Le Canapé couleur de feu/08

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Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 32-38).


CHAPITRE VIII

Quatre moines se trouvent chez la Fillon sans le savoir et y font par occasion ce que l’on fait en si bon lieu.


Deux mousquetaires, assiégés un matin par quatre moines qui venaient leur demander à dîner, firent entendre aux révérends qu’il serait plus convenable qu’ils mangeassent en maison bourgeoise qu’à l’hôtel, où la jeunesse dissolue et peu dévote ne rendait pas toujours ce qu’elle devait à des gens d’un caractère aussi respectable que le leur. Les pères, flattés des égards que ces messieurs paraissaient avoir pour eux, déférèrent à leur sentiment et consentirent, pourvu que la chère fût bonne, à les suivre partout où ils voudraient. — En quel endroit mener ces canailles-là ? dit l’un des mousquetaires à l’oreille de son camarade. — Te voilà bien embarrassé, répondit-il : parbleu, il n’y a pas tant de cérémonie à faire, menons-les chez la Fillon, personne ne joue mieux le rôle d’honnête femme qu’elle ; il lui sera facile d’en imposer à de pareils nigauds, qui, vraisemblablement, ne la connaissent pas. — Il n’est question que de la dire parente de l’un de nous et de lui supposer un nom. — Nous l’appellerons, si tu veux, la comtesse de Grand-Fond. — Oui-dà, répartit l’autre, cela fait un beau nom. Messieurs, dit-il, haussant la voix, nous irons dîner chez la comtesse de Grand-Fond, tante du baron. — Nous y serons bien reçus, je vous jure, c’est une dame qui fait parfaitement les honneurs de chez elle. À l’égard du cérémonial, que cela ne vous inquiète pas : vous ne serez pas gênés en aucune manière, vous boirez à votre soif et vous aurez la liberté d’aller pisser dès l’entremets, si l’envie vous en prend ; ce n’est pas une bagatelle, d’autant plus que, dans les tables bien réglées, c’est une espèce d’indécence d’y aller avant le dessert. — Ma foi, répondit un des pères, je me moque de l’indécence quand j’ai quelque besoin, je ne me retiendrais pas pour le pape. N’est-il point du dernier ridicule de s’asservir à de sottes et frivoles bienséances qui ne tendent qu’à la destruction du genre humain ? Pour moi, messieurs, j’aime mieux braver le préjugé que d’en être le martyr. Tandis que Sa Révérence s’expliquait ainsi, on avait dépêché un grison à la Fillon, pour la prévenir sur le personnage qu’elle devait faire, moyennant quoi la scène fut jouée au naturel.

— En vérité, mon neveu, dit-elle, voyant arriver la compagnie, vous n’êtes point raisonnable de m’amener ces messieurs sans m’en donner avis. Je suis honteuse de n’avoir que mon ordinaire à leur offrir. — Madame, répondit d’un ton grivois un des moines, à petit manger bien boire ; nous nous accommoderons de ce qu’il y aura. — Bon, bon, répondit le prétendu neveu, ne prenons pas les paroles de ma tante à la lettre ; elle se plaît parfois à tromper son monde et… — Savez-vous, interrompit la Fillon, que Mlles Finelame et du Déduit sont des nôtres ? — Morbleu, tant pis, repartit l’autre mousquetaire, les révérends pères le trouveront peut-être mauvais : elles sont si jeunes… — Vous vous moquez, s’écrièrent-ils tous ensemble, la compagnie des dames ne nous fait point peur ; vraiment, plus on est de fous, plus on rit ; il suffit qu’elles soient de votre connaissance pour que nous soyons charmés de les voir. Les enfroqués ne languirent pas longtemps dans l’attente ; les belles parurent au moment même, et le feu de paillardise qui sortit alors de leurs yeux fit connaître aux autres le plaisir que leur faisait l’arrivée de deux convives de cette espèce. La Fillon fit donner des sièges, et, pendant que le dîner se préparait, on tint une conversation très intéressante sur les plus beaux lieux communs du monde, en quoi les anachorètes ne manquèrent pas de déployer leur érudition monastique. Par exemple, entre les questions qui furent mises sur le tapis, celle de la puanteur des urines, après qu’on a mangé des asperges, fut débattue avec toute la chaleur et l’esprit imaginables ; on disserta beaucoup aussi sur les choux-fleurs, qui ne font pas le même effet, quoique l’eau dans laquelle on les fait cuire devienne infecte au point de n’en pouvoir supporter l’odeur. Un des pères, prédicateur de son métier, dit à ce sujet des choses au-dessus de la portée humaine. Il était en train de résoudre une question encore plus embarrassante, lorsqu’on vint avertir qu’on avait servi. La dispute, si j’ai bonne mémoire, roulait en ce moment sur les épinards et la farce à l’oseille : les uns voulaient que la farce à l’oseille tînt le ventre plus libre que les épinards ; les autres soutenaient le contraire, et chacun défendait son avis avec toute la subtilité et l’éloquence que requérait une matière aussi épineuse ; mais comme le potage refroidissait, la question resta indécise, et l’on fut se mettre à table.

Il fallait voir de quel cœur les bons religieux officiaient. Alors on avait beau les exciter à parler, leurs réponses n’étaient jamais que oui et non, ou simplement un signe de tête.

Cependant, vers la fin du repas, la Fillon sortit, sous prétexte de quelques affaires. Les frapparts, qui n’avaient encore rien dit aux demoiselles, tant à cause du plaisir de manger, dont ils s’étaient constamment occupés jusqu’au dessert, que par la crainte de déplaire à la dame du logis, s’égayèrent peu à peu, et quelques verres de champagne achevant de les coiffer, les mousquetaires en enfermèrent un dans mon cabinet avec l’une des princesses. Le révérend père prédicateur, qui avait conservé le plus de sang-froid, quoiqu’il eût sablé plus que personne, courut à la porte exhorter son camarade à la continence. — Père Pia, s’écriait-il, craignez l’ange séducteur et les pièges qu’il vous tend. — Paroles en l’air, père Pia était déjà sur moi, s’agitant et se démenant comme un possédé. Enfin chacun eut son tour, et le prédicateur lui-même, entraîné par l’exemple, succomba à la tentation ainsi que les autres. — Il prit le bon parti, dit le procureur. — Pas tant bon, répliqua Commode, il y gagna un rhume de chaleur dont la cure lui coûta le profit de deux ou trois années de sermon de carême.

Mais, pour revenir au Père Pia, l’un des mousquetaires faisant mine de caresser la demoiselle à qui il venait de prodiguer son encens : — Ah ! monsieur, s’écria-t-il, par pitié ne nous enviez pas ce petit quart d’heure de récréation. Vous autres, gens du monde, vous en trouvez les occasions quand il vous plaît, cela ne vous manque pas plus que le boire et le manger ; mais de pauvres diables de moines, tels que nous, n’ont pas cet avantage : nous sommes comptables au public et à nos communautés de la moindre de nos démarches. Hélas ! si vous nous empêchez de profiter de celle aubaine-ci, il ne s’en présentera peut-être point une semblable de six mois. Mettez-vous un moment en notre place : six mois de jeûne pour gens de bon appétit, cela fait une bien cruelle épreuve. — À d’autres, cria le mousquetaire, vous n’en faites jamais de si longue. — Je vous demande pardon, repartit père Pia, jusqu’à ce que nous soyons dans les dignités de l’ordre, on observe notre conduite de plus près que vous ne l’imaginez : nos supérieurs sont des tyrans qui n’en veulent que pour eux.

De si sages et si judicieuses remontrances furent reçues comme elles devaient l’être, continua le chevalier ; et les moines et les filles ayant sacrifié à Vénus et à Bacchus jusqu’à n’en pouvoir plus, on termina la fête en les mettant tous à la porte dans l’état où ils étaient. — Cela n’est guère charitable, dit la procureuse. — Ah ! les coquins ! repartit Commode, plût à Dieu qu’on les eût renvoyés avec cent coups d’étrivières : ils m’ont tellement contaminé et disloqué ce jour-là que la Fillon, me jugeant incapable de servir davantage, fut obligée de se défaire de moi.