Le Cap au diable/Chapitre VII

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Firmin H Proulx (p. 27-37).


VII


On a souvent parlé de la beauté de nos fleuves et de nos rivières. Beaucoup de voyageurs, qui les ont visités, proclament hautement qu’il n’est peut-être pas de pays au monde qui en soient si richement dotés.

Parmi les rivières qui font, avec raison, l’admiration des étrangers, est celle du St. Maurice, qui vient avec ses trois grandes bouches parsemées d’îlots, se jeter dans le fleuve. Elle est belle surtout lorsque vous la contemplez à quelques lieues des Trois-Rivières ; quand ses eaux limpides et profondes, après s’être voluptueusement roulées sur leur lit recouvert d’un beau sable, sur des roches polies et mousseuses ; qu’elles se sont tordues et allongées dans les étroits défilés, et qu’elles viennent complaisamment se précipiter de hauteurs considérables pour former la belle chute de Shawinigan. Comme ces immenses monstres marins, qui se jouent avec plaisir à la surface de l’eau, se plongent, se replongent dans la profondeur des mers, pour reparaître un instant après plus brillants qu’auparavant.

Sur un charmant plateau, presqu’au pied de la chûte, vous pouvez la contempler dans toute sa splendeur ! Les beaux arbres de la rive, l’arc-en-ciel que les rayons du soleil font éclore dans le brouillard qui s’élève de l’abîme, le chant des oiseaux, tout enfin présente un coup d’œil vraiment admirable !

Un des derniers soirs des beaux jours de mai, on eut pu voir sur le plateau, dont nous venons de parler, quatre à cinq cabanes de sauvages qui s’y étaient élevées déjà depuis quelques jours. Dans chacune d’elles, les femmes étaient hardiment à l’ouvrage, on confectionnait des corbeilles d’écorce aux couleurs brillantes et variées ; on remarquait aussi beaucoup de pelleteries, soigneusement préparées, il était évident que la chasse de l’hiver avait été bonne. Les hommes, nonchalamment étendus sur l’herbe, conversaient en fumant le calumet ; quelques enfants, aux petits yeux noirs et vifs, mais aux muscles forts et vigoureux jouaient à quelques pas plus loin. Les chiens couchés çà et là dormaient paresseusement dans une pleine et entière quiétude. Aux portes des cabanes, des marmites bouillottaient sur de bons feux, on sentait les arômes de quelques pièces de venaison qui cuisaient pour le repas du soir. Un peu plus loin, un petit groupe de jeunes filles préparaient des ornements de toilette. Il était clair qu’on avait en vue une fête ou quelqu’événement qui n’était pas ordinaire.

Parmi elles, on eût pu remarquer une jeune indienne, du moins elle en portait le costume, qui confectionnait ses ornements avec un goût et une délicatesse plus exquis que ses compagnes. En l’examinant de plus près, on eût été bien surpris de voir sous sa pittoresque coiffure, de longs et soyeux cheveux blonds. Son teint était un peu halé, mais ses joues n’étaient pas saillantes comme celles des autres jeunes filles qui l’entouraient. Ses beaux yeux bleus étaient d’une douceur ineffable. Évidemment, il n’y avait chez elle aucun sang sauvage.

Quand elle eut terminée son ouvrage, elle s’approcha d’un des chasseurs qui causait avec ses camarades, puis lui mettant amicalement et familièrement la main sur l’épaule, elle lui dit : «  Quand donc, mon ami, nous rendrons-nous aux Trois-Rivières ? Il me tarde de voir toutes les belles choses dont tu m’as parlé. » Celui à qui elle adressait ces paroles, lui répondit avec amour : «  Demain, ma fille, lorsque la première étoile du matin brillera, nous serons dans nos canots et en route ; et le soleil ne sera pas encore haut lorsque nous serons débarqués. » Puis la joyeuse jeune fille retourna gaiement annoncer à ses compagnes la bonne nouvelle et toutes ensemble elles manifestèrent une joie éclatante.

«  D’où vient donc, dit un des sauvages à celui auquel la jeune fille venait de parler, d’où vient donc l’amour et l’amitié que ta femme et toi, vous portez à cet enfant ?  » Celui-ci reprit : « Ah ! c’est une longue et triste histoire, je la connais depuis longtemps cette chère petite, et l’ai, pour ainsi dire, vu naître ; et toi, mon frère, si tu peux parcourir les bois à côté de Jean Renousse, lui presser les mains et le voir chasser avec toi, c’est à ses parents que tu le dois, car ils l’ont bien souvent empêché de mourir de faim quand il était jeune. Qu’il me suffise de te dire, pour le moment, que j’ai cru l’avoir perdue pour toujours. Ses parents habitaient autrefois l’Acadie, je demeurais auprès d’eux ; son père lui fut un jour violemment arraché, toutes leurs propriétés furent brûlées, sa mère fut contrainte de se sauver avec les autres dans les bois ; ce que souffrirent la mère et l’enfant, qui n’étaient pas habituées à la vie que nous menons, je ne puis te le dire. Au printemps, sa mère résolut de venir ici en Canada. Elle pensait qu’il lui serait beaucoup plus facile, dans cet endroit, d’avoir des nouvelles du bâtiment qui avait emmené son mari. Elle partit donc avec son enfant et ce fut moi qui les conduisis à bord. Je demandai comme une faveur de me laisser prendre place parmi l’équipage, m’offrant de me rendre utile autant que je le pourrais. Ma demande fut accueillie par les huées du capitaine et des matelots ; brutalement on me rejeta dans ma berge. Longtemps je suivis le navire des yeux, ne sachant si je devais essayer de le suivre ; mais enfin triste et découragé je regagnai la terre. Désormais seul et abandonné de tous ceux que j’avais aimés, je me trouvai pris d’un indicible ennui et d’un profond sentiment de découragement. Mais il fallait sortir de cette position ; je pris mon fusil, j’avais une ample provision de munitions, et accompagné du pauvre vieux chien que tu vois là, je m’enfonçai dans les bois.

« Où allais-je, je n’en savais rien. Je marchai pendant bien des jours, je traversai une grande étendue de forêts ; enfin j’arrivai un soir sur le bord du fleuve, je ne savais où j’étais. En examinant l’endroit de tous côtés, j’aperçus une petite fumée qui s’élevait à quelque distance ; en m’en approchant je reconnus quelques cabanes de nos frères sauvages, où on m’accueillit volontiers. Ils allaient passer l’hiver à faire la chasse dans le Saguenay ; ne sachant moi-même que faire, ni où tourner la tête, je leur demandai de vouloir bien me donner place dans leurs canots. Ils y consentirent avec plaisir. Nous partîmes donc le lendemain matin, et quoique la distance fût grande, nous mîmes peu de temps à traverser le fleuve ; nous remontâmes le Saguenay, et de là nous gagnâmes les bois. Le gibier était très-abondant ; nous fîmes bonne chasse tout l’hiver.

« Un jour qu’accompagné de Phédor, j’avais parcouru une très-grande distance pour visiter mes trappes, j’avais tout en marchant chassé çà et là, et je me trouvai trop loin pour retourner au campe ; il fallut donc me construire un abri et je me mis à la besogne. Depuis à bonne heure dans la journée le chien avait disparu, et je commençais à craindre qu’il n’eût été étranglé par quelque ours, lorsque tout-à-coup il fondit sur moi comme un coup de vent ; il jappait, sautait, courait et reprenait toujours la même direction dans sa folle gaité, jamais je ne l’avais vu si joyeux. Certainement quelque chose d’extraordinaire se passait. Je saisis mon fusil, et m’élançai sur ses traces. Comme pour m’encourager ou s’assurer peut-être si je le suivais, il revenait quelquefois sur ses pas, recommençait son même manège et reprenait toujours sa même direction. La nuit était venue, mais la lune était brillante. Enfin il commençait à se faire tard et j’étais fatigué.

« J’allais, tout en pestant contre ma folie d’avoir suivi le chien si loin, me préparer un nouvel abri, lorsque j’aperçus au travers des arbres un lac d’une assez grande étendue. Je résolus de m’y rendre. Grande fut ma surprise de voir trois cabanes sauvages reposant sur les bords.

« Je m’approchai avec précaution, craignant qu’ils ne fussent des ennemis, mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’ils étaient une tribu amie. L’intelligent animal courait toujours devant moi. J’entrai dans la hutte où je l’avais vu s’enfoncer. Là une enfant chaudement enveloppée dans d’épaisses couvertes, dormait sur un bon lit de sapins ; une jeune fille était occupée avec sa mère à préparer des peaux, mais son travail ne l’empêchait pas de jeter, de temps à autre, un coup d’œil de sollicitude sur l’enfant. Un bon feu brillait au milieu de l’enceinte, et le père dormait dans le fond. Ma brusque apparition l’éveilla et tous trois poussèrent ensemble un wah ! de surprise. Je tendis la main au père pour lui demander l’hospitalité, elle me fut accordée de tout cœur. Je pris donc place auprès du feu et leur racontai par quelle aventure je m’étais rendu jusque là.

« Cependant les allures de Phédor m’intriguaient vivement. Couché auprès de l’enfant, bien qu’il en eût à plusieurs reprises été repoussé, il y revenait incessamment, lui léchant la figure et les mains. L’enfant soudainement éveillée s’assit toute droite sur sa couche, la lueur éclaira son visage. Je poussai un cri et m’élançai vers elle ; je la pris dans mes bras et l’embrassai avec transports, puis la couvris de mes larmes. J’avais reconnu ma petite Hermine, l’enfant de mon ancien bienfaiteur. Ne comprenant rien à cette conduite, mes trois hôtes s’étaient levés spontanément ; mais leur surprise fut encore plus grande, lorsqu’ils virent la petite me passer familièrement les mains dans la figure, chose qu’elle me faisait autrefois quand je lui avais fait plaisir, la chère enfant m’avait reconnu elle aussi. Je m’empressai alors de leur raconter en quelques mots notre histoire, et demandai par quelle aventure l’enfant se trouvait au milieu d’eux.

« Ce fut la jeune fille qui m’apprit qu’étant un jour campée sur le bord de la mer, auprès d’un endroit qu’ils appelaient Kamouraska, elle avait aperçu un matin, le lendemain d’une terrible tempête, le printemps précédent, la pauvre enfant attachée sur deux morceaux de bois. Qu’elle s’était alors jetée à la nage et l’avait ramené au rivage. Que rendue dans la cabane, elle s’était aperçue que la pauvre petite respirait encore. Elle l’avait alors enveloppée dans de bien chaudes couvertures, à force de soins et avec le concours de la famille, ils étaient parvenus à la ranimer ; en ouvrant les jeux elle avait demandé sa mère et parut effrayée de voir ces figures étranges, mais qu’elle n’avait pas tardé de s’y habituer.

« Hélas ! sa pauvre mère, ajouta la jeune fille, elle était périe dans le naufrage du vaisseau, car la plage était couverte de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants. Qu’alors elle avait adoptée, comme la sienne propre, cette pauvre enfant. Cette jeune fille dont je te parle, il y a huit ans qu’elle est ma femme, et voilà pourquoi, camarade, dit Jean Renousse en se levant, voilà pourquoi nous l’aimons comme si elle était notre fille. Mais, ajouta-t-il, il en est temps, allons souper. »

Alors toutes les familles se réunirent, en formant un rond ; chacune d’elles apporta la marmite ; tout le monde pouvait puiser avec la micoine, sans s’occuper si c’était dans la sienne, et lorsque celle-ci manquait, on se servait de la fourchette naturelle. Si quelqu’un avait osé demander si tous s’étaient lavé les mains, on lui aurait répondu par des huées et des éclats de rire.

Quoi qu’il en soit, Jean Renousse tint parole, car le lendemain il était beau de voir la petite flottille, composée de légers canots d’écorces, descendant les uns à la file des autres le St.-Maurice. C’était un magnifique matin, le temps était calme et pur, l’air était embaumé des fleurs des bois qui commençaient à s’épanouir. On voguait silencieusement, lorsque tout-à-coup la voix d’un sauvage domina le chant des oiseaux de l’une et l’autre rive ; mais son chant n’était pas ces anciens cris de guerre que nos pères entendaient, lorsque des tribus sanguinaires venaient les attaquer, pour s’exciter entre elles au meurtre et au carnage. Mais la voix sonore du chantre respirait un sentiment de douceur ineffable. Il y avait aussi quelque chose dans ses paroles qui ressentait la bienfaisante et divine influence que le Christianisme exerce sur ces peuples autrefois si féroces. En quoi consistait-il ce chant ? c’était une prière qu’on adressait à Marie, c’était la prière du matin, et chaque canot faisait chorus à la voix du premier chantre ; et les échos de la rive se renvoyaient les uns aux autres ces chants bizarres, sauvages et capricieux, qui n’avaient peut-être rien de bien mélodieux, mais qui devaient monter vers les cieux comme un parfum d’encens et d’ambroisie.

Pendant ce temps on pesait sur l’aviron, le léger canot volait sur les eaux et bientôt on arriva à Trois-Rivières.

Cette charmante petite ville n’avait pas alors l’aspect que l’industrie lui a donné depuis ; c’était un ravissant petit village composé de jolies maisons. Chacune des habitations était entourée d’un verger et d’un jardin potager. Dans le temps où nous parlons, à cause des faciles communications qu’elle avait par la rivière Matawin avec Ottawa, elle était un des postes les plus importants pour le commerce de pelleteries.

Depuis quelques années, un homme qu’on aurait pu dire jeune encore par l’âge, mais d’après l’apparence, vieilli par le malheur, était venu s’y établir ; c’était un commerçant qu’on disait déjà riche. Reconnu par tous et jouissant d’une réputation d’une grande probité et d’honneur, tout le monde reposait en lui la plus grande confiance. Son commerce avec les sauvages avait pris une telle extension, qu’il excitait presque la jalousie des maisons rivales, engagées dans la même ligne. Cependant sa conduite avait toujours été si honorable, que jamais un sentiment de malveillance n’avait pu être exprimé contre lui.

Souvent on l’avait vu, triste et abattu, verser des larmes abondantes, lorsqu’il se croyait seul et hors de la vue. Peu communicatif, on sentait qu’il devait y avoir en lui-même un foyer de douleurs qui avait fait blanchir ses cheveux ; mais personne n’attribuait ces rides aux remords qui laissent toujours ces empreintes. Le nom de cet homme, nous le devinons ; c’était M. St.-Aubin.

Et si nous ne craignions de fatiguer nos lecteurs par trop de citations, nous nous permettrions encore de leur dire que le vaisseau dans lequel il avait été embarqué fut un de ceux qui essayèrent d’aller aborder sur les bords de la Caroline du Nord, mais dont les habitants les repoussèrent. Il fut un de ceux qui cherchèrent à prendre terre dans cet état où le gouverneur leur proposa de s’établir comme esclaves. Laissons encore une fois parler la voix éloquente de M. Rameau :

«  Ce fut une triste et déplorable odyssée que celle de ces malheureux enlevés subitement à la paix de la vie domestique pour subir toutes les horreurs de la guerre la plus violente et le bouleversement de leur fortune, de leurs affections. Jetés sur les vaisseaux, dans l’anxiété d’un avenir inconnu, ils n’avaient même pas, pour se consoler l’espoir, le rêve de la patrie : car derrière eux, l’incendie, la ruine, la dispersion générale, avaient détruit la patrie ; il n’y avait plus d’Acadie ! et cinq ans après, on ne pouvait plus reconnaître le pays où avaient fleuri leurs villages.

« Dirigés sur les colonies anglaises, il se trouva qu’elles n’avaient point été prévenues de cette transportation ; et dans plusieurs endroits on eut l’inhumanité de ne point les accueillir sur la côte. C’est ainsi que 1500 de ces malheureux furent repoussés en Virginie, et cet exemple eut des imitateurs dans une partie de la Caroline. 450 hommes, femmes et enfants destinées à la Pennsylvanie, échouèrent près de Philadelphie ; le gouvernement de cette colonie n’eut pas honte, pour se dégrever des secours nécessaires à ces malheureux naufragés, de chercher à les faire vendre comme esclaves ; les Acadiens s’y opposèrent avec une énergique indignation, et ce projet n’eut pas de suite. Mais cette bassesse de cœur couronna dignement la conduite des colonies anglaises, dans toute cette affaire. Auteurs de la ruine des Acadiens, héritiers avides de leur spoliation, les Américains eurent l’impudeur de leur refuser le secours et même les égards dus au malheur. Ces évènements, si tristes qu’ils puissent être, sont d’une importance historique bien secondaire sans doute ; mais il ne méritent pas moins de fixer notre attention, car rien n’est plus fécond en justes enseignements que ces actions très-simples de la vie commune, où les peuples et les hommes se révèlent pour ainsi dire en déshabillé, sans que ni passion ni apprêts, les mettent hors de leur naturel ; on y trouve peut-être sur les sociétés et sur les individus, des données plus exactes que dans la solennité des grands faits historiques ; et si on étudie toute la suite de l’histoire des États-Unis, on se convaincra facilement en effet combien le caractère de cette nation manque généralement de générosité et de grandeur.

« Cependant les commandants des navires qui portaient les prisonniers étaient fort embarrassés, et les infortunés Acadiens ainsi repoussés de tous les rivages et ballottés sur la mer, ne savaient où il leur serait possible d’aller souffrir et mourir. Quelle situation pour de pauvres pères de famille, cultivateurs aisés et paisibles, qui n’avaient jamais quitté leurs villages, où ils vivaient encore heureux la veille, jetés maintenant au milieu de l’Océan, seuls, dénués de tout, entourés d’ennemis, sans avenir et sans espoir ! On dit que quelques-uns, dans cette triste extrémité, se rendirent maîtres de leurs bâtiments et se réfugièrent sur les côtes sud d’Acadie ou dans les îles du golfe St. Laurent ; mais il est certain que le plus grand nombre fut ramené des côtes d’Amérique en Angleterre où ils furent retenus prisonniers à Bristol et à Exeter jusqu’à la fin de la guerre. »

Transféré en Angleterre, M. St.-Aubin y endura toutes les souffrances physiques et morales qu’un homme peut éprouver. Dénué de tout, les privations qu’il endura pendant quelque temps, n’étaient pourtant rien en comparaison de ce qu’il ressentait au souvenir constant de sa femme et de son enfant. Il put un bon jour, grâce au secours d’un ami qu’il rencontra providentiellement, obtenir la permission de revenir en Amérique. Ce fut en qualité de matelot qu’il traversa dans un navire se dirigeant vers Boston. Le trajet qu’il lui restait à faire était bien long, et certes le salaire d’un pauvre matelot était loin d’être suffisant pour subvenir aux frais d’un voyage qui devait le conduire de là à son ancienne colonie, où il espérait retrouver sa femme et son enfant. Il l’entreprit cependant, marchant autant que ses forces pouvaient le lui permettre ; de temps à autre, louant une pauvre berge de pêcheur et se faisant conduire d’une distance à l’autre. Combien le trajet lui parut long. Mais revoir les objets chéris dont il avait été séparé depuis déjà 18 mois ; cette seule pensée lui donnait des nouvelles forces. Enfin il arriva, un soir, à l’endroit où était sa demeure, mais, hélas ! quelle poignante déception ! il n’y avait plus que des ruines. Un étranger à la tête d’un bon nombre d’ouvriers s’occupait à faire reconstruire de nouvelles habitations, car désormais le poste lui appartenait. Et sa femme ! sa femme et son enfant ! qu’étaient-elles devenues ? Ce fut là qu’on lui apprit le nom du bâtiment dans lequel elles s’étaient embarquées pour le Canada. Il s’empressa de se rendre dans ce pays pour tâcher de les y joindre ; mais en y arrivant, il apprit le désastre du «  Boomerang », et que la seule personne survivante du naufrage, était une pauvre misérable folle qui vivait de la charité publique. Rien ne pouvait, d’après les renseignements qu’il put obtenir, lui fournir aucune trace du sort de son épouse et de son enfant ; indubitablement elles devaient avoir eu la destinée des autres naufragés. Atterré, comme on le suppose, par ces terribles détails, M. St.-Aubin trouva dans la religion quelques consolations, et en lui-même un reste d’énergie. À force de travail, de soins et d’économie, il avait réussi à fonder, aux Trois-Rivières, endroit qu’il avait choisi à cause de son isolement et du genre de commerce qu’on y faisait, une maison déjà florissante au moment où nous parlons. Ce lieu, d’ailleurs, convenait à sa tristesse.

Telle était sa position le matin du jour où les canots sauvages vinrent y aborder.

Inutile de dire que les toilettes étaient faites. Chaque indienne était dans ses plus beaux atours, et les sauvages eux-mêmes avaient revêtu leurs plus brillants costumes. Tout naturellement on se dirigea vers la maison de M. St.-Aubin pour lui offrir les fourrures. Mais la plus pressée, la plus joyeuse et la plus désireuse de voir un magasin avec les richesses qu’il étale, c’était, on le devine, c’était Hermine. Jean Renousse lui avait raconté des choses si merveilleuses qu’on voit dans un magasin. Aussi entra-t-elle avec empressement et une naïve curiosité, avec les autres indiens dans celui de M. St.-Aubin. Mais son ami, comme on appelait Jean Renousse, n’avait pu les suivre immédiatement. Les pelleteries furent exhibées et soigneusement examinées par M. St.-Aubin et ses employés. Les prix furent fixés, les marchés conclus ; il ne s’agissait plus que des échanges pour ceux d’entre les sauvages qui avaient besoin d’effets. Comme on le pense bien, chacune des femmes indiennes s’empressa de choisir les étoffes aux couleurs les plus brillantes.

Mais une jeune fille, toutefois, se tenait un peu à l’écart, M. St.-Aubin le remarqua.

— Pourquoi donc, lui dit-il, ma petite sœur ne vient-elle pas aussi prendre quelques-uns de ces jolis draps ? Ne lui conviennent-ils pas ou préfère-t-elle de l’argent ?

— C’est, répondit la jeune fille à laquelle il s’adressait, que mon ami n’est pas arrivé et, que ma grande sœur attend qu’il soit ici pour les choisir lui-même. Il est si bon pour nous que nous craignons de faire quelque chose qu’il n’aimerait pas. »

— Mais, dit M. St.-Aubin, en la regardant plus attentivement, tu n’es pas une fille d’un sang indien ; je le vois à tes yeux, à tes traits et à ton teint. C’est beau, ma sœur, ajouta-t-il, en s’adressant à la femme de Jean Renousse, d’avoir pris soin de cette enfant qui parait tant t’aimer ; sans doute que tu l’auras recueillie dans quelque pauvre famille dénuée de tout.

Puis il s’éloigna sans attendre la réponse pour aller servir quelques commandes.

La jeune fille s’approcha du comptoir, elle examina quelques marchandises. — Oh ! c’est beau, bien beau, monsieur, ce que vous vendez là.

— Oui, mon enfant, lui répondit-il, en la regardant encore fixement; on eût dit que ses traits lui rappelaient quelques douloureux souvenirs.

— De quelle paroisse étaient tes parents, petite ! lui dit-il.

— Mes parents, lui répondit-elle, avec une douce empreinte de tristesse, je ne les ai presque pas connus ; ils n’étaient pas de ce pays-ci, ils demeuraient autrefois dans l’Acadie.

— Et que sont-ils devenus ! demanda M. St.-Aubin, ému à ce seul nom.

— Ils sont morts, lui répondit-elle.

— Pauvre enfant, dit celui-ci ; en essuyant, deux larmes : qui roulaient sur ses joues ; et il retourna dans un autre endroit du magasin.

Un instant après il revint ; on eût dit qu’il y avait un sentiment instinctif qui le ramenait auprès d’elle. Peut-être aussi, pensa-t-il en lui-même, cette jeune fille a-t-elle été une des victimes des malheurs qui sont venus fondre sur mes malheureux compatriotes.

Et moi aussi je suis de l’Acadie ; est-ce que celui que tu appelles ton ami est natif de cet endroit ?

— Oui, répondit la jeune fille, du plus loin que mon souvenir peut se reporter, il me semble encore le revoir.

— Et quel est donc son nom ?

— Il s’appelle Jean Renousse.

— Jean Renousse ! répéta M. St.-Aubin, en palissant.

— Et toi quel est donc ton nom ?

— Hermine, répondit la jeune fille.

— Hermine ! répéta M. St.-Aubin, en s’éloignant ; mais non, non, c’est impossible. Oh ! la Providence ne peut ainsi se jouer du cœur des hommes.

Il revint auprès de la jeune fille. — Mais où donc se trouve-t-il que je le voie et lui parle ?

— Le voici qui entre, dit Hermine.

Effectivement, en entrant, Jean Renousse reconnut M. St.-Aubin.

— M. St. Aubin !

— Jean Renousse !

Telles furent les seules paroles qu’ils purent dire, et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Alors Jean Renousse poussa la jeune fille vers M. St.-Aubin en s’écriant : « Chère enfant, embrasse ton père. » En entendant ces paroles, celui-ci sentit comme un océan de joie et de bonheur, depuis longtems inconnu, l’inonder tout entier ; et chancelant comme un homme ivre, il alla s’affaisser dans un fauteuil qu’on lui présenta. Mais rarement les secousses de la joie inespérée, qu’on éprouve soudainement, produisent de fâcheux résultats ; aussi, grâce aux soins qu’on lui prodigua, fut-il bientôt remis.

En ouvrant les yeux, il vit tout autour de lui les figures de ces bons sauvages inondées de larmes, et il sentit sur ses joues les baisers brûlants de son enfant. Enfin aux pleurs succédèrent la joie et le bonheur. Toute la petite tribu qui avait adopté Hermine comme une des leurs, qui lui avait montré toute espèce de bontés et de prévenances, fut invitée à une grande fête. Après le repas, M. St.-Aubin distribua à chacun des hommes et des femmes de riches présents ; de sorte que, outre la satisfaction d’avoir fait une bonne action, ils partirent enchantés de la munificence de leur hôte. Jean Renousse et sa femme ne purent se décider à abandonner leur enfant. Désormais, d’ailleurs, leur place était marquée pour toujours à côté de M. St.-Aubin et d’Hermine.