Le Canapé couleur de feu/11

La bibliothèque libre.
Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 48-52).


CHAPITRE XI

Le canapé entre chez le procureur et y recouvre sa première forme au bout de dix ans.


Délabré et déguenillé comme je l’étais alors, il n’y avait qu’un philosophe ou un homme ennemi de l’ostentation tel que vous qui pût se charger d’un aussi mauvais meuble que moi. Enfin vous fûtes assez modeste pour ne pas me juger indigne de décorer votre cabinet. — Eh ! mais, dit le procureur, vous n’aviez pas mauvaise façon ; quand ma nièce vous eut raccommodé, vous étiez comme tout neuf. — Tudieu, repartit le chevalier, vous parlez d’une fille de grand mérite ; je n’ai jamais vu coudre ni tricoter de meilleure grâce. — Avouez, papa, que vous en étiez un peu féru et qu’il n’a pas tenu à vous d’avoir quelques privautés incestueuses avec elle. Vous souvenez-vous d’un jour que, la trouvant endormie sur moi, vous lui glissâtes une main sous la jupe ? — Oh ! répliqua-t-il, c’était seulement pour voir si elle était chatouilleuse. — Votre maître clerc, reprit Commode, eut la même curiosité un matin que vous étiez au Palais : je croyais, ma foi, qu’elle était en léthargie. — Quoi poussa-t-il les choses assez loin pour… — Belle demande ! Il s’y prit si légèrement qu’il fit tout ce que vous aviez envie de faire, et il n’y eut que cela qui l’éveilla. — Ah ! la coquine ! Peut-on avoir le sommeil si dur ! J’aurais répondu sur ma tête de la sagesse de cette fille-là. — Mais, repartit le chevalier, vous n’auriez point eu tort ; mademoiselle votre nièce faisait une fille aussi sage qu’une autre. — Comment, morbleu ! vous appelez sage une fille qui s’abandonne à un faquin de clerc… Hé ! sait-on ce que l’on fait quand on dort ? Dès que la raison et le jugement ne sont point de la partie, toutes les actions sont indifférentes : or vous savez que dans le sommeil on extravague plus qu’on ne raisonne… — À la bonne heure ! interrompit l’homme de chicane, il est tout simple d’extravaguer en dormant ; mais que l’on fasse des enfants sans s’en apercevoir, c’est ce qu’on ne me persuadera point. — Vraiment, répondit Commode, je ne dis pas que votre nièce ne se soit point aperçue de quelque chose ; mais la besogne était déjà si avancée lorsqu’elle s’avisa de le sentir qu’il y aurait eu du ridicule à elle de vouloir l’interrompre.

Le chevalier avait à peine cessé de parler qu’on heurta à la porte du cabinet. C’étaient plusieurs aimables de la noce qui, s’impatientant de ne pas voir les nouveaux mariés, les plaisantaient à travers la serrure et leur lâchaient mille jolies petites saillies bourgeoises sur la longueur de leur tête-à-tête.

Commode, qui n’avait plus rien, ou très peu de chose à dire, n’ayant entendu que le jargon barbare des coutumes, pendant qu’il était chez le procureur, fut charmé d’avoir un honnête prétexte de se taire. Il voulait prendre congé de monsieur et de madame ; mais on le retint de force, et il fut du souper. On prétend même que la procureuse trouva le moyen de l’introduire dans sa chambre, et que, tandis que reposait le bonhomme, à qui l’on avait eu la précaution de faire prendre un breuvage soporatif, ils veillèrent tous deux au grand contentement l’un de l’autre.

Cependant le chevalier, aspirant au bonheur de revoir ses foyers, comme un Picard qui a la maladie du pays, repartit quelques jours après, malgré les larmes de la procureuse et les promesses qu’elle lui fit de l’épouser aussitôt qu’elle aurait expédié son nouveau mari.

Le destin avait arrêté qu’il retournât à ses premières amours ; et la fée Printanière devait être la récompense de toutes les peines qu’il avait souffertes pour elle.

Le célèbre auteur de l’Almanach de Liège, homme digne de foi, si jamais il en fut, assure qu’il la retrouva fidèle. Quoi qu’il en soit, Crapaudine consentit à leur mariage, à condition néanmoins que Commode, avant toute chose, réparerait amplement la faute qui avait causé ses disgrâces. Le pas était glissant ; il y avait tout à craindre qu’il ne faillît encore. Printanière, qui savait qu’à toutes sortes d’exercices un peu d’habitude est nécessaire (elle ignorait, sans doute, que la procureuse y avait pourvu), se hâta de lui donner quelques leçons, puis, lui ayant fait prudemment avaler une demi-douzaine d’œufs frais, avec deux cuillerées de garus, elle le conduisit chez Crapaudine.

La princesse avait eu soin de se précautionner d’un double lacet pour soutenir le poids immense de sa gorge, soupçonnant que la chute imprévue d’une aussi grande quantité d’appas pouvait jadis avoir causé au chevalier la distraction dont elle l’avait puni si rigoureusement.

Elle était mise à ravir, coiffure en papillon, croix à la dévote et pendeloques de strass, robe et jupon de taffetas, gorge de pigeon en falbalas, chaussure à l’anglaise, panier du Pont-au-Change, et tant de jolies choses relevées par deux grandes mouches sur les tempes avec un petit œil de vermillon.

Commode ne put s’empêcher de faire un éclat de rire, la voyant ainsi parée. Heureusement, Son Altesse, qui avait très bonne opinion d’elle-même, attribua ce mouvement de gaieté au plaisir qu’il avait de la revoir. De manière qu’il fut très bien accueilli. Enfin, grâce au garus et aux œufs frais, il obtint son pardon ; et deux jours après, son mariage ayant été déclaré avec Printanière, Crapaudine, pour l’attacher à sa maison, créa la charge de grand sarbacanier de la couronne, dont elle le revêtit à cause des talents extraordinaires qu’il avait montrés autrefois pour le noble exercice de la sarbacane.


FIN