Le Capitaine Fracasse/Chapitre IX
IX
COUPS D’ÉPÉE, COUPS DE BÂTON
ET AUTRES AVENTURES.
La répétition était finie. Retirés dans leurs loges, les comédiens se déshabillaient et prenaient leurs habits de ville. Sigognac en fit autant, mais il garda, s’attendant à quelque assaut, son épée de Matamore. C’était une bonne vieille lame espagnole, longue comme un jour sans pain, avec une coquille de fer ouvragé qui enveloppait bien le poignet, et qui, maniée par un homme de cœur, pouvait parer des coups et en porter de solides, sinon de mortels, car elle était épointée et mousse selon l’usage des gens de théâtre, mais cela suffisait bien pour la valetaille que le duc avait chargée de sa vengeance.
Hérode, robuste compagnon aux larges épaules, avait emporté le bâton qui lui servait à frapper les levers de rideau, et avec cette espèce de massue, qu’il manœuvrait comme si c’eût été un fétu de paille, il se promettait de faire rage contre les marauds qui attaqueraient Sigognac, cela n’étant pas dans son caractère de laisser ses amis en péril.
« Capitaine, dit-il au Baron, lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue, laissons filer les femelles, dont les piaillements nous assourdiraient, sous la conduite de Léandre et de Blazius : l’un n’est qu’un fat, poltron comme la lune ; l’autre est par trop vieil, et la force trahirait son courage ; Scapin restera avec nous, il passe le croc-en-jambe mieux que pas un, et en moins d’une minute il vous aura étendu sur le dos, plats comme porcs, un ou deux de ces maroufles, si tant est qu’ils nous assaillent ; en tout cas, mon bâton est au service de votre rapière.
— Merci, brave Hérode, répondit Sigognac, l’offre n’est pas de refus ; mais prenons bien nos dispositions, de peur d’être attaqués à l’improviste. Marchons les uns derrière les autres à un certain intervalle, juste au milieu de la rue ; il faudra que ces coquins apostés, qui s’appliquent à la muraille dans l’ombre, s’en détachent pour arriver jusqu’à nous, et nous aurons le temps de les voir venir. Çà, dégainons l’épée ; vous, brandissez votre massue, et que Scapin fasse un plié de jarret pour se rendre la jambe souple. »
Sigognac prit la tête de la petite colonne, et s’avança prudemment dans la ruelle qui menait du jeu de paume à l’auberge des Armes de France. Elle était noire, tortueuse, inégale en pavés, merveilleusement propre aux embuscades. Des auvents s’y projetaient redoublant l’épaisseur de l’ombre, et prêtant leur abri aux guets-apens. Aucune lumière ne filtrait des maisons endormies, et il n’y avait pas de lune cette nuit-là.
Basque, Azolan, Labriche et Mérindol, les estafiers du jeune duc, attendaient déjà depuis plus d’une demi-heure le passage du capitaine Fracasse, qui ne pouvait rentrer à son auberge par un autre chemin. Azolan et Basque s’étaient tapis dans l’embrasure d’une porte, d’un côté de la rue ; Mérindol et Labriche, effacés contre la muraille, avaient pris position juste en face, de manière à faire converger leurs bâtons sur Sigognac, comme les marteaux des cyclopes sur l’enclume. Le groupe des femmes conduit par Blazius et Léandre les avait avertis que Fracasse ne pouvait tarder, et ils se tenaient piétés, les doigts repliés sur le gourdin, prêts à s’acquitter de leur besogne, sans se douter qu’ils allaient avoir affaire à forte partie, car d’habitude les poëtes, histrions et bourgeois que les grands daignent faire bâtonner, prennent la chose en douceur et se contentent de courber le dos.
Sigognac, dont la vue était perçante, bien que la nuit fût fort noire, avait depuis quelques instants déjà découvert les quatre escogriffes à l’affût. Il s’arrêta, et fit mine de vouloir rebrousser chemin. Cette feinte détermina les coupe-jarrets, qui voyaient leur proie s’échapper, à quitter leur embuscade pour courir sus au capitaine. Azolan s’élança le premier, et tous crièrent : « Tue ! tue ! Au capitaine Fracasse de la part de monseigneur le duc ! » Sigognac avait enveloppé à plusieurs tours son bras gauche de son manteau, qui formait, ainsi roulé, une sorte de manchon impénétrable ; de ce manchon, il para le coup de gourdin que lui assenait Azolan, et lui porta de sa rapière une botte si violente en pleine poitrine, que le misérable tomba au beau milieu du ruisseau le bréchet effondré, les semelles en l’air et le chapeau dans la boue. Si la pointe n’eût été mornée, le fer lui eût traversé le corps et fût sorti entre les deux épaules. Basque, malgré le mauvais succès de son compagnon, s’avança bravement, mais un furieux coup de plat d’épée sur la tête lui fracassa le moule du bonnet, et lui montra trente-six chandelles en cette nuit plus opaque que poix. La massue d’Hérode fit voler en éclats le bâton de Mérindol, qui, se voyant désarmé, prit la fuite, non sans avoir le dos froissé et meurtri par le formidable bois, si prompt qu’il fût à tirer ses guêtres. L’exploit de Scapin fut tel : il saisit Labriche à bras-le-corps d’un mouvement si prompt et si vif, que celui-ci, à demi étouffé, ne put faire aucun usage de son gourdin, puis, l’appuyant sur son bras gauche et le poussant de son bras droit de manière à lui faire craquer les vertèbres, il l’enleva de terre par un croc-en-jambe sec, nerveux, irrésistible comme la détente d’un ressort d’arbalète, et l’envoya rouler sur le pavé dix pas plus loin. La nuque de Labriche porta contre une pierre, et le choc fut si rude, que l’exécuteur des vengeances de Vallombreuse resta évanoui sur le champ de bataille, avec toutes les apparences d’un cadavre.
Désormais la rue était libre, et la victoire demeurait aux comédiens. Azolan et Basque, rampant sur leurs poignets, tâchaient de gagner quelque auvent pour reprendre leurs esprits. Labriche gisait comme un ivrogne en travers du ruisseau. Mérindol, moins grièvement navré, avait pris la poudre d’escampette sans doute pour que quelqu’un survécût au désastre, et le pût raconter. Cependant, en approchant de l’hôtel Vallombreuse il ralentit le pas, car il allait se trouver en face de la colère du jeune duc, non moins redoutable que le gourdin d’Hérode. À cette idée la sueur lui coulait du front, et il ne sentait plus la douleur de son épaule luxée, après laquelle pendait un bras inerte et flasque comme une manche vide.
À peine était-il rentré à l’hôtel que le duc, impatient de savoir le succès de l’algarade, le fit appeler. Mérindol parut avec une contenance embarrassé et gauche, car il souffrait beaucoup de son bras. Sous le hâle de son teint se glissaient des pâleurs verdâtres, et une fine sueur lui perlait sur le front. Immobile et silencieux, il se tenait au seuil de la chambre, attendant un mot d’encouragement ou une question de la part du duc qui se taisait.
« Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc voyant que Vallombreuse regardait Mérindol d’un air farouche, quelles nouvelles apportez-vous ? Mauvaises, sans doute, car vous n’avez pas la mine fort triomphante.
— Monsieur le duc, répondit Mérindol, ne peut douter de notre zèle à exécuter ses ordres ; mais cette fois la fortune a mal servi notre valeur.
— Comment cela ? fit le duc avec un mouvement de colère ; à vous quatre vous n’avez pas réussi à bâtonner cet histrion ?
— Cet histrion, répondit Mérindol, passe en vigueur et en courage les Hercules fabuleux. Il s’est rué si furieusement contre nous que, d’assailli devenu assaillant, il a couché en moins de rien Azolan et Basque sur le carreau. Sous ses coups ils sont tombés comme capucins de cartes, et pourtant ce sont de rudes compagnons. Labriche a été mis bas par un autre baladin au moyen d’un tour subtil de gymnastique, et sa nuque maintenant sait combien est dur le pavé de Poitiers. Moi-même j’ai eu mon bâton cassé sous la massue du sieur Hérode, et l’épaule froissée de façon à ne pas me servir de mon bras d’ici à quinze jours.
— Vous n’êtes que des veaux, des gavaches et des ruffians sans adresse, sans dévouement et sans courage ! s’écria le duc de Vallombreuse outré de fureur. Une vieille femme vous mettrait en fuite avec sa quenouille. J’ai eu bien tort de vous sauver de la potence et des galères ! autant vaudrait avoir d’honnêtes gens à son service : ils ne seraient ni plus gauches ni plus lâches ! Puisque les bâtons ne suffisaient pas, il fallait prendre les épées !
— Monseigneur, reprit Mérindol, avait commandé une bastonnade et non un assassinat. Nous n’aurions osé prendre sur nous d’outre-passer ses ordres.
— Voilà, dit en riant Vidalinc, un coquin formaliste, ponctuel et consciencieux. J’aime cette candeur dans le guet-apens ; qu’en dites-vous ? Cette petite aventure s’emmanche d’une façon assez romanesque et qui doit vous plaire, Vallombreuse, puisque les facilités vous rebutent et que les obstacles vous charment. Pour une comédienne, l’Isabelle me paraît de laborieuse approche ; elle habite une tour sans pont-levis et gardée, comme dans les histoires de chevalerie, par des dragons soufflant feux et flamme. Mais voici notre armée en déroute qui revient. »
En effet, Azolan, Basque et Labriche, remis de son évanouissement, se montrèrent à la porte du salon tendant vers le duc des mains suppliantes. Ils étaient livides, hagards, souillés de boue et de sang, bien qu’ils n’eussent d’autres blessures que des contusions, mais la violence des coups avait déterminé des hémorrhagies nasales, et des plaques rougeâtres tigraient hideusement le cuir jaune de leurs buffles.
« Rentrez dans vos chenils, canailles ! s’écria le duc qui n’était pas tendre, à la vue de cette troupe écloppée. Je ne sais à quoi tient que je ne vous fasse donner les étrivières pour votre imbécillité et couardise ; mon chirurgien va vous visiter, et me dira si les horions dont vous vous prétendez navrés sont de conséquence, sinon je vous ferai écorcher vifs comme anguilles de Melun. Allez ! »
L’escouade déconfite se le tint pour dit et disparut comme si elle eût été ingambe, tant le jeune duc inspirait de terreur à ces spadassins, gens de sac et de corde, qui n’étaient pourtant pas fort timides de nature.
Quand les pauvres diables se furent retirés, Vallombreuse se jeta sur une pile de carreaux, et garda un silence que Vidalinc respecta. Des pensées tempêtueuses se succédaient dans sa cervelle comme les nuages noirs poussés par un vent furieux sur un ciel d’orage. Il voulait mettre le feu à l’auberge, enlever Isabelle, tuer le capitaine Fracasse, jeter à l’eau toute la troupe de comédiens. Pour la première fois de sa vie il rencontrait une résistance ! Il avait ordonné une chose qui ne s’était pas faite ! Un baladin le bravait ! Des gens à lui s’étaient enfuis rossés par un capitan de théâtre ! Son orgueil se révoltait à cette idée, et il en éprouvait comme une sorte de stupeur. Cela était donc possible que quelqu’un lui tînt tête ? Puis il songeait que revêtu d’un costume magnifique, constellé de diamants, paré de toutes ses grâces, dans tout l’éclat de son rang et de sa beauté, il n’avait pu obtenir un regard favorable d’une fille de rien, d’une actrice ambulante, d’une poupée exposée chaque soir aux sifflets du premier croquant, lui que les princesses accueillaient le sourire aux lèvres, pour qui les duchesses se pâmaient d’amour, et qui n’avait jamais rencontré de cruelle. Il en grinçait des dents de rage, et sa main crispée froissait le splendide pourpoint de satin blanc qu’il n’avait pas quitté encore, comme s’il eût voulu le punir de l’avoir si mal secondé en ses projets de séduction.
Enfin il se leva brusquement, fit un signe d’adieu à son ami Vidalinc, et se retira, sans toucher au souper qu’on venait de lui servir, dans sa chambre à coucher où le Sommeil ne vint pas fermer les rideaux de damas de son lit.
Vidalinc, à qui l’idée de Sérafine tenait joyeusement compagnie, ne s’aperçut pas qu’il soupait seul et mangea de fort bon appétit. Bercé de fantaisies voluptueuses où figurait toujours la jeune comédienne, il dormit tout d’un somme jusqu’au lendemain.
Quand Sigognac, Hérode et Scapin rentrèrent à l’auberge, ils trouvèrent les autres comédiens fort alarmés. Les cris : Tue ! tue ! et le bruit de la rixe étaient parvenus, à travers le silence de la nuit, aux oreilles d’Isabelle et de ses camarades. La jeune fille avait manqué défaillir, et sans Blazius qui lui soutenait le coude, elle se fût affaissée sur les genoux. Pâle comme une cire et toute tremblante, elle attendait sur le seuil de sa porte pour savoir des nouvelles. À la vue de Sigognac sans blessure, elle poussa un faible cri, leva les bras au ciel et les laissa retomber autour du col du jeune homme, se cachant la figure contre son épaule avec un adorable mouvement de pudeur ; mais, dominant promptement son émotion, elle se dégagea bientôt de cette étreinte, recula de quelques pas et reprit sa réserve habituelle.
« Vous n’êtes pas blessé, au moins ? dit-elle avec sa voix la plus douce. Que de chagrin j’aurais, si, à cause de moi, il vous était arrivé le moindre mal ! Aussi, quelle imprudence ! aller braver ce duc si beau et si méchant, qui a le regard et l’orgueil de Lucifer, pour une pauvre fille comme moi ! Vous n’êtes pas raisonnable, Sigognac ; puisque vous êtes maintenant comédien comme nous, il faut savoir souffrir certaines insolences.
— Je ne laisserai jamais, répondit Sigognac, personne insulter en ma présence à l’adorable Isabelle, encore que j’aie sur la figure le masque d’un capitan.
— Bien parlé, capitaine, dit Hérode, bien parlé et mieux agi ! Tudieu ! quelles rudes estocades ! Bien en a pris à ces drôles que l’épée de défunt Matamore n’eût pas le fil, car vous les eussiez fendus du crâne au talon, comme les chevaliers errants faisaient des Sarrasins et des enchanteurs.
— Votre bâton travaillait aussi bien que ma rapière, répliqua Sigognac, rendant à Hérode la monnaie de son compliment, et votre conscience doit être tranquille, car ce n’étaient point des innocents que vous massacriez cette fois.
— Oh ! non, répondit le Tyran riant d’un pied en carré dans sa large barbe noire, la fine fleur des bagnes, de vrais gibiers de potence !
— Ces besognes, il faut en convenir, ne peuvent être faites par les plus gens de bien, dit Sigognac ; mais n’oublions pas de célébrer comme il convient la vaillance héroïque du glorieux Scapin, lequel a combattu et vaincu sans armes autres que celles suppéditées par la nature. »
Scapin, qui était bouffon, fit le gros dos, comme gonflé de la louange, mit la main sur son cœur, baissa les yeux, et exécuta une révérence comique confite en modestie.
« Je vous aurais bien accompagné, fit Blazius ; mais le chef me branle pour mon vieil âge, et je ne suis plus bon que le verre au poing, en des conflits de bouteilles et batailles de pots. »
Ces propos achevés, les comédiens, comme il se faisait tard, se retirèrent chacun en sa chacunière, à l’exception de Sigognac qui fit encore quelques tours en la galerie, comme méditant un projet : le comédien était vengé, mais le gentilhomme ne l’était pas. Allait-il jeter le masque qui assurait son incognito, dire son vrai nom, faire un éclat, attirer peut-être sur ses camarades la colère du jeune duc ? La prudence vulgaire disait non, mais l’honneur disait oui. Le Baron ne pouvait résister à cette voix impérieuse, et il se dirigea vers la chambre de Zerbine.
Il gratta doucement à la porte, qui s’entre-bâilla et s’ouvrit toute grande lorsqu’il eut dit son nom. Une vive lumière brillait dans la chambre ; de riches flambeaux chargés de bougies roses étaient placés sur une table recouverte d’une nappe damassée à plis symétriques, où fumait un délicat souper servi en vaisselle plate. Deux perdrix cuirassées d’une barde de lard doré se prélassaient au milieu d’un cercle de rouelles d’oranges ; des blanc-manger et une tourte aux quenelles de poisson, chef-d’œuvre de maître Bilot, les accompagnaient. Dans un flacon de cristal moucheté de fleurettes d’or étincelait un vin couleur de rubis, auquel, dans un flacon pareil, faisait pendant un vin couleur de topaze. Il y avait deux couverts, et lorsque Sigognac entra, Zerbine faisait raison d’un rouge-bord au marquis de Bruyères, dont le regard flambait d’une double ivresse, car jamais la maligne soubrette n’avait été plus séduisante, et d’autre part le marquis professait cette doctrine que sans Cérès et sans Bacchus, Vénus se morfond.
Zerbine fit à Sigognac un gracieux signe de tête où se mélangeaient habilement la familiarité de l’actrice pour le camarade et le respect de la femme pour le gentilhomme.
« C’est bien charmant à vous, fit le marquis de Bruyères, de venir nous surprendre dans notre nid d’amoureux. J’espère que sans crainte de troubler le tête-à-tête, vous allez souper avec nous. Jacques, mettez un couvert pour monsieur.
— J’accepte votre gracieuse invitation, dit Sigognac, non que j’aie grand’faim, mais je ne veux pas vous troubler dans votre repas, et rien n’est désagréable pour l’appétit comme un témoin qui ne mange pas. »
Le Baron prit place sur le fauteuil que lui avança Jacques en face du marquis et à côté de Zerbine. M. de Bruyères lui découpa une aile de perdrix et lui remplit son verre sans lui faire aucune question, en homme de qualité qu’il était, car il se doutait bien qu’une circonstance grave amenait le Baron, d’ordinaire fort réservé et sauvage.
« Ce vin vous plaît-il ou préférez-vous le blanc ? dit le marquis ; moi je bois des deux, pour ne pas faire de jaloux.
— Je suis fort sobre de nature et d’habitude, dit Sigognac, et je tempère Bacchus par les nymphes, comme disaient les anciens. Le vin rouge me suffit ; mais ce n’est pas pour banqueter que j’ai commis l’indiscrétion de pénétrer dans la retraite de vos amours à cette heure incongrue. Marquis, je viens vous requérir d’un service qu’un gentilhomme ne refuse point à un autre. Mademoiselle Zerbine a dû sans doute vous conter qu’au foyer des actrices, M. le duc de Vallombreuse avait voulu porter la main à la gorge d’Isabelle, sous prétexte d’y poser une mouche, action indigne, lascive et brutale, que ne justifiait aucune coquetterie ou avance de la part de cette jeune personne, aussi sage que modeste, pour qui je fais profession d’une estime parfaite.
— Elle la mérite, fit Zerbine, et quoique femme et sa camarade, je ne saurais en dire du mal quand même je le voudrais.
— J’ai arrêté, continua Sigognac, le bras du duc dont la colère a débordé en menaces et invectives auxquelles j’ai répondu avec un sang-froid moqueur, abrité par mon masque de Matamore. Il m’a menacé de me faire bâtonner par ses laquais ; et en effet, tout à l’heure, comme je rentrais à l’hôtel des Armes de France en suivant une ruelle obscure, quatre coquins se sont précipités sur moi. Avec quelques coups de plat d’épée, j’ai fait justice de deux de ces drôles ; Hérode et Scapin ont accommodé les deux autres de la bonne façon. Bien que le duc s’imaginât n’avoir affaire qu’à un pauvre comédien, comme il se trouve un gentilhomme dans la peau de ce comédien, un tel outrage ne saurait demeurer impuni. Vous me connaissez, marquis ; quoique jusqu’à présent vous ayez respecté mon incognito, vous savez quels furent mes ancêtres, et vous pouvez certifier que le sang des Sigognac est noble depuis mille ans, pur de toute mésalliance, et que tous ceux qui ont porté ce nom n’ont jamais souffert une tache à leurs armoiries.
— Baron de Sigognac, dit le marquis de Bruyères en donnant pour la première fois à son hôte son véritable nom, j’attesterai sur mon honneur devant qui vous le souhaiterez l’antiquité et la noblesse de votre race. Palamède de Sigognac fit merveille à la première croisade, où il menait cent lances sur un dromon équipé à ses frais. C’était à une époque où bien des nobles qui font aujourd’hui les superbes n’étaient pas même écuyers. Il était fort ami de Hugues de Bruyères, mon aïeul, et tous deux couchaient sous la même tente comme frères d’armes. »
À ces glorieux souvenirs, Sigognac relevait la tête ; il sentait palpiter en lui l’âme des aïeux, et Zerbine, qui le contemplait, fut surprise de la beauté singulière, et pour ainsi dire intérieure, qui illuminait comme une flamme la physionomie habituellement triste du Baron. « Ces nobles, se dit la Soubrette, ont l’air d’être sortis de la propre cuisse de Jupiter ; au moindre mot, leur orgueil se dresse sur les ergots, et ils ne peuvent, comme les vilains, digérer l’insulte. C’est égal, si le Baron me regardait avec ces yeux-là, je ferais bien, en sa faveur, une infidélité au marquis. Ce petit Sigognac flambe d’héroïsme ! »
« Donc, puisque telle est votre opinion sur ma famille, dit le Baron au marquis, vous défierez en mon nom M. le duc de Vallombreuse et lui porterez le cartel ?
— Je le ferai, répondit le marquis d’un ton grave et mesuré qui contrastait avec son enjouement ordinaire, et de plus je mets comme second mon épée à votre service. Demain je me présenterai à l’hôtel Vallombreuse. Le jeune duc, s’il a le défaut d’être insolent, n’a pas celui d’être lâche, et il ne se retranchera pas derrière sa dignité dès qu’il saura votre véritable condition. Mais en voilà assez sur ce sujet. N’ennuyons pas plus longtemps Zerbine de nos querelles d’homme. Je vois ses lèvres purpurines se contracter malgré la politesse, et il faut que ce soit le rire et non le bâillement qui nous montre les perles dont sa bouche est l’écrin. Allons, Zerbine, reprenez votre gaieté et versez à boire au baron. »
La Soubrette obéit avec autant de grâce que de dextérité. Hébé versant le nectar ne s’y fût pas mieux prise. Elle faisait bien tout ce qu’elle faisait.
Il ne fut plus question de rien pendant le reste du souper. La conversion roula sur le jeu de Zerbine, que le marquis accablait de compliments auxquels Sigognac pouvait joindre les siens sans nulle complaisance ou galanterie, car la Soubrette avait montré un esprit, une verve et un talent incomparables. On parla aussi des vers de M. de Scudéry, un des plus beaux esprits du temps, que le marquis trouvait parfaits, mais légèrement soporifiques, préférant à Lygdamon et Lydias les Rodomontades du capitaine Fracasse. C’était un homme de goût que ce marquis !
Dès qu’il put le faire, Sigognac prit congé et se retira en sa chambre dont il poussa le verrou. Puis il sortit d’un étui de serge qui l’entourait de peur de la rouille, une épée ancienne, celle de son père, qu’il avait emportée avec lui comme une amie fidèle. Il la tira lentement du fourreau et en baisa respectueusement la poignée. C’était une belle arme, riche sans ornementation superflue, une arme de combat et non de parade. Sur la lame d’acier bleuâtre, relevée de quelques minces filets d’or, se voyait imprimée la marque d’un des plus célèbres armuriers de Tolède. Sigognac prit un chiffon de laine et le passa à plusieurs reprises sur ce fer pour lui rendre tout son brillant. Il tâta du doigt le fil et la pointe, et l’appuyant contre la porte, il courba la lame presque jusqu’à son poignet afin d’en éprouver la souplesse. Le noble fer subit vaillamment ces essais, et fit voir qu’il ne trahirait pas son homme sur le pré. Animé par l’éclat poli de l’acier, sentant la garde bien à la main, Sigognac se mit à tirer au mur, et vit qu’il n’avait rien oublié des leçons que Pierre, ancien prévôt de salle, lui donnait pendant ses longs loisirs au château de la Misère.
Ces exercices auxquels il s’était livré avec son vieux domestique, faute de pouvoir suivre les académies comme il eût été convenable pour un jeune gentilhomme, avaient développé sa force, corroboré ses muscles, augmenté sa souplesse naturelle. N’ayant rien autre chose à faire, il s’était pris d’une sorte de passion à l’endroit de l’escrime et avait profondément étudié cette noble science ; bien qu’il ne se crût encore qu’un écolier, il était depuis longtemps passé maître, et il lui arrivait souvent, dans les assauts qu’ils faisaient ensemble, de moucheter d’un point bleuâtre le plastron de buffle dont Pierre se couvrait la poitrine. Il est vrai qu’en sa modestie il se disait que le bon Pierre faisait exprès de se laisser toucher, pour ne pas le décourager toujours avec des parades invincibles. Il se trompait en cela : le vieux prévôt n’avait caché à son élève chéri aucun des secrets de son art. Pendant des années entières il l’avait tenu aux principes, quoique Sigognac parfois témoignât de l’ennui de ces exercices si longuement répétés, en sorte que le jeune Baron possédait une solidité égale à celle de son maître, mais la jeunesse lui donnait plus de souplesse et de rapidité ; sa vue aussi était meilleure, en sorte que Pierre, quoique sachant une riposte à toute botte, ne parvenait pas aussi régulièrement qu’autrefois à écarter le fer du Baron. Ces défaites, qui eussent aigri un maître d’armes ordinaire, car ces gladiateurs de profession ne se laissent pas volontiers vaincre, même par leurs plus chers, réjouissaient et remplissaient d’orgueil le cœur du brave domestique, mais il cachait sa joie de peur que le Baron ne se négligeât, croyant avoir atteint le but et emporté la palme.
Ainsi en ce siècle de raffinés, de fendeurs de naseaux, de gens campés sur la hanche, de duellistes et de bretteurs fréquentant les salles des maîtres espagnols et napolitains pour apprendre des bottes secrètes et des coups de Jarnac, notre jeune Baron, qui n’était jamais sorti de sa tourelle que pour chasser, à la queue de Miraut, un maigre lièvre sur la bruyère, se trouvait être, sans en avoir la conscience, une des plus fines lames de l’époque, et capable de se mesurer avec les épées les plus célèbres. Peut-être n’avait-il pas l’élégance insolente, la pose délibérée, la forfanterie provocatrice de tel ou tel gentilhomme renommé pour ses prouesses sur le pré, mais bien habile eût été le fer capable de pénétrer dans le petit cercle où sa garde l’enfermait.
Content de lui et de son épée qu’il posa près de son chevet, Sigognac ne tarda pas à s’endormir dans une sécurité parfaite, comme s’il n’avait pas chargé le marquis de Bruyères de provoquer le puissant duc de Vallombreuse.
Isabelle ne put fermer l’œil : elle comprenait que Sigognac n’en resterait pas là, et elle redoutait pour son ami les suites de la querelle, mais il ne lui vint pas à l’idée de s’interposer entre les combattants. Les affaires d’honneur étaient en ce temps choses sacrées, que les femmes ne se fussent point avisées d’interrompre ou de gêner par leurs pleurnicheries.
Sur les neuf heures, le marquis, déjà tout habillé, alla trouver Sigognac dans sa chambre, pour régler avec lui les conditions du combat, et le Baron voulut qu’il prît, en cas d’incrédulité ou de refus de la part du Duc, les vieilles chartes, les antiques parchemins auxquels pendaient de larges sceaux de cire sur queue de soie, les diplômes cassés à tous les plis et paraphés de signatures royales dont l’encre avait jauni, l’arbre généalogique aux rameaux touffus chargés de cartels, toutes les pièces enfin qui attestaient la noblesse des Sigognac. Ces illustres paperasses, dont l’écriture gothiquement indéchiffrable eût demandé des lunettes et la science d’un bénédictin, étaient enveloppées pieusement d’un morceau de taffetas cramoisi dont la couleur passée avait pris une teinte pisseuse. On eût dit un morceau de la bannière qui conduisait jadis les cent lances du baron Palamède de Sigognac contre l’ost des Sarrasins.
« Je ne crois pas, dit le marquis, qu’il soit besoin, en cette occurrence, de faire vos preuves comme devant un héraut d’armes ; il suffira de ma parole, dont personne n’a jamais douté. Cependant comme il se peut que le duc de Vallombreuse, par extravagant dédain et folle outrecuidance, feigne de ne voir en vous que le capitaine Fracasse, comédien aux gages du sieur Hérode, je vais toujours prendre ces pièces que mon valet portera au cas qu’il les faille produire.
— Vous ferez ce que vous jugerez à propos, répondit Sigognac ; je m’en fie à votre sagesse et je remets mon honneur entre vos mains.
— Il n’y périclitera pas, répondit M. de Bruyères, soyez-en sûr, et nous aurons raison de ce duc outrageux dont les façons altières me choquent plus qu’assez. Le tortil du baron, les feuilles d’aches et les perles du marquis valent bien les pointes de la couronne ducale, quand la race est ancienne et la filiation pure de tout mélange. Mais c’est assez parler, il faut agir. Les paroles sont femelles, les actions mâles, et la lessive de l’honneur ne se coule qu’avec du sang, comme disent les Espagnols. »
Là-dessus le marquis appela son valet, lui remit la liasse de papiers, et sortit de l’auberge pour aller à l’hôtel Vallombreuse s’acquitter de sa mission.
Il ne faisait pas encore jour chez le Duc, qui, agité et coléré par les événements de la veille, ne s’était assoupi que fort tard. Aussi quand le marquis de Bruyères dit au valet de chambre de Vallombreuse de l’annoncer à son maître, les yeux du maraud s’écarquillèrent-ils à cette demande énorme. Réveiller le Duc ! Entrer chez lui avant qu’il n’eût sonné ! Autant eût valu pénétrer dans la cage d’un lion de Barca ou d’un tigre de l’Inde. Le Duc, même quand il s’était couché de bonne humeur, n’avait pas le réveil gracieux.
« Monsieur ferait mieux d’attendre, dit le laquais tremblant à l’idée d’une telle audace, ou de revenir plus tard. Monseigneur n’a pas encore appelé, et je n’ose prendre sur moi…
— Annonce le marquis de Bruyères, cria le protecteur de Zerbine d’une voix où la colère commençait à vibrer, ou j’enfonce la porte et je m’introduis moi-même ; il faut que je parle à ton maître sur-le-champ pour des choses qui sont d’importance et intéressent l’honneur.
— Ah ! monsieur vient pour un duel ? dit le valet de chambre subitement radouci. Que ne le disiez-vous tout de suite. Je vais aller porter votre nom à monseigneur ; il s’est couché hier de si féroce humeur qu’il sera enchanté d’être réveillé par une querelle, et d’avoir un prétexte de se battre. »
Et le laquais, d’un air résolu, pénétra dans l’appartement après avoir prié le marquis de vouloir bien patienter quelques minutes.
Au bruit que fit la porte en s’ouvrant et en se refermant, Vallombreuse, qui ne dormait que d’un œil, s’éveilla tout à fait, et d’un saut si brusque, que le bois du lit en craqua, se mit sur son séant, cherchant quelque objet à jeter à la tête du valet de chambre.
« Que le diable embroche de sa corne le triple oison qui interrompt mon sommeil ! cria-t-il d’une voix irritée. Ne t’avais-je point ordonné de ne point entrer qu’on ne t’appelât ? Je te ferai donner cent coups d’étrivières par mon majordome pour m’avoir désobéi. Comment vais-je me rendormir maintenant ? J’ai eu peur un instant que ce ne fût la trop tendre Corisande !
— Monseigneur, répondit le laquais avec un respect prosterné, peut me faire périr sous le bâton si cela lui convient, mais si j’ai osé transgresser la consigne, ce n’est pas sans de bonnes raisons. Monsieur le marquis de Bruyères est là qui voudrait parler à monsieur le duc pour affaire d’honneur, à ce que j’ai compris. Monsieur le duc ne se cèle point en ces occasions, et reçoit toujours ces sortes de visites.
— Le marquis de Bruyères ! fit le duc, est-ce que j’ai eu quelque querelle avec lui ? je ne m’en souviens point ; et d’ailleurs il y a fort longtemps que je ne lui ai parlé. Peut-être s’imagine-t-il que je veux lui souffler Zerbine, car les amoureux se figurent toujours qu’on en veut à leur objet. Allons, Picard, donne-moi ma robe de chambre et rabats les rideaux du lit, qu’on ne voie point le désordre de la couchette. Il ne faut point faire attendre ce brave marquis. »
Picard présenta au duc une magnifique simarre à la vénitienne qu’il alla prendre dans une garde-robe, et dont le fond d’or se ramageait de grandes fleurs noires veloutées ; Vallombreuse en serra les cordons sur ses hanches, de manière à faire voir sa taille fine, s’assit dans un fauteuil, prit un air d’insouciance et dit au laquais : « Maintenant fais entrer.
— Monsieur le marquis de Bruyères, fit Picard en ouvrant la porte à deux battants.
— Bonjour, marquis, dit le jeune duc de Vallombreuse en se soulevant à demi de son fauteuil, et soyez le bienvenu, quel que soit le sujet qui vous amène. Picard, avance un siège à monsieur. Excusez-moi si je vous reçois dans cette chambre en désordre et sous ce déshabillé matinal ; n’y voyez pas un manque de civilité, mais une marque d’empressement.
— Pardonnez, répliqua le marquis, l’insistance sauvage que j’ai mise à troubler votre sommeil, occupé peut-être de quelque rêve délicieux, mais je suis chargé près de vous d’une mission qui ne souffre pas de retard entre gentilshommes.
— Vous me piquez la curiosité au vif, répondit Vallombreuse ; je ne devine point quelle peut être cette affaire urgente.
— Sans doute, monsieur le duc, dit le marquis de Bruyères, vous avez oublié certaines circonstances de la soirée d’hier. De si minces détails ne sont point faits pour se graver en votre souvenir. Aussi vais-je aider votre mémoire, si vous le permettez. Au foyer des comédiennes, vous avez daigné honorer d’une attention particulière une jeune personne qui joue les ingénues : Isabelle, je crois. Et par une badinerie que, pour ma part, je ne trouve pas blâmable, vous lui voulûtes poser une assassine sur le sein. Ce procédé, que je ne qualifie pas, choqua fort un comédien, le capitaine Fracasse, qui eut la hardiesse de vous arrêter la main.
— Marquis, vous êtes le plus fidèle et le plus consciencieux des historiographes, interrompit Vallombreuse. Tout cela est vrai de point en point, et, pour finir l’anecdote, je promis à ce drôle, insolent comme un noble, une volée de bois vert, châtiment approprié à un maroufle de sa sorte.
— Il n’y a pas grand mal à faire bâtonner un histrion ou un grimaud de lettres dont on n’est pas content, dit le marquis d’un air de parfaite insouciance ; ces espèces ne valent pas les cannes qu’on leur rompt sur le dos ; mais ici le cas est différent. Sous le capitaine Fracasse, qui, du reste, a rossé vos estafiers de la belle manière, il y a le baron de Sigognac, un gentilhomme de vieille roche et de la meilleure noblesse qui soit en Gascogne. Personne n’a rien à dire sur son compte.
— Que diable allait-il faire parmi cette troupe de baladins ? répondit le jeune duc de Vallombreuse en jouant avec les cordons de sa robe de chambre ; pouvais-je soupçonner un Sigognac sous cet accoutrement grotesque et derrière ce faux nez barbouillé de carmin ?
— Quant à votre première question, dit le marquis, j’y répondrai par un mot. Entre nous, je crois le Baron fort épris de l’Isabelle ; ne la pouvant retenir en son château, il s’est engagé dans la troupe pour suivre ses amours. Ce n’est pas vous qui trouverez ce pourchas galant de mauvais goût, puisque la dame de ses pensées excite votre fantaisie.
— Non ; j’admets tout ceci. Mais vous conviendrez que je ne pouvais deviner ce roman, et que l’action du capitaine Fracasse fut impertinente.
— Impertinente venant d’un comédien, reprit M. de Bruyères, naturelle venant d’un gentilhomme jaloux de sa maîtresse. Aussi le capitaine Fracasse jette-t-il son masque et vient-il, comme baron de Sigognac, vous proposer le cartel par mon entremise et vous demander raison de l’insulte que vous lui avez faite.
— Mais qui me dit, fit Vallombreuse, que ce prétendu Sigognac, qui joue les Matamore dans une compagnie de bouffons, ne soit pas un intrigant de bas étage usurpant un nom honorable pour avoir l’honneur de faire toucher sa batte d’histrion par mon épée ?
— Duc, répliqua le marquis de Bruyères d’un ton plein de dignité, je ne servirais pas de témoin et de second à quelqu’un qui ne serait point né. Je connais personnellement le baron de Sigognac, dont le castel n’est qu’à quelques lieues de mes terres. Je me porte son garant. D’ailleurs, si vous doutez encore de sa qualité, j’ai là toutes les pièces qu’il faut pour rassurer vos scrupules. Voulez-vous me permettre d’appeler mon laquais, qui attend dans l’antichambre et vous remettra les parchemins ?
— Il n’en est nul besoin, répondit Vallombreuse ; votre parole me suffit, j’accepte le duel ; M. le chevalier de Vidalinc, mon ami, sera mon second. Veuillez vous entendre avec lui. Toutes armes et toutes conditions me sont bonnes. Aussi bien ne serais-je pas fâché de voir si le baron de Sigognac sait aussi bien parer les coups d’épée que le capitaine Fracasse les coups de bâton. La charmante Isabelle couronnera le vainqueur du tournoi, comme aux beaux temps de la chevalerie. Mais souffrez que je me retire. M. de Vidalinc, qui occupe un appartement dans l’hôtel, va descendre, et vous vous entendrez avec lui du lieu, de l’arme et de l’heure. Sur ce, beso a vuestra merced la mano, caballero. »
En disant ces mots, le duc de Vallombreuse salua avec une courtoisie étudiée le marquis de Bruyères, souleva une lourde portière de tapisserie et disparut.
Quelques instants après, le chevalier de Vidalinc vint rejoindre le marquis ; les conditions furent bientôt réglées. On choisit l’épée, arme naturelle des gentilshommes, et la rencontre fut fixée au lendemain, Sigognac ne voulant pas, s’il était blessé ou tué, faire manquer la représentation annoncée par toute la ville. Le rendez-vous fut pris à un certain endroit hors des murs, dans un pré fort apprécié des duellistes de Poitiers pour sa solitude, fermeté de terrain et commodité naturelle.
Le marquis de Bruyères retourna à l’auberge des Armes de France et rendit compte de sa mission à Sigognac, qui le remercia chaleureusement d’avoir si bien arrangé les choses, car il avait sur le cœur les regards insolents et libertins du jeune duc à l’endroit d’Isabelle.
La représentation devait commencer à trois heures, et depuis le matin, le crieur de la ville se promenait par les rues battant la caisse et annonçant le spectacle, dès qu’il s’était formé autour de lui un cercle de curieux. Le drôle avait les poumons de Stentor, et sa voix, habituée à promulguer les édits, donnait aux titres des pièces et aux noms des acteurs une redondance emphatique la plus majestueuse du monde. Les vitres en tremblaient aux fenêtres et les verres vibraient à l’unisson sur les tables dans l’intérieur des logis. Il possédait, en outre, une manière automatique de remuer le menton en prononçant ses phrases qui le faisait ressembler à un casse-noisette de Nuremberg et mettait en joie tous les polissons. Les yeux n’étaient pas moins sollicités que les oreilles, et ceux qui n’avaient pas entendu l’annonce pouvaient voir aux carrefours les plus fréquentés, sur les murailles du jeu de paume et contre la porte des Armes de France, de grandes affiches placardées où, en majuscules rouges et noires savamment alternées, figuraient Lygdamon et Lydias et les Rodomontades du capitaine Fracasse, tracés au pinceau par Scapin, le calligraphe de la troupe. Ces affiches étaient disposées en style lapidaire, à la façon romaine, et les délicats n’eussent rien trouvé à y reprendre.
Un valet de l’auberge, qu’on avait affublé en portier de comédie, avec une souquenille mi-partie vert et jaune, un large baudrier supportant une épée en verrouil, un feutre à grands bords enfoncé jusqu’aux yeux et surmonté d’une plume longue à balayer les toiles d’araignée au plafond, contenait la foule à la porte qu’il barrait d’une sorte de pertuisane, ne laissant passer quiconque qu’il n’eût craché au bassinet dans un plateau d’argent posé sur une table, c’est-à-dire payé le prix de sa place ou à tout le moins montré un billet d’entrée en la forme convenue. Vainement quelques petits clercs, écoliers, pages ou laquais essayèrent de pénétrer en fraude et de se glisser sous la redoutable pertuisane, le vigilant cerbère les renvoyait d’une bourrade au milieu de la rue, où d’aucuns tombèrent dans le ruisseau à jambes rebindaines, grand sujet d’hilarité pour les autres, qui s’esclaffaient de rire et se tenaient les côtés à les voir se relever tout punais et contaminés de fange.
Les dames arrivaient en chaises à porteurs dont les brancards étaient tenus par de vigoureux manants courant sous cette charge légère. Quelques hommes venus à cheval ou à mule jetaient les brides de leurs montures à des laquais apostés pour cet office. Deux ou trois carrosses à dorures rougies et à peintures fanées, tirés de la remise en cette occasion solennelle, s’approchèrent de la porte au pas de lourds chevaux, et il en sortit, comme de l’arche de Noé, toutes sortes de bêtes provinciales d’aspect hétéroclite et caparaçonnées d’habits à la mode sous le défunt roi. Cependant ces carrosses, tout délabrés qu’ils fussent, ne laissaient pas que de faire impression sur la foule accourue pour voir entrer le monde à la comédie, et rangés les uns à côté des autres sur la place, ils produisaient un effet assez respectable.
Bientôt la salle fut pleine à n’y pouvoir introduire un cure-dent. De chaque côté de la scène on avait disposé des fauteuils pour les personnes de marque ; chose, certes, nuisible à l’illusion théâtrale et au jeu des acteurs, mais dont l’habitude empêchait de sentir le ridicule. Le jeune duc de Vallombreuse, en velours noir tout passementé de jais, tout inondé de dentelles, y figurait près de son ami le chevalier de Vidalinc, vêtu d’un charmant costume en satin couleur de scabieuse relevé d’agréments d’or. Quant au marquis de Bruyères, pour être plus libre d’applaudir Zerbine sans trop se compromettre, il avait pris un siège à l’orchestre derrière les violons.
Des espèces de loges en planches de sapin, recouvertes de serge ou de vieilles verdures de Flandre, avaient été pratiquées sur les côtés de la salle, dont le milieu formait le parterre, où se tenaient debout les petits bourgeois, courtauds de boutique, clercs de procureur, apprentis, écoliers, laquais et autres canailles.
Dans les loges s’établissaient, en faisant bouffer leurs jupes et en passant le doigt par l’échancrure de leur corsage pour mieux faire valoir les trésors de leur blanche poitrine, les femmes aussi superbement parées que le permettait leur garde-robe de province, un peu arriérée sur les modes de la cour. Mais croyez bien que chez plusieurs la richesse remplaçait avantageusement l’élégance, du moins aux yeux peu connaisseurs du public poitevin. Il y avait là de bons gros diamants de famille qui, pour être sertis dans de vieilles montures encrassées, n’en avaient pas moins leur prix ; d’antiques dentelles, un peu jaunes, il est vrai, mais de grande valeur ; de longues chaînes d’or à vingt-quatre carats, fort lourdes et précieuses, quoique de travail ancien ; des brocarts et des soieries légués par les aïeules, comme on n’en tisse plus à Venise ni à Lyon. Il y avait même de charmants visages frais, roses, reposés, qu’on eût fort prisés à Saint-Germain et à Paris, malgré leur physionomie un peu trop innocente et naïve.
Quelques-unes de ces dames, ne voulant pas sans doute être connues, avaient gardé leur touret de nez, ce qui n’empêchait pas les plaisantins du parterre de les nommer et de raconter leurs aventures plus ou moins scandaleuses. Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme qui paraissait sa suivante, une dame masquée plus soigneusement que les autres et se tenant un peu en arrière pour que la lumière ne tombât point sur elle, déjouait la sagacité des curieux. Un voile de dentelles noires, noué sous le menton, lui couvrait la tête et ne permettait pas qu’on discernât la nuance de sa chevelure. Le reste de son vêtement, de riche étoffe mais de couleur foncée, se confondait avec l’ombre où elle s’enfonçait, à l’encontre des autres femmes, qui cherchaient les feux des bougies pour se mettre en évidence. Parfois même elle élevait à la hauteur de ses yeux, comme pour les garantir des clartés trop vives, un éventail en plumes noires au centre duquel était enchâssée une petite glace qu’elle ne consultait point.
Les violons, en jouant une ritournelle, ramenèrent l’attention générale vers le théâtre, et personne ne prit plus garde à cette beauté mystérieuse qu’on eût pu prendre pour la dama tapada de Calderon.
On commença par Lygdamon et Lydias. La décoration, représentant un paysage bocager tout verdoyant d’arbres, tapissé de mousse, arrosé de claires fontaines, et se terminant au loin par une fuite de montagnes azurées, disposa favorablement le public par son agréable aspect. Léandre, qui jouait Lygdamon, était vêtu d’un habit zinzolin rehaussé de quelques broderies vertes à la mode pastorale. Ses cheveux calamistrés se tordaient en boucles sur sa nuque, où un ruban les rattachait de la façon la plus galante. Une collerette légèrement godronnée dégageait son col aussi blanc que celui d’une femme. Sa barbe, rasée au plus près, colorait sa joue et son menton d’une imperceptible teinte bleuâtre et les veloutait comme d’une fleur de pêche, comparaison que rendait plus exacte encore la fraîcheur vermeille du fard étendu discrètement sur les pommettes. Ses dents, avivées par le carmin des lèvres et brossées à outrance, étincelaient comme des perles qu’on tire du son. Un trait d’encre de Chine avait régularisé les pointes de ses sourcils, et une autre ligne d’une ténuité extrême, lui bordant les paupières, prêtait au blanc de ses yeux un éclat extraordinaire.
Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblée : les femmes se penchèrent l’une vers l’autre en chuchotant, et une jeune personne, récemment sortie du couvent, ne put s’empêcher de dire avec une naïveté qui lui valut une semonce de sa mère : « Il est charmant ! »
Cette petite fille en sa candeur exprimait l’idée secrète des femmes plus usagées, et peut-être de sa propre mère. Elle devint toute rouge à la remontrance, ne sonna plus mot, et tint les yeux fixés sur la pointe de son busc, non cependant sans les relever d’une façon furtive quand on ne la surveillait point.
Mais certes, la plus émue parmi toutes, c’était la dame masquée. La palpitation précipitée de sa gorge, qui soulevait ses dentelles, le léger tremblement de l’éventail dans sa main, la pose penchée qu’elle avait prise sur le rebord de sa loge pour ne rien perdre du spectacle eussent trahi l’intérêt qu’elle portait au Léandre, si quelqu’un eût pris le loisir de l’observer. Heureusement, tous les yeux étaient tournés vers la scène, ce qui lui donna le temps de se remettre.
Lygdamon, comme chacun sait, car il n’est personne qui ignore les productions de l’illustre Georges de Scudéry, ouvre la scène par un monologue fort touchant et pathétique, où l’amant rebuté de Sylvie agite cette question importante de savoir comment il mettra fin à une existence que les rigueurs de sa belle lui rendent insupportable. Choisira-t-il, pour terminer ses tristes jours, le licol ou l’épée ? Se précipitera-t-il du haut d’une roche ? Fera-t-il un plongeon dans la rivière, afin de noyer sa flamme sous l’onde ? Il hésite au bord du suicide et ne sait à quoi se résoudre. Ce vague espoir, qui n’abandonne les amoureux qu’à la dernière extrémité, le retient à la vie. Peut-être l’inhumaine s’adoucira-t-elle et se laissera-t-elle fléchir par une adoration si obstinée ? Il faut l’avouer, Léandre débita cette tirade en comédien consommé, avec des alternatives de langueur et de désespoir les plus attendrissantes du monde. Il faisait trembler sa voix comme quelqu’un que la douleur étouffe, et qui, en parlant, contient à grand’peine ses sanglots et ses larmes. Quand il poussait un soupir, il semblait le tirer du fond de son âme, et il se plaignait des cruautés de son amante d’un ton si doux, si tendre, si soumis, si pénétré, que toutes les femmes dans la salle se dépitaient contre cette méchante et barbare Sylvie, prétendant qu’à sa place elles n’auraient point été si sauvagement farouches que de réduire au désespoir, et peut-être au trépas, un berger d’un tel mérite.
À la fin de cette tirade, pendant qu’on l’applaudissait à rompre les banquettes, Léandre promena son regard sur les femmes de la salle, s’arrêtant à celles qui lui paraissaient titrées ; car, malgré de nombreuses déceptions, il n’abandonnait pas son rêve d’être aimé d’une grande dame pour sa beauté et son talent de comédien. Il vit plus d’un bel œil brillanté d’une larme, plus d’une gorge blanche qui palpitait d’émotion. Sa vanité en fut satisfaite, mais ne s’en étonna point. Le succès ne surprend jamais un acteur, mais sa curiosité fut vivement excitée par la Dama tapada qui se tenait rencognée dans sa loge. Ce mystère sentait l’aventure. Léandre devina tout de suite sous ce masque une passion que les bienséances forçaient de se contraindre, et il détacha vers l’inconnue une brûlante œillade, pour lui marquer qu’elle avait été comprise.
Le trait décoché porta, et la dame fit à Léandre un signe de tête imperceptible, comme pour le remercier de sa pénétration. Le rapport était établi, et désormais, quand l’action de la pièce le permettait, des regards s’échangeaient entre la loge et le théâtre. Léandre excellait en ces sortes de manèges, et il savait diriger sa voix et lancer une tirade amoureuse de façon qu’une personne de la salle pouvait croire qu’il la disait pour elle seule.
À l’entrée de Sylvie, représentée par Sérafine, le chevalier de Vidalinc ne se fit pas faute d’applaudir, et le duc de Vallombreuse, voulant favoriser les amours de son ami, ne dédaigna pas de rapprocher trois ou quatre fois les paumes de ses mains blanches, dont les doigts étaient chargés de bagues aux pierres étincelantes. Sérafine salua d’une demi-révérence le chevalier et le duc, et se prépara à commencer avec Lygdamon ce joli dialogue que les connaisseurs jugent un des endroits les mieux touchés de la pièce.
Comme l’exige le rôle de Sylvie, elle fit quelques pas sur le théâtre d’un air préoccupé et songeur, pour motiver la demande de Lygdamon :
À ce coup je vous prends dedans la rêverie.
Elle avait fort bonne grâce en cette attitude nonchalante, la tête un peu penchée, un bras pendant et l’autre ramené sur sa ceinture. Sa cotte était d’un vert d’eau glacé d’argent et retroussée par des nœuds de velours noir. Elle avait en les cheveux piquées quelques fleurettes des champs, comme si sa main distraite les eût cueillies et placées là sans y penser. Cette coiffure, au reste, lui seyait à merveille et mieux que diamants, bien que ce ne fût pas son avis, mais l’indigence de son écrin l’avait forcée d’être de bon goût et de ne point orner une bergère comme une princesse. Elle dit d’une manière charmante toutes ces phrases poétiques et fleuries sur les roses, sur les zéphyrs, sur la hauteur des bois, sur le chant des oiseaux, par lesquels Sylvie empêche malicieusement Lygdamon de lui parler de sa flamme, quoique cet amant trouve dans chaque image qu’emploie la belle un symbole d’amour et une transition pour revenir à l’idée qui l’obsède.
À travers cette scène, Léandre, pendant que Sylvie parlait, eut l’art de diriger quelques soupirs du côté de la loge mystérieuse, et il en fit de même jusqu’à la fin de la pièce, qui s’acheva au bruit des applaudissements. Il est inutile d’en dire plus long sur un ouvrage qui est maintenant entre toutes les mains. Le succès de Léandre fut complet, et chacun s’étonna qu’un comédien de ce mérite n’eût point encore paru devant la cour. Sérafine avait aussi ses partisans, et sa vanité blessée se consola par la conquête du chevalier de Vidalinc, qui, s’il ne valait pas comme fortune le marquis de Bruyères, était jeune, à la mode, et en passe de parvenir.
Après Lygdamon et Lydias on joua les Rodomontades du capitaine Fracasse, qui eurent leur effet accoutumé et soulevèrent d’immenses éclats de rire. Sigognac, bien stylé par Blazius et servi par une intelligence naturelle, fut de la plus réjouissante extravagance dans le rôle du capitan. Zerbine semblait frottée de lumière, tant elle étincelait, et le marquis, hors de sens, l’applaudissait comme un furieux. Le vacarme qu’il faisait attira même l’attention de la dame masquée. Elle haussa légèrement les épaules, et sous le velours de son touret de nez un sourire ironique releva le coin de ses lèvres. Quant à l’Isabelle, la présence du duc de Vallombreuse, assis à droite de la scène, lui causait un certain malaise qui eût été visible pour le public si elle eût été une comédienne moins exercée. Elle redoutait de sa part quelque incartade insolente, quelque marque de désapprobation outrageuse. Mais sa crainte ne fut pas réalisée. Le duc ne chercha pas à la déconcerter par un regard trop fixe ou trop libre ; même il l’applaudit avec décence et réserve quand elle le méritait. Seulement, lorsque les situations de la pièce amenaient pour le capitaine Fracasse nasardes, chiquenaudes et coups de bâton, une singulière expression de dédain contenu se peignait sur les traits du jeune duc. Sa lèvre se rebroussait orgueilleusement, comme s’il eût dit tout bas : Fi donc ! Mais il ne témoigna rien des sentiments qui pouvaient l’agiter intérieurement, et il conserva tout le temps du spectacle sa pose indolente et superbe. Quoique violent de sa nature, le duc de Vallombreuse, sa fureur passée, était trop gentilhomme pour se rien permettre contre les lois de la courtoisie à l’endroit d’un adversaire avec lequel il devait se battre le lendemain : jusque-là les hostilités étaient suspendues, et c’était comme une trêve de Dieu.
La dame masquée s’était retirée un peu avant la fin de la seconde pièce, pour éviter de se trouver parmi la foule, et pouvoir regagner sans être vue la chaise à porteurs qui l’attendait à quelques pas du jeu de paume. Sa disparition intrigua beaucoup Léandre, qui de l’angle d’une coulisse surveillait la salle et suivait les mouvements de la femme mystérieuse.
Jetant à la hâte un manteau sur son costume de berger du Lignon, Léandre se précipita vers la porte des acteurs pour suivre l’inconnue. Le fil léger qui les liait l’un à l’autre allait se rompre s’il ne faisait diligence. La dame, sortie de l’ombre un instant, y rentrait pour toujours, et l’intrigue, à peine formée, avortait. Bien qu’il se fût hâté jusqu’à perdre le souffle, Léandre, lorsqu’il arriva dehors, n’aperçut autour de lui que les maisons noires et les ruelles profondes où tremblotaient quelques lanternes portées par des valets escortant leurs maîtres, et dont le reflet miroitait dans les flaques de pluie. La chaise, enlevée par de vigoureux porteurs, avait déjà tourné l’angle d’une rue qui la dérobait aux regards du passionné Léandre.
« Je suis stupide, se dit-il à lui-même avec cette franchise dont on use quelquefois envers soi même dans les moments désespérés. J’aurais dû sortir après la première pièce, revêtir un costume de ville et attendre mon inconnue à la porte du théâtre, qu’elle restât ou non pour voir les Rodomontades du capitaine Fracasse. Ah ! animal, ah ! faquin ! une grande dame, car c’en était une à coup sûr, te fait les yeux doux et se pâme sous son masque à te voir jouer, et tu n’as pas l’esprit de courir après elle ? Tu mérites d’avoir toute ta vie pour maîtresses des caillettes, des gaupes, des Gothon, des Maritornes aux mains rendues calleuses par le balai. »
Léandre en était là de sa harangue intérieure, quand une espèce de petit page, vêtu d’une livrée brune et sans galons, coiffé d’un chapeau rabattu sur les yeux, se dressa subitement devant lui comme une apparition, et lui dit d’une voix au timbre enfantin qu’il cherchait à grossir pour la déguiser :
« Est-ce vous qui êtes monsieur Léandre, celui qui, tout à l’heure, faisait le berger Lygdamon dans la pièce de M. de Scudéry ?
— C’est moi-même, répondit Léandre. Que voulez-vous de moi et que puis-je faire pour vous servir ?
— Oh ! merci, dit le page, je ne désire rien de vous ; je suis seulement chargé de vous répéter une phrase, si toutefois vous êtes disposé à l’entendre, une phrase de la part d’une dame masquée.
— De la part d’une dame masquée ? s’écria Léandre, oh ! dites-la tout de suite ! je meurs d’impatience !
— La voici mot pour mot, dit le page : « Si Lygdamon est aussi courageux qu’il est galant, il n’a qu’à se trouver près de l’église à minuit : un carrosse l’attendra ; qu’il y monte et se laisse conduire. »
Avant que Léandre étonné eût eu le temps de répondre, le page s’était éclipsé, le laissant fort perplexe sur ce qu’il devait faire. Si le cœur lui bondissait de joie à l’idée d’une bonne fortune, les épaules lui frissonnaient au souvenir de la bastonnade reçue dans certain parc, au pied de la statue de l’Amour discret. Était-ce encore un piège tendu à sa vanité par quelque bourru jaloux de ses charmes ? Allait-il trouver au rendez-vous quelque mari forcené, l’épée à la main, prêt à le meurtrir et à lui couper la gorge ? Ces réflexions glaçaient prodigieusement son enthousiasme, car, nous l’avons dit, Léandre ne craignait rien, sinon les coups et la mort, comme Panurge. Cependant, s’il ne profitait pas de l’occasion qui se présentait si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-être jamais, et avec elle s’évanouirait le rêve de sa vie, ce rêve qui lui avait tant coûté en pommades, cosmétiques, linge et braveries. Puis la belle inconnue, s’il ne venait pas, le soupçonnerait de lâcheté, chose par trop horrible à penser, et qui donnerait du cœur au ventre des plus couards. Cette idée insupportable détermina Léandre. « Mais, se dit-il, si cette belle pour qui je vais m’exposer à me faire rompre les os et jeter en quelque oubliette, allait être une douairière plâtrée de fard et de céruse, avec des cheveux et des dents postiches ? Il ne manque pas de ces chaudes vieilles, de ces goules d’amour qui, différentes des goules de cimetière, aiment à se repaître de chair fraîche ! Ho ! non ; elle est jeune et pleine d’appas, j’en suis sûr. Ce que j’apercevais de son col et de sa gorge était blanc, rond, appétissant, et promettait merveille pour le reste ! Oui, j’irai, certes ! je monterai dans le carrosse. Un carrosse ! rien n’est plus noble et de meilleur air ! »
Cette résolution prise, Léandre retourna aux Armes de France, ne toucha que du bout des dents au souper des comédiens, et se retira dans sa chambre où il s’adonisa de son mieux, n’épargnant ni le linge fin à broderies fenestrées, ni la poudre d’iris, ni le musc. Il prit aussi une dague et une épée, bien qu’il ne fût guère capable de s’en servir à l’occasion, mais un amant armé impose toujours plus de respect aux fâcheux jaloux. Puis il rabattit son chapeau sur ses yeux, s’embossa à l’espagnole dans un manteau de couleur sombre, et sortit de l’hôtel à pas de loup, ayant eu ce bonheur de ne point être aperçu du malicieux Scapin, qui ronflait à poings tendus dans sa logette à l’autre bout de la galerie.
Les rues étaient désertes depuis longtemps, car Poitiers se couchait de bonne heure. Léandre ne rencontra âme qui vive, sauf quelques chats efflanqués qui rôdaient mélancoliquement et au bruit de ses pas disparaissaient comme des ombres sous une porte mal jointe ou par un soupirail de cellier. Notre galant débouchait sur la place de l’église comme le dernier coup de minuit sonnait, faisant à son tintement lugubre envoler les hiboux de la vieille tour. La vibration sinistre de la cloche au milieu du silence de la nuit causait en l’âme peu rassurée de Léandre une horreur religieuse et secrète. Il lui semblait entendre son propre glas. Un instant il fut sur le point de rebrousser chemin et d’aller prudemment s’allonger seul entre ses deux draps au lieu de courir les aventures nocturnes ; mais il vit le carrosse attendant à la place désignée, et le petit page, messager de la dame masquée, qui, debout sur le marche-pied, tenait la portière ouverte. Il n’y avait plus moyen de reculer, car peu de gens ont le courage d’être lâches devant témoins. Léandre avait été aperçu par l’enfant et le cocher ; il s’avança donc d’un air délibéré que démentait intérieurement un fort battement de cœur, et il monta dans la voiture avec l’intrépidité apparente d’un Galaor.
À peine Léandre fut-il assis que le cocher toucha ses chevaux, qui prirent un trot soutenu. Une obscurité profonde régnait dans le carrosse ; outre qu’il faisait nuit, des mantelets de cuir étaient rabattus le long des glaces, et ne permettaient pas de rien distinguer au dehors. Le page était resté debout sur le marchepied, et l’on ne pouvait engager de conversation avec lui ni en tirer le moindre éclaircissement. Il paraissait, du reste, fort laconique et peu disposé à dire ce qu’il savait, s’il savait quelque chose. Notre comédien tâtait les coussins, qui étaient de velours piqué de bouffettes ; il sentait sous ses pieds un tapis épais, et il aspirait un faible parfum d’ambre dégagé par l’étoffe de la garniture intérieure, témoignage d’élégance et de recherche. C’était bien chez une personne de qualité que ce carrosse le voiturait si mystérieusement ! Il essaya de s’orienter, mais il connaissait peu Poitiers ; cependant il lui sembla, au bout de quelque temps, que le bruit des roues n’était plus répercuté par des murailles et que l’équipage ne coupait plus de ruisseaux. On roulait hors la ville, dans la campagne, vers quelque retraite propice aux amours et aux assassinats, pensa Léandre avec un léger frisson et en portant la main à sa dague, comme si quelque mari sanguinaire ou quelque frère féroce fût assis devant lui dans l’ombre.
Enfin la voiture s’arrêta. Le petit page ouvrit la portière ; Léandre descendit, et se trouva en face d’une haute muraille noirâtre qui lui parut être la clôture de quelque parc ou jardin. Bientôt il y distingua une porte que son bois fendillé, bruni et couvert de mousse faisait d’abord confondre avec les pierres du mur. Le page pressa fortement un des clous rouillés qui fixaient les planches, et la porte s’entr’ouvrit.
« Donnez-moi la main, dit le page à Léandre, que je vous guide ; il fait trop sombre pour que vous me puissiez suivre à travers ces labyrinthes d’arbres. »
Léandre obéit, et tous deux marchèrent pendant quelques minutes dans un bois encore assez touffu, quoique fort dépouillé par l’hiver, et dont les feuilles sèches craquaient sous leurs pieds. Au bois succéda un parterre dessiné par des buis, et ornés d’ifs taillés en pyramide qui prenaient, dans l’obscurité, de vagues apparences de spectres ou d’hommes en sentinelle, chose plus effrayante encore pour le peureux comédien. Le parterre traversé, Léandre et son guide montèrent la rampe d’une terrasse sur laquelle s’élevait un pavillon d’ordre rustique coiffé d’un dôme et orné de pots-à-feu à ses angles. Ces détails furent observés par notre galant à cette lueur obscure que répand toujours le ciel de la nuit dans un endroit découvert. Ce pavillon eût paru inhabité, si une faible rougeur tamisée par un épais rideau de damas n’eût empourpré l’une des fenêtres découpant son embrasure sur le fond sombre de la masse.
C’était sans doute derrière ce rideau qu’attendait la dame masquée, émue, elle aussi, car, en ces équipées amoureuses, les femmes risquent leur bonne réputation, et parfois leur vie, tout de même que les galants, pour peu que leurs maris apprennent la chose et se trouvent d’humeur brutale. Mais en ce moment Léandre n’avait plus peur ; l’orgueil satisfait lui cachait le danger. Le carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout cela sentait la grande dame, et l’intrigue se nouait d’une façon qui n’avait rien de bourgeois. Il était aux anges, et ses pieds ne touchaient pas la terre. Il aurait voulu que ce méchant raillard de Scapin le vît en cette gloire et ce triomphe.
Le page poussa une grande porte vitrée et se retira, laissant Léandre seul dans le pavillon, qui était meublé avec beaucoup de goût et de magnificence. La voûte formée par le dôme représentait un ciel bleu turquin léger, où flottaient de petits nuages roses et voletaient des Amours en diverses attitudes pleines de grâce. Une tapisserie historiée de scènes empruntées à l’Astrée, roman de M. Honoré d’Urfé, revêtait moelleusement les parois des murailles. Des cabinets incrustés en pierres dures de Florence, des fauteuils de velours rouge à crépines, une table couverte d’un tapis de Turquie, des vases de la Chine pleins de fleurs, malgré la saison, montraient assez que la maîtresse du lieu était riche et de haut lignage. Des bras de nègre en marbre noir, jaillissant d’une manche dorée, formaient candélabres, et jetaient la clarté de leurs bougies sur ces magnificences. Ébloui de ces splendeurs, Léandre ne remarqua pas d’abord qu’il n’y avait personne dans ce salon ; il se débarrassa de son manteau, qu’il posa avec son feutre sur un pliant, redonna, devant une glace de Venise, un meilleur tour à une de ses boucles, dont l’économie était compromise, prit la pose la plus gracieuse de son répertoire, et se dit en promenant ses yeux autour de lui :
« Eh mais ! où donc est la divinité de ces lieux ? je vois bien le temple, mais non l’idole. Quand va-t-elle sortir de son nuage et se révéler, vraie déesse par sa démarche, selon l’expression de Virgile ? »
Léandre en était là de sa phraséologie galante intérieure, quand le pli d’une portière en damas des Indes incarnadin se dérangea, ouvrant passage à la dame masquée admiratrice de Lygdamon. Elle avait encore son loup de velours noir, ce qui inquiéta notre comédien.
« Serait-elle laide, pensa-t-il, cet amour du masque m’alarme. » Sa crainte dura peu, car la dame, s’avançant au milieu du salon où se tenait respectueusement Léandre, défit son touret de nez et le jeta sur la table, découvrant aux lueurs des bougies une figure assez régulière et agréable où brillaient deux beaux yeux couleur de tabac d’Espagne, enflammés de passion et où souriait une bouche bien meublée, rouge comme une cerise et coupée d’une petite raie à la lèvre inférieure. Autour de ce visage frisaient d’opulentes grappes de cheveux bruns qui s’allongeaient jusque sur des épaules blanches et grasses et se hasardaient même à baiser le contour de certains demi-globes dont le frémissement des dentelles qui les voilaient trahissait les palpitations.
« Madame la marquise de Bruyères ! s’écria Léandre surpris au dernier point et quelque peu inquiet, le souvenir de la bastonnade lui revenant, est-ce possible ? suis-je le jouet d’un rêve ? oserai-je croire à ce bonheur inespéré ?
— Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit la marquise, je suis bien madame de Bruyères et j’espère que votre cœur me reconnaît comme le font vos yeux.
— Oh ! votre image est là gravée en traits de flamme, répondit Léandre avec un ton pénétré, je n’ai qu’à regarder en moi pour l’y voir parée de toutes les grâces et de toutes les perfections.
— Je vous remercie, dit la marquise, d’avoir gardé ce bon souvenir de moi. Cela prouve une âme bien faite et généreuse. Vous avez dû me croire cruelle, ingrate et fausse. Hélas ! mon faible cœur n’est que trop tendre et j’étais loin d’être insensible à la passion que vous me marquiez. Votre lettre, remise à une suivante infidèle, est tombée aux mains du marquis. Il y fit la réponse que vous reçûtes et qui vous abusa. Plus tard M. de Bruyères, riant de ce qu’il appelait un bon tour, me fit lire cette missive où éclatait l’amour le plus vif et le plus pur, comme une pièce d’un parfait ridicule. Mais il ne produisit pas l’effet qu’il attendait. Le sentiment que j’avais pour vous ne fit que s’accroître, et je résolus de vous récompenser des peines que vous aviez endurées pour moi. Sachant mon mari occupé à sa nouvelle conquête, je suis venue à Poitiers ; cachée sous ce masque, je vous entendis exprimer si bien l’amour fictif que je voulus voir si vous seriez aussi éloquent en parlant pour vous-même.
— Madame, dit Léandre en s’agenouillant sur un carreau aux pieds de la marquise, qui s’était laissée tomber entre les bras d’un fauteuil, comme épuisée par l’effort que l’aveu qu’elle venait de faire avait coûté à sa pudeur, madame, ou plutôt reine et déité, que peuvent être des paroles fardées, des flammes contrefaites, des concetti imaginés à froid par des poëtes qui se rongent les ongles, de vains soupirs poussés aux genoux d’une comédienne barbouillée de rouge et dont les yeux distraits errent parmi le public, à côté de mots jaillis de l’âme, de feux qui brûlent les moelles, des hyperboles d’une passion à laquelle tout l’univers ne saurait fournir d’assez brillantes images pour parer son idole, et des élans d’un cœur qui voudrait s’élancer de la poitrine où il est contenu pour servir de coussin aux pieds de l’objet adoré ? Vous daignez trouver, céleste marquise, que j’exprime avec chaleur l’amour dans les pièces de théâtre, c’est que je n’ai jamais regardé une actrice, et que mon idée va toujours au delà, vers un idéal parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle comme vous, et c’est elle seule que j’aime sous les noms de Silvie, de Doralice et d’Isabelle, qui lui servent de fantômes. »
En disant cela, Léandre, trop bon acteur pour oublier que la pantomime doit accompagner le débit, se penchait sur une main que la marquise lui abandonnait et la couvrait de baisers ardents. La marquise laissait errer ses doigts blancs, longs et chargés de bagues dans la chevelure soyeuse et parfumée du comédien, et regardait sans les voir, à demi renversée dans son fauteuil, les petits Amours ailés au plafond bleu turquin.
Tout à coup la marquise repoussa Léandre et se leva en chancelant.
« Oh ! finissez, dit-elle d’une voix brève et haletante, finissez, Léandre, vos baisers me brûlent et me rendent folle ! »
Et, s’appuyant de la main à la muraille, elle gagna la porte par où elle était entrée et souleva la portière, dont le pli retomba sur elle et sur Léandre, qui s’était approché pour la soutenir.
Une aurore d’hiver soufflait dans ses doigts rouges, quand Léandre, bien enveloppé de sa cape et dormant à demi dans le coin du carrosse, fut ramené à la porte de Poitiers. Ayant soulevé le coin du mantelet pour reconnaître sa route, il aperçut de loin le marquis de Bruyères qui marchait à côté de Sigognac et se dirigeait vers l’endroit fixé pour le duel. Léandre rabattit le rideau de cuir pour n’être pas vu par le marquis que le carrosse effleura presque. Un sourire de vengeance satisfaite erra sur ses lèvres. Les coups de bâton étaient payés !
L’endroit choisi était abrité du vent par une longue muraille qui avait aussi l’avantage de cacher les combattants aux voyageurs passant sur la route. Le terrain était ferme, bien battu, sans pierres, ni mottes, ni touffes d’herbe qui pussent embarrasser les pieds, et offrait toutes les facilités pour se couper correctement la gorge entre gens d’honneur.
Le duc de Vallombreuse et le chevalier Vidalinc, suivis d’un barbier-chirurgien, ne tardèrent pas à arriver. Les quatre gentilshommes se saluèrent avec une courtoisie hautaine et une politesse froide, comme il sied à des gens bien élevés qui vont se battre à mort. Une complète insouciance se lisait sur la figure du jeune duc, parfaitement brave, et d’ailleurs sûr de son adresse. Sigognac ne faisait pas moins bonne contenance, quoique ce fût son premier duel. Le marquis de Bruyères fut très-satisfait de ce sang-froid et en augura bien.
Vallombreuse jeta son manteau et son feutre, et défit son pourpoint, manœuvres qui furent imitées de point en point par Sigognac. Le marquis et le chevalier mesurèrent les épées des combattants. Elles étaient de longueur égale.
Chacun se mit sur son terrain, prit son épée et tomba en garde.
« Allez, messieurs, et faites en gens de cœur, dit le marquis.
— La recommandation est inutile, fit le chevalier de Vidalinc ; ils vont se battre comme des lions. Ce sera un duel superbe. »
Vallombreuse, qui, au fond, ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu Sigognac et s’imaginait de ne rencontrer qu’un faible adversaire, fut surpris, lorsqu’il eut négligemment tâté le fer du Baron, de trouver une lame souple et ferme qui déjouait la sienne avec une admirable aisance. Il devint plus attentif, puis essaya quelques feintes aussitôt devinées. Au moindre jour qu’il laissait, la pointe de Sigognac s’avançait, nécessitant une prompte parade. Il risqua une attaque ; son épée, écartée par une riposte savante, le laissa découvert et, s’il ne se fût brusquement penché en arrière, il eût été atteint en pleine poitrine. Pour le duc, la face du combat changeait. Il avait cru pouvoir le diriger à son gré, et après quelques passes, blesser Sigognac où il voudrait au moyen d’une botte qui jusque-là lui avait toujours réussi. Non seulement il n’était plus maître d’attaquer à son gré, mais il avait besoin de toute son habileté pour se défendre. Quoi qu’il fît pour rester de sang-froid, la colère le gagnait ; il se sentait devenir nerveux et fébrile, tandis que Sigognac, impassible, semblait, par sa garde irréprochable, prendre plaisir à l’irriter.
« Ne ferons-nous rien pendant que nos amis s’escriment, dit le chevalier de Vidalinc au marquis de Bruyères ; il fait bien froid ce matin, battons-nous un peu, ne fût-ce que pour nous réchauffer.
— Bien volontiers, dit le marquis, cela nous dégourdira. »
Vidalinc était supérieur au marquis de Bruyères en science d’escrime, et au bout de quelques bottes, il lui fit sauter l’épée de la main par un lié sec et rapide. Comme aucune rancune n’existait entre eux, ils s’arrêtèrent de commun accord, et leur attention se reporta sur Sigognac et Vallombreuse.
Le duc, pressé par le jeu serré du Baron, avait déjà rompu de plusieurs semelles. Il se fatiguait, et sa respiration devenait haletante. De temps en temps des fers froissés rapidement jaillissait une étincelle bleuâtre, mais la riposte faiblissait devant l’attaque et cédait. Sigognac, qui, après avoir lassé son adversaire, portait des bottes et se fendait, faisait toujours reculer le duc.
Le chevalier de Vidalinc était fort pâle et commençait à craindre pour son ami. Il était évident, aux yeux de connaisseurs en escrime, que tout l’avantage appartenait à Sigognac.
« Pourquoi diable, murmura Vidalinc, Vallombreuse n’essaye-t-il pas la botte que lui a enseignée Girolamo de Naples et que ce Gascon ne doit pas connaître ? »
Comme s’il lisait dans la pensée de son ami, le jeune duc tâcha d’exécuter la fameuse botte, mais au moment où il allait la détacher par un coup fouetté, Sigognac le prévint et lui porta un coup droit si bien à fond qu’il traversa l’avant-bras de part en part. La douleur de cette blessure fit ouvrir les doigts au duc, dont l’épée roula sur terre.
Sigognac, avec une courtoisie parfaite, s’arrêta aussitôt, quoiqu’il pût doubler le coup sans manquer aux conventions du duel, qui ne devait pas s’arrêter au premier sang. Il appuya la pointe de sa lame en terre, mit la main gauche sur la hanche et parut attendre les volontés de son adversaire. Mais Vallombreuse, à qui, sur un geste d’acquiescement de Sigognac, Vidalinc remit l’épée en main, ne put la tenir et fit signe qu’il en avait assez.
Sur quoi Sigognac et le marquis de Bruyères saluèrent le plus poliment du monde le duc de Vallombreuse et le chevalier de Vidalinc, et reprirent le chemin de la ville.