Aller au contenu

Le Capitaine Pamphile/4

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 33-42).
◄  III.
V.  ►


IV

Comment le capitaine Pamphile, commandant le brick de commerce la Roxelane, fit, sur le bord de la rivière Bango,
une meilleure chasse que n’avait fait Alexandre Decamps,
dans la plaine Saint-Denis.


— Ah ! ah ! fit le docteur Thierry en entrant, le lendemain, dans l’atelier, vous avez un nouveau locataire.

Et, sans faire attention au grognement amical de Tom et aux grimaces prévenantes de Jacques, il s’avança vers le bocal qui contenait mademoiselle Camargo et y plongea la main.

Mademoiselle Camargo, qui ne connaissait pas Thierry pour un médecin très-savant et pour un homme fort spirituel, se mit à ramer circulairement le plus vite qu’elle put ; ce qui ne l’empêcha pas d’être saisie, au bout d’un instant, par l’extrémité de la patte gauche, et de sortir de son domicile la tête en bas.

— Tiens ! dit Thierry en la faisant tourner à peu près comme une bergère fait tourner un fuseau, c’est la rana temporaria, voyez : ainsi nommée à cause de ces deux taches noires qui vont de l’œil au tympan ; qui vit également dans les eaux courantes et dans les marais ; que quelques auteurs ont nommée la grenouille muette, parce qu’elle coasse au fond de l’eau tandis que la grenouille verte ne peut coasser qu’au dehors. Si vous en avez deux cents comme celle-ci, je vous donnerai le conseil de leur couper les cuisses de derrière, de les assaisonner en fricassée de poulet, d’envoyer chercher chez Corcelet deux bouteilles de bordeaux-mouton, et de m’inviter à dîner ; mais, n’en ayant qu’une, nous nous contenterons, avec votre permission, d’éclaircir sur elle un point de science encore obscur, quoique soutenu par plusieurs naturalistes : c’est que cette grenouille peut rester six mois sans manger.

À ces mots, il laissa retomber mademoiselle Camargo, qui se mit incontinent à faire deux ou trois fois, avec la souplesse joyeuse dont ses membres étaient capables, le périple de son bocal ; après quoi, apercevant une mouche qui était tombée dans son domaine elle s’élança à la surface de l’eau et l’engloutit.

— Je te passe encore celle-là, dit Thierry ; mais fais bien attention qu’en voilà pour cent quatre-vingt-trois jours.

Car, malheureusement pour mademoiselle Camargo, l’année 1831 était bissextile : la science gagnait douze heures à cet accident solaire.

Mademoiselle Camargo ne parut nullement s’inquiéter de cette menace et resta gaillardement la tête hors de l’eau, les quatre pattes nonchalamment étendues sans mouvement aucun, et avec le même aplomb que si elle eût reposé sur un terrain solide.

— Maintenant, dit Thierry faisant glisser un tiroir, pourvoyons à l’ameublement de la prisonnière.

Il en tira deux cartouches, une vrille, un canif, deux pinceaux et quatre allumettes. Decamps le regardait faire en silence et sans rien comprendre à cette manœuvre, à laquelle le docteur prêtait autant de soin qu’aux préparatifs d’une opération chirurgicale ; puis il vida la poudre dans un porte-mouchette, et garda les balles, jeta la plume et le blaireau à Jacques, et garda les entes[1].

— Quelle diable de bricole faites-vous là ? dit Decamps arrachant à Jacques ses deux meilleurs pinceaux ; mais vous ruinez mon établissement !

— Je fais une échelle, dit gravement Thierry.

En effet, il venait de percer, à l’aide de la vrille, les deux balles de plomb, avait assujetti dans les trous les entes des pinceaux, et, dans ces entes, destinées à faire les montants, il assujettissait transversalement les allumettes qui devaient servir d’échelons. Au bout de cinq minutes, l’échelle fut terminée et descendue dans le bocal, au fond duquel elle resta fixée par le poids des deux balles. Mademoiselle Camargo fut à peine propriétaire de ce meuble, qu’elle en fit l’essai, comme pour s’assurer de sa solidité, en montant jusqu’au dernier échelon.

— Nous aurons de la pluie, dit Thierry.

— Diable ! fit Decamps, vous croyez ? Et mon frère qui voulait retourner aujourd’hui à la chasse !

— Mademoiselle Camargo ne lui donne pas ce conseil, répondit le docteur.

— Comment ?

— Je viens de vous économiser un baromètre, cher ami. Toutes et quantes fois mademoiselle Camargo grimpera à son échelle, ce sera signe de pluie ; lorsqu’elle en descendra, vous serez sûr d’avoir du beau temps ; et, quand elle se tiendra au milieu, ne vous hasardez pas sans parasol ou sans manteau : variable ! variable !

— Tiens, tiens, tiens ! dit Decamps.

— Maintenant, continua Thierry, nous allons boucher le bocal avec un parchemin, comme s’il contenait encore toutes ses cerises.

— Voici, dit Decamps en lui présentant ce qu’il demandait.

— Nous allons l’assujettir avec une ficelle.

— Voilà !

— Puis je vous demanderai de la cire ! bon… une lumière ! c’est ça… et, pour m’assurer de mon expérience (il alluma la cire, cacheta le nœud et appuya le chaton de sa bague sur le cachet), la, en voilà pour un semestre. Maintenant, continua-t-il en perçant, à l’aide du canif, quelques trous dans le parchemin, maintenant, une plume et de l’encre ?

Avez-vous jamais demandé une plume et de l’encre à un peintre ? — Non. — Eh bien, ne lui en demandez pas ; car il ferait ce que fit Decamps : il vous offrirait un crayon.

Thierry prit le crayon et écrivit sur le parchemin :

2 septembre 1830.

Or, le soir de la réunion dont nous avons essayé de donner une idée à nos lecteurs, il y avait juste cent quatre-vingt-trois jours, c’est-à-dire six mois et douze heures que mademoiselle Camargo indiquait invariablement, et sans s’être dérangée une minute, la pluie, le beau temps et le variable : régularité d’autant plus remarquable, que, pendant ce laps de temps, elle n’avait pas ingurgité un atome de nourriture.

Aussi, lorsque Thierry, tirant sa montre, eut annoncé que la dernière seconde de la soixantième minute de la douzième heure était écoulée, et qu’on eut apporté le bocal, un sentiment général de pitié s’empara de l’assemblée en voyant à quel état misérable était réduite la pauvre bête qui venait, aux dépens de son estomac, de jeter sur un point obscur de la science une si grande et si importante lumière.

— Voyez, dit Thierry triomphant, Schneider et Roësel avaient raison !

— Raison, raison, dit Jadin en prenant le bocal et en le portant à la hauteur de son œil ; il ne m’est pas bien prouvé que mademoiselle Camargo ne soit point défunte.

— Il ne faut pas écouter Jadin, dit Flers ; il a toujours été très-mal pour mademoiselle Camargo.

Thierry prit une lampe et la maintint derrière le bocal.

— Regardez, dit-il, et vous verrez battre le cœur.

En effet, mademoiselle Camargo était devenue si maigre, qu’elle était transparente comme un cristal, et que l’on distinguait tout l’appareil circulatoire ; on pouvait même remarquer que le cœur n’avait qu’un ventricule et qu’une oreillette ; mais ces organes faisaient leur office si faiblement, et Jadin s’était trompé de si peu, que ce n’était vraiment pas la peine de le démentir, car on n’aurait pas donné à la pauvre bête dix minutes à vivre. Ses jambes étaient devenues grêles comme des fils, et le train de derrière ne tenait à la partie antérieure du corps que par les os qui forment le ressort à l’aide duquel les grenouilles sautent au lieu de marcher. Il lui était poussé en outre, sur le dos, une espèce de mousse qui, à l’aide du microscope, devenait une véritable végétation marine, avec ses roseaux et ses fleurs. Thierry, en sa qualité de botaniste, prétendit même que cette imperceptible pousse appartenait à la famille des lentisques et des cressons. Personne n’entama de discussion là-dessus.

— Maintenant, dit Thierry, lorsque chacun à son tour eut bien examiné mademoiselle Camargo, il faut la laisser souper tranquillement.

— Et que va-t-elle manger ? dit Flers.

— J’ai son repas dans cette boîte.

Et Thierry, soulevant le parchemin, introduisit dans l’espace réservé à l’air, une si grande quantité de mouches auxquelles il manquait une aile, qu’il était évident qu’il avait consacré sa matinée à les prendre et son après-midi à les mutiler. Nous crûmes que Mademoiselle Camargo en avait pour six autres mois : l’un de nous alla même jusqu’à émettre cette opinion.

— Erreur, répondit Thierry ; dans un quart d’heure, il n’y en aura plus une seule.

Le moins incrédule de nous laissa échapper un geste de doute. Thierry, fort d’un premier succès, reporta mademoiselle Camargo à sa place habituelle, sans même daigner nous répondre.

Il n’avait point encore repris sa place, lorsque la porte s’ouvrit, et que le maître du café voisin entra, portant un plateau sur lequel étaient une théière, un sucrier et des tasses. Il était immédiatement suivi de deux garçons qui portaient, dans une manne d’osier, un pain de munition, une brioche, une salade et une multitude de petits gâteaux de toutes les formes, de toutes les espèces.

Ce pain de munition était pour Tom, la brioche pour Jacques, la salade pour Gazelle, et les petits gâteaux pour nous. On commença par servir les bêtes, puis on dit aux gens qu’ils étaient libres de se servir eux-mêmes comme ils l’entendaient : ce qui me paraît, sauf meilleur avis, être la meilleure manière de faire les honneurs de chez soi.

Il y eut un instant de désordre apparent pendant lequel chacun s’accommoda à sa fantaisie et selon sa convenance. Tom emporta en grognant son pain dans sa niche ; Jacques se réfugia, avec sa brioche, derrière les bustes de Malagutti et de Rata ; Gazelle tira lentement la salade sous la table ; quant à nous, nous prîmes, ainsi que cela se pratique assez généralement, une tasse de la main gauche et un gâteau de la main droite, et vice versâ.

Au bout de dix minutes, il n’y avait plus ni thé ni gâteaux.

On sonna, en conséquence, le maître du café, qui reparut avec ses acolytes.

— D’autres ! dit Decamps.

Le maître de café sortit à reculons et en s’inclinant pour obéir à cette injonction.

— Maintenant, messieurs, dit Flers en regardant Thierry d’un air goguenard et Decamps d’un air respectueux, en attendant que mademoiselle Camargo ait soupé et que l’on nous apporte d’autres gâteaux, je crois qu’il serait bon de remplir l’intermède par la lecture du manuscrit de Jadin. Il traite des premières années de Jacques Ier, que nous avons tous l’honneur de connaître assez particulièrement, et auquel nous portons un intérêt trop cordial pour que les moindres détails recueillis sur lui n’acquièrent pas une grande importance à nos yeux. Dixi.

Chacun s’inclina en signe de consentement ; une ou deux personnes battirent même des mains.

— Jacques, mon ami, dit Fau, lequel, en sa qualité de précepteur, était celui de nous tous qui était le plus intime avec le héros de cette histoire, vous voyez qu’on parle de vous : venez ici.

Et, immédiatement après ces deux mots, il fit entendre un sifflement particulier si connu de Jacques, que l’intelligent animal ne fit qu’un bond de sa planche sur l’épaule de celui qui lui adressait la parole.

— Bien, Jacques ; c’est très-beau d’être obéissant, surtout lorsqu’on a ses bajoues pleines de brioches. Saluez ces messieurs.

Jacques porta la main à son front à la manière des militaires.

— Et, si votre ami Jadin, qui va lire votre histoire, tenait sur votre compte quelques propos calomnieux, dites-lui que c’est un menteur.

Jacques hocha la tête de haut en bas, en signe d’intelligence parfaite.

C’est que Jacques et Fau étaient véritablement liés d’une amitié harmonique. C’était, de la part de l’animal surtout, une affection comme on n’en trouve plus chez les hommes ; et à quoi cela tenait-il ? Il faut l’avouer, à la honte de l’espèce simiane, ce n’était pas en ornant son esprit comme Fénelon avait fait pour le grand dauphin, c’était en flattant ses vices, comme l’avait fait Catherine à l’égard de Henri III, que le précepteur avait acquis sur l’élève cette déplorable influence. Ainsi Jacques, en arrivant à Paris, n’était qu’un amateur de bon vin : Fau en avait fait un ivrogne ; ce n’était qu’un sybarite à la manière d’Alcibiade : Fau en avait fait un cynique de l’école de Diogène ; il n’était que recherché, comme Lucullus : Fau l’avait rendu gourmand comme Grimod de la Reynière. Il est vrai qu’il avait gagné à cette corruption morale une foule d’agréments physiques qui en faisaient un animal très-distingué. Il connaissait sa main droite de sa main gauche, faisait le mort pendant dix minutes, dansait sur la corde comme madame Saqui, allait à la chasse un fusil sous le bras et une carnassière sur le dos, montrait son port d’armes au garde champêtre et son derrière aux gendarmes. Bref, c’était un charmant mauvais sujet, qui n’avait eu que le tort de naître sous la Restauration au lieu de naître sous la Régence.

Aussi, Fau frappait-il à la porte de la rue, Jacques tressaillait ; montait-il l’escalier, Jacques le sentait venir. Alors il jetait de petits cris de joie, sautait sur ses pattes de derrière comme un kanguroo ; et, quand Fau ouvrait la porte, il s’élançait dans ses bras, comme on le fait encore au Théâtre-Français dans le drame des Deux Frères. Bref, tout ce qui était à Jacques était à Fau, et il se serait ôté la brioche de la bouche pour la lui offrir.

— Messieurs, dit Jadin, si vous voulez vous asseoir et allumer les pipes et les cigares, je suis prêt.

Chacun obéit. Jadin toussa, ouvrit le manuscrit, et lut ce qui suit :

  1. Nom du bâton auquel on fixe le pinceau (du verbe enter).