Le Capitaine Aramèle/22
Quatrième partie
LA MORT D’ARAMÈLE
I
La victoire éclatante d’Aramèle et la mort de Spinnhead avaient été un dénouement si inattendu, et ils avaient frappé d’un tel vertige la foule des spectateurs que, du coup, la fête se trouva terminée. Par groupes agités la masse du peuple quitta le lieu du combat pour rentrer en les murs de la cité, et l’on entendait une vague rumeur au-dessus de ces têtes. Rumeur de désappointement, de haine, de menaces d’une part ; de l’autre, c’est-à-dire du côté des groupes canadiens, rumeur de joie !
Le gouverneur et sa suite avaient attendu que le plus gros de la masse se fût retiré avant de regagner la cité. Pendant ce temps, les dames et les officiers commentaient la bataille. Un peu à l’écart le gouverneur et le duc de Manchester s’entretenaient à voix basse. Murray avait compris que la défaite et la mort de Spinnhead avaient fait naître quelque terrible haine contre Aramèle, car il avait cru saisir dans la foule compacte et grondante des menaces contre le capitaine. Il avait dit au jeune duc :
— Je crois bien, Milord, que ce pauvre capitaine est condamné à mort.
Le duc répliqua :
— S’il mourait victime d’un assassinat et que je connusse les criminels, je n’hésiterais pas à les faire exécuter sans merci.
— Est-ce un conseil, Milord, que vous me donnez ? puisque demain vous serez parti.
— C’est un ordre que je vous donne, Excellence, répondit rudement le jeune duc. Ce capitaine est un brave et c’est un gentilhomme qui vient d’honorer hautement son pays et sa race. Et je dis que c’est un gentilhomme parce que dix fois il aurait pu frapper à mort ce bretteur peu scrupuleux qu’était Spinnhead, et dix fois il l’a épargné, ne voulant que le désarmer. S’il a tué Spinnhead, à la fin, c’était pour protéger sa propre vie ; et encore le capitaine n’a-t-il pas frappé positivement, Spinnhead s’est pour ainsi dire enferré.
— J’admets tout cela, monseigneur, répliqua Murray, et je tiens à vous assurer que j’estime également ce capitaine Aramèle. S’il désire quelque poste important dans mon administration, je le lui donnerai, même s’il refuse toujours de reconnaître qu’il est en pays conquis.
— Mais il n’est pas en pays conquis, monsieur, interrompit durement le jeune duc. Nous n’avons pas conquis ce pays, nous l’avons acheté du roi Louis XV. Nous sommes ici des maîtres seulement par convention, nous ne le sommes pas par droit de conquête. Voilà pourquoi ce peuple que nous administrons ne cesse de réclamer l’accomplissement des clauses de la convention. S’il se savait conquis, il se soulèverait et il nous écraserait nous qui ne sommes ici qu’une poignée… Ah ! monsieur, depuis que je suis venu en ce pays, j’ai pu étudier suffisamment sa population et ses lois pour faire au roi un rapport exact de la situation. Or, ce peuple canadien, je l’ai trouvé soumis, et il demeure soumis parce qu’il est fatigué de la guerre d’abord, et ensuite parce qu’il espère toujours que nous nous soumettrons à la règle des conventions établies. C’est un peuple de paysans qui vénère son sol, il s’est fait ici une patrie qu’il chérit et qu’il est prêt toujours à défendre contre les ennemis du dehors comme ceux du dedans, et il le défendra même au nom et pour l’honneur de la couronne d’Angleterre. Eh bien ! ce peuple de paysans-soldats nous demeurera attaché si nous savons le bien traiter et lui rendre la justice à laquelle il se reconnaît un droit, un droit que nous lui avons nous-mêmes consenti par les traités. Monsieur, acheva le jeune duc qui s’était vivement animé, ce peuple nous est bien plus précieux que toute cette horde monstrueuse de commerçants et d’aventuriers qui ont envahi le pays après que nous en eûmes pris possession, ces gens n’ont aucun attachement à leur race ou à leur pays. Ils sont venus ici, non pour créer une patrie nouvelle à l’exemple de ces colons français, mais pour faire des affaires, pour s’enrichir le plus vite possible et s’en aller ensuite en d’autres pays jouir d’une existence facile.
Murray avait écouté très attentivement le jeune duc. Il demanda :
— Monseigneur, trouvez-vous que mon administration soit, en principe et dans l’ensemble, conforme aux vues que vous venez d’exprimer ?
— Excellence, répondit, en souriant le jeune duc, je saurais pour le moment ni blâmer ni louer. J’avais à faire une étude que j’ai terminée, il ne me reste plus qu’à la soumettre au roi qui m’en a chargé et qui agira selon qu’il jugera à propos. Pour vous-même j’ajouterai que, certainement, il y a des blâmes à faire contre votre administration, mais on ne saurait en justice vous en tenir compte, pour le bon motif que vous devez vous conformer aux instructions du Bureau Colonial et du conseil des ministres. Vous n’avez pas la latitude voulue pour gouverner selon vos désirs et vos vues personnelles, sans compter que votre action est sans cesse entravée par les intrigues d’une coterie malpropre qu’il importera de faire disparaître. Et, personnellement, j’apprécie fort la bienveillance que vous avez toujours déployée à l’égard de ce peuple canadien et l’esprit de justice avec lequel vous l’avez, autant qu’il vous était possible, gouverné. Le roi ne saura qu’approuver tout ce que vous avez fait, et il ne méconnaîtra pas les services immenses que vous avez rendus à sa couronne.
Ces paroles parurent produire une grande joie chez le gouverneur, et il en sut gré au jeune duc dont les sentiments attestaient une grande intelligence dans un esprit aux vues droites et larges. Murray, en effet, connaissait très bien la vaillance de cette race de paysans-soldats qui n’avait jamais compté les sacrifices à faire pour défendre sa terre, et il l’estimait trop pour être porté à la mépriser et la maltraiter. Mais, comme le lui avait fait entendre le jeune duc, il avait accepté une charge qui l’avait fait le serviteur des ministres du roi. Ces ministres émettaient généralement les principes des lois et décrets qui devaient régir le Canada, et le gouverneur était contraint d’administrer le pays suivant les principes émis. Mais comme il lui restait une certaine latitude dans l’application des lois et décrets, il en profitait pour rendre ces lois aussi favorables que possible à la race française du Canada. Et cette latitude, comme l’avait dit le duc de Manchester, se trouvait encore énormément rétrécie par la nuée de fonctionnaires malveillants, d’intrigants et de sectaires qu’il avait autour de lui, et Murray se trouvait fort souvent en désaccord avec de hauts fonctionnaires de son administration, fonctionnaires qui ne manquaient pas de le dénigrer auprès des ministres.
Lorsqu’il avait l’opportunité d’accorder quelques insigne faveur à des Canadiens, on entendait dans le pays toute une violente musique de protestations. Il parvenait à faire taire les voix, mais il ne pouvait réprimer les pensées de violence et de haine qui naissaient chaque jour contre lui.
Le duel de ce jour qui s’était terminé par la mort si imprévue de Spinnhead avait été loin de diminuer la haine dans les esprits sectaires. Si des voix âpres et menaçantes ne s’élevèrent pas de suite pour demander la mort d’Aramèle, ce fut grâce au prestige du duc de Manchester. Mais on savait que le jeune duc allait bientôt regagner l’Angleterre ; et alors, de même qu’on avait demandé le rappel du gouverneur l’automne précédent parce qu’il avait rétabli quelques anciennes lois françaises, et surtout parce qu’il avait protégé un Français révolutionnaire, on lancerait vers Londres un véritable cri d’alarme contre le gouverneur trop faible et trop clément. Non… cette mort de Spinnhead, ou plutôt cette victoire remportée par le bras français, on ne la pardonnait ni à Aramèle ni à Murray. Mais le gouverneur avait bien plus de craintes pour la vie du capitaine que pour la sienne propre. Aussi, jugeait-il qu’il vaudrait mieux engager Aramèle à quitter la ville pour quelque temps afin de laisser l’opinion publique s’apaiser, car il se reconnaissait parfaitement impuissant à protéger la vie du capitaine contre l’assassinat.
Il ne voulut prendre aucune décision sans faire part au jeune duc de ses inquiétudes.
— Monseigneur, dit-il, ce capitaine Aramèle, comme j’ai pu le deviner, a un ennemi irréductible dans la personne du major Whittle.
— Le capitaine lui aurait-il fait affront ? demanda le duc.
— Rappelez-vous ce coup d’épée que Whittle a reçu d’Aramèle au King’s Inn !
— C’est juste. Eh bien ! monsieur, je vous engage à faire surveiller Whittle. Ce coup d’épée il l’a dignement mérité. Faites-le donc surveiller étroitement. D’ailleurs, cet homme a été nommé dans votre administration par l’influence de personnages de Londres, courtisans que je ne connais pas, mais dont je saurai l’identité avant longtemps ; et alors je verrai à le faire remplacer.
Or, à cette minute même, Whittle complotait déjà la mort du capitaine Aramèle.