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Le Capitaine Aramèle/16b

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 45-47).

XII


C’était bien le cabriolet qui emportait Thérèse et que conduisait le jeune étranger, celui que le capitaine avait rencontré. L’inconnu, après avoir pris si généreusement la défense de l’orpheline contre Hampton, avait ordonné aux domestiques de faire atteler son propre cheval au cabriolet de Mrs Loredane, et il avait aussitôt emmené la jeune fille hors de ce bouge. Et comme elle manifestait encore de l’inquiétude, le jeune homme lui dit :

— Soyez tranquille, mademoiselle, dans une demi-heure vous serez chez-vous et en toute sûreté :

Chemin faisant il s’était fait raconter par la jeune fille son aventure de la journée.

Il avait écouté sans mot dire et n’avait fait aucun commentaire ; mais Thérèse à diverses reprises avait pu voir que son protecteur fronçait terriblement ses sourcils. Puis le silence s’était fait complètement entre elle et lui.

Au bout d’une demi-heure le cabriolet s’arrêtait devant le logis du capitaine. Le jeune inconnu aidait Thérèse à descendre, et elle le remerciait d’une voix tremblante de joie et de gratitude. Le jeune homme s’inclina courtoisement, remonta dans la voiture et reprit le chemin de l’auberge.

Quand Thérèse pénétra dans la salle d’armes, deux cris de joie et de surprise retentirent, et Étienne et Léon se précipitèrent à la rencontre de la jeune fille, puis ils l’entouraient et la pressaient de questions.

Dans sa joie de se retrouver presque miraculeusement au milieu des siens, l’orpheline ne put que pleurer sur le coup. Mais un peu plus tard elle réussit à dompter son émotion et fit la relation de son aventure.

Sombre, Étienne l’écoutait sans l’interrompre. Léon, plus fougueux, poussait souvent des grondements de colère et faisait répéter à la jeune fille un détail qui le frappait plus qu’un autre.

Quand elle eut terminé son récit, Léon s’écria :

— Oh ! Thérèse, si j’avais pu deviner le lieu où vous étiez, je vous assure que j’aurais donné une bonne raclée à ce Hampton ; tout de même, je la lui promets dès que l’occasion se présentera.

— Souvenez-vous, Léon, dit Thérèse avec une pensée d’ardente reconnaissance à l’étranger qui l’avait secourue, que le lieutenant a déjà reçu une bonne et sévère leçon de ce brave inconnu.

— Au fait, reprit Léon, vous ne nous avez pas dit le nom de ce vaillant défenseur.

— Il ne me l’a pas dit lui-même et je n’ai pas osé le lui demander. Je sais seulement que c’est un jeune homme aux manières très distinguées et qu’il est très brave.

— Une chose remarquable aussi, ajouta Léon, c’est que bien peu d’Anglais de cette ville auraient fait pour une Canadienne ce que ce jeune homme a accompli.

Étienne, qui n’avait pas encore parlé depuis que Thérèse avait achevé son récit, prit la parole.

— Quoiqu’il en soit, Thérèse, cet incident devra te servir de leçon, et à l’avenir tu éviteras de te laisser enjôler par les belles façons des étrangères. Les Anglais de ce pays sont nos pires ennemis : les uns ne nous cachent ni leur haine ni leur mépris, les autres, plus rusés, travaillent dans l’ombre à la mort de notre race ; et ceux-ci, pour atteindre plus aisément leur œuvre de destruction, feignent d’être nos amis. Nous en avons un exemple terrible dans cette Mrs Whittle. Il importe donc de se défier sans cesse.

— Il faut se défier également, ajouta Léon, de tous les étrangers à notre nationalité que nous croisons tous les jours dans les rues de notre ville. Malgré les bonnes apparences des gens qu’on rencontre, on ne sait jamais à qui on a affaire. Souvent sous le vêtement d’un gentilhomme on découvre, mais trop tard, un bandit, sous la robe d’une nonne on peut découvrir une femme de déchets. Nous savons trop bien, depuis que les Anglais sont maîtres de notre pays, qu’il nous arrive des bandes d’étrangers qui ne sont pas précisément la crème des sociétés. Je sais bien, comme le dit souvent mon père, que sous l’ancien régime il ne manquait pas de crapules, mais comme c’étaient gens de notre langue et de notre nationalité il nous était plus facile de les reconnaître et de s’en garer. Depuis qu’existe le régime actuel, c’est bien pire : nous rencontrons une foule de brigands vêtus comme des gentilshommes, et aussi une grande quantité d’êtres mal venus ; mais ceux-ci nous pouvons toujours les reconnaître à leur démarche tortueuse, aux regards obliques et sournois qu’ils nous décochent, aux visages anguleux qui révèlent la vice et les passions mauvaises. Tous ces gens sont, pour la plupart, des sans-patrie, transfuges sans loi, aventuriers sans scrupules qui viennent dans les pays nouveaux chercher l’existence facile, hommes sans foi qui viennent exploiter la crédulité et l’innocence de nos paysans. Anglais, Écossais, Irlandais, Scandinaves, Allemands, Italiens, Juifs, Grecs… tout cela se mêle et se confond. Il y a de bons sujets, certes on ne peut le nier, mais que de vilains, et ce sont précisément ces derniers qui se sont emparés du commerce… et quel commerce ! Ils importent à des prix médiocres des marchandises qui ne trouvent plus acheteurs en Europe, et ils essayent de nous les revendre à des prix énormes en nous assurant qu’elles sont des marchandises de choix et de la meilleure fabrique. Mon père en sait quelque chose depuis qu’il étudie le commerce, avant de s’y livrer lui-même. Et il a appris que, depuis l’arrivée au pays de ces individus, les petits commerçants français ont été obligés de fermer leurs portes à cause d’une compétition malhonnête et d’une propagande malicieuse entreprise pour décourager le commerce canadien. Beaucoup de nos commerçants ont donc été forcés d’abandonner leurs affaires à leurs concurrents pour ne pas aller à la banqueroute. Aujourd’hui, ces fonds de commerce achetés à bas prix nous sont revendus à des prix excessifs et sous l’étiquette de marchandises neuves et directement importées du vieux monde.

— Je crois que Léon dit la vérité, interrompit Étienne en regardant sa sœur qui écoutait avec attention le jeune homme.

— Et j’ajoute, poursuivit Léon, que cette affluence d’exploiteurs a fait surgir dans notre bonne ville une multitude de bouges, tels que cabarets borgnes et tavernes mal famées. Voyez, il y en a partout ! Ah ! sous l’ancien régime, ne tenait pas auberge qui voulait. J’avoue bien que le système n’était pas parfait, mais quelle différence avec aujourd’hui. Il n’y a plus ni surveillance ni restrictions. Les estaminets fonctionnent la nuit comme le jour. La cité est parcourue sans cesse par des bandes de pochards qui circulent librement. Il n’est pas un endroit où un homme honorable puisse passer sans se frotter à cette canaille. Une femme respectable n’est plus sûre d’aller à ses affaires, à tout moment elle est exposée aux insultes des vauriens. Ah ! quel régime ! quel régime ! acheva Léon DesSerres avec un profond dégoût.

Étienne et Thérèse, qui savaient que toutes ces choses étaient vraies, demeurèrent silencieux. De même que leur hôte, et autant que lui, ils déploraient le régime nouveau qui dominait sur le pays.

La pendule venait de marquer dix heures.

Tout à coup la porte fut violemment ouverte du dehors et trois hommes firent irruption dans la salle, l’épée à la main, criant et hurlant en anglais :

— À mort ce maudit Français !

D’un bond Étienne et Léon s’étaient élancés vers une panoplie de laquelle ils avaient décroché chacun une rapière. De son côté Thérèse avait couru à la même panoplie pour y prendre un pistolet qu’elle arma vivement.

Les rapières s’étaient choquées aux épées des trois hommes qui étaient le lieutenant Hampton et deux de ses camarades de plaisir. Thérèse s’était postée derrière Étienne et Léon qui, avec calme et sang-froid, arrêtaient les épées des trois Anglais. Alors ceux-ci, qui étaient ivres, se mirent à rire avec dédain.

— Dieu me damne ! cria Hampton, je cherchais le papa Aramèle et ce sont ses enfants que je trouve devant moi ! Eh bien ! puisque papa est absent, nous donnerons une correction aux marmots !

Et, toujours riant, les trois jeunes Anglais attaquèrent vivement Étienne et Léon qui paraient avec une merveilleuse adresse. Mais tous deux n’étaient pas encore assez habiles à manier la rapière pour lutter avec avantage contre trois adversaires. Thérèse comprit le danger qui menaçait les deux jeunes Canadiens, et, pointant son pistolet sur Hampton, elle pressa rudement la détente. Une détonation éclata comme un coup de tonnerre.

Hampton poussa un cri de rage.

Ses amis firent un prodigieux bond en arrière, comme s’ils avaient cherché à se garer contre un second coup de pistolet, puis ils se mirent à considérer avec une stupeur profonde le lieutenant. Celui-ci, atteint en pleine poitrine, venait d’échapper son épée. Il chancelait et tendait les bras et les mains comme pour chercher un appui. Mais ses regards vacillants se posaient avec haine sur Thérèse qui, immobile comme une statue, froide et d’une attitude terrible, maintenait encore l’arme déchargée et fumante dans la direction du lieutenant. Lui, alors, grommela quelques paroles indistinctes, il battit des paupières, tituba terriblement et, tournant des yeux d’agonisant vers ses amis, cria :

— Tenez-moi ! Tenez-moi !…

À la même seconde il s’abattit sur le parquet.

Ses camarades se tenaient près de la porte comme figés par l’épouvante. Étienne et Léon regardaient tour à tour Thérèse, comme statufiée, et Hampton sur le plancher. Pour Thérèse leurs regards exprimaient la plus grande admiration, pour Hampton c’était de la pitié. Le lieutenant se tordait en d’effroyables convulsions. On l’entendait gémir, pleurer, ricaner et jurer tour à tour. De ses lèvres tombait du sang qui coulait sur le plancher, et il baignait son visage livide dans ce sang. Sa respiration n’était plus faite que de hoquets. Une fois ses regards croisèrent ceux de Thérèse, il fut agité violemment, puis il se souleva sur un coude, et, par un effort inouï, il réussit à se mettre sur les genoux. Ces yeux alors lancèrent des lueurs de haine. Il tendit ses poings vers l’orpheline, comme s’il eût voulu l’atteindre et la frapper, puis, il oscilla… Il parut chercher autour de lui un objet pour s’y agripper et s’y retenir en n’en trouvant pas il grogna et s’affaissa lourdement sur la face en jetant un rire sourd. Cette fois il demeura tout à fait inanimé.

Ses amis s’approchèrent de lui et le soulevèrent à demi ; mais découvrant que ce n’était plus qu’un cadavre, ils le laissèrent retomber avec un geste de consternation et d’effroi.