Le Capitaine Fracasse/Chapitre X

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G. Charpentier (Tome 2p. 1-45).

X

UNE TÊTE DANS UNE LUCARNE



Le duc de Vallombreuse fut assis avec précaution dans une chaise à porteurs, le bras bandé par le chirurgien et soutenu d’une écharpe. Sa blessure, quoiqu’elle le mît hors d’état de manier l’épée de quelques semaines, n’était point dangereuse ; sans léser artère ni nerf, la lame avait traversé seulement les chairs. Assurément sa plaie le faisait souffrir, mais son orgueil saignait bien davantage. Aussi, aux contractions légères que la douleur imprimait parfois aux sourcils noirs du jeune duc, se mêlait une expression de rage froide, et sa main valide égratignait de ses doigts crispés le velours de la chaise. Souvent, pendant le trajet, il pencha sa tête pâle pour gourmander les porteurs, qui cependant marchaient de leur pas le plus égal, cherchant les endroits unis pour éviter le moindre cahot, ce qui n’empêchait pas le blessé de les appeler « butors, » et de leur promettre les étrivières, car ils le secouaient, disait-il, comme salade en panier.

Rentré chez lui, il ne voulut point se mettre au lit, et se coucha adossé à des carreaux sur une chaise longue, les pieds recouverts d’une courte-pointe de soie piquée qu’apporta Picard, le valet de chambre fort surpris et perplexe de voir revenir son maître navré, cas qui n’était point ordinaire, vu l’habileté à l’escrime du jeune duc.

Assis sur un pliant près de son ami, le chevalier de Vidalinc lui présentait de quart d’heure en quart d’heure une cuillerée d’un cordial prescrit par le chirurgien. Vallombreuse gardait le silence, mais il était visible qu’une sourde colère bouillonnait en lui, malgré le calme qu’il affectait. Enfin son courroux déborda en ces paroles violentes :

« Conçois-tu, Vidalinc, que cette maigre cigogne déplumée, envolée de la tour en ruine de son castel pour n’y pas mourir de faim, m’ait ainsi perforé de son long bec ? moi, qui me suis mesuré avec les plus fines lames du temps, et qui suis toujours revenu du pré sans une égratignure, y laissant au contraire quelque galant pâmé et tournant de l’œil entre les bras de ses témoins !

— Les plus heureux et les plus adroits ont comme cela leurs jours de guignon, répondit sentencieusement Vidalinc. Le visage de dame Fortune n’est pas toujours le même ; tantôt elle sourit et tantôt fait la moue. Jusqu’à présent, vous n’avez point eu à vous plaindre d’elle, qui vous a mignoté en son giron comme son enfant le plus cher.

— N’est-il pas honteux, continua Vallombreuse en s’animant, que ce fantoche ridicule, que ce hobereau grotesque, qui reçoit des volées et gourmades sur les tréteaux dans d’ignobles farces, ait eu raison du duc de Vallombreuse jusqu’alors invaincu ? Il faut que ce soit quelque gladiateur de profession caché dans la peau d’un saltimbanque.

— Vous savez sa qualité véritable dont le marquis de Bruyères se porte garant, fit Vidalinc ; toutefois, sa force nonpareille à l’épée m’étonne, elle passe les habiletés connues. Girolamo ni Paraguante, les célèbres maîtres d’armes, n’ont un jeu plus serré. Je l’ai bien observé en cette rencontre, et nos plus fameux duellistes n’y feraient que blanchir. Il a fallu toute votre adresse et les leçons du Napolitain pour n’être point féru grièvement. Votre défaite est encore une victoire. Marcilly et Duportal, qui pourtant se piquent d’escrime, et comptent parmi les bonnes lames de la ville, seraient, à n’en douter pas, restés sur le terrain avec un semblable adversaire.

— Il me tarde que ma blessure soit fermée, reprit le duc après un moment de silence, pour le provoquer de nouveau et prendre ma revanche.

— Ce serait une entreprise hasardeuse et que je ne vous conseillerais point, dit le chevalier ; il pourrait vous rester au bras quelque faiblesse qui diminuerait vos chances de victoire. Ce Sigognac est un antagoniste redoutable auquel il ne faut pas se frotter imprudemment. Il connaît maintenant votre jeu, et l’assurance que donne un premier avantage doublera ses forces. L’honneur est satisfait de la sorte, la rencontre a été sérieuse. Restez-en là. »

Vallombreuse intérieurement sentait la justesse de ces raisons. Il avait lui-même assez étudié l’escrime, où il croyait exceller, pour comprendre que son épée, quelque habile qu’elle fût, n’atteindrait point la poitrine de Sigognac défendue par cette garde impénétrable contre laquelle s’étaient brisés tous ses efforts. Il s’avouait, bien qu’il s’en indignât, cette étonnante supériorité. Il était même contraint de dire tout bas que le Baron, ne voulant pas le tuer, lui avait fait précisément une blessure qui le mettait hors de combat. Cette magnanimité, dont un caractère moins orgueilleux eût été touché, irritait sa superbe et envenimait ses ressentiments. Être vaincu ! une semblable idée le forcenait. Il acquiesça en apparence aux conseils de son ami, mais à l’air sombre et farouche de son visage on eût pu deviner que quelque noir projet de vengeance s’ébauchait déjà dans sa cervelle, projet qui voulait être couvé par la rancune pour être mené à bien.

« Je ferai maintenant belle figure devant Isabelle, dit-il en s’efforçant de rire, mais il riait jaune, avec ce bras transpercé par son galant. Cupidon invalide ne réussit guère près des Grâces.

— Oubliez cette ingrate, fit Vidalinc. Après tout, elle ne pouvait prévoir qu’un duc aurait le caprice de s’enamourer d’elle. Reprenez cette bonne Corisande qui vous aime de toute son âme et pleure des heures entières à votre porte comme un chien renvoyé.

— Ne prononce pas ce nom, Vidalinc, s’écria le duc, si tu veux que nous restions amis. Ces lâches tendresses, qu’aucun outrage ne rebute, me dégoûtent et m’excèdent. Il me faut des froideurs hautaines, des fiertés rebelles, des vertus imprenables ! Comme elle me semble adorable et charmante cette dédaigneuse Isabelle ! Comme je lui sais gré de mépriser mon amour qui sans doute serait déjà passé s’il eût été accueilli ! Certes, elle ne doit point avoir une âme basse et commune, pour refuser, en sa condition, les avances d’un seigneur qui la distingue et qui n’est pas mal fait de sa personne, s’il faut en croire les dames de la ville. Il entre dans ma passion une sorte d’estime que je n’ai pas l’habitude d’accorder aux femmes ; mais comment écarter ce damné gentillâtre, ce Sigognac de malheur que le diable confonde ?

— La chose ne sera pas aisée, dit Vidalinc, à présent qu’il est sur ses gardes. Mais quand même on parviendrait à le supprimer, il resterait toujours l’amour d’Isabelle à son endroit, et vous savez mieux que personne, pour en avoir maintes fois souffert, combien les femmes ont le sentiment têtu.

— Oh ! si je pouvais tuer le Baron, continua Vallombreuse que les arguments du chevalier ne convainquaient point, j’aurais bientôt réduit la donzelle malgré ses airs de prude et de vertueuse. Rien ne s’oublie plus vite qu’un galant défunt. »

Ce n’était point l’avis du chevalier de Vidalinc, mais il ne jugea pas à propos d’entamer sur ce sujet une controverse qui eût pu aigrir l’humeur irritable de Vallombreuse.

« Guérissez-vous d’abord et nous aviserons ensuite ; ces discours vous fatiguent. Tâchez de prendre quelque repos et de ne point vous tracasser ainsi ; le chirurgien me tancerait et me taxerait de mauvais garde-malade si je ne vous recommandais la tranquillité tant d’esprit que de corps. »

Le blessé, se rendant à cette observation, se tut, ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir.

Sigognac et le marquis de Bruyères étaient tranquillement revenus à l’hôtel des Armes de France, où, en gentilshommes discrets, ils ne sonnèrent mot du duel ; mais les murailles qu’on dit avoir des oreilles ont aussi des yeux : elles voient pour le moins aussi bien qu’elles entendent. Dans ce lieu solitaire en apparence, plus d’un regard inquisiteur épiait les diverses fortunes du combat. L’oisiveté de la province fait naître beaucoup de ces mouches invisibles ou peu remarquées qui voltigent aux endroits où il doit se passer quelque chose, et qui, bourdonnant des ailes, vont ensuite en répandre la notice partout. À son déjeuner, tout Poitiers savait déjà que le duc de Vallombreuse avait été blessé en une rencontre par un adversaire inconnu. Sigognac, vivant fort retiré à l’hôtel, n’avait montré au public que son masque et non sa figure. Ce mystère irritait fort la curiosité, et les imaginations travaillaient avec activité pour découvrir le nom du vainqueur. Il est inutile de rapporter les suppositions bizarres qui se firent. Chacun construisait laborieusement la sienne, s’étayant des inductions les plus frivoles et les plus ridicules, mais personne n’eut l’idée incongrue que le véritable triomphateur fût le capitaine Fracasse, dont on avait tant ri la veille. Un duel entre un seigneur de cette qualité et un baladin eût semblé chose par trop énorme et trop monstrueuse pour que le soupçon en pût naître. Plusieurs gens du beau monde envoyèrent à l’hôtel Vallombreuse pour savoir des nouvelles du duc, comptant tirer quelque indice de l’indiscrétion ordinaire des valets ; mais les valets restèrent taciturnes comme des muets du sérail par la bonne raison qu’ils n’avaient rien à dire.

Vallombreuse, pour sa richesse, sa hauteur, sa beauté et ses succès près des femmes, excitait bien des haines jalouses qui n’osaient se produire ouvertement, mais dont sa défaite flattait la malignité obscure. C’était le premier échec qu’il subissait, et tous ceux que son arrogance avait froissés se réjouissaient de ce coup porté au plus tendre de son amour-propre. Ils ne tarissaient pas, quoiqu’ils ne l’eussent point vu, sur la bravoure, adresse et grande mine de l’adversaire. Les dames, qui avaient toutes plus ou moins à se plaindre des procédés du jeune duc à leur endroit, car il était de ces sacrificateurs dont le méchant caprice souille l’autel où ils ont brûlé de l’encens, se sentaient pleines d’enthousiasme pour celui qui vengeait leurs affronts secrets. Elles l’eussent volontiers couronné de lauriers et de myrtes : nous exceptons du nombre la tendre Corisande, qui pensa devenir folle à cette nouvelle, pleura publiquement, et, au risque des plus dures rebuffades, parvint à forcer la consigne et à voir non pas le duc, trop bien gardé pour cela, mais le chevalier de Vidalinc, plus doux et pitoyable, lequel eut grand’peine à rassurer cette amante plus sensible qu’il ne fallait aux malheurs d’un ingrat.

Cependant, comme rien en ce globe terraqué et sublunaire ne peut rester caché, l’on sut de maître Bilot, qui le tenait de Jacques, le valet du marquis, présent à l’entretien de Sigognac et de son maître au souper de Zerbine, que le héros inconnu, vainqueur du jeune duc de Vallombreuse, était à n’en pas douter le capitaine Fracasse, ou pour mieux dire un baron engagé par amour dans la troupe ambulante d’Hérode. Quant au nom, Jacques l’avait oublié. C’était un nom qui finissait en gnac, désinence commune au pays de Gascogne, mais il était sûr de la qualité.

Cette histoire vraie, quoique romanesque, eut beaucoup de succès dans Poitiers. On s’intéressa à ce gentilhomme si brave et si bonne lame, et, quand au théâtre parut le capitaine Fracasse, des applaudissements prolongés témoignèrent, même avant qu’il eût ouvert la bouche, de la faveur qu’on lui portait. Des dames, parmi les plus grandes et les plus huppées, ne craignirent pas d’agiter leurs mouchoirs. Il y eut aussi pour Isabelle des claquements de mains plus sonores qu’à l’ordinaire qui faillirent embarrasser cette jeune personne et lui firent monter aux joues, sous le fard, le naturel incarnat de la pudeur. Sans interrompre son rôle, elle répondit à ces marques de faveur par une révérence modeste et une gracieuse inclinaison de tête.

Hérode se frottait les mains de joie, et sa large face blême s’épanouissait comme une pleine lune, car la recette était superbe et la caisse risquait de crever par suite d’une pléthore monétaire, tout le monde ayant voulu voir ce fameux capitaine Fracasse, acteur et gentilhomme, que n’effrayaient ni bâtons ni épées, et qui ne craignait pas, valeureux champion de la beauté, de se mesurer avec un duc, terreur des plus braves. Blazius, lui, n’augurait rien de bon de ce triomphe ; il redoutait, non sans raison, l’humeur vindicative de Vallombreuse qui trouverait bien moyen de prendre sa revanche et de jouer quelque mauvais tour à la troupe. Les pots de terre devaient, disait-il, éviter, encore qu’ils n’eussent pas été rompus au premier choc, de se heurter aux pots de fer, le métal étant plus dur que l’argile. Sur quoi Hérode, confiant en l’appui de Sigognac et du marquis, l’appelait poltron, trembleur et claquedents.

Si le Baron n’eût été épris sincèrement d’Isabelle, il eût pu lui faire aisément une infidélité et même deux, car plus d’une beauté lui souriait d’un air fort tendre, malgré son costume extravagant, son nez de carton enluminé de cinabre, et son rôle ridicule qui ne prêtait point aux illusions romanesques. Le succès de Léandre en fut même compromis. En vain il faisait belle jambe, se rengorgeait comme un pigeon pattu, tournait du doigt les boucles de sa perruque, montrait son solitaire et découvrait ses dents jusqu’aux gencives ; il ne produisait plus d’effet, et il eût pensé enrager de dépit, si la Dama tapada n’eût été à son poste, le couvant du regard, répondant aux clins d’yeux qu’il lui adressait par de petits coups d’éventail sur le bord de la loge et autres signes d’intelligence amoureuse. Sa récente bonne fortune versait du baume sur cette petite plaie d’amour-propre, et les plaisirs que la nuit lui promettait le consolaient de ne pas être l’astre de la soirée.

Les comédiens revinrent à l’auberge, et Sigognac reconduisit Isabelle jusqu’à sa chambre, où la jeune actrice, contre son habitude, le laissa entrer. Une femme de chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu, et se retira discrètement. Quand la portière fut retombée, Isabelle prit la main de Sigognac qu’elle serra avec plus de force qu’on n’aurait pu en supposer à ces doigts frêles et délicats, et d’un ton de voix que l’émotion altérait, elle lui dit :

« Jurez de ne plus vous battre pour moi. Jurez-le, si vous m’aimez comme vous le dites.

— C’est un serment que je ne puis faire, dit le Baron ; si quelque audacieux ose vous manquer de respect, je le châtierai, certes, comme je le dois, fût-il duc, fût-il prince.

— Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu’une pauvre comédienne, exposée aux affronts du premier venu. L’opinion du monde, trop justifiée, hélas ! par les mœurs du théâtre, est que toute actrice se double d’une courtisane. Quand une femme a mis le pied sur les planches, elle appartient au public ; les regards avides détaillent ses charmes, scrutent ses beautés, et l’imagination s’en empare comme d’une maîtresse. Chacun, parce qu’il la connaît, croit en être connu, et, s’il est admis dans les coulisses, étonne sa pudeur par la brusquerie d’aveux qu’elle n’a point provoqués. Est-elle sage ? on prend sa vertu pour simagrée pure ou calcul intéressé. Ce sont choses qu’il faut souffrir puisqu’on ne peut les changer. Désormais fiez-vous à moi pour repousser par un maintien réservé, une parole brève, un air froid, les impertinences des seigneurs, des robins et des fats de toutes sortes qui se penchent sur ma toilette ou grattent du peigne, entre les actes, à la porte de ma loge. Un coup de busc sec sur les doigts qui s’émancipent vaut bien un coup de votre rapière.

— Permettez-moi de croire, charmante Isabelle, dit Sigognac, que l’épée du galant homme peut appuyer à propos le busc de l’honnête femme, et ne me retirez pas cet emploi d’être votre champion et chevalier. »

Isabelle tenait toujours la main de Sigognac, et fixait sur lui ses yeux bleus pleins de caresses et de supplications muettes pour arracher le serment désiré ; mais le Baron ne l’entendait pas de cette oreille-là, il était intraitable comme un hidalgo sur le point d’honneur, et il eût bravé mille morts plutôt que de souffrir qu’on manquât de respect à sa maîtresse ; il voulait qu’Isabelle, sur les planches, fût estimée comme une duchesse en un salon.

« Voyons, promettez-moi, fit la jeune comédienne, de ne plus vous exposer ainsi pour de frivoles motifs. Oh ! dans quelle inquiétude et quelle angoisse j’ai attendu votre retour ! je savais que vous alliez vous battre contre ce duc, dont chacun ne parle qu’avec terreur. Zerbine m’avait tout conté. Méchant que vous êtes, me torturer le cœur de la sorte ! Ces hommes, ils ne songent guère aux pauvres femmes quand leur orgueil est en jeu ; ils vont sans entendre les sanglots, sans voir les larmes, sourds, aveugles, féroces. Savez-vous que si vous aviez été tué, je serais morte ? »

Les pleurs qui brillaient dans les yeux d’Isabelle à l’idée seule du danger que Sigognac avait couru, et le tremblement nerveux de sa voix montraient que la douce créature disait vrai.

Touché plus qu’on ne saurait dire de cette passion sincère, le baron de Sigognac, enveloppant la taille d’Isabelle de sa main restée libre, l’attira sur sa poitrine sans qu’elle fît résistance, et ses lèvres effleurèrent le front penché de la jeune femme, dont il sentait contre son cœur la respiration haletante.

Ils restèrent ainsi quelques minutes silencieux, dans une extase qu’un amant moins respectueux que Sigognac eût sans doute mise à profit, mais il lui répugnait d’abuser de ce chaste abandon produit par la douleur.

« Consolez-vous, chère Isabelle, dit-il d’une voix tendrement enjouée, je ne suis pas mort, et j’ai même blessé mon adversaire quoiqu’il passe pour assez bon duelliste.

— Je sais que vous êtes un brave cœur et une main ferme, reprit Isabelle, aussi je vous aime et ne crains pas de vous le dire, sûre que vous respecterez ma franchise et n’en tirerez point avantage. Quand je vous ai vu si triste et si abandonné en ce château lugubre où se fanait votre jeunesse, je me suis senti une tendre et mélancolique pitié à votre endroit. Le bonheur ne me séduit pas, son éclat m’effarouche. Heureux, vous m’auriez fait peur. Dans cette promenade au jardin, où vous écartiez les ronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire ; j’y ai laissé tomber une larme avant de la mettre dans mon sein, et, silencieusement, je vous ai donné mon âme en échange. »

En entendant ces douces paroles, Sigognac voulut baiser les belles lèvres qui les avaient dites ; mais Isabelle se dégagea de son étreinte sans pruderie farouche, mais avec cette fermeté modeste qu’un galant homme ne doit pas contrarier.

« Oui, je vous aime, continua-t-elle, mais ce n’est pas à la façon des autres femmes ; j’ai votre gloire pour but et non mon plaisir. Je veux bien qu’on me croie votre maîtresse, c’est le seul motif qui puisse excuser votre présence parmi cette troupe de baladins. Qu’importent les méchants propos pourvu que je garde ma propre estime et que je me sache vertueuse ? Une tache me ferait mourir. C’est sans doute le sang noble que j’ai dans les veines qui m’inspire ces fiertés, bien ridicules, n’est-ce pas ? chez une comédienne, mais je suis faite ainsi. »

Bien que timide, Sigognac était jeune. Ces charmants aveux qui n’eussent rien appris à un fat, le remplissaient d’une ivresse délicieuse et le troublaient au dernier point. Une vive rougeur montait à ses joues ordinairement si pâles ; il lui semblait que des flammes passaient devant ses yeux ; les oreilles lui tintaient et il sentait jusque dans sa gorge les palpitations de son cœur. Certes, il ne mettait point en doute la vertu d’Isabelle, mais il croyait qu’un peu d’audace triompherait de ses scrupules ; il avait entendu dire que l’heure du berger une fois sonnée ne revient plus. La jeune fille était là devant lui dans toute la gloire de sa beauté, rayonnante, lumineuse pour ainsi dire, âme visible, ange debout sur le seuil du paradis d’amour ; il fit quelques pas vers elle et l’entoura de ses bras avec une ardeur convulsive.

Isabelle n’essaya pas de lutter ; mais, se penchant en arrière pour éviter les baisers du jeune homme, elle fixa sur lui un regard plein de reproche et de douleur. De ses beaux yeux bleus jaillirent des larmes pures, vraies perles de chasteté qui roulèrent le long de ses joues subitement décolorées jusque sur les lèvres de Sigognac ; un sanglot comprimé gonfla sa poitrine, et tout son corps s’affaissa comme si elle eût été près de s’évanouir.

Le Baron éperdu la posa sur un fauteuil et, s’agenouillant devant elle, lui prit les mains qu’elle lui abandonnait, implorant son pardon, s’excusant sur une fougue de jeunesse, sur un moment de vertige dont il se repentait et qu’il expierait par la soumission la plus parfaite.

« Vous m’avez fait bien mal, dit enfin Isabelle avec un soupir. J’avais tant de confiance en votre délicatesse ! l’aveu de mon amour eût dû vous suffire et vous faire comprendre par sa franchise même que j’étais résolue à n’y point céder. J’aurais cru que vous m’auriez laissé vous aimer à ma fantaisie sans inquiéter ma tendresse par des transports vulgaires. Vous m’avez ôté cette sécurité ; je ne doute pas de votre parole, mais je n’ose plus écouter mon cœur. Il m’était cependant si doux de vous voir, de vous entendre, de suivre vos pensées dans vos yeux ! C’étaient vos peines que je souhaitais partager, laissant les plaisirs à d’autres. Parmi tous ces hommes grossiers, libertins, dissolus, il en est un, me disais-je, qui croit à la pudeur et sait respecter ce qu’il aime. J’avais fait ce rêve, moi fille de théâtre, poursuivie sans cesse par une odieuse galanterie, d’avoir une affection pure. Je ne demandais qu’à vous conduire jusqu’au seuil du bonheur et à rentrer ensuite au fond de mon ombre. Vous voyez que je n’étais pas bien exigeante.

— Adorable Isabelle, chaque mot que vous dites, s’écria Sigognac, me fait sentir davantage mon indignité ; j’ai méconnu ce cœur d’ange ; je devrais baiser la trace de vos pas. Mais ne craignez plus rien de moi ; l’époux saura contenir les fougues de l’amant. Je n’ai que mon nom ; il est pur et sans tache comme vous. Je vous l’offre si vous daignez l’accepter. »

Sigognac était toujours à genoux devant Isabelle : à ces mots la jeune fille se baissa vers lui et, lui prenant la tête avec un mouvement de passion délirant, elle imprima sur les lèvres du Baron un baiser rapide ; puis, se levant, elle fit quelques pas dans la chambre.

« Vous serez ma femme, dit Sigognac, enivré au contact de cette bouche fraîche comme une fleur, ardente comme une flamme.

— Jamais, jamais, répondit Isabelle avec une exaltation extraordinaire ; je me montrerai digne d’un tel honneur en le refusant. Oh, mon ami, en quel ravissement céleste nage mon âme ! Vous m’estimez donc ? vous oseriez donc me conduire la tête haute dans ces salles où sont les portraits de vos aïeux, dans cette chapelle où est le tombeau de votre mère ? Je supporterais sans crainte le regard des morts qui savent tout, et la couronne virginale ne mentirait pas sur mon front !

— Eh quoi ! s’écria le Baron, vous dites que vous m’aimez et vous ne voulez m’accepter ni comme amant, ni comme mari ?

— Vous m’avez offert votre nom, cela me suffit. Je vous le rends, après l’avoir gardé une minute dans mon cœur. Un instant j’ai été votre femme et je ne serai jamais à un autre. Tout le temps que je vous embrassais, j’ai dit oui en moi-même. Je n’avais pas droit à tant de bonheur sur terre. Pour vous, ami cher, ce serait une grande faute d’embarrasser votre fortune d’une pauvre comédienne comme moi, à qui l’on reprocherait toujours sa vie de théâtre quoique honorable et pure. Les mines froides et compassées dont les grandes dames m’accueilleraient vous feraient souffrir, et vous ne pourriez provoquer ces méchantes en duel. Vous êtes le dernier d’une noble race, et vous avez pour devoir de relever votre maison, abattue par le sort adverse. Lorsque d’un coup d’œil tendre je vous ai décidé à quitter votre manoir, vous songiez à quelque amourette et galanterie : c’était bien naturel ; moi, devançant l’avenir, je pensais à tout autre chose. Je vous voyais revenant de la cour, en habit magnifique, avec quelque bel emploi. Sigognac reprenait son ancien lustre ; en idée j’arrachais le lierre des murailles, je recoiffais d’ardoise les vieilles tours, je relevais les pierres tombées, je remettais les vitres aux fenêtres, je redorais les cigognes effacées de votre blason, et, vous ayant mené jusqu’aux limites de vos domaines, je disparaissais en étouffant un soupir.

— Votre rêve s’accomplira, noble Isabelle, mais non pas tel que vous le dites, le dénoûment en serait trop triste. C’est vous qui la première, votre main dans ma main, franchirez ce seuil d’où les ronces de l’abandon et de la mauvaise fortune auront disparu.

— Non, non, ce sera quelque belle, noble et riche héritière, digne de vous en tous points, que vous pourrez montrer avec orgueil à vos amis, et dont nul ne dira avec un mauvais sourire : « Je l’ai sifflée ou applaudie à tel endroit. »

— C’est une cruauté de se montrer si adorable et si parfaite en vous désespérant, dit Sigognac ; ouvrir le ciel et le fermer, rien de plus barbare. Mais je fléchirai cette résolution.

— Ne l’essayez pas, reprit Isabelle avec une fermeté douce, elle est immuable. Je me mépriserais en y renonçant. Contentez-vous donc d’un amour le plus pur, le plus vrai, le plus dévoué qui ait jamais fait battre le cœur d’une femme, mais ne prétendez pas autre chose. Cela est donc bien pénible, ajouta-t-elle en souriant, d’être adoré d’une ingénue que plusieurs ont le mauvais goût de trouver charmante ? Vallombreuse lui-même en serait fier !

— Se donner et se refuser si complètement, mettre dans la même coupe cette douceur et cette amertume, ce miel et cette absinthe, il n’y avait que vous qui fussiez capable d’un pareil contraste.

— Oui, je suis une fille bizarre, reprit Isabelle, je tiens de ma mère en cela ; mais comme je suis il faut me prendre. Si vous insistiez et me tourmentiez, je saurais bien me dérober en quelque asile où vous ne me trouveriez jamais. Ainsi c’est convenu ; et comme il se fait tard, allez en votre chambre et m’accommodez ces vers d’un rôle qui ne vont ni à ma figure ni à mon caractère dans la pièce que nous devons jouer prochainement. Je suis votre petite amie, soyez mon grand poëte. »

En disant cette phrase, Isabelle cherchait au fond d’un tiroir un rouleau noué d’une faveur rose qu’elle remit au baron de Sigognac.

« Maintenant, embrassez-moi et partez, dit-elle en lui tendant la joue. Vous allez travailler pour moi, et tout labeur mérite salaire. »

De retour chez lui, Sigognac fut longtemps à se remettre de l’émotion que lui avait causée cette scène. Il était à la fois désolé et ravi, radieux et sombre, au ciel et dans l’enfer. Il riait et pleurait, en proie aux sentiments les plus tumultueux et les plus contradictoires ; la joie d’être aimé d’une si belle personne et d’un si noble cœur le faisait exulter, et la certitude de n’en rien obtenir jamais le jetait dans un accablement profond. Peu à peu ces folles vagues s’apaisèrent et le calme lui revint. Sa pensée reprit une à une pour les commenter les phrases d’Isabelle, et le tableau du château de Sigognac reconstruit qu’elle avait évoqué se présenta à son imagination échauffée avec les couleurs les plus vives et les plus fortes. Il eut tout éveillé comme une sorte de rêve :

La façade du castel rayonnait blanche au soleil, et les girouettes dorées à neuf brillaient sur le fond du ciel bleu. Pierre, revêtu d’une riche livrée, debout entre Miraut et Béelzébuth sous la porte armoriée, attendait son maître. Des cheminées si longtemps éteintes montaient de joyeuses fumées, montrant que le château était peuplé par une domesticité nombreuse et que l’abondance y était revenue.

Il se voyait lui-même vêtu d’un habit aussi galant que magnifique dont les broderies scintillaient et papillotaient, menant vers le manoir de ses ancêtres Isabelle qui portait un costume de princesse blasonné d’armoiries dont les émaux et les couleurs semblaient appartenir à une des plus grandes maisons de France. Une couronne ducale brillait sur son front. Mais la jeune femme n’en paraissait pas plus fière. Elle gardait son air tendre et modeste et tenait à la main la petite rose, présent de Sigognac, auquel le temps n’avait rien fait perdre de sa fraîcheur, et tout en marchant elle en respirait le parfum.

Quand le jeune couple s’approcha du château, un vieillard de l’aspect le plus vénérable et le plus majestueux, sur la poitrine duquel étincelaient plusieurs ordres, et dont la physionomie était totalement inconnue à Sigognac, fit quelques pas hors du porche comme pour souhaiter la bienvenue aux jeunes époux. Mais ce qui surprit fort le Baron, c’est que près du vieillard se tenait un jeune homme de la plus fière tournure dont il ne distinguait d’abord pas bien les traits, mais qui bientôt lui parut être le duc de Vallombreuse. Le jeune homme lui souriait amicalement et n’avait plus son expression hautaine.

Les tenanciers criaient : « Vive Isabelle, vive Sigognac », avec les démonstrations de la joie la plus vive. À travers le tumulte des acclamations, une fanfare de chasse se fit entendre ; bientôt du milieu d’un taillis déboucha sur la clairière, cravachant son palefroi rebelle, une amazone dont les traits ressemblaient beaucoup à ceux d’Yolande. Elle flatta de la main le col de son cheval, le mit à une allure plus modérée, et passa lentement devant le manoir : Sigognac suivait, malgré lui, des yeux la superbe chasseresse dont la jupe de velours s’enflait comme une aile, mais plus il la regardait, plus la vision pâlissait et se décolorait. Elle prenait des diaphanéités d’ombre, et à travers ses contours presque effacés on distinguait plusieurs détails du paysage. Yolande s’évanouissait comme un souvenir confus devant la réalité d’Isabelle. Le vrai amour faisait envoler les premiers rêves de l’adolescence.

En effet, dans ce manoir ruiné, où les yeux n’avaient à se repaître que du spectacle de la désolation et de la misère, le Baron avait vécu, morne, somnolent, inanimé, plus semblable à une ombre qu’à un homme, jusqu’au jour de sa première rencontre avec Yolande de Foix en chasse sur la lande déserte. Il n’avait encore vu que des paysannes cuites par le hâle, que des bergères crottées, des femelles et non des femmes ; il garda de cette vision un éblouissement comme ceux qui contemplent le soleil. Toujours il voyait danser devant ses yeux, même quand il les fermait, cette figure radieuse qui lui semblait appartenir à une autre sphère. Yolande, il est vrai, était incomparablement belle et bien faite pour fasciner de plus usagés qu’un pauvre hobereau se promenant sur un bidet étique dans les habits trop larges de son père. Mais, au sourire provoqué par son accoutrement grotesque, Sigognac avait senti combien il lui serait ridicule de nourrir la moindre espérance à l’endroit de cette insolente beauté. Il évitait Yolande, ou s’arrangeait pour la voir sans en être aperçu, derrière quelque haie ou tronc d’arbre sur les chemins qu’elle avait l’habitude de prendre avec sa suite de galants qu’en son mépris de soi-même il trouvait tous cruellement beaux, merveilleusement vêtus, superbement aimables. Ces jours-là, le cœur enfiellé d’une amère tristesse, il revenait au château, pâle, défait, abattu, comme un homme qui relève de maladie, et il restait silencieux des heures entières, assis, le menton dans la main, à l’angle de la cheminée.

L’apparition d’Isabelle au château avait donné un but à ce vague besoin d’aimer qui tourmente la jeunesse et dans l’oisiveté s’attache à des chimères. Les grâces, la douceur, la modestie de la jeune comédienne avaient touché Sigognac au plus tendre de l’âme, et il l’aimait réellement beaucoup. Elle avait guéri la blessure faite par le mépris d’Yolande.

Sigognac, après s’être laissé aller à ces rêvasseries fantasmagoriques, se tança de sa paresse et parvint, non sans peine, à fixer son attention sur la pièce qu’Isabelle lui avait confiée pour en retoucher quelques passages. Il retrancha certains vers qui ne congruaient pas à la physionomie de la jeune comédienne, il en ajouta certains autres ; il refit la déclaration d’amour du galant comme froide, prétentieuse, guindée et sentant son phébus. Celle qu’il substitua était, certes, plus naturelle, plus passionnée, plus chaude ; il l’adressait, en idée, à Isabelle même.

Ce travail l’amena fort tard dans la nuit, mais il s’en tira à son avantage et satisfaction, et fut récompensé, le lendemain, par un gracieux sourire d’Isabelle, qui se mit tout de suite à apprendre les vers que son poëte, comme elle l’appelait, avait arrangés. Ni Hardy, ni Tristan n’eussent mieux fait.

À la représentation du soir, la foule fut encore plus considérable que la veille, et peu s’en fallut que le portier ne restât étouffé dans la presse des spectateurs qui voulaient tous entrer en même temps à la comédie, craignant, bien qu’ils eussent payé, de n’y trouver place. La réputation du capitaine Fracasse, vainqueur de Vallombreuse, grandissait d’heure en heure et prenait des proportions chimériques et fabuleuses ; on lui eût attribué volontiers les travaux d’Hercule et les prouesses des douze pairs de la table ronde. Quelques jeunes gentilshommes, ennemis du duc, parlaient de rechercher l’amitié de ce vaillant gladiateur et de l’inviter à faire carousse avec eux au cabaret, à six pistoles par tête. Plus d’une dame méditait un poulet, d’un tour galant, à son adresse, et avait jeté au feu cinq ou six brouillons mal venus. Bref, il était à la mode. On ne jurait plus que par lui. Il se souciait assez peu de ce succès qui le tirait de l’obscurité où il aurait voulu rester, mais il ne lui était pas possible de s’y soustraire ; il fallait le subir ; un moment, il eut la fantaisie de se dérober et de ne point paraître en scène. L’idée du désespoir qu’en aurait le Tyran, tout émerveillé des énormes recettes qu’il encaissait, l’empêcha de le faire. Ces honnêtes comédiens, qui l’avaient secouru en sa misère, ne devaient-ils pas profiter de la vogue inopinée dont il jouissait ? Aussi, se résignant à son rôle, il s’adapta son masque, boucla son ceinturon, drapa sa cape sur son épaule et attendit que l’avertisseur lui vînt dire que c’était son tour.

Les recettes étant belles et la compagnie nombreuse, Hérode, en directeur généreux, avait fait doubler le luminaire, de sorte que la salle resplendissait d’un éclat aussi vif qu’un spectacle de cour. Dans l’espérance de séduire le capitaine Fracasse, des dames de la ville s’étaient mises sous les armes, et comme on dit à Rome, in fiocchi. Pas un diamant ne restait dans les écrins, et tout cela brillait et scintillait sur des poitrines plus ou moins blanches, sur des têtes plus ou moins jolies, mais qu’animait un vif désir de plaire.

Une seule loge était encore vide, la mieux placée, la plus en vue de la salle, et les yeux se tournaient curieusement de ce côté. Le peu d’empressement de ceux qui l’avaient louée étonnait les gentilshommes et bourgeois de Poitiers, à leur poste depuis plus d’une heure. Hérode, entre-bâillant le rideau, semblait attendre pour frapper les trois coups sacramentels que ces dédaigneux arrivassent, car rien n’est maussade en les comédies comme ces tardives et trop fâcheuses entrées de spectateurs, qui remuent leurs sièges, s’installent bruyamment et détournent l’attention.

Comme le rideau se levait, une jeune femme prit place dans la loge, et à côté d’elle s’assit péniblement un seigneur ayant l’apparence vénérable et patriarcale. De longs cheveux blancs dont le bout se roulait en des boucles argentées tombaient des tempes encore bien garnies du vieux gentilhomme, tandis que le haut de la tête laissait voir un crâne à tons ivoirins. Ces mèches accompagnaient des joues martelées de couleurs violentes qui prouvaient l’habitude de vivre au grand air et peut-être un culte rabelaisien de la dive bouteille. Les sourcils restés noirs et fort touffus ombrageaient des yeux dont l’âge n’avait pas éteint la vivacité et qui pétillaient encore par moments dans leurs cercles de rides brunes. Des moustaches et une royale auxquelles on eût pu appliquer cette épithète de grifaigne que les vieux romans de gestes attribuent invariablement à la barbe de Charlemagne, se hérissaient en virgules autour de sa bouche sensuelle et lippue : un double menton rattachait sa figure à son col replet, et l’apparence générale eût été assez commune sans le regard qui relevait tout cela et ne permettait pas de mettre en doute la qualité du personnage. Un collet en point de Venise se rabattait sur sa veste de brocart d’or, et son linge d’une blancheur éblouissante soulevé par un abdomen assez proéminent débordait et couvrait la ceinture d’un haut-de-chausses en velours tanné ; un manteau de même couleur, galonné d’or, jeté négligemment, se drapait au dos du siège. Il était facile de deviner en ce vieillard un oncle-chaperon, réduit à l’état de duègne par une nièce adorée malgré ses caprices ; on eût dit, à les voir tous deux, elle, svelte et légère, lui, pesant et refrogné, Diane menant en laisse un vieux lion demi-privé qui eût aimé mieux dormir en son antre qu’être ainsi promené de par le monde, mais qui cependant s’y résigne.

Le costume de la jeune fille prouvait par son élégance la richesse et le rang de celle qui le portait. Une robe de vert glauque, de cette nuance que les blondes les plus sûres de leur teint peuvent seules affronter, faisait valoir la blancheur neigeuse d’une poitrine chastement découverte, et le col d’une transparence alabastrine jaillissait comme le pistil de la corolle d’une fleur, d’une collerette empesée et découpée à jour. La jupe, en toile d’argent, se glaçait de lumière, et des points brillants marquaient l’orient des perles qui bordaient la robe et le corsage. Les cheveux, imprégnés de rayons et tournés en petites boucles sur le front et les tempes, ressemblaient à de l’or vivant ; pour les blasonner ce n’eût pas été trop d’une vingtaine de sonnets avec tous les concetti italiens et les agudezzas espagnoles. Déjà la salle entière était éblouie de cette beauté, bien qu’elle n’eût pas encore ôté son masque, mais ce qu’on en voyait répondait du reste ; le menton délicat et pur, la coupe parfaite de la bouche dont les rougeurs de framboise gagnaient au voisinage du velours noir, l’ovale allongé, gracieux et fin de la figure, la perfection idéale d’une mignonne oreille qu’on eût pu croire ciselée dans l’agate par Benvenuto Cellini, attestaient assez des charmes enviables des déesses mêmes.

Bientôt, incommodée sans doute par la chaleur de la salle ou peut-être voulant faire aux mortels une générosité dont ils ne sont guère dignes, la jeune déité ôta l’odieux morceau de carton qui éclipsait la moitié de sa splendeur. On vit alors ses yeux charmants dont les prunelles translucides brillaient comme des pierres de lazulite entre de longs cils d’or bruni, son nez, demi-grec, demi-aquilin, et ses joues nuancées d’un imperceptible carmin qui eût fait paraître terreux le teint de la plus fraîche rose. C’était Yolande de Foix. La jalousie des femmes se sentant menacées dans leurs succès et réduites à l’état de laiderons ou d’antiquailles l’avait bien reconnue avant qu’elle ne se fût démasquée.

Promenant un regard tranquille sur la salle émue, Yolande s’accouda au rebord de la loge, la main appuyée contre la joue dans une pose qui eût fait la réputation d’un sculpteur et tailleur d’images, si un ouvrier, fût-il grégeois ou romain, pouvait inventer une attitude de cette grâce distraite et de cette élégance naturelle.

« Surtout, mon oncle, n’allez pas dormir, dit-elle à demi-voix au vieux seigneur qui aussitôt écarquilla les yeux et se redressa sur son siège, cela ne serait pas aimable pour moi, et contraire aux lois de l’ancienne galanterie que vous vantez toujours.

— Soyez tranquille, ma nièce, quand les fadaises et billevesées que débitent ces baladins dont les affaires m’intéressent fort peu, m’ennuieront par trop grièvement, je vous regarderai et soudain j’ouvrirai l’œil clair comme basilic. »

Pendant ces propos d’Yolande et de son oncle, le capitaine Fracasse, marchant comme une paire de ciseaux forcée, s’avançait jusque près des chandelles, roulant des yeux furibonds et faisant la mine la plus outrageuse et la plus outrecuidante du monde.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent de toutes parts à l’entrée de l’acteur favori, et l’attention se détourna un moment d’Yolande. À coup sûr, Sigognac n’était point vaniteux et son orgueil de gentilhomme méprisait ce métier de baladin à quoi la nécessité l’obligeait. Cependant nous ne voudrions pas affirmer que son amour-propre ne fût quelque peu chatouillé de cette approbation chaude et bruyante. La gloire des histrions, gladiateurs, pantomimes, a parfois rendu jaloux des personnages haut situés, des empereurs romains et Césars, maîtres du monde qui ne dédaignèrent point de disputer, dans le cirque ou sur le théâtre, des couronnes de chanteurs, mimes, lutteurs et cochers, quand ils en avaient déjà tant d’autres sur le chef, témoin Ænobarbus Néro, pour ne parler que du plus célèbre.

Quand les battements de mains eurent cessé, le capitaine Fracasse promena dans la salle ce regard que ne manque pas d’y jeter l’acteur pour s’assurer que les banquettes sont bien garnies et deviner l’humeur joyeuse ou farouche du public sur quoi il modèle son jeu, se donnant ou se refusant des libertés.

Tout à coup le Baron eut un éblouissement ; les lumières s’élargirent comme des soleils, puis lui semblèrent devenues noires sur un fond lumineux. Les têtes des spectateurs qu’il démêlait confusément à ses pieds se fondirent en une espèce de brouillard informe. Une sueur brûlante, aussitôt glacée, le mouilla de la racine des cheveux au talon. Ses jambes plus molles que coton ployèrent sous lui, et il crut que le plancher du théâtre lui montait à la ceinture. Sa bouche desséchée, aride, n’avait plus de salive ; un carcan de fer étreignait sa gorge comme le garote espagnol fait d’un criminel, et de sa cervelle les mots qu’il devait prononcer s’envolaient effarés, tumultueux, se heurtant et s’enchevêtrant comme des oiseaux qui fuient de leur cage ouverte. Sang-froid, contenance, mémoire, tout était parti à la fois. On eût dit qu’un foudre invisible l’avait frappé, et peu s’en fallut qu’il ne tombât mort, le nez sur les chandelles. Il venait d’apercevoir Yolande de Foix, tranquille et radieuse en sa loge qui fixait sur lui ses beaux yeux pers !

Ô honte ! ô rage ! ô mauvais tour du sort ! ô contretemps par trop fâcheux pour une âme noble ! être vu, sous un accoutrement grotesque en cette fonction indigne et basse de divertir la canaille avec des grimaces par une dame si hautaine, si arrogante, si dédaigneuse devant qui pour l’humilier et lui rabattre la superbe on n’eût voulu faire qu’actions magnanimes, héroïques, surhumaines ! Et ne pouvoir se dérober, disparaître, s’engloutir dans les entrailles de la terre ! Sigognac eut un instant l’idée de s’enfuir, de s’élancer par la toile du fond en y faisant un trou avec sa tête comme avec une baliste ; mais il avait aux pieds ces semelles de plomb dont on prétend qu’usent certains coureurs en leurs exercices pour être plus légers ensuite ; il ne pouvait se détacher du plancher et il restait là éperdu, béant, stupide, au grand étonnement de Scapin, qui, s’imaginant que le capitaine Fracasse manquait de mémoire, lui soufflait, à voix basse, les premiers mots de la tirade.

Le public crut que l’acteur, avant de commencer, désirait une seconde salve d’applaudissements, et il se mit à battre des mains, à trépigner, à faire le plus triomphant vacarme qu’on ait jamais ouï en un théâtre. Cela donna le temps à Sigognac de reprendre ses esprits. Il fit un suprême effort de volonté et rentra violemment dans la possession de ses moyens : « Ayons au moins la gloire de notre infamie, se dit-il en se raffermissant sur ses jambes ; il ne manquerait plus que d’être sifflé devant elle et de recevoir en sa présence une grêle de pommes crues et d’œufs durs. Peut-être ne m’a-t-elle point reconnu derrière cet ignoble masque. Qui supposerait un Sigognac sous cet habit de singe savant, bariolé de rouge et de jaune ! Allons, du courage ; à la rescousse ! Faisons feu des quatre pieds. Si je joue bien, elle m’applaudira. Ce sera, certes, un beau triomphe, car elle est outrageuse assez. »

Ces réflexions, Sigognac les fit en moins de temps que nous n’en mettons à les écrire, la plume ne pouvant suivre les rapidités de la pensée, tandis qu’il débitait sa grande tirade avec des éclats de voix si singuliers, des intonations si inattendues, une furie comique si endiablée que le public éclata en bravi, et qu’Yolande elle-même, bien qu’elle témoignât ne prendre point de goût à ces farces, ne put s’empêcher de sourire. Son oncle, le gros commandeur, était parfaitement éveillé et heurtait les paumes de ses mains goutteuses en signe de satisfaction. Le malheureux Sigognac au désespoir, par l’exagération de son jeu, l’outrance de ses bouffonneries, la folie de ses rodomontades, semblait vouloir se bafouer lui-même et pousser la dérision de son sort jusques à la limite extrême où elle pouvait aller ; il jetait à ses pieds dignité, noblesse, respect de soi, souvenir des ancêtres ; et il trépignait dessus avec une joie délirante et féroce ! « Tu dois être contente, Fortune adverse, je suis assez humilié, assez profondément enfoncé dans l’abjection, pensait-il tout en recevant les nasardes, croquignoles et coups de pied ; tu m’avais fait misérable ! tu me rends ridicule ! tu me forces par un lâche tour à me déshonorer devant cette fière personne ! Que te faut-il de plus ? »

Parfois la colère le prenait et il se redressait sous le bâton de Léandre d’un air si formidable et dangereux que celui-ci reculait de peur ; mais, revenant par un brusque soubresaut à l’esprit de son rôle, il tremblait de tout son corps, claquait des dents, flageolait sur ses jambes, bégayait et donnait, au grand plaisir des spectateurs, tous les signes de la plus lâche poltronnerie.

Ces extravagances, qui eussent paru ridicules dans un rôle moins chargé que celui de Matamore, étaient attribuées par le public à la verve de l’acteur tout à fait entré dans la peau du personnage, et ne laissaient pas que de produire un bon effet. Isabelle seule avait deviné ce qui causait le trouble du Baron : la présence dans la salle de cette insolente chasseresse dont les traits ne lui étaient que trop restés dans la mémoire. Tout en jouant son rôle, elle tournait à la dérobade les yeux vers la loge où trônait, avec l’orgueil dédaigneux et tranquille d’une perfection sûre d’elle-même, l’altière beauté que, dans son humilité, elle n’osait appeler sa rivale. Elle trouvait une amère douceur à constater intérieurement cette supériorité inéluctable, et se disait que nulle femme n’eût pu lutter d’appas contre une telle déesse. Ces charmes souverains lui firent comprendre les amours insensés qu’excite parfois chez des marauds du peuple la grâce nonpareille de quelque jeune reine apparue en un triomphe ou cérémonie publique, amours suivis de folie, prisons et supplices.

Quant à Sigognac, il s’était promis de ne pas regarder Yolande de peur d’être saisi par un transport soudain, et la raison perdue, de faire publiquement quelque incartade bizarre qui le déshonorât. Il tâchait, au contraire, de se calmer en tenant sa vue attachée, lorsque le rôle le permettait, sur cette douce et bonne Isabelle. Ce charmant visage, empreint d’une légère tristesse qu’expliquait la fâcheuse tyrannie d’un père qui, dans la comédie, la voulait marier contre son gré, redonnait à son âme un peu de repos ; l’amour de l’une le consolait des mépris de l’autre. Il reprenait de l’estime pour lui-même et trouvait la force de continuer son jeu.

Ce supplice eut un terme enfin. La pièce s’acheva et lorsque, rentré dans la coulisse, Sigognac, qui étouffait, défit son masque, ses camarades furent frappés de l’altération étrange de ses traits. Il était livide et se laissa tomber comme un corps sans vie sur un banc qui se trouvait là. Le voyant près de pâmer, Blazius lui apporta un flacon de vin, disant que rien n’était efficace en ces occurrences comme une lampée ou deux du meilleur. Sigognac fit signe qu’il ne voulait que de l’eau.

« Condamnable régime, dit le Pédant, grave erreur diététique ; l’eau ne convient qu’aux grenouilles, poissons et sarcelles, nullement aux humains ; en bonne pharmacie, on devrait écrire sur les carafes : « Remède pour usage externe. » Je mourrais subitement tout vif si j’avalais une goutte de cette humidité fade. »

Le raisonnement de Blazius n’empêcha point le Baron d’avaler un pot d’eau tout entier. La fraîcheur du breuvage le remit tout à fait, et il commença à promener autour de lui des regards moins effarés.

« Vous avez joué d’une façon admirable et fantasque, dit Hérode en s’approchant du Capitaine, mais il ne faut point se livrer de la sorte. Un tel feu vous consumerait bientôt. L’art du comédien est de se ménager et de ne présenter que les apparences des choses. Il doit être froid en brûlant les planches et rester tranquille au milieu des plus grandes furies. Jamais acteur n’a représenté si au vif l’emphase, l’impertinence et la folie du Matamore, et si vous pouviez retrouver ces effets d’improvisation, vous emporteriez dessus tous autres la palme comique.

— N’est-ce point, répondit amèrement le Baron, que j’ai bien rempli mon personnage ? Je me sentais moi-même fort burlesque et fort bouffon dans la scène où ma tête passe à travers la guitare que Léandre me casse sur le crâne.

— De vrai, vous faisiez, reprit le Tyran, la mine la plus hétéroclitement furibonde et risible qui se puisse imaginer. Mademoiselle Yolande de Foix, cette belle personne si fière, si noble, si sérieuse, a daigné en sourire. Je l’ai bien vu.

— Ce m’est un grand honneur, fit Sigognac dont les joues s’empourprèrent subitement, d’avoir diverti cette beauté.

— Pardon, dit le Tyran qui s’aperçut de cette rougeur. Ce succès qui nous enivre, nous autres, pauvres baladins de profession, doit être indifférent à une personne de votre qualité, bien au-dessus des applaudissements, même illustres.

— Vous ne m’aviez point fâché, brave Hérode, dit Sigognac en tendant la main au Tyran ; il faut faire bien tout ce qu’on fait. Mais je ne pouvais m’empêcher de songer que ma jeunesse avait espéré d’autres triomphes. »

Isabelle, qui s’était habillée pour l’autre pièce, passa près de Sigognac et lui jeta, avant d’entrer en scène, un regard d’ange consolateur, si chargé de tendresse, de sympathie, de passion, qu’il en oublia tout à fait Yolande et ne se sentit plus malheureux. Ce fut un baume divin qui cicatrisa les plaies de son orgueil pour un moment du moins, car ces plaies-là se rouvrent et saignent toujours.

Le marquis de Bruyères était à son poste, et quelque occupé qu’il fût d’applaudir Zerbine pendant la représentation, il ne laissa pas que d’aller saluer Yolande, qu’il connaissait et dont parfois il suivait la chasse. Il lui conta, sans nommer le Baron, le duel du capitaine Fracasse avec le duc de Vallombreuse dont il savait mieux que personne les détails, ayant été témoin de l’un des deux adversaires.

« Vous faites mal à propos le discret, répondit Yolande, j’ai bien deviné que le capitaine Fracasse n’est autre que le baron de Sigognac. Ne l’ai-je pas vu partir de sa tour à hiboux en compagnie de cette péronnelle, de cette bohémienne qui joue les ingénues d’un air si confit, ajouta-t-elle avec un ris un peu forcé, et n’était-il pas en votre château à la suite des comédiens ? À sa mine niaise je n’eusse pas cru qu’il fût si parfait baladin et si vaillant compagnon. »

Tout en causant avec Yolande, le marquis promenait ses regards dans la salle dont il saisissait mieux l’aspect que de la place qu’il occupait ordinairement, tout près des violons, pour mieux suivre le jeu de Zerbine. Son attention se porta sur la dame masquée qu’il n’avait point aperçue jusqu’alors, puisque lui-même, assis au premier rang, tournait presque toujours le dos aux spectateurs dont il désirait n’être pas trop remarqué. Bien qu’elle fût comme ensevelie sous ses dentelles noires, il crut reconnaître dans la tournure et l’attitude de cette beauté mystérieuse quelque chose qui lui rappelait vaguement la marquise sa femme. « Bah ! se dit-il, elle doit être au château de Bruyères, où je l’ai laissée. » Cependant elle faisait scintiller, à l’annulaire de la main qu’elle tenait coquettement posée sur le bord de la loge, comme pour se dédommager de ne point montrer son visage, un assez gros diamant que la marquise avait l’habitude de porter, et, cet indice lui troublant la fantaisie, il prit congé d’Yolande et du vieux seigneur dans l’idée de s’aller assurer du fait avec une civilité assez brusque, mais non pas si prompte qu’il ne trouvât, quand il parvint au but, le nid sans l’oiseau. La dame, alarmée, était partie. Ce dont il resta fort perplexe et désappointé, quoiqu’il fût mari philosophe. « Serait-elle amoureuse de ce Léandre ? murmura-t-il ; heureusement j’ai fait bâtonner le fat par avance et je suis en règle de ce côté-là. » Cette pensée lui rendit sa sérénité et il alla derrière le rideau rejoindre la Soubrette, qui s’étonnait déjà de ne le point voir accourir et le reçut avec la mauvaise humeur simulée dont ces sortes de femmes agacent les hommes.

Après la représentation, Léandre, inquiet de ce que la marquise avait disparu subitement au milieu du spectacle, se rendit sur la place de l’église à l’endroit où le page venait le prendre avec le carrosse. Il trouva le page tout seul qui lui remit une lettre accompagnée d’une petite boîte fort lourde, et disparut si rapidement dans l’ombre que le comédien eût pu douter de la réalité de l’apparition s’il n’eût eu entre les mains la missive et le paquet. Appelant un laquais qui passait avec un falot pour aller chercher son maître en quelque maison voisine, Léandre rompit le cachet d’une main hâtive et tremblante, et, approchant le papier de la lanterne que le valet lui tenait à hauteur du nez, il lut les lignes suivantes :


« Cher Léandre, je crains bien que mon mari ne m’ait reconnue à la comédie, malgré mon masque ; il fixait les yeux avec une telle insistance sur ma loge, que je me suis retirée en toute hâte pour ne pas être surprise. La prudence, si contraire à l’amour, nous prescrit de ne pas nous voir, cette nuit, au pavillon. Vous pourriez être épié, suivi, tué peut-être, sans parler des dangers que moi-même je puis courir. En attendant des occasions plus heureuses et plus commodes, veuillez bien porter cette chaîne d’or à trois tours que mon page vous remettra. Puisse-t-elle, toutes les fois que vous la mettrez à votre col, vous faire souvenir de celle qui ne vous oubliera jamais et vous aimera toujours.

Celle qui, pour vous, n’est que Marie. »


Hélas ! voilà mon beau roman fini, se disait Léandre en donnant quelque monnaie au laquais dont il avait emprunté le falot ; c’est dommage ! Ah ! charmante marquise, comme je vous eusse aimée longtemps ! continua-t-il quand le valet fut éloigné, mais les destins jaloux de mon bonheur ne l’ont point permis ; soyez tranquille, madame, je ne vous compromettrai point par des flammes indiscrètes. Ce brutal de mari me navrerait sans pitié et plongerait le fer en votre blanche poitrine. Non, non, point de ces tueries sauvages, mieux faites pour les tragédies que pour la vie commune. Dût mon cœur en saigner, je ne chercherai point à vous revoir, et me contenterai de baiser cette chaîne moins fragile et plus pesante que celle qui nous a un instant unis. Combien peut-elle valoir ? Mille ducats pour le moins, à en juger par sa lourdeur ! Comme j’ai raison d’aimer les grandes dames ! elles n’ont d’inconvénients que les coups de bâton et les coups d’épée qu’on risque à leur service. En somme, l’aventure s’arrête au bel endroit, ne nous plaignons pas. » Et curieux de voir à la lumière briller et chatoyer sa chaîne d’or, il se rendit à l’hôtel des Armes de France d’un pas assez délibéré pour un amant qui vient de recevoir son congé.

En rentrant dans sa chambre, Isabelle trouva au milieu de la table une cassette placée de manière à forcer le regard le plus distrait de la voir. Un papier plié était posé sous un des angles de la boîte qui devait contenir des choses fort précieuses, car elle était déjà un joyau elle-même. Le papier n’était point scellé et contenait ces mots d’une écriture tremblée et péniblement formée comme celle d’une main dont l’usage n’est pas libre : « Pour Isabelle. »

Une rougeur d’indignation monta aux joues de la comédienne à l’aspect de ces présents dont plus d’une vertu eût été ébranlée. Sans même ouvrir la cassette par curiosité féminine, elle appela maître Bilot, qui n’était point couché encore, préparant un souper pour quelques seigneurs, et lui dit d’emporter cette boîte pour la remettre à qui de droit, car elle ne la voulait pas souffrir une minute de plus en sa possession.

L’aubergiste fit l’étonné et jura son grand sacredieu, serment aussi solennel pour lui que le Styx pour les Olympiens, qu’il ignorait qui avait mis là cette boîte, bien qu’il se doutât de sa provenance. En effet, c’était dame Léonarde à laquelle le duc s’était adressé, pensant qu’une vieille femme réussit là où le diable échoue, qui avait frauduleusement posé ces joyaux sur la table, en l’absence d’Isabelle. Mais, ici, la damnable matrone avait vendu ce qu’elle ne pouvait livrer, présumant trop de la force corruptrice des pierreries et de l’or qui n’agit que sur les âmes viles.

« Tirez cela d’ici, dit Isabelle à maître Bilot, rendez cette boîte infâme à qui l’envoie, et surtout ne sonnez mot de la chose au Capitaine ; quoique ma conduite ne soit en rien coupable, il pourrait entrer en des furies et faire des esclandres dont souffrirait ma réputation. »

Maître Bilot admira le désintéressement de cette jeune comédienne qui n’avait pas même regardé des bijoux à tourner la tête d’une duchesse, et les renvoyait dédaigneusement, comme des dragées de plâtre ou des noix creuses, et, en se retirant, il lui fit un salut des plus respectueux, celui qu’il eût adressé à une reine, tant cette vertu le surprenait.

Agitée, enfiévrée, Isabelle, après le départ de maître Bilot, ouvrit la fenêtre pour éteindre, à la fraîcheur de la nuit, les feux de ses joues et de son front. Une lumière brillait à travers les branches des arbres sur la façade noire de l’hôtel Vallombreuse, sans doute au logis du jeune duc blessé. La ruelle semblait déserte. Cependant Isabelle, de cette ouïe fine de la comédienne habituée à saisir au vol le murmure du souffleur, crut entendre une voix très-basse qui disait : « Elle n’est pas encore couchée. »

Très-intriguée de cette phrase, elle se pencha un peu, et il lui sembla démêler dans l’ombre, au pied de la muraille, deux formes humaines enveloppées de manteaux et se tenant immobiles comme des statues de pierre au porche d’une église ; à l’autre bout de la ruelle, malgré l’obscurité, ses yeux dilatés par la peur découvrirent un troisième fantôme qui paraissait faire le guet.

Se sentant observés, les êtres énigmatiques disparurent ou se cachèrent plus soigneusement, car Isabelle ne distingua ni n’entendit plus rien. Fatiguée de faire vedette, et croyant avoir été le jouet d’une illusion nocturne, elle referma doucement sa fenêtre, poussa le verrou de sa porte, posa la lumière près de son lit, et se coucha avec une vague angoisse que ne pouvaient calmer les raisonnements qu’elle se faisait. En effet, qu’avait-elle à craindre en une auberge pleine de monde, à deux pas de ses amis, dans sa chambre bien et dûment verrouillée et fermée à triple tour ? Quel rapport pouvaient avoir avec elle ces ombres entrevues au bas de la muraille et qui étaient sans doute quelques tire-laines attendant une proie et gênés par la lumière de sa fenêtre ?

Tout cela était logique, mais ne la rassurait pas : un pressentiment anxieux lui serrait la poitrine. Si elle n’eût craint d’être raillée, elle se fût levée et réfugiée chez une compagne, mais Zerbine n’était pas seule, Sérafine ne l’aimait guère, et la duègne lui causait une répugnance instinctive. Elle resta donc en proie à d’inexprimables terreurs.

Le moindre craquement de la boiserie, le plus léger grésillement de la chandelle dont la mèche, non mouchée, se coiffait d’un noir champignon, la faisait tressaillir et s’enfoncer sous les couvertures, de peur de voir dans les angles obscurs quelque forme monstrueuse ; puis elle reprenait courage, inspectant du regard l’appartement où rien n’avait l’air suspect ou surnaturel.

Dans le haut d’une des murailles, était pratiqué un œil-de-bœuf destiné sans doute à donner du jour à quelque cabinet obscur. Cet œil-de-bœuf s’arrondissait sur la paroi grisâtre, aux faibles reflets de la lumière, comme l’énorme prunelle noire d’un œil cyclopéen, et semblait espionner les actions de la jeune femme. Isabelle ne pouvait s’empêcher de regarder fixement ce trou profond et sombre, grillé, au reste, de deux barreaux de fer en croix. Il n’y avait donc rien à craindre de ce côté ; pourtant, à un certain moment, Isabelle crut voir au fond de cette ombre briller deux yeux humains.

Bientôt une tête basanée, à longs cheveux noirs ébouriffés, s’engagea dans un des étroits compartiments dessinés par l’intersection des barreaux ; un bras maigre suivit, puis les épaules passèrent, se froissant au rude contact du fer, et une petite fille de huit à dix ans, se cramponnant de la main au rebord de l’ouverture, allongea tant qu’elle put son corps chétif le long de la muraille et se laissa tomber sur le plancher sans faire plus de bruit qu’une plume ou qu’un flocon de neige qui descendent à terre.

À l’immobilité d’Isabelle, pétrifiée et médusée de terreur, l’enfant l’avait crue endormie, et quand elle s’approcha du lit, pour s’assurer si ce sommeil était profond, une surprise extrême se peignit sur son visage couleur de bistre. « La dame au collier ! dit-elle en touchant les perles qui bruissaient à son col maigre et brun, la dame au collier ! »

De son côté, Isabelle, à demi morte de peur, avait reconnu la petite fille rencontrée à l’auberge du Soleil bleu et sur la route de Bruyères en compagnie d’Agostin. Elle essaya d’appeler au secours, mais l’enfant lui mit la main sur la bouche.

« Ne crie pas, tu ne cours aucun danger ; Chiquita a dit qu’elle ne couperait jamais le col à la dame qui lui a donné les perles qu’elle avait envie de voler.

— Mais que viens-tu faire ici, malheureuse enfant ? fit Isabelle, reprenant quelque sang-froid à la vue de cet être faible et débile qui ne pouvait être bien redoutable, et d’ailleurs manifestait certaine reconnaissance sauvage et bizarre à son endroit.

— Ouvrir le verrou que tu pousses tous les soirs, reprit Chiquita du ton le plus tranquille et comme n’ayant aucun doute sur la légitimité de son action ; on m’a choisie pour cela parce que je suis agile et mince comme une couleuvre. Il n’y a guère de trous par où je ne puisse passer.

— Et pourquoi voulait-on te faire ouvrir le verrou ? Pour me voler ?

— Oh ! non, répondit Chiquita d’un air dédaigneux : c’était pour que les hommes pussent entrer dans la chambre et t’emporter.

— Mon Dieu, je suis perdue, s’écria Isabelle en gémissant et en joignant les mains.

— Non pas, dit Chiquita, puisque je laisserai le verrou fermé. Ils n’oseraient forcer la porte, cela ferait du bruit, on viendrait et on les prendrait ; pas si bêtes !

— Mais j’aurais crié, je me serais accrochée aux murs, on m’aurait entendue.

— Un bâillon étouffe les cris, dit Chiquita avec l’orgueil d’un artiste qui explique à un ignorant un secret du métier, une couverture roulée autour du corps empêche les mouvements. C’est très-facile. Le valet d’écurie était gagné et il devait ouvrir la porte de derrière.

— Qui a tramé cette machination odieuse ? dit la pauvre comédienne, tout effarée du péril qu’elle avait couru.

— C’est le seigneur qui a donné de l’argent, oh ! beaucoup d’argent ! comme ça, plein les mains ! répondit Chiquita dont les yeux brillèrent d’un éclat cupide et farouche ; mais c’est égal, tu m’as fait cadeau des perles ; je dirai aux autres que tu ne dormais pas, qu’il y avait un homme dans ta chambre et que c’est un coup manqué. Ils s’en iront. Laisse-moi te regarder ; tu es belle et je t’aime, oui, beaucoup, presque autant qu’Agostin. Tiens ! fit-elle en avisant sur la table le couteau trouvé dans la charrette, tu as là le couteau que j’ai perdu, le couteau de mon père. Garde-le, c’est une bonne lame.


Quand cette vipère vous pique,
Pas de remède en la boutique.


Vois-tu, on tourne la virole ainsi et puis on donne le coup comme cela ; de bas en haut, le fer entre mieux. Porte-le dans ton corsage, et quand les méchants te voudront contrarier, paf ! tu leur fendras le ventre. » Et la petite commentait ses paroles de gestes assortis.

Cette leçon de couteau, donnée, la nuit, dans cette situation étrange par cette petite voleuse hagarde et demi folle, produisait sur Isabelle l’effet d’un de ces cauchemars qu’on essaye en vain de secouer.

« Tiens le couteau dans ta main de la sorte, les doigts bien serrés. On ne te fera rien. Maintenant, je m’en vais. Adieu, souviens-toi de Chiquita ! »

La petite complice d’Agostin approcha une chaise du mur, y monta, se haussa sur les pieds, saisit le barreau, se courba en arc et appuyant les talons à la muraille par un soubresaut nerveux, eut bientôt gagné le rebord de l’œil-de-bœuf, par où elle disparut en murmurant comme une sorte de vague chanson en prose : « Chiquita passe par les trous de serrures, danse sur la pointe des grilles et les tessons de bouteille sans se faire mal. Bien malin qui la prendra ! »

Isabelle attendit le jour avec impatience, sans pouvoir fermer l’œil tant cet événement bizarre l’avait agitée ; mais le reste de la nuit fut tranquille.

Seulement quand la jeune fille descendit dans la salle à manger, ses compagnons furent frappés de sa pâleur et du cercle marbré qui entourait ses yeux. On la pressa de questions et elle raconta son aventure nocturne. Sigognac, furieux, ne parlait de rien moins que de saccager la maison du duc de Vallombreuse à qui il attribuait, sans hésiter, cette tentative scélérate.

« M’est avis, dit Blazius, qu’il serait urgent de ployer nos décorations, et d’aller nous perdre ou plutôt nous sauver en cet océan de Paris. Les choses se gâtent. »

Les comédiens se rangèrent à l’opinion du Pédant, et le départ fut fixé pour le lendemain.