelles, les riches soieries et tous les charmans atours dont sa mère aimait à la parer. Un déshabillé de toile de Perse aux vives couleurs serrait à peine sa fine taille, et un petit chapeau de marli, enjolivé de rubans, était posé de côté sur ses cheveux, dont une légère couche de poudre n’empêchait pas de reconnaître la nuance d’un blond doré ; elle ressemblait ainsi à une de ces jolies bergères que Watteau mettait dans ses paysages, et que nous retrouvons encore sur les éventails que nous ont légués nos grand’mères. Pourtant la brune Anastasie était encore plus belle avec sa jupe un peu fanée, son casaquin étriqué, et ses cheveux noirs simplement relevés sous sa coiffe de linon, qu’Éléonore dans son frais costume de campagne. C’était la première fois que Mlle de Colobrières voyait un jeune homme comme ce cousin Dominique, dont Éléonore lui avait vanté l’esprit et les bonnes manières. Le nom de Maragnon l’avait un peu révoltée d’abord ; mais elle s’y habituait déjà, et établissait entre le jeune roturier et le descendant des Colobrières une comparaison qui n’était pas entièrement à l’avantage de ce dernier. Elle trouvait que Dominique Maragnon avait tout-à-fait bon air avec son élégante polonaise, son chapeau rond à boucle d’acier, tandis que Gaston marchait tout d’une pièce dans son habit du dimanche et était plutôt coiffé comme un meunier que comme un gentilhomme avec son feutre gris à larges bords.

De son côté, le cadet de Colobrières observait à la dérobée le jeune Maragnon. Il avait éprouvé une impression pénible à l’aspect de ce beau garçon qui avait le droit d’accompagner Éléonore. Il lui semblait vaguement que Dominique devait être épris de sa cousine, que cette tendresse était réciproque peut-être, et la pensée de cet amour changeait en amertume tout le bonheur qu’il s’était promis ce jour-là. Il répondit assez froidement aux avances du jeune homme, et fut près vingt fois de le laisser seul avec les deux cousines, et d’aller retrouver Mlle de la Roche-Lambert. Par momens il s’indignait de l’espèce de dépit qui lui gonflait le cœur, et il tâchait de le surmonter ; mais presque aussitôt le soupçon le mordait de nouveau de sa dent envenimée, et il était jaloux avant de comprendre qu’il était amoureux. Il s’arrêta morne et pensif près d’un vieux saule tombé en travers du ruisseau, tandis que les deux cousines, aidées de Dominique, cueillaient dans les buissons les dernières fleurs d’automne, ou s’arrêtaient pour écouter le doux murmure du feuillage et des eaux. Au bout d’une heure environ, la voix fêlée de Mlle de la Roche-Lambert réveilla les échos du vallon ; la demoiselle de compagnie appelait les jeunes filles.

Elles accoururent. Une petite surprise les attendait. Mlle Maragnon avait fait porter un léger repas au bord de la source, et le couvert était mis sur l’herbe. L’opulente veuve du marchand s’était rappelé qu’il n’y avait point de vaisselle plate au château de Colobrières, et elle s’était bien gardée d’étaler en cette circonstance les recherches somptueuses de son intérieur. Les mets, fort simples, étaient servis dans des plats grossiers, et des corbeilles de jonc remplaçaient les plateaux d’argent. L’on renvoya les deux grands laquais qui avaient disposé cette table champêtre, et Mlle Maragnon se disposa gaiement à en faire les honneurs.

— Anastasie, ici près de moi, à ma droite, dit-elle en s’asseyant sur l’herbe. Mon cousin, voulez-vous prendre l’autre place à mon côté, ajouta-t-elle après avoir invité d’un doux regard le cadet de Colobrières à s’approcher ; ensuite elle se tourna vers le jeune Maragnon, et lui dit en riant : — Quant à toi, Dominique, fais comme nous, prends un siège, et tâche de t’arranger auprès de Mlle Irène.

C’était la première fois que Gaston entendait Éléonore adresser la parole à son cousin. Ce tutoiement familier, cet abandon, étaient loin de confirmer les suppositions qui le tourmentaient. Il avait assez de sagacité pour comprendre que l’amitié fraternelle pouvait seule employer de telles formules ; il devina qu’élevés ensemble, ces deux enfans avaient dû s’aimer, comme Anastasie et lui s’aimaient, d’une paisible et pure affection. Cette certitude lui rendit la joie, la sérénité, un moment perdues. Il sentit tout à coup sa fierté de gentilhomme faiblir, et ce fut de bon cœur et de bonne amitié qu’au moment de reprendre le chemin de Colobrières, il tendit la main à Dominique Maragnon.

Les deux cousines ne se séparèrent point sans promettre de se revoir, et, à dater de cette première rencontre à la Roche du Capucin, elles se trouvèrent souvent ensemble dans cet agreste vallon, qui semblait un terrain neutre situé sur les confins de la baronnie de Colobrières et du domaine de Mlle Maragnon. L’âpre saison n’interrompit point ces promenades ; soit qu’un doux soleil d’hiver égayât la terre, soit que le ciel fût couvert de ces brumes grises qui distillent un froid humide, Gaston et sa sœur descendaient les collines rocheuses au sommet desquelles s’élevait le manoir seigneurial ; Mlle Maragnon et sa demoiselle de compagnie quittaient aussi le château neuf de Belveser, escortées par le jeune Maragnon ; l’on se rejoignait dans la vallée, et souvent l’on se promenait ensemble jusque vers le soir. Ces relations presque journalières amenèrent promptement une douce et innocente intimité. Le cadet de Colobrières et Dominique Maragnon se lièrent d’amitié ; le contraste même de leur éducation et de leur position dans le monde donnait plus d’agrément à cette liaison : le fils du bourgeois avait une sorte de respect pour la fière pauvreté du gentilhomme, et il trouvait dans les manières d’Anastasie une dignité naturelle, une fierté modeste qui lui imposait et le charmait tout à la fois. Les deux jeunes filles s’abandonnaient à la douceur de ces relations sans soupçonner quelle sorte d’intérêt y prenait leur cœur ; dans l’innocence et la pureté de leur ame, elles prenaient pour les élans d’une fraternelle amitié ces doux et secrets transports. Parfois Éléonore disait à sa cousine : — Que je suis heureuse, mon Dieu ! je n’avais point de sœur, et le ciel m’en a donné une en vous, chère Anastasie ! J’ai deux frères aussi à présent, deux frères que j’aime de toute mon ame ; peut-on ne pas s’aimer quand on est lié par une parenté si étroite ?…

Un jour qu’elle parlait ainsi, Mlle de Colobrières lui dit avec ingénuité : — Chère Éléonore, moi aussi je vous aime comme une sœur, et volontiers j’aimerais votre cousin Dominique autant que mon frère ; pourtant nous n’avons pas dans les veines une goutte du même sang !

Par une belle matinée de décembre, les deux jeunes filles déclarèrent qu’elles voulaient aller à l’Enclos du Chevrier, et l’on partit gaiement nonobstant les réclamations de Mlle Irène, laquelle se récriait, disant qu’elle n’irait jamais à pied jusque-là. Or, il était impossible de l’emmener en carrosse par les sentiers pierreux qui rampaient au flanc de la colline.

En passant près d’une maisonnette de paysan, située à une portée de fusil du village où les Colobrières allaient tous les dimanches entendre la messe, Dominique Maragnon avisa deux longues oreilles velues qui passaient entre les barres d’une claire-voie.

— Tranquillisez-vous, mademoiselle Irène, s’écria-t-il ; vous allez voyager commodément, sans aucune fatigue.

— Je n’aperçois pourtant ni chaise à porteur, ni voiture, observa la demoiselle de compagnie en soupirant.

— Non, mais il y a dans cette étable un animal d’allure paisible, solide sur ses jambes, et qui ne demandera pas mieux que de vous porter tout doucement jusque là-haut.

— J’ai monté à cheval dans un temps, répondit Mlle Irène en jetant un regard dédaigneux sur le baudet qui frottait son muffle grisâtre contre les barreaux ; mais il faudrait être vraiment la fille ou la femme d’un meunier pour voyager sur cette bourrique.

— Que dites-vous là, mademoiselle ? interrompit Dominique Maragnon ; et la fuite en Égypte et l’entrée à Jérusalem ? Je pourrais vous faire voir vingt tableaux où les plus vénérables personnages n’ont pas d’autre monture.

— Enfin ! cela vaut encore mieux que d’aller à pied, dit entre ses dents Mlle de la Roche-Lambert.

Dominique Maragnon entra dans la maison du paysan, et, jetant un petit écu sur la table, il commanda qu’on amenât le baudet tout harnaché dans le chemin. Les deux cousines et Gaston s’étaient arrêtés à vingt pas de la maisonnette. Tandis que le paysan s’empressait de tirer son âne dehors, et que sa femme apportait le bât et le licou, une femme, qui était demeurée au fond de l’espèce de grange qui servait tout à la fois de salle et de cuisine, se rapprocha furtivement de la fenêtre fermée en tout temps par un volet de chêne ; elle regarda à travers les fentes, et reconnut les personnes qu’elle n’avait fait qu’entrevoir lorsque Dominique Maragnon avait ouvert la porte ; elle reconnut Anastasie, Mlle Maragnon et le cadet de Colobrières. Un instant plus tard, le paysan rentra avec sa femme, et tous deux s’écrièrent :

— Qu’as -tu donc, la Rousse ? comme tu es blême !

— Je n’ai rien…. j’ai froid, répondit-elle en s’approchant du foyer où flambaient des branches d’olivier ; j’ai si grand froid, que j’en tremble. Mais dites donc, meste Tiste, ajouta-t-elle en tournant les yeux vers le chemin, il me semble que j’ai vu là-bas mon jeune maître et Mlle Anastasie en compagnie d’autres personnes.

— Tu ne t’es pas trompée, ma filleule, répondit le paysan ; je les ai rencontrés d’autres fois ainsi. Il paraît que M. le baron refait amitié avec sa sœur, puisque leurs enfans vont ensemble. L’on parle même dans le pays d’un mariage. Tu dois savoir cela déjà, la Rousse ?

— Je ne sais rien…. Tout cela n’est pas vrai ; on le verra…. on le verra bientôt, répondit-elle d’un ton bref. Un Colobrières épouser une Maragnon !

— Tiens ! fit le paysan, pourquoi pas ? L’on sait bien que déjà un Maragnon a épousé une Colobrières, et cette fois je crois qu’on pourrait bien voir un double mariage.

— Oui, mon parrain, quand vous vous serez fait faire un habit de velours pour danser à la noce ! répliqua la Rousse avec un dédain ironique et furieux.

— Je te le répète, reprit flegmatiquement le vieux paysan, on dit dans le pays que les Colobrières marieront leurs parchemins avec les sacs d’écus des Maragnon ; ce serait la meilleure affaire que le vieux baron eût conclue de sa vie.

En retournant au château, la Rousse repassa dans sa mémoire une foule de circonstances qui semblaient prouver évidemment que le cadet de Colobrières et sa sœur attachaient un grand prix à ces relations, dont ils faisaient mystère à leur père. Elle devina, avec sa finesse de fille amoureuse et de paysanne, que la baronne était la confidente et la complice de ses enfans ; l’instinct de sa propre passion lui dévoila celle de Gaston, et jalouse, désolée, furieuse, elle résolut d’avertir le baron de ce qui se passait dans la famille.

Tandis que la Rousse cheminait tout éperdue vers le château, et, dans sa préoccupation, répétait à haute voix tout ce qu’elle allait déclarer au baron, les jeunes gens gravissaient joyeusement la ceinture de rochers qui entourait l’Enclos du Chevrier. Cette journée fut peut-être la plus heureuse et la plus douce de toutes celles qu’ils avaient passées ensemble. Ils en étaient arrivés aux plus belles pages du livre de la vie humaine, ces pages charmantes où sont écrits les transports, les chastes élans d’un cœur qui n’aspire point encore à la réalité, d’une ame qui désire sans souffrance et qui rêve l’amour qu’elle ressent.

Il avait fallu laisser Mlle Irène au pied du rocher entre sa monture et Lambin, qui, sur un signe de son maître, s’était mis en sentinelle pour la garder. Les deux cousines, après avoir franchi résolument un fruste escalier taillé dans le roc, se mirent à parcourir le sauvage domaine de l’homme aux fleurs de lis.

— Voilà donc la demeure de ce pauvre bandit ! murmura Éléonore en s’asseyant sur un bloc de pierres détaché du mur rustique de la cabane ; c’est ici qu’il est mort.

— Et qu’il est enterré sans doute, dit Anastasie en montrant à sa cousine une croix de bois à moitié cachée dans l’herbe. Toutes deux se levèrent alors, et demeurèrent un moment debout et en silence devant cette humble tombe. Le cadet de Colobrières et Dominique Maragnon restèrent à l’écart sans les interrompre ; ils avaient compris qu’elles priaient pour les morts.

L’Enclos du Chevrier était presque entièrement planté d’arbres verts à l’abri desquels s’épanouissaient déjà les fleurs du printemps ; les abeilles butinaient au soleil, et les oiseaux gazouillaient entre les rameaux dont les bourgeons se gonflaient entre les feuilles encore vertes. — Qu’on pourrait vivre heureux ici ! dit Anastasie en parcourant du regard l’étroite enceinte. J’envierais volontiers le sort de ce pauvre homme qui s’était retiré entre ces rochers…

— Moi aussi, je voudrais passer ma vie ici comme lui, mais non pas seul, dit Dominique Maragnon en regardant involontairement Mlle de Colobrières.

Le soir, au moment où Gaston et sa sœur allaient reprendre le chemin de Colobrières, Éléonore embrassa sa cousine plus tendrement encore que de coutume, et elle lui dit à voix basse en soupirant : — Mon oncle Maragnon arrive demain ; cela va peut-être interrompre pour quelques jours nos promenades. Il amène du monde au château… Ah ! que je vais être triste, cousine, pendant notre séparation !…


Mme CHARLES REYBAUD.

  1. Voyez la première partie dans la livraison du 15 novembre.