Le Canapé couleur de feu/06

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Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 23-26).


CHAPITRE VI

Le préambule du saint homme et ce qui s’ensuit.


— Eh bien, ma chère enfant, disait le pieux ribaud, en la faisant asseoir sur moi à côté de lui, quel âge avez-vous ? — J’ai quatorze ans, monsieur. — Et vous n’avez encore vu personne ? — Qui que ce soit. — Tant mieux, car tout dépend de la façon dont on entre dans le monde ; c’est le commencement de la vie qui décide pour tout le reste. À l’âge où vous êtes, il est difficile de débuter comme il faut si l’on n’est dirigée et conduite par d’honnêtes gens : quel malheur pour vous, ma fille, si vous étiez tombé entre les mains de quelque homme du siècle ! — Eh mais, monsieur, que m’en serait-il arrivé, je vous prie ? — Ce qu’il arrive à ceux qui reçoivent de mauvais principes ; vous seriez égarée. L’esprit de débauche et de libertinage est si généralement répandu chez les mondains qu’on risque tout à les fréquenter. Ce sont la plupart des traîtres qui, vous ayant ravi votre innocence, vous abandonnent ou vous entraînent avec eux dans les voies de l’iniquité.

Voilà bien du préambule pour dépuceler une fille, interrompit le procureur. — En ces sortes de rencontre, interrompit le chevalier, il est quelquefois essentiel de préambuler, souvent on ne recule que pour mieux sauter. D’ailleurs, quoique l’on soit d’église, ne vous imaginez pas que l’on en vaille davantage ; si cela était, chacun voudrait en être, le métier est déjà si bon par lui-même ; et puis quand le sacerdoce communiquerait les facultés prolifiques, ne faut-il pas que toutes choses prennent fin ? Un chef de chapitre n’est point censé être ordinairement un jeune clerc. Cependant donnez-nous patience, et vous verrez qu’il ne s’en tint pas à son prône.

— La modestie, continua M. le doyen, en posant une main sur l’épaule de la femelle et laissant échapper, comme par hasard, deux de ses doigts entre la chair et le fichu, la modestie est la vertu la plus nécessaire au sexe ; elle ajoute à ses perfections et diminue ses défauts ; une jolie personne l’est doublement quand, loin de s’enorgueillir des avantages dont la nature l’a favorisée, elle les estime toujours au-dessous de ce qu’ils sont et ne se presse jamais de les faire connaître. Vous êtes dans ce cas-là maintenant, ou je me suis bien trompé ; votre fichu dérobe aux yeux des choses qui doivent être fort belles à en juger par ce qui n’est point caché. — Monsieur, dit la nouvelle prosélyte, cela vous plaît à dire, je n’ai rien de beau. — Oh ! je gage que si, répond l’homme de Dieu, en lui découvrant un côté de la gorge. Comment, diable ! s’écria-t-il, émerveillé de ce qu’il voyait, vous n’avez rien de beau ? Ah ! friponne, vous serez fouettée. Puis le paillard la coucha de son long, lui leva la chemise, et lui ayant claqué préalablement les fesses, il me fit plier un instant après sous ses efforts ; les obstacles enfin augmentant son courage, j’entendis faire deux ou trois fois ouf ! à la fille et je n’entendis plus rien, preuve qu’il n’y avait plus rien à faire. Il lui trouva sans doute des allures telles qu’il les lui fallait, car il nous l’enleva dès ce jour, mais, de peur d’être tôt ou tard embarrassé pour les frais de gésine, il la fit épouser à un riche benêt de ses amis ; au moyen de quoi le bon prêtre fut déchargé de tout. — Peste, dit le procureur, l’expédient n’est pas d’un maladroit. — Bon, répartit Commode, il n’y a rien de plus ordinaire que ces sortes de tours de la part de messieurs les gens d’église : c’est pour eux que l’on se marie, quand on prend femme de leurs mains. — Vous devez avoir été témoin de scènes bien originales, dit la procureuse, dans une semblable maison ? — Oui, répond le chevalier et ce sont les ecclésiastiques qui y ont joué les plus grands rôles. Je vais vous en conter une assez singulière ; mais respirons un peu auparavant.