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Le Capitaine Aramèle/17

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 47-50).

XIII


Et cet effroi, chez les deux jeunes officiers, parut subitement se changer en terreur panique : ils s’élancèrent hors du logis d’Aramèle en poussant des cris inarticulés, en courant vers la haute-ville. Avant d’atteindre la Porte du Palais ils croisèrent un individu qui, courant lui aussi, les bouscula et les envoya rouler sur la chaussée. Les deux officiers, croyant avoir affaire à quelque butor de basse classe, se relevèrent en proférant mille jurons et, l’épée haute, se jetèrent aveuglement contre l’individu. Mais ils trouvent celui-ci également armé d’une épée, ou plutôt d’une longue rapière qui lança dans la nuit d’effrayants éclairs. En même temps ils purent reconnaître le capitaine Aramèle. Ils firent entendre un cri de suprême terreur, tournèrent les talons et prirent la fuite vers la haute-ville.

Aramèle, qui revenait du King’s Inn et ignorant le drame qui venait de se jouer sous son toit, ne daigna pas poursuivre les deux officiers, tant il avait hâte de savoir si Thérèse était revenue saine et sauve.

Son étonnement fut prodigieux lorsqu’il se trouva devant Thérèse avec son pistolet à la main, et devant Étienne et Léon tous deux armés d’une rapière, et quand il aperçut, couché immobile dans une mare de sang, le lieutenant Hampton.

Il n’eut pas le temps de poser une question que Thérèse jetait son pistolet désarmé et courait se jeter dans ses bras. Le capitaine avait de suite deviné la scène qui s’était passée. Et tandis que, tout heureux, il pressait tendrement Thérèse sur sa poitrine, Étienne lui narrait le court drame et son dénouement.

— Enfin, dit le capitaine en regardant le cadavre de Hampton, celui-là n’a toujours pas volé ce qu’il a attrapé.

À son tour Thérèse fit le récit de son aventure.

Aramèle parut s’intéresser vivement à ce jeune étranger qui avait secouru l’orpheline si à propos. Il aurait voulu remercier ce généreux protecteur et le complimenter sur sa galanterie.

Oui, mais là il y avait un cadavre qu’on ne pouvait garder indéfiniment. Il y avait urgence à faire la déclaration aux autorités, afin qu’il fût tenu une enquête pour décharger nos amis de la responsabilité de cette mort. À cette époque, comme sous le régime français, on s’occupait peu de mort survenue au cours d’une bagarre ; quand il y avait cadavre, on enterrait celui-ci et tout était dit. La justice ne s’occupait que du meurtre pur et simple, et encore fallait-il qu’il y eut demande auprès des autorités pour rechercher le criminel. Si la victime n’était qu’un pauvre hère, la justice, sous le régime britannique comme sous l’ancien régime, ne se donnait nulle peine pour rattraper le meurtrier. Mais si, au contraire, la victime était de bonne classe, les autorités alors lançaient de suite des agents en campagne.

Aramèle n’éprouva donc aucune crainte d’être accusé de meurtre, attendu qu’il y avait eu bagarre et attaque d’une part et légitime défense de l’autre.

Vu que Hampton n’avait à Québec aucun parent à qui on pût rendre le corps, Aramèle résolut de le livrer aux autorités militaires et, dans ce but, il décida de se rendre directement auprès du général Murray pour lui rapporter tous les détails de l’événement.

Mais au moment où il allait sortir une longue rumeur s’élevait à la haute-ville et cette rumeur peu à peu paraissait venir et descendre vers la basse-ville. Aramèle écouta cette rumeur comme pour en déterminer la cause. Il ne saisissait que des cris confus, cris qui, de loin, ressemblaient au rugissement d’une masse de peuple en fureur. Qu’était-ce ?… Il le saurait bien, puisqu’il se rendait chez le gouverneur. Il sortit sur la ruelle-des-Cailloux et fit quelques pas sur la chaussée obscure. Il s’arrêta encore, parce qu’il croyait voir remuer dans l’ombre des silhouettes humaines. Et là-haut des clameurs grandissaient… maintenant on en pouvait entendre éclater vers la Porte du Palais. Quoi ! est-ce que cela venait dans la direction de son logis ?…

Puis des coups de feu retentirent dans la basse-ville, les clameurs redoublèrent, et ces clameurs étaient plus rapprochées de minute en minute. Les fenêtres des maisons voisines s’ouvraient précipitamment, des têtes effarouchées se tendaient dans la nuit, et Aramèle entendit des voix apeurées demander :

— Qu’est-ce donc qu’il se passe ?

Un tonnerre semblait rouler de la haute-ville à la basse !

— Voyons ! se dit le capitaine, je ne peux pas laisser ces enfants seuls, sans savoir au juste ce qui se passe ; il vaut mieux attendre.

Sans plus il retraita vers la porte de son logis où Léon se tenait, prêtant l’oreille aux bruits terribles de la ville.

— Que signifie tout ce vacarme ? interrogea Léon.

— Je me le demande également, répondit Aramèle. Est-ce une bagarre ? Est-ce une émeute ? À moins — et je suis bien près de le penser — que ce ne soient ces deux officiers qui accompagnaient Hampton et qui auront soulevé le peuple contre nous. Si mon hypothèse est juste, je ne serais pas surpris de voir bientôt tout un régiment d’infanterie envahir ma maison.

D’autres coups de feu éclatèrent non loin, cette fois, de la Ruelle-des-Cailloux.

— Pardieu ! s’écria Aramèle, c’est bien clair : le régiment d’infanterie approche. Mes amis, cria-t-il aussitôt, mettons-nous en garde !

D’effroyables vociférations emplissaient maintenant les abords de la ruelle, et Aramèle et ses amis purent voir des ombres humaines passer devant les fenêtres. Le capitaine ferma vivement ses volets pour empêcher les regards des curieux de pénétrer à l’intérieur de son logis, puis il barricada sa porte.

— Si c’est un régiment qui vient nous cerner, dit-il avec un sang-froid remarquable, nous saurons bien les recevoir.

Et il donna des instructions rapides et brèves comme s’il s’était trouvé sur un champ de bataille et en face de l’ennemi.

Thérèse releva son pistolet et l’arma de nouveau. Aramèle lui en donna un deuxième.

Outre leurs rapières Étienne et Léon prirent chacun un pistolet de la main gauche, et Aramèle lui-même avec un pistolet et sa rapière se plaça derrière : sa porte, avec à sa droite Étienne, à sa gauche Léon DesSerres. Thérèse, aussi calme que le capitaine, se plaça derrière les trois hommes.

Et dans cette position nos amis attendirent l’événement.

Il se produisit comme un coup de tonnerre.

Des clameurs et des coups de feu venaient de se confondre sur la ruelle même qu’aussitôt la porte d’Aramèle volait en éclats comme sous le coup d’une massue, et la salle d’armes fut envahie par cinquante soldats, le fusil en avant, la baïonnette au clair. Un officier les commandait.

Derrière les soldats, et tassée dans la ruelle noire, une masse grouillante et hurlante du peuple s’agitait, se bousculait, vociférait comme si elle eût voulu pénétrer à la suite des soldats dans l’étroit logis.

Mais des soldats, sur l’ordre de l’officier, pointèrent contre la masse des baïonnettes menaçantes.

Puis cet officier, qui s’était arrêté devant l’épée haute d’Aramèle, cria :

— Déposez les armes !

Aramèle reconnaissait en cet officier un des lieutenants de Murray et un ami du major Whittle, Sir Georges Parks.

— Venez les prendre, mon ami, répliqua tranquillement Aramèle.

— Prenez garde que nous les prenions à des cadavres ! menaça Parks avec colère.

— C’est possible, rétorqua Aramèle, parce qu’on ne désarme pas des Français vivants !

— C’est bien, nous les désarmerons morts !

Et Parks, se tournant vers ses hommes, commanda :

— Couchez-moi cet homme seulement ! Quant aux trois autres, nous en viendrons bien à bout autrement.

À ce commandement donné d’une voix forte le peuple s’était tu, car l’affaire devenait maintenant une exécution, et une exécution crée l’attente et l’attente fait le silence.

Mais les soldats n’eurent pas le temps d’exécuter l’ordre reçu : Aramèle avait fait un signe à ses compagnons, quatre pistolets détonnaient en même temps et trois soldats anglais tombaient sur le plancher ; seule Thérèse avait manqué son homme qu’elle avait seulement blessé. Et celui qu’elle avait blessé n’était pas l’homme qu’elle avait visé, son pistolet avait été braqué sur Parks, mais celui-ci avait eu le temps de faire un bond de côté, et l’un des soldats placés derrière lui avait reçu la balle de l’orpheline dans l’épaule.

Une violente surprise avait du coup paralysé les autres soldats.

Parks jeta un cri de rage. Il voulut donner un nouvel ordre, mais il voyait quatre autres pistolets prêts à faire feu.

— Retirez-vous ! ordonna Aramèle.

Parks, comme s’il eût été saisi de peur, fit un bond en arrière de ses soldats et hurla :

— Feu en masse sur ces gueux de Français !

Mais cet ordre n’était pas achevé que les quatre pistolets de nos amis résonnaient encore et, cette fois, quatre soldats s’affaissaient, mortellement atteints. Puis, comme avec la rapidité de la foudre, le capitaine, Étienne et Léon foncèrent sur les soldats éperdus rapière au poing. Les épées se heurtèrent rudement contre les baïonnettes. Des coups de fusils éclatèrent, mais les balles se perdirent dans les murs. De sa rapière Aramèle avait réussi au premier choc à abattre deux autres soldats ; c’étaient donc neuf hommes, neuf ennemis hors de combat dans l’espace de deux ou trois minutes. Mais Parks finit par rétablir l’ordre et le calme dans les rangs de ses soldats à demi épouvantés. Et tandis que dix d’entre eux paraient de la baïonnette les attaques du capitaine et de ses deux compagnons, Parks arrangeait un peloton de dix autres soldats et leur commandait de mettre en joue Aramèle. Cette fois c’en était fait du courageux Français. Thérèse, qui demeurait spectatrice de la bataille et qui en surveillait tous les mouvements, vit le peloton et elle comprit que son père adoptif, et peut-être aussi son frère et son fiancé, oui elle comprit que leur vie ne tenait plus qu’à un fil. Elle eut une inspiration : s’élancer devant le peloton, tomber à genoux devant Parks et se reconnaître seule responsable de la mort du lieutenant Hampton…

Elle allait s’élancer…

Elle se contint en entendant une voix brève et autoritaire prononcer de la porte ces paroles :

— Bas les armes !

Les soldats tressaillirent, ils abaissèrent leurs armes et s’écartèrent vivement pour faire place au général Murray qui, en grand habit militaire, s’avançait au milieu de la salle. Derrière le général marchait, calme et fier, le jeune inconnu qui avait sauvé Thérèse. Elle le reconnut de suite, car le jeune homme lui avait souri.

Devant l’apparition du général Murray, Aramèle s’était reculé, frémissant et menaçant, et sans abandonner sa rapière sanglante.

De la main Murray lui fit un geste qui pouvait signifier :

— Allons ! rengainez, capitaine, la bataille est finie !

Et il s’arrêta auprès du cadavre de Hampton qu’il se mit à considérer en silence.

Alors le jeune inconnu se pencha vers lui et murmura quelques paroles mystérieuses.

Murray jeta un rapide regard sur Étienne, Léon et Thérèse qui ne détachait pas ses yeux brillants de l’inconnu. Il regarda plus longuement l’orpheline, sourit et se tourna brusquement vers les soldats pour commander :

— Allons ! emportez ces cadavres et sortez de cette maison.

Parks qui, suant encore de rage, s’était avancé près du général, demanda en désignant avec mépris Aramèle et ses amis :

— Et ces gens ?

— Ces gens, répliqua froidement Murray, ont été attaqués sans cause ni raison aucune et ils se sont bien défendus. Allez ! Sir Georges, faites exécuter mes ordres ! ajouta Murray sur un ton impératif.

Puis il sortit suivi de l’inconnu qui, de nouveau, avait doucement souri à Thérèse.

Les soldats emportèrent les cadavres dehors, et la foule du peuple, ahurie et stupéfiée, s’éclipsa dans la nuit sans bruit.

Restés seuls, nos amis s’entre-regardèrent avec une sorte d’étonnement doux et comme s’ils s’étaient trouvés au sortir d’un rêve.

Aramèle poussa un long soupir, brandit sa rapière et cria :

— Pour la France !…


Fin de la deuxième partie