Le Canapé couleur de feu/03

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Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 10-14).


CHAPITRE III

Arrivée de Commode au palais de Crapaudine, et comme il y fut accueilli par les autres femmes de sa cour.


Nous arrivâmes en deux minutes trente et une secondes à l’appartement de Crapaudine. Printanière ne m’avait pas trompé en me disant que son nom cadrait avec sa figure. La princesse avait environ quatre pieds de haut sur trois de large, de petits yeux louches et fistuleux, tendres et languissants à ravir ; le front petit et triangulaire, les sourcils et les cheveux du plus beau roux du monde ; les joues pendantes et livides, mais appétissantes, une bouche d’une grandeur très honnête, parée d’une demi-douzaine de dents couleur de chocolat ; le tout merveilleusement assorti avec le plus aimable petit nez pointu qu’on puisse voir, ayant au cou une légère cicatrice d’écrouelle, qui ne paraissait presque pas, et deux grossissimes tétons mulâtres qui n’en faisaient qu’un par l’étroite union que la nature avait mise entre eux, lesquels étaient étayés et retenus par une crevée à l’épreuve.

Crapaudine, assise alors dans une manière de chaise curule, très basse, à cause de ses petites jambes, et prodigieusement évasée, eu égard à l’énorme largeur de ses fesses, s’amusait avec ses femmes à éplucher des oignons pour une salade de pissenlits, qu’elle avait pris la peine de cueillir de ses propres mains, sur les remparts du château. — Eh bien, dit-elle d’une voix de basse-contre à Printanière, avez-vous vu mon tireur de merles ? — Non, madame ; j’ai parcouru toute la forêt, et quelque exactes qu’aient été mes recherches, je n’ai pu en apprendre de nouvelles. — Allez, ma mie, répondit Crapaudine, vous ne serez jamais qu’une sotte : on trouve toujours un homme quand on le veut trouver ; et, si vous aviez bien cherché… Mais je ferai moi-même mes commissions. Que demain, avant l’aurore, tous mes équipages soient prêts pour la chasse, nous verrons si j’aurai meilleur nez que vous. — Tarare, voulus-je dire, et au lieu de tarare, je ne fis qu’aboyer. — Oh ! oh ! demanda la princesse, d’où vous vient ce petit animal ? — Madame, dit Printanière, il y a quelque temps que je l’ai : une bohémienne, en reconnaissance de quelque service que je lui ai rendu, m’en a fait présent. — Sait-il faire quelque chose ? — Oui, madame, il danse, il saute, il rapporte. — Et quel nom lui donnez-vous ? Celui de Bacha. Mettez-le à terre que je le voie. Venez ici, Bacha. Mais, au lieu d’obéir, je me mis à lui montrer les dents et me retranchai sous les jupes de mon aimable maîtresse, où je vis d’avance une partie des charmes que je me promettais d’inventorier à mon aise lorsque je serais chez elle. — Excusez, madame, dit Printanière, il est un peu sauvage quand il ne connaît pas son monde. Ce qu’il y a pourtant de vrai, c’est que je ne l’étais pas alors pour ma belle fée, quoique je ne la connusse que depuis quelques moments. Je m’élançais le long de ses jambes, je lui baisais les genoux, et mes petites pattes et ma langue allaient fourrageant où elles pouvaient atteindre.

Cependant, la princesse ayant achevé d’éplucher les oignons, on mit la table, et j’eus l’honneur d’être présent à son souper, qui consistait en un haricot aux navets pour entrée, une oie grasse pour rôt, accompagnée de sa salade, et pour entremets un cervelas de la rue Desbarres, avec deux plats de dessert, composés d’un demi-quarteron de poires de Martin-sec et d’un morceau de fromage de Brie, exhalant une odeur tout à fait semblable à celle dont Henri IV faisait si grand cas. Tandis que Crapaudine se repaissait ainsi, toutes les dames du palais me mangeaient de caresses ; l’une me donnait du bonbon, l’autre de petits pâtés à la crasse et quelques mies qui tombaient dessus la nappe ; celle-ci me passait la main sur le dos, celle-là sous le ventre ; une autre m’essuyait les yeux avec mes longues oreilles, car c’est le défaut des chiens d’être toujours chassieux ; enfin, de ma vie je ne fus si bien fêté.

La princesse, ayant cessé de manger et dit ses grâces, fila environ une demi-bobine de soie par manière de récréation, après quoi on la déshabilla et elle se mit au lit. Quand on nous eut congédiés, chacune de ces dames vouait me mener coucher avec elle ; mais cela n’étant ni du goût de Printanière, ni du mien, nous les quittâmes et fûmes nous renfermer dans notre appartement, où, ayant repris ma forme, j’employai mon temps à tout autre chose qu’à lécher, comme je faisais un instant auparavant. Heureux si je l’avais bien moins employé ! je vivrais peut-être encore avec cette charmante fée ; mais il fallait remplir l’ordre de notre destin.