Le Cap au diable/Chapitre VIII

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Firmin H Proulx (p. 38-44).

VIII


Mais il est temps que nous revenions à Madame St.-Aubin. Comme nous l’avons dit déjà, elle fut recueillie en touchant le rivage par un pauvre pêcheur qui la transporta, plus morte que vive, dans sa cabane. Les soins intelligents et prolongés qu’ils lui donnèrent, la rappelèrent à la vie. Mais sa raison avait été ébranlée par les terribles événements que nous avons rapportés. Elle fut longtemps avant que de pouvoir se remettre des commotions qu’elle avait éprouvées. Souvent dans la journée et même la nuit elle échappait aux mains des braves gens qui l’avait recueillie, s’élançait vers la plage, puis alors dans le silence et les ténèbres on entendait une voix demander avec désespoir à la vague de lui rendre son enfant. Quelquefois elle l’implorait d’un ton suppliant ; ses paroles étaient entrecoupées par moments, par des sanglots à fendre l’âme ; d’autres fois par des chants si tristes, si plaintifs, qu’on ne pouvait les entendre sans verser des larmes.

Ce spectre que nous avons vu dans le premier chapitre de ce récit ; le lecteur le voit ; c’était Madame St.-Aubin.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi et jamais dans le foyer où elle était venue s’asseoir on ne songea à se demander si elle était une nouvelle charge pour la famille ; bien au contraire, le meilleur morceau, et il était rare qu’il en entra dans cette pauvre cabane, lui était toujours destiné ; gaiement on partageait la tranche de pain, laissant à la pauvre dame, comme on appelait Madame St.-Aubin, la meilleure part, et s’il n’y en avait que pour elle, le souper des pauvres gens était alors remis au lendemain.

Les choses en étaient à cet état, lorsqu’un lundi soir deux voitures, pesamment chargées, s’arrêtèrent devant la cabane. En regardant par la fenêtre on reconnut deux des plus respectables habitants de l’endroit. Ils frappèrent à la porte et entrèrent.

Il était facile de voir que la mission diplomatique dont ils étaient chargés n’était pas aisée à remplir. Il ne s’agissait de rien moins que de faire accepter au pauvre pêcheur les présents qu’ils lui apportaient, sans blesser sa susceptibilité et son amour propre. Enfin après s’être gratté la tête plusieurs fois, après bien des tours et des détours l’un d’eux trouva moyen de briser la glace ; le sermon que le curé avait fait la veille fournit l’occasion d’entrer dans le sujet. Le bon prêtre leur avait longuement parlé de charité et les avaient engagés, répétèrent-ils au pêcheur, de la pratiquer comme celui-ci l’avait fait, à l’occasion de la pauvre femme étrangère, il les avait assuré que s’ils mettaient de côté la part du bon Dieu, ils verraient les bénédictions du ciel se répandre dans leurs maisons et sur leurs champs. Qu’alors ils avaient fait ensemble une tournée et que c’était avec empressement que chacun avait fourni. Tout le monde avait voulu s’associer à la bonne œuvre. Qu’ils apportaient une ample provision de comestibles de toute sorte et des vêtements. Que de plus une pauvre veuve viendrait prendre soin de la malheureuse folle pour ne pas déranger la femme du pêcheur de son travail, car le filage et l’ouvrage ne lui manquerait pas ; et qu’enfin on ferait table commune.

Sans vouloir entendre un seul mot de remercîment, les deux habitants sortirent précipitamment et se mirent à décharger les voitures. Certes ils n’avaient pas trompé le pêcheur ; il y avait là, dans ces deux voitures, des provisions de toutes sortes pour plus d’une année.

Belle et sainte coutume que celle des tournées, où nous voyons des hommes honnêtes et laborieux, laisser leurs occupations pour parcourir les maisons et rapporter, le soir, le fruit de leurs quêtes et entendre les bénédictions d’une famille mourante de faim, à laquelle on a apporté l’abondance et le bonheur.

Madame St.-Aubin passa deux années dans cette demeure où elle avait attiré avec les bénédictions du ciel une honnête aisance, car la charité des habitants de l’endroit ne s’était pas ralentie un seul instant. Souvent elle fut visitée par le vénérable pasteur et quelques autres personnes notables de l’endroit. Un médecin plus instruit dans l’art de guérir que dans la science des grands mots, lui prodigua des soins assidus et au bout de ce temps il eut la satisfaction de voir ses peines couronnées de succès.

Une douce et triste résignation succéda, sur la figure de Madame St.-Aubin, à son air d’égarement. Ses cheveux avaient considérablement blanchis, et tous ses traits portaient l’empreinte du deuil et de la souffrance.

Pour lui assurer plus de distractions, le pasteur, avec quelques âmes charitables lui louèrent une couple de chambres auprès de l’église. La veuve qui avait été choisie pour la soigner l’accompagna. Là, elle passa environ six années, sinon heureuse, du moins ses douleurs étaient adoucies par la prière, ce baume divin qui cicatrise les plaies du cœur le plus ulcéré. Elle pouvait aussi se livrer aux ouvrages qui lui apportaient quelques distractions. Et si parfois elle sortait de sa demeure, après les instances du curé et du médecin, elle était certaine de rencontrer toujours des regards et des paroles affectueux, bienveillants et sympathiques de la part de tous ceux qu’elle voyait.

Ainsi s’écoulait sa vie, lorsqu’un matin on vint prévenir le vénérable curé que quatre personnes l’attendaient dans le salon. Ces quatre personnes c’étaient : M. St.-Aubin et son enfant, Jean Renousse et sa femme.

En effet, depuis que M. St.-Aubin avait retrouvé Hermine, il ne lui restait plus qu’un seul désir, une seule pensée. À présent qu’il avait des détails précis sur l’endroit du naufrage, détails qu’il avait eus par la femme de Jean Renousse, son plus ardent désir était de visiter la tombe de son épouse, car, peut-être par quelques papiers trouvés sur elle, aurait-on pu distinguer sa tombe de celle des autres naufragés. Les renseignements fournis par la femme de Jean Renousse étaient si précis qu’il n’y avait pas de doute qu’elle avait dû être enterrée au pied du cap ou dans le cimetière du village, et nul n’était plus à portée de leur donner les informations nécessaires que le curé de la place ; aussi, étaient-ils venus s’adresser à lui directement. M. St.-Aubin commença par donner son nom au vénérable prêtre, lui exposa le but de sa visite et lui raconta son histoire.


À mesure qu’il parlait, l’attention du curé se trouvait, de plus en plus éveillée. Entraîné par la chaleur du récit, ce ne fut que quand il eut fini de parler que M. St.-Aubin s’aperçut de l’émotion extraordinaire de celui qui l’écoutait et qu’il vit des larmes couler de ses yeux.

— M. St.-Aubin, répétait le bon prêtre, comme se parlant à lui-même : Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! serait-il possible ?

Puis dominant son émotion :

— Une femme, dit-il, d’une condition qui n’est pas ordinaire, est aujourd’hui la seule survivante du naufrage du « Boomerang » Et cette femme est une dame acadienne.

— Une dame acadienne ! répéta M. St.-Aubin en se levant d’un mouvement tout autonomique ; puis pâle, comme un mort !

— Son nom, monsieur, son nom, dit-il en tremblant.

Alors le curé redevenu maître de lui, et calculant l’effet terrible que ses paroles pouvaient avoir sur les acteurs de cette scène ; voyant toutes les angoisses peintes sur la figure de son interlocuteur, et craignant que la secousse ne fut trop forte : car par son histoire et celle de son enfant il avait reconnu le mari et l’enfant de Madame St.-Aubin.

— Son nom, répéta-t-il, en se fermant les yeux, comme s’il eût craint l’effet qu’il allait produire en le donnant. Lorsqu’il les ouvrit, les quatre étrangers étaient à ses genoux et l’imploraient en pleurant et demandant son nom, son nom !

— Son nom, reprit le prêtre, vous l’avez nommé en vous nommant ; c’est celui que vous portez, et cette femme, M. St.-Aubin, c’est… c’est la mère de votre enfant, c’est votre épouse !…

Un cri s’échappa de toutes les poitrines !

— Où est-elle ? Où est-elle ?

Ce fut avec peine qu’il réussit à les calmer et à leur faire comprendre qu’il fallait apporter de grands ménagements en annonçant à Madame St.-Aubin le bonheur inespéré qui l’attendait. Le bon curé se chargea de cette mission et il fut convenu qu’on entrerait dans la maison qu’à un signal convenu et que le bonheur ne viendrait que par gradations, qu’elle verrait d’abord Jean Renousse et son épouse, puis à un autre signal, son mari et son enfant.

La matinée était magnifique, l’air était frais et embaumé, les portes et les fenêtres de la maison de Madame St.-Aubin étaient ouvertes et les torrents de lumière joints aux chants des oiseaux qui jouaient dans les buissons voisins, inondaient cette demeure, lorsqu’il s’y présenta.

En apercevant le pasteur, Madame St.-Aubin l’accueillit par un sourire tout amical et lui présenta un siège. On eût dit facilement à l’éclat des yeux du prêtre, à son agitation, à sa figure ordinairement calme et sereine et où maintenant une joie et un bonheur indicibles rayonnaient presque sur chacun de ses traits, on eût dit qu’il y avait chez lui quelque chose d’extraordinaire qui s’y passait.

Après s’être informé de la santé de la dame, il continua avec une insouciance affectée :

— Madame, à ma messe de ce matin, j’ai rendu grâce à Dieu de tout cœur, en voyant deux personnes dans l’église qui assistaient au saint sacrifice et priaient avec recueillement et ferveur : c’étaient cette pauvre veuve Denis et son fils. Celui-ci était parti depuis bien des années pour des voyages périlleux. Jamais elle n’en avait entendu parler et elle le croyait mort depuis longtemps, lorsqu’hier il est arrivé, lui apportant une jolie somme d’argent, qui leur permettra de vivre dans l’aisance. Tous deux ce matin ils venaient remercier Dieu.

— Heureuse mère, dit Madame St.-Aubin, et un profond soupir souleva sa poitrine.

— Eh ! madame, reprit-il, j’ai depuis pensé à vous à vos malheurs et je me suis dit que Dieu pourrait bien à vous aussi rendre ce que vous croyez avoir perdu.

— Oh ! monsieur, monsieur, dit-elle, et ses yeux s’inondèrent de larmes. Je n’espère plus de bonheur sur la terre, que celui qu’après Dieu, vous et la charité m’avez fait. Revoir ceux que j’ai perdus, oh ! non, c’est impossible. — Et ses larmes redoublèrent. — Il y a longtemps déjà qu’ils dorment dans le tombeau.

— Mais, reprit le curé, il dormait bien, lui aussi, dans le tombeau, Lazare, lorsque Dieu le rendit à ses sœurs. Il avait tout perdu, lui aussi, le saint homme Job, lorsque Dieu lui rendit avec usure ce qu’il croyait, perdu pour toujours.

— Oh ! par grâce, monsieur, dit la pauvre femme en sanglotant ; par grâce, ne me faites pas espérer, le réveil serait trop terrible. Ou, reprit-elle avec exaltation, avez-vous quelques nouvelles de mon mari ? S’il en est ainsi, ajouta-t-elle joignant les mains, par pitié et au nom de ce que vous avez de plus cher, dites-le moi sans me faire attendre plus longtemps.

— Madame, il serait mal à vous de douter de la toute puissance et de la bonté de Dieu. La vie pour vous a été comme un de ces jours où le soleil se lève radieux et brillant pendant quelques instants, puis de sombres nuages viennent en cacher l’éclat pendant quelque temps : après les avoir dissipés, vous voyez l’astre du jour reparaître plus brillant qu’auparavant. Peut-être, madame, votre vie en est-elle à cette dernière phase et les ombres épaisses qui l’ont obscurcie vont-ils se dissiper comme le soleil dissipe les nuages.

Madame St.-Aubin se précipita à ses genoux :

— Grâce, grâce, dit-elle, pour l’amour de Dieu ; si vous savez quelque chose de mon mari ou de mon enfant, dites-le moi dites-le moi tout de suite.

Le prêtre la releva avec bonté.

— Ce n’est pas moi, lui dit-il, qui va vous donner ces renseignements, mais c’est un sauvage et sa femme que je viens de rencontrer ; ils vous cherchaient. Leur permettez-vous d’entrer ?

Au signal convenu, Jean Renousse et sa femme s’avancèrent dans la chambre ; Madame St.-Aubin le reconnut, elle courut à lui et lui pressant les mains fortement :

— Est-il possible, Jean, lui dit-elle, que vous m’apportiez des nouvelles de mon mari ou de mon enfant ?

— De l’un et de l’autre, répondit celui-ci d’une voix tremblante d’émotions. Mais d’abord, Madame, remettez-vous un peu, car la joie et le bonheur peuvent quelquefois être fatals ; c’est à ma femme de commencer le récit.

— Oh ! parlez, parlez, dit Madame St.-Aubin en s’adressant à l’indienne, voyez comme je suis calme à présent. Et ses membres tremblaient, en disant cela, d’un mouvement convulsif.

Alors l’indienne lui raconta comment l’enfant avait été sauvée du naufrage, comment elle avait été reconnue par Jean Renousse, et comment ils en avaient pris soin.

— Et mon enfant, ma chère petite enfant, puisqu’elle n’est pas dans vos bras, elle est donc m… elle n’osa achever.

— Elle est vivante, madame, reprit la voix émue du prêtre, elle est dans les bras de son père, et les voilà tous deux qui viennent se jeter dans les vôtres.

À ces mots, M. St.-Aubin et Hermine se précipitèrent l’un dans les bras de son épouse, l’autre dans les bras de sa mère. Le prêtre avait compris que prolonger plus longtemps cette scène d’attente eût été dangereux pour la raison de Madame St.-Aubin. Dépeindre les impressions des acteurs et des spectateurs de cette scène serait les affaiblir dans le cœur de nos lecteurs.

Quelques jours après ces événements, on voyait M. St.-Aubin avec sa famille, Jean Renousse et sa femme, entrer dans la chaumière du pauvre pêcheur qui avait recueilli Madame St.-Aubin, et lorsqu’ils en sortirent, la figure des pauvres gens était baignée de larmes, mais rayonnait de bonheur. Ils avaient désormais plus que l’obole au-dessus du besoin. On alla ensuite visiter l’endroit où Tom était enterré ; et si une larme de gratitude peut faire pousser une fleur sur la tombe de ceux pour qui elle est versée, combien elle dut en être ornée. Mais par les soins de M. St.-Aubin, une croix de fer fut érigée. Les noms de Tom et O’Brien y furent gravés. Plus bas on y lisait : Aux nobles victimes de leur généreux dévouement. Par la famille St.-Aubin.

Enfin on entra dans toutes les maisons qui avaient si généreusement tendu la main à Madame St.-Aubin dans sa détresse, et à tous cœurs généreux furent offerts un sincère remerciement, un souvenir par les époux qui s’étaient retrouvés après une séparation si prolongée et si douloureuse. Le vénérable curé, lui, ne voulut rien prendre, rien accepter. Il n’appartenait pas à des hommes de le récompenser. Faire une bonne action était un devoir pour lui. Sa récompense, il l’avait dans le témoignage de sa conscience qui lui disait qu’il avait fait une bonne œuvre, et qui lui assurait que Dieu était content de ce qu’il avait fait.

Toutefois, l’air natal manquait à la famille de M. St.-Aubin. Celui-ci, quelque temps après, liquida ses affaires de commerce et retourna dans sa chère Acadie, où il acheta une grave et continua son premier négoce qui fleurit comme auparavant.

Si vous voulez maintenant savoir ce que devinrent Jean Renousse et sa femme, suivez le regard de Madame St.-Aubin et d’Hermine qui sont penchées sur le balcon. Voyez, sur la lisière du bois, onduler cette petite colonne de fumée qui s’élève en spirale et qui paraît se jouer dans les airs ; c’est là que demeure Jean Renousse et sa femme, dans une jolie maisonnette que M. St.-Aubin leur a fait construire ; car pour eux, il leur faut encore l’air des forêts. Et chaque semaine on se visite, car on n’a pas oublié quels liens unissent la maison des bois avec celle de M. St.-Aubin…