Aller au contenu

Le Capital/Livre I/Section 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
Maurice Lachâtre (p. 76-134).

TROISIÈME SECTION

LA PRODUCTION DE LA PLUS-VALUE ABSOLUE


CHAPITRE VII

PRODUCTION DE VALEURS D’USAGE ET PRODUCTION DE LA PLUS-VALUE

I

Production de valeurs d’usage.

L’usage ou l’emploi de la force de travail, c’est le travail. L’acheteur de cette force la consomme en faisant travailler le vendeur. Pour que celui‑ci produise des marchandises, son travail doit être utile, c’est‑à‑dire se réaliser en valeurs d’usage. C’est donc une valeur d’usage particulière, un article spécial que le capitaliste fait produire par son ouvrier. De ce que la production de valeurs d’usage s’exécute pour le compte du capitaliste et sous sa direction, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’elle change de nature. Aussi, il nous faut d’abord examiner le mouvement du travail utile en général, abstraction faite de tout cachet particulier que peut lui imprimer telle ou telle phase du progrès éco­nomique de la société.

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mou­vement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrê­terons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté. Elle l’exige d’autant plus que par son objet et son mode d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se fait moins sentir à lui, comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles ; en un mot, qu’il est moins attrayant.

Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail[1] se décompose : 1° activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel le travail agit ; 3° moyen par lequel il agit.

La terre (et sous ce terme, au point de vue économique, on comprend aussi l’eau), de même qu’elle fournit à l’homme, dès le début, des vivres tout préparés[2], est aussi l’objet universel de travail qui se trouve là sans son fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la nature. Il en est ainsi du poisson que la pêche arrache à son élément de vie, l’eau ; du bois abattu dans la forêt primitive ; du minerai extrait de sa veine. L’objet déjà filtré par un travail antérieur, par exemple, le minerai lavé, s’appelle matière première. Toute matière première est objet de travail, mais tout objet de travail n’est point matière première ; il ne le devient qu’après avoir subi déjà une modification quelconque effectuée par le travail.

Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme constructeurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but[3]. Si nous laissons de côté la prise de possession de subsistances toutes trouvées ‑ la cueillette des fruits par exemple, où ce sont les organes de l’homme qui lui servent d’instrument, ‑ nous voyons que le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. Comme la terre est son magasin de vivres primitif, elle est aussi l’arsenal primitif de ses moyens de travail. Elle lui fournit, par exemple, la pierre dont il se sert pour frotter, trancher, presser, lancer, etc. La terre elle-même devient moyen de travail, mais ne commence pas à fonctionner comme tel dans l’agriculture, sans que toute une série d’autres moyens de travail soit préalablement donnée[4]. Dès qu’il est tant soit peu développé, le travail ne saurait se passer de moyens déjà travaillés. Dans les plus anciennes cavernes on trouve des instruments et des armes de pierre. À côté des coquillages, des pierres, des bois et des os façonnés, on voit figurer au premier rang parmi les moyens de travail primitifs l’animal dompté et apprivoisé, c’est‑à‑dire déjà modifié par le travail[5]. L’emploi et la création de moyens de travail, quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne‑t‑il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricateur d’outils « a toolmaking animal ». Les débris des anciens moyens de travail ont pour l’étude des formes économiques des sociétés disparues la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l’organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique, que la manière de fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique[6]. Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. Cependant les moyens mécaniques, dont l’ensemble peut être nommé le système osseux et musculaire de la production, offrent des caractères bien plus distinctifs d’une époque économique que les moyens qui ne servent qu’à recevoir et à conserver les objets ou produits du travail, et dont l’ensemble forme comme le système vasculaire de la production, tels que, par exemple, vases, corbeilles, pots et cruches, etc. Ce n’est que dans la fabrication chimique qu’ils commencent à jouer un rôle plus important.

Outre les choses qui servent d’intermédiaires, de conducteurs de l’action de l’homme sur son objet, les moyens du travail comprennent, dans un sens plus large, toutes les conditions matérielles qui, sans rentrer directement dans ses opérations, sont cependant indispensables ou dont l’absence le rendrait défectueux. L’instrument général de ce genre est encore la terre, car elle fournit au travailleur le locus standi, sa base fondamentale, et à son activité le champ où elle peut se déployer, son field of employment. Des moyens de travail de cette catégorie, mais déjà dus à un travail antérieur, sont les ateliers, les chantiers, les canaux, les routes, etc.

Dans le procès de travail, l’activité de l’homme effectue donc à l’aide des moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s’éteint dans le produit, c’est-à-dire dans une valeur d’usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail, en se combinant avec son objet, s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu.

Si l’on considère l’ensemble de ce mouvement au point de vue de son résultat, du produit, alors tous les deux, moyen et objet de travail, se présentent comme moyens de production[7], et le travail lui-même comme travail productif[8].

Si une valeur d’usage est le produit d’un procès de travail, il y entre comme moyens de production d’autres valeurs d’usage, produits elles-mêmes d’un travail antérieur. La même valeur d’usage, produit d’un travail, devient le moyen de production d’un autre. Les produits ne sont donc pas seulement des résultats, mais encore des conditions du procès de travail.

L’objet du travail est fourni par la nature seule dans l’industrie extractive, — exploitation des mines, chasse, pêche, etc., — et même dans l’agriculture en tant qu’elle se borne à défricher des terres encore vierges. Toutes les autres branches d’industrie manipulent des matières premières, c’est-à-dire des objets déjà filtrés par le travail, comme, par exemple, les semences en agriculture. Les animaux et les plantes que d’habitude on considère comme des produits naturels sont, dans leurs formes actuelles, les produits non seulement du travail de l’année dernière, mais encore, d’une transformation continuée pendant des siècles sous la surveillance et par l’entremise du travail humain. Quant aux instruments proprement dits, la plupart d’entre eux montrent au regard le plus superficiel les traces d’un travail passé.

La matière première peut former la substance principale d’un produit ou n’y entrer que sous la forme de matière auxiliaire. Celle-ci est alors consommée par le moyen de travail, comme la houille, par la machine à vapeur, l’huile par la roue, le foin par le cheval de trait ; ou bien elle est jointe à la matière première pour y opérer une modification, comme le chlore à la toile écrue, le charbon au fer, la couleur à la laine, ou bien encore elle aide le travail lui-même à s’accomplir, comme, par exemple, les matières usées dans l’éclairage et le chauffage de l’atelier. La différence entre matières principales et matières auxiliaires se confond dans la fabrication chimique proprement dite, où aucune des matières employées ne reparaît comme substance du produit[9].

Comme toute chose possède des propriétés diverses et prête, par cela même, à plus d’une application, le même produit est susceptible de former la matière première de différentes opérations. Les grains servent ainsi de matière première au meunier, à l’amidonnier, au distillateur, à l’éleveur de bétail, etc. ; ils deviennent, comme semence, matière première de leur propre production. De même le charbon sort comme produit de l’industrie minière et y entre comme moyen de production.

Dans la même opération, le même produit peut servir et de moyen de travail et de matière première ; — dans l’engraissement du bétail, par exemple, — l’animal, la matière travaillée, fonctionne aussi comme moyen pour la préparation du fumier. Un produit, qui déjà existe sous une forme qui le rend propre à la consommation, peut cependant devenir à son tour matière première d’un autre produit ; le raisin est la matière première du vin. Il y a aussi des travaux dont les produits sont impropres à tout autre service que celui de matière première. Dans cet état, le produit n’a reçu, comme on dit, qu’une demi-façon et il serait mieux de dire qu’il n’est qu’un produit sériel ou gradué, comme, par exemple, le coton, les filés, le calicot, etc. La matière première originaire, quoique produit elle-même, peut avoir à parcourir toute une échelle de remaniements dans lesquels, sous une forme toujours modifiée, elle fonctionne toujours comme matière première jusqu’à la dernière opération qui l’élimine comme objet de consommation ou moyen de travail.

On le voit : le caractère de produit, de matière première ou de moyen de travail ne s’attache à une valeur d’usage que suivant la position déterminée qu’elle remplit dans le procès de travail, que d’après la place qu’elle y occupe, et son changement de place change sa détermination.

Toute valeur d’usage entrant dans des opérations nouvelles comme moyen de production, perd donc son caractère de produit, et ne fonctionne plus que comme facteur du travail vivant. Le fileur traite les broches et le lin simplement comme moyen et objet de son travail. Il est certain qu’on ne peut filer sans instruments et sans matière ; aussi l’existence de ces produits est-elle déjà sous-entendue, au début du filage. Mais, dans ce dernier acte, il est tout aussi indifférent que lin et broches soient des produits d’un travail antérieur, qu’il est indifférent dans l’acte de la nutrition que le pain soit le produit des travaux antérieurs du cultivateur, du meunier, du boulanger, et ainsi de suite. Tout au contraire, ce n’est que par leurs défauts qu’une fois l’œuvre mise en train, les moyens de production font valoir leur caractère de produits. Des couteaux qui ne coupent pas, du fil qui se casse à tout moment, éveillent le souvenir désagréable de leurs fabricants. Le bon produit ne fait pas sentir le travail dont il tire ses qualités utiles.

Une machine qui ne sert pas au travail est inutile. Elle se détériore en outre sous l’influence destructive des agents naturels. Le fer se rouille, le bois pourrit, la laine non travaillée est rongée par les vers. Le travail vivant doit ressaisir ces objets, les ressusciter des morts et les convertir d’utilités possibles en utilités efficaces. Léchés par la flamme du travail, transformés en ses organes, appelés par son souffle à remplir leurs fonctions propres, ils sont aussi consommés, mais pour un but déterminé, comme éléments formateurs de nouveaux produits.

Or, si des produits sont non seulement le résultat, mais encore la condition d’existence du procès de travail, ce n’est qu’en les y jetant, qu’en les mettant en contact avec le travail vivant, que ces résultats du travail passé peuvent être conservés et utilisés.

Le travail use ses éléments matériels, son objet et ses moyens, et est par conséquent un acte de consommation. Cette consommation productive se distingue de la consommation individuelle en ce que celle-ci consomme les produits comme moyens de jouissance de l’individu, tandis que celle-là les consomme comme moyens de fonctionnement du travail. Le produit de la consommation individuelle est, par conséquent, le consommateur lui-même  ; le résultat de la consommation productive est un produit distinct du consommateur.

En tant que ses moyens et son objet sont déjà des produits, le travail consomme des produits pour créer des produits, ou bien emploie les produits comme moyens de production de produits nouveaux. Mais le procès de travail qui primitivement se passe entre l’homme et la terre — qu’il trouve en dehors de lui — ne cesse jamais non plus d’employer des moyens de production de provenance naturelle, ne représentant aucune combinaison entre les éléments naturels et le travail humain.

Le procès de travail tel que nous venons de l’analyser dans ces moments simples et abstraits, — l’activité qui a pour but la production de valeurs d’usage, l’appropriation des objets extérieurs aux besoins — est la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. Nous n’avions donc pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L’homme et son travail d’un côté, la nature et ses matières de l’autre, nous suffisaient. Pas plus que l’on ne devine au goût du froment qui l’a cultivé, on ne saurait, d’après les données du travail utile, conjecturer les conditions sociales dans lesquelles il s’accomplit. A‑t‑il été exécuté sous le fouet brutal du surveillant d’esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste ? Avons‑nous affaire à Cincinnatus labourant son lopin de terre ou au sauvage abattant du gibier d’un coup de pierre ? Rien ne nous l’indique[10].

Revenons à notre capitaliste en herbe. Nous l’avons perdu de vue au moment où il vient d’acheter sur le marché tous les facteurs nécessaires à l’accomplissement du travail, les facteurs objectifs — moyens de production — et le facteur subjectif — force de travail. Il les a choisis en connaisseur et en homme avisé, tels qu’il les faut pour son genre d’opération particulier, filage, cordonnerie, etc. Il se met donc à consommer la marchandise qu’il a achetée, la force de travail, ce qui revient à dire qu’il fait consommer les moyens de production par le travail. La nature générale du travail n’est évidemment point du tout modifiée, parce que l’ouvrier accomplit son travail non pour lui-même, mais pour le capitaliste. De même l’intervention de celui-ci ne saurait non plus changer soudainement les procédés particuliers par lesquels on fait des bottes ou des filés. L’acheteur de la force de travail doit la prendre telle qu’il la trouve sur le marché, et par conséquent aussi le travail tel qu’il s’est développé dans une période où il n’y avait pas encore de capitalistes. Si le mode de production vient lui-même à se transformer profondément en raison de la subordination du travail au capital, cela n’arrive que plus tard, et alors seulement nous en tiendrons compte.

Le procès de travail, en tant que consommation de la force de travail par le capitaliste, ne montre que deux phénomènes particuliers.

L’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve que le dommage inséparable de son emploi.

En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage de la marchandise appartient à l’acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste. En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le travail comme ferment de vie aux éléments passifs du produit, dont il était aussi nanti. À son point de vue, le procès de travail n’est que la consommation de la force de travail, de la marchandise qu’il a achetée, mais qu’il ne saurait consommer sans lui ajouter moyens de production. Le procès de travail est une opération entre choses qu’il a achetées, qui lui appartiennent. Le produit de cette opération lui appartient donc au même titre que le produit de la fermentation dans son cellier[11].

II
Production de la plus-value.


Le produit — propriété du capitaliste — est une valeur d’usage, telle que des filés, de la toile, des bottes, etc. Mais bien que des bottes, par exemple, fassent en quelque sorte marcher le monde, et que notre capitaliste soit assurément homme de progrès, s’il fait des bottes, ce n’est pas par amour des bottes. En général, dans la production marchande, la valeur d’usage n’est pas chose qu’on aime pour elle-même. Elle n’y sert que de porte-valeur. Or, pour notre capitaliste, il s’agit d’abord de produire un objet utile qui ait une valeur échangeable, un article destiné à la vente, une marchandise. Et, de plus, il veut que la valeur de cette marchandise surpasse celle des marchandises nécessaires pour la produire, c’est-à-dire la somme de valeurs des moyens de production et de la force de travail, pour lesquels il a dépensé son cher argent. Il veut produire non seulement une chose utile, mais une valeur, et non seulement une valeur, mais encore une plus-value.

En fait, jusqu’ici nous n’avons considéré la production marchande qu’à un seul point de vue, celui de la valeur d’usage. Mais de même que la marchandise est à la fois valeur d’usage et valeur d’échange, de même sa production doit être à la fois formation de valeurs d’usage et formation de valeur.

Examinons donc maintenant la production au point de vue de la valeur.

On sait que la valeur d’une marchandise est déterminée par le quantum de travail matérialisé en elle, par le temps socialement nécessaire à sa production. Il nous faut donc calculer le travail contenu dans le produit que notre capitaliste a fait fabriquer, soit dix livres de filés.

Pour produire les filés, il avait besoin d’une matière première, mettons dix livres de coton. Inutile de chercher maintenant quelle est la valeur de ce coton, car le capitaliste l’a acheté sur le marché ce qu’il valait, par exemple dix shillings. Dans ce prix le travail exigé par la production du coton est déjà représenté comme travail social moyen. Admettons encore que l’usure des broches — et elles nous représentent tous les autres moyens de travail employés — s’élève à deux shillings. Si une masse d’or de douze shillings est le produit de vingt-quatre heures de travail, il s’ensuit qu’il y a deux journées de travail réalisées dans les filés.

Cette circonstance, que le coton a changé de forme et que l’usure a fait disparaître une quote-part des broches, ne doit pas nous dérouter. D’après la loi générale des échanges, dix livres de filés sont l’équivalent de dix livres de coton et un quart de broche, si la valeur de quarante livres de filés égale la valeur de quarante livres de coton, plus une broche entière, c’est-à-dire si le même temps de travail est nécessaire pour produire l’un ou l’autre terme de cette équation. Dans ce cas le même temps de travail se représente une fois en filés, l’autre fois en coton et broche. Le fait que broche et coton, au lieu de rester en repos l’un à côté de l’autre, se sont combinés pendant le filage qui, en changeant leurs formes usuelles, les a convertis en filés, n’affecte pas plus leur valeur que ne le ferait leur simple échange contre un équivalent en filés.

Le temps de travail nécessaire pour produire les filés, comprend le temps de travail nécessaire pour produire leur matière première, le coton. Il en est de même du temps nécessaire pour reproduire les broches usées[12].

En calculant la valeur des filés, c’est-à-dire le temps nécessaire à leur production, on doit donc considérer les différents travaux, — séparés par le temps et l’espace qu’il faut parcourir, d’abord pour produire coton et broches, ensuite pour faire des filés — comme des phases successives de la même opération. Tout le travail contenu dans les filés est du travail passé, et peu importe que le travail exigé pour produire leurs éléments constitutifs soit écoulé avant le temps dépensé dans l’opération finale, le filage. S’il faut trente journées, par exemple, pour construire une maison, la somme de travail qui y est incorporée ne change pas de grandeur, bien que la trentième journée de travail n’entre dans la production que vingt-neuf jours après la première. De même le temps de travail contenu dans la matière première et les instruments du filage doit être compté comme s’il eût été dépensé durant le cours de cette opération même.

Il faut, bien entendu, que deux conditions soient remplies : en premier lieu, que les moyens aient réellement servi à produire une valeur d’usage, dans notre cas des filés. Peu importe à la valeur le genre de valeur d’usage qui la soutient, mais elle doit être soutenue par une valeur d’usage. Secondement, il est sous-entendu qu’on n’emploie que le temps de travail nécessaire dans les conditions normales de la production. Si une livre de coton suffit en moyenne pour faire une livre de filés, ce n’est que la valeur d’une livre de coton qui sera imputée à la valeur d’une livre de filés. Le capitaliste aurait la fantaisie d’employer des broches d’or, qu’il ne serait néanmoins compté dans la valeur des filés que le temps de travail nécessaire pour produire l’instrument de fer.

Nous connaissons à présent la valeur que le coton et l’usure des broches donnent aux filés. Elle est égale à douze shillings — l’incorporation de deux journées de travail. Reste donc à chercher combien la valeur que le travail du fileur ajoute au produit.

Ce travail se présente maintenant sous un nouvel aspect. D’abord c’était l’art de filer. Plus valait le travail, plus valaient les filés, toutes les autres circonstances restant les mêmes. Le travail du fileur se distinguait d’autres travaux productifs par son but, ses procédés techniques, les propriétés de son produit et ses moyens de production spécifiques. Avec le coton et les broches qu’emploie le fileur, on ne saurait faire des canons rayés. Par contre, en tant qu’il est source de valeur, le travail du fileur ne diffère en rien de celui du foreur de canons, ou, ce qui vaut mieux, de celui du planteur de coton ou du fabricant de broches, c’est-à-dire des travaux réalisés dans les moyens de production des filés. Si ces travaux, malgré la différence de leurs formes utiles, n’étaient pas d’une essence identique, ils ne pourraient pas constituer des portions, indistinctes quant à leur qualité, du travail total réalisé dans le produit. Dès lors les valeurs coton et broches ne constitueraient pas non plus des parties intégrantes de la valeur totale des filés. En effet, ce qui importe ici, ce n’est plus la qualité mais la quantité du travail ; c’est elle seule qui entre en ligne de compte. Admettons que le filage soit du travail simple, moyen. On verra plus tard que la supposition contraire ne changerait rien à l’affaire.

Pendant le procès de la production, le travail passe sans cesse de la forme dynamique à la forme statique. Une heure de travail par exemple, c’est-à-dire la dépense en force vitale du fileur durant une heure, se représente dans une quantité déterminée de filés.

Ce qui est ici d’une importance décisive, c’est que pendant la durée de la transformation du coton en filés, il ne se dépense que le temps de travail socialement nécessaire. Si dans les conditions normales, c’est-à-dire sociales, moyennes de la production, il faut que durant une heure de travail A livres de coton soient converties en B livres de filés, on ne compte comme journée de travail de douze heures que la journée de travail qui convertit 12 x A livres de coton en 12 x B livres de filés. Le temps de travail socialement nécessaire est en effet le seul qui compte dans la formation de la valeur.

On remarquera que non seulement le travail, mais aussi les moyens de production et le produit ont maintenant changé de rôle. La matière première ne fait que s’imbiber d’une certaine quantité de travail. Il est vrai que cette absorption la convertit en filés, attendu que la force vitale de l’ouvrier a été dépensée sous forme de filage, mais le produit en filés ne sert que de gradimètre indiquant la quantité de travail imbibée par le coton, — par exemple dix livres de filés indiqueront six heures de travail, s’il faut une heure pour filer une livre deux tiers de coton. Certaines quantités de produit déterminées d’après les données de l’expérience ne représentent que des masses de travail solidifié — la matérialité d’une heure, de deux heures, d’un jour de travail social.

Que le travail soit précisément filage, sa matière coton et son produit filé, cela est tout à fait indifférent, comme il est indifférent que l’objet même du travail soit déjà matière première, c’est-à-dire un produit. Si l’ouvrier, au lieu d’être occupé dans une filature, était employé dans une houillère, la nature lui fournirait son objet de travail. Néanmoins un quantum déterminé de houille extrait de sa couche, un quintal par exemple, représenterait un quantum déterminé de travail absorbé.

Lors de la vente de la force de travail, il a été sous-entendu que sa valeur journalière = 3 shillings, — somme d’or dans laquelle six heures de travail sont incorporées — et que, par conséquent, il faut travailler six heures pour produire la somme moyenne de subsistances nécessaires à l’entretien quotidien du travailleur. Comme notre fileur convertit pendant une heure une livre deux tiers de coton en une livre deux tiers de filés, il convertira en six heures dix livres de coton en dix livres de filés[13]. Pendant la durée du filage le coton absorbe donc six heures de travail. Le même temps de travail est fixé dans une somme d’or de trois shillings. Le fileur a donc ajouté au coton une valeur de trois shillings.

Faisons maintenant le compte de la valeur totale du produit. Les dix livres de filés contiennent deux journées et demie de travail ; coton et broche contiennent deux journées ; une demi-journée a été absorbée durant le filage. La même somme de travail est fixée dans une masse d’or de quinze shillings. Le prix de quinze shillings exprime donc la valeur exacte de dix livres de filés  ; le prix de un shilling six pence celle d’une livre.

Notre capitaliste reste ébahi. La valeur du produit égale la valeur du capital avancé. La valeur avancée n’a pas fait de petits ; elle n’a point enfanté de plus-value et l’argent, par conséquent, ne s’est pas métamorphosé en capital. Le prix de dix livres de filés est de quinze shillings et quinze shillings ont été dépensés sur le marché pour les éléments constitutifs du produit, ou, ce qui revient au même, pour les facteurs du procès de travail, dix shillings pour le coton, deux shillings pour l’usure des broches, et trois shillings pour la force de travail. Il ne sert de rien que la valeur des filés soit enflée, car elle n’est que la somme des valeurs distribuées auparavant sur ces facteurs, et en les additionnant on ne les multiplie pas[14]. Toutes ces valeurs sont maintenant concentrées sur un objet, mais elles l’étaient aussi dans la somme de quinze shillings avant que le capitaliste les sortit de son gousset pour les subdiviser en trois achats.

Il n’y a rien d’étrange dans ce résultat. La valeur d’une livre de filés revient à un shilling six pence et au marché notre capitaliste aurait à payer quinze shillings pour dix livres de filés. Qu’il achète sa demeure toute faite, ou qu’il la fasse bâtir à ses propres frais, aucune de ces opérations n’augmentera l’argent employé à l’acquisition de sa maison.

Le capitaliste, qui est à cheval sur son économie politique vulgaire, s’écriera peut-être qu’il n’a avancé son argent qu’avec l’intention de le multiplier. Mais le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, et personne ne peut l’empêcher d’avoir l’intention de faire de l’argent sans produire[15]. Il jure qu’on ne l’y rattrapera plus ; à l’avenir il achètera, sur le marché, des marchandises toutes faites au lieu de les fabriquer lui‑même. Mais si tous ses compères capitalistes font de même, comment trouver des marchandises sur le marché ? Pourtant il ne peut manger son argent. Il se met donc à nous catéchiser : on devrait prendre en considération son abstinence, il pouvait faire ripaille avec ses quinze shillings ; au lieu de cela il les a consommés productivement et en a fait des filés. C’est vrai, mais aussi a‑t‑il des filés et non des remords. Qu’il prenne garde de partager le sort du thésauriseur qui nous a montré où conduit l’ascétisme.

D’ailleurs là où il n’y a rien, le roi perd ses droits. Quel que soit le mérite de son abstinence, il ne trouve pas de fonds pour la payer puisque la valeur de la marchandise qui sort de la production est tout juste égale à la somme des valeurs qui y sont entrées. Que son baume soit cette pensée consolante : la vertu ne se paie que par la vertu. Mais non ! Il devient importun. Il n’a que faire de ses filés ; il les a produits pour la vente. Eh bien, qu’il les vende donc ! Ou ce qui serait plus simple, qu’il ne produise à l’avenir que des objets nécessaires à sa propre consommation : Mac Culloch, son Esculape ordinaire, lui a déjà donné cette panacée contre les excès épidémiques de production. Le voilà qui regimbe. L’ouvrier aurait‑il la prétention de bâtir en l’air avec ses dix doigts, de produire des marchandises avec rien ? Ne lui a‑t‑il pas fourni la matière dans laquelle et avec laquelle seule il peut donner un corps à son travail ? Et, comme la plus grande partie de la société civile se compose de pareils va‑nu-pieds, n’a‑t‑il pas avec ses moyens de production, son coton et ses broches, rendu un service immense à la susdite société, et plus particulièrement à l’ouvrier auquel il a avancé par‑dessus le marché la subsistance ? Et il ne prendrait rien pour ce service ! Mais est‑ce que l’ouvrier ne lui a pas en échange rendu le service de convertir en filés son coton et ses broches ? Du reste, il ne s’agit pas ici de services[16]. Le service n’est que l’effet utile d’une valeur d’usage, que celle‑ci soit marchandise ou travail[17]. Ce dont il s’agit c’est de la valeur d’échange. Il a payé à l’ouvrier une valeur de trois shillings. Celui‑ci lui en rend l’équivalent exact en ajoutant la valeur de trois shillings au coton, valeur contre valeur. Notre ami tout à l’heure si gonflé d’outrecuidance capitaliste, prend tout à coup l’attitude modeste d’un simple ouvrier. N’a‑t‑il pas travaillé lui aussi ? Son travail de surveillance et d’inspection, ne forme‑t‑il pas aussi de la valeur ? Le directeur de sa manufacture et son contremaître en haussent les épaules. Sur ces entrefaites le capitaliste a repris, avec un sourire malin, sa mine habituelle. Il se gaussait de nous avec ses litanies. De tout cela il ne donnerait pas deux sous. Il laisse ces subterfuges, ces finasseries creuses aux professeurs d’économie politique, ils sont payés pour cela, c’est leur métier. Quant à lui, il est homme pratique et s’il ne réfléchit pas toujours à ce qu’il dit en dehors des affaires, il sait toujours en affaires ce qu’il fait.

Regardons‑y de plus près. La valeur journalière de la force de travail revient à trois shillings parce qu’il faut une demi‑journée de travail pour produire quotidiennement cette force, c’est‑à‑dire que les subsistances nécessaires pour l’entretien journalier de l’ouvrier coûtent une demi‑journée de travail. Mais le travail passé que la force de travail recèle et le travail actuel qu’elle peut exécuter, ses frais d’entretien journaliers et la dépense qui s’en fait par jour, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Les frais de la force en déterminent la valeur d’échange, la dépense de la force en constitue la valeur d’usage. Si une demi‑journée de travail suffit pour faire vivre l’ouvrier pendant vingt‑quatre heures, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse travailler une journée tout entière. La valeur que la force de travail possède et la valeur qu’elle peut créer, diffèrent donc de grandeur. C’est cette différence de valeur que le capitaliste avait en vue, lorsqu’il acheta la force de travail. L’aptitude de celle-ci, à faire des filés ou des bottes, n’était qu’une conditio sine qua non, car le travail doit être dépensé sous une forme utile pour produire de la valeur. Mais ce qui décida l’affaire, c’était l’utilité spécifique de cette marchandise, d’être source de valeur et de plus de valeur qu’elle n’en possède elle-même. C’est là le service spécial que le capitaliste lui demande. Il se conforme en ce cas aux lois éternelles de l’échange des marchandises. En effet le vendeur de la force de travail, comme le vendeur de toute autre marchandise, en réalise la valeur échangeable et en aliène la valeur usuelle.

Il ne saurait obtenir l’une sans donner l’autre. La valeur d’usage de la force de travail, c’est‑à‑dire le travail, n’appartient pas plus au vendeur que n’appartient à l’épicier la valeur d’usage de l’huile vendue. L’homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail ; usage pendant le jour, le travail d’une journée entière lui appartient donc. Que l’entretien journalier de cette force ne coûte qu’une demi‑journée de travail, bien qu’elle puisse opérer ou travailler pendant la journée entière, c’est‑à‑dire que la valeur créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre valeur journalière, c’est là une chance particulièrement heureuse pour l’acheteur, mais qui ne lèse en rien le droit du vendeur.

Notre capitaliste a prévu le cas, et c’est ce qui le fait rire. L’ouvrier trouve donc dans l’atelier les moyens de production nécessaires pour une journée de travail non pas de six mais de douze heures. Puisque dix livres de coton avaient absorbé six heures de travail et se transformaient en dix livres de filés, vingt livres de coton absorberont douze heures de travail et se transformeront en vingt livres de filés. Examinons maintenant le produit du travail prolongé. Les vingt livres de filés contiennent cinq journées de travail dont quatre étaient réalisées dans le coton et les broches consommés, une absorbée par le coton pendant l’opération du filage. Or l’expression monétaire de cinq journées de travail est trente shillings. Tel est donc le prix des vingt livres de filés. La livre de filés coûte après comme avant un shilling six pence. Mais la somme de valeur des marchandises employées dans l’opération ne dépassait pas vingt‑sept shillings et la valeur des filés atteint trente shillings. La valeur du produit s’est accrue de un neuvième sur la valeur avancée pour sa production. Les vingt‑sept shillings avancés se sont donc transformés en trente shillings. Ils ont enfanté une plus‑value de trois shillings. Le tour est fait. L’argent s’est métamorphosé en capital.

Le problème est résolu dans tous ses termes. La loi des échanges a été rigoureusement observée, équivalent contre équivalent. Sur le marché, le capitaliste achète à sa juste valeur chaque marchandise ‑ coton, broches, force de travail. Puis il fait ce que fait tout autre acheteur, il consomme leur valeur d’usage. La consommation de la force de travail, étant en même temps production de marchandises rend un produit de vingt livres de filés, valant trente shillings. Alors le capitaliste qui avait quitté le marché comme acheteur y revient comme vendeur. Il vend les filés à un shilling six pence la livre, pas un liard au‑dessus ou au-dessous de leur valeur et cependant il retire de la circulation trois shillings de plus qu’il n’y avait mis. Cette transformation de son argent en capital se passe dans la sphère de la circulation, et ne s’y passe pas. La circulation sert d’intermédiaire. C’est là sur le marché, que se vend la force de travail, pour être exploitée dans la sphère de la production, où elle devient source de plus‑value, et tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Le capitaliste, en transformant l’argent en marchandises qui servent d’éléments matériels d’un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant, transforme la valeur ‑ du travail passé, mort, devenu chose ‑ en capital, en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps.

La production de plus‑value n’est donc autre chose que la production de valeur, prolongée au‑delà d’un certain point. Si le procès de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus‑value.

Comparons maintenant la production de valeur avec la production de valeur d’usage. Celle-ci consiste dans le mouvement du travail utile. Le procès de travail se présente ici au point de vue de la qualité. C’est une activité qui, ayant pour but de satisfaire des besoins déterminés, fonctionne avec des moyens de production conformes à ce but, emploie des procédés spéciaux, et finalement aboutit à un produit usuel. Par contre, comme production de valeur, le même procès ne se présente qu’au point de vue de la quantité. Il ne s’agit plus ici que du temps dont le travail a besoin pour son opération, ou de la période pendant laquelle le travailleur dépense sa force vitale en efforts utiles. Les moyens de production fonctionnent maintenant comme simples moyens d’absorption de travail et ne représentent eux-mêmes que la quantité de travail réalisé en eux. Que le travail soit contenu dans les moyens de production ou qu’il soit ajouté par la force de travail, on ne le compte désormais que d’après sa durée ; il est de tant d’heures, de tant de jours, et ainsi de suite.

Et de plus il ne compte qu’autant que le temps employé à la production de la valeur d’usage est le temps socialement nécessaire. Cette condition présente plusieurs aspects différents. La force de travail doit fonctionner dans des conditions normales. Si dans le milieu social donné, la machine à filer est l’instrument normal de la filature, il ne faut pas mettre un rouet entre les mains du fileur. De plus le coton doit être de bonne qualité et non de la pacotille se brisant à chaque instant, Sans cela le travailleur emploierait dans les deux cas plus que le temps nécessaire à la production d’une livre de filés, et cet excès de temps ne créerait ni valeur ni argent. Mais le caractère normal des facteurs matériels du travail dépend du capitaliste et non pas de l’ouvrier. D’autre part, le caractère normal de la force de travail elle-même est indispensable. Elle doit posséder dans la spécialité à laquelle on l’emploie le degré moyen d’habileté, d’adresse et de célérité ; aussi notre capitaliste a pris bien garde de l’acheter telle sur le marché. Cette force doit de plus fonctionner avec le degré d’intensité habituel. Aussi le capitaliste veille‑t‑il anxieusement à ce que l’ouvrier ne ralentisse pas ses efforts et ne perde pas son temps. Il a acheté cette force pour un temps déterminé ; il tient à avoir son compte. Il ne veut pas être volé. Enfin la consommation des moyens de production doit se faire d’une manière normale, parce que le gaspillage des instruments et des matières premières représente une dépense inutile en travail déjà réalisé, lequel, par conséquent, n’est pas compté dans le produit et ne lui ajoute pas de valeur[18].

On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur que nous constations au commencement de nos recherches par l’analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande. Dès qu’elle se présente non plus simplement comme unité du travail utile et du travail créateur de valeur, mais encore comme unité du travail utile et du travail créateur de plus‑value, la production marchande devient production capitaliste, c’est‑à‑dire production marchande sous la forme capitaliste.

En examinant la production de la plus‑value, nous avons supposé que le travail, approprié par le capital, est du travail simple moyen. La supposition contraire n’y changerait rien. Admettons, par exemple, que, comparé au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à une puissance supérieure, que l’un est du travail simple et l’autre du travail complexe où se manifeste une force plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur. Mais quel que soit le degré de différence entre ces deux travaux, la portion de travail où le bijoutier produit de la plus-value pour son maître ne diffère en rien qualitativement de la portion de travail où il ne fait que remplacer la valeur de son propre salaire. Après comme avant, la plus-value ne provient que de la durée prolongée du travail, qu’il soit celui du fileur ou celui du bijoutier[19].

D’un autre côté, quand il s’agit de production de valeur, le travail supérieur doit toujours être réduit à la moyenne du travail social, une journée de travail complexe, par exemple, à deux journées de travail simple[20]. Si des économistes comme il faut se sont récriés contre cette « assertion arbitraire », n’est‑ce pas le cas de dire, selon le proverbe allemand, que les arbres les empêchent de voir la forêt ! Ce qu’ils accusent d’être un artifice d’analyse, est tout bonnement un procédé qui se pratique tous les jours dans tous les coins du monde. Partout les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c’est‑à‑dire dans une certaine masse d’or ou d’argent. Par cela même, les différents genres de travail, représentés par ces valeurs, ont été réduits, dans des proportions différentes, à des sommes déterminées d’une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l’or ou l’argent.

CHAPITRE VIII
CAPITAL CONSTANT ET CAPITAL VARIABLE


Les différents facteurs du procès de travail prennent une part différente à la formation de la valeur des produits.

L’ouvrier communique une valeur nouvelle à l’objet du travail par l’addition d’une nouvelle dose de travail, quel qu’en soit le caractère utile. D’autre part, nous retrouvons les valeurs des moyens de production consommés comme élément dans la valeur du produit, par exemple la valeur du coton et des broches dans celle des filés. Les valeurs des moyens de production sont donc conservées par leur transmission au produit. Cette transmission a lieu dans le cours du travail, pendant la transformation des moyens de production en produit. Le travail en est donc l’intermédiaire. Mais de quelle manière ?

L’ouvrier ne travaille pas doublement dans le même temps, une fois pour ajouter une nouvelle valeur au coton, et l’autre fois pour en conserver l’ancienne, ou, ce qui revient absolument au même pour transmettre au produit, aux filés, la valeur des broches qu’il use et celle du coton qu’il façonne. C’est par la simple addition d’une nouvelle valeur qu’il maintient l’ancienne. Mais comme l’addition d’une valeur nouvelle à l’objet du travail et la conservation des valeurs anciennes dans le produit sont deux résultats tout à fait différents que l’ouvrier obtient dans le même temps, ce double effet ne peut évidemment résulter que du caractère double de son travail. Ce travail doit, dans le même moment, en vertu d’une propriété, créer, et en vertu d’une autre propriété, conserver ou transmettre de la valeur.

Comment l’ouvrier ajoute‑t‑il du travail et par conséquent de la valeur ? N’est‑ce pas sous la forme d’un travail utile et particulier et seulement sous cette forme ? Le fileur n’ajoute de travail qu’en filant, le tisserand qu’en tissant, le forgeron qu’en forgeant. Mais c’est précisément cette forme de tissage, de filage, etc., en un mot la forme productive spéciale dans laquelle la force de travail est dépensée, qui convertit les moyens de production tels que coton et broche, fil et métier à tisser, fer et enclume en éléments formateurs d’un produit, d’une nouvelle valeur d’usage[21]. L’ancienne forme de leur valeur d’usage ne disparaît que pour revêtir une forme nouvelle. Or, nous avons vu que le temps de travail qu’il faut pour produire un article comprend aussi le temps de travail qu’il faut pour produire les articles consommés dans l’acte de sa production. En d’autres termes, le temps de travail nécessaire pour faire les moyens de production consommés compte dans le produit nouveau.

Le travailleur conserve donc la valeur des moyens de production consommés, il la transmet au produit comme partie constituante de sa valeur, non parce qu’il ajoute du travail en général, mais par le caractère utile, par la forme productive de ce travail additionnel. En tant qu’il est utile, qu’il est activité productive, le travail, par son simple contact avec les moyens de production, les ressuscite des morts, en fait les facteurs de son propre mouvement et s’unit avec eux pour constituer des produits.

Si le travail productif spécifique de l’ouvrier n’était pas le filage, il ne ferait pas de filés et, par conséquent, ne leur transmettrait pas les valeurs du coton et des broches. Mais, par une journée de travail, le même ouvrier, s’il change de métier et devient par exemple menuisier, ajoutera, après comme avant, de la valeur à des matières.

Il l’ajoute donc par son travail considéré non comme travail de tisserand ou de menuisier, mais comme travail humain en général, et il ajoute une quantité déterminée de valeur, non parce que son travail a un caractère utile particulier, mais parce qu’il dure un certain temps. C’est donc en vertu de sa propriété générale, abstraite, comme dépense de force vitale humaine, que le travail du fileur ajoute une valeur nouvelle aux valeurs du coton et des broches, et c’est en vertu de sa propriété concrète, particulière, de sa propriété utile comme filage, qu’il transmet la valeur de ces moyens de production au produit et la conserve ainsi dans celui-ci. De là le double caractère de son résultat dans le même espace de temps.

Par une simple addition, par une quantité nouvelle de travail, une nouvelle valeur est ajoutée ; par la qualité du travail ajouté les anciennes valeurs des moyens de production sont conservées dans le produit. Ce double effet du même travail par suite de son double caractère devient saisissable dans une multitude de phénomènes.

Supposez qu’une invention quelconque permette à l’ouvrier de filer en six heures autant de coton qu’il en filait auparavant en trente‑six. Comme activité utile, productive, la puissance de son travail a sextuplé et son produit est six fois plus grand, trente‑six livres de filés au lieu de six. Mais les trente‑six livres de coton n’absorbent pas plus de temps de travail que n’en absorbaient six dans le premier cas. Il leur est ajouté seulement un sixième du travail qu’aurait exigé l’ancienne méthode et par conséquent un sixième seulement de nouvelle valeur. D’autre part la valeur sextuple de coton existe maintenant dans le produit, les trente‑six livres de filés. Dans les six heures de filage une valeur six fois plus grande en matières premières est conservée et transmise au produit, bien que la valeur nouvelle ajoutée à cette même matière soit six fois plus petite. Ceci montre comment la propriété en vertu de laquelle le travail conserve de la valeur, est essentiellement différente de la propriété en vertu de laquelle, durant le même acte, il crée de la valeur. Plus il se transmet pendant le filage de travail nécessaire à la même quantité de coton, plus grande est la valeur nouvelle ajoutée à celui‑ci ; mais plus il se file de livres de coton dans un même temps de travail, plus grande est la valeur ancienne qui est conservée dans le produit.

Admettons au contraire que la productivité du travail reste constante, qu’il faut par conséquent au fileur toujours le même temps pour transformer une livre de coton en filés, mais que Ia valeur d’échange du coton varie et qu’une livre de coton vaille six fois plus ou moins qu’auparavant. Dans les deux cas le fileur continue à ajouter le même quantum de travail à la même quantité de coton, c’est‑à‑dire la même valeur, et dans les deux cas il produit dans le même temps la même quantité de filés. Cependant la valeur qu’il transmet du coton aux filés, au produit, est dans un cas six fois plus petite et dans l’autre cas six fois plus grande qu’auparavant. Il en est de même quand les instruments du travail renchérissent ou se vendent à meilleur marché, mais rendent cependant toujours le même service.

Si les conditions techniques du filage restent les mêmes et que ses moyens de production n’éprouvent aucun changement de valeur, le fileur continue à consommer dans des temps de travail donnés des quantités données de matière première et de machines dont la valeur reste conséquemment toujours la même. La valeur qu’il conserve dans le produit est alors en raison directe de la valeur nouvelle qu’il ajoute. En deux semaines il ajoute deux fois plus de travail qu’en une, deux fois plus de valeur donc, et en même temps il use deux fois plus de matières et deux fois plus de machines ; il conserve ainsi dans le produit de deux semaines deux fois plus de valeur que dans le produit d’une seule. Dans des conditions invariables l’ouvrier conserve d’autant plus de valeur qu’il en ajoute davantage. Cependant, il ne conserve pas plus de valeur parce qu’il en ajoute davantage, mais parce qu’il l’ajoute dans des circonstances invariables et indépendantes du son travail.

Néanmoins, on peut dire, dans un sens relatif, que l’ouvrier conserve toujours des valeurs anciennes à mesure qu’il ajoute une valeur nouvelle. Que le coton hausse ou baisse d’un shilling, sa valeur conservée dans le produit d’une heure ne sera jamais celle qui se trouve dans le produit de deux heures. De même si la productivité du travail du fileur varie, si elle augmente ou diminue, il filera en une heure par exemple, plus ou moins de coton qu’auparavant, et par suite conservera dans le produit d’une heure la valeur de plus ou moins de coton. Mais dans n’importe quel cas il conservera toujours en deux heures de travail deux fois plus de valeur qu’en une seule.

Abstraction faite de sa représentation purement symbolique par des signes, la valeur n’existe que dans une chose utile, un objet (L’homme lui‑même, en tant que simple existence de force de travail, est un objet naturel, un objet vivant et conscient, et le travail n’est que la manifestation externe, matérielle de cette force). Si donc la valeur d’usage se perd, la valeur d’échange se perd également. Les moyens de production qui perdent leur valeur d’usage ne perdent pas en même temps leur valeur, parce que le procès de travail ne leur fait en réalité perdre la forme primitive d’utilité que pour leur donner dans le produit la forme d’une utilité nouvelle. Et, si important qu’il soit pour la valeur d’exister dans un objet utile quelconque, la métamorphose des marchandises nous a prouvé qu’il lui importe peu quel est cet objet. Il suit de là que le produit n’absorbe dans le cours du travail, la valeur du moyen de production, qu’au fur et à mesure que celui-ci, en perdant son utilité, perd aussi sa valeur. Il ne transmet au produit que la valeur qu’il perd comme moyen de production. Mais sous ce rapport les facteurs matériels du travail se comportent différemment.

Le charbon avec lequel on chauffe la machine disparaît sans laisser de trace, de même le suif avec lequel on graisse l’axe de la roue, et ainsi de suite. Les couleurs et d’autres matières auxiliaires disparaissent également, mais se montrent dans les propriétés du produit, dont la matière première forme la substance, mais après avoir changé de forme. Matière première et matières auxiliaires perdent donc l’aspect qu’elles avaient en entrant comme valeurs d’usage dans le procès de travail. Il en est tout autrement des instruments proprement dits. Un instrument quelconque, une machine, une fabrique, un vase ne servent au travail que le temps pendant lequel ils conservent leur forme primitive De même que pendant leur vie, c’est‑à‑dire pendant le cours du travail, ils maintiennent leur forme propre vis‑à‑vis du produit, de même ils la maintiennent encore après leur mort. Les cadavres de machines, d’instruments, d’ateliers, etc., continuent à exister indépendamment et séparément des produits qu’ils ont contribué à fabriquer. Si l’on considère la période entière pendant laquelle un instrument de travail fait son service, depuis le jour de son entrée dans l’atelier jusqu’au jour où il est mis au rebut, on voit que sa valeur d’usage pendant cette période a été consommée entièrement par le travail, et que par suite sa valeur s’est transmise tout entière au produit. Une machine à filer, par exemple, a‑t‑elle duré dix ans, pendant son fonctionnement de dix ans sa valeur totale s’est incorporée aux produits de dix ans. La période de vie d’un tel instrument comprend ainsi un plus ou moins grand nombre des mêmes opérations sans cesse renouvelées avec son aide. Et il en est de l’instrument de travail comme de l’homme. Chaque homme meurt tous les jours de vingt‑quatre heures ; mais il est impossible de savoir au simple aspect d’un homme de combien de jours il est déjà mort. Cela n’empêche pas cependant les compagnies d’assurances de tirer de la vie moyenne de l’homme des conclusions très sûres, et ce qui leur importe plus, très profitables. On sait de même par expérience combien de temps en moyenne dure un instrument de travail, par exemple une machine à tricoter. Si l’on admet que son utilité se maintient seulement six jours dans le travail mis en train, elle perd chaque jour en moyenne un sixième de sa valeur d’usage et transmet par conséquent un sixième de sa valeur d’échange au produit quotidien. On calcule de cette manière l’usure quotidienne de tous les instruments de travail et ce qu’ils transmettent par jour de leur propre valeur à celle du produit.

On voit ici d’une manière frappante qu’un moyen de production ne transmet jamais au produit plus de valeur qu’il n’en perd lui-même par son dépérissement dans le cours du travail. S’il n’avait aucune valeur à perdre, c’est‑à‑dire s’il n’était pas lui-même un produit du travail humain, il ne pourrait transférer au produit aucune valeur. Il servirait à former des objets usuels sans servir à former des valeurs. C’est le cas qui se présente avec tous les moyens de production que fournit la nature, sans que l’homme y soit pour rien, avec la terre, l’eau, le vent, le fer dans la veine métallique, le bois dans la forêt primitive, et ainsi de suite.

Nous rencontrons ici un autre phénomène intéressant. Supposons qu’une machine vaille, par exemple, mille livres sterling et qu’elle s’use en mille jours ; dans ce cas un millième de la valeur de la machine se transmet chaque jour à son produit journalier ; mais la machine, quoique avec une vitalité toujours décroissante, fonctionne toujours tout entière dans le procès de travail. Donc quoiqu’un facteur du travail entre tout entier dans la production d’une valeur d’usage, il n’entre que par parties dans la formation de la valeur. La différence entre les deux procès se reflète ainsi dans les facteurs matériels, puisque dans la même opération un seul et même moyen de production compte intégralement comme élément du premier procès et par fractions seulement comme élément du second[22].

Inversement un moyen de production peut entrer tout entier dans la formation de la valeur, quoique en partie seulement dans la production des valeurs d’usage. Supposons que dans l’opération du filage, sur cent quinze livres de coton il y en ait quinze de perdues, c’est‑à‑dire qui forment au lieu de filés ce que les Anglais appellent la poussière du diable (devil’s dust). Si néanmoins, ce déchet de quinze pour cent est normal et inévitable en moyenne dans la fabrication, la valeur des quinze livres de coton, qui ne forment aucun élément des filés entre tout autant dans leur valeur que les cent livres qui en forment la substance. Il faut que quinze livres de coton s’en aillent au diable pour qu’on puisse faire cent livres de filés. C’est précisément parce que cette perte est une condition de la production que le coton perdu transmet aux filés sa valeur. Et il en est de même pour tous les excréments du travail, autant bien entendu qu’ils ne servent plus à former de nouveaux moyens de production et conséquemment de nouvelles valeurs d’usage. Ainsi, on voit dans les grandes fabriques de Manchester des montagnes de rognures de fer, enlevées par d’énormes machines comme des copeaux de bois par le rabot, passer le soir de la fabrique à la fonderie, et revenir le lendemain de la fonderie à la fabrique en blocs de fer massif.

Les moyens de production ne transmettent de valeur au nouveau produit qu’autant qu’ils en perdent sous leurs anciennes formes d’utilité. Le maximum de valeur qu’ils peuvent perdre dans le cours du travail a pour limite la grandeur de valeur originaire qu’ils possédaient en entrant dans l’opération, ou le temps de travail que leur production a exigé. Les moyens de production ne peuvent donc jamais ajouter au produit plus de valeur qu’ils n’en possèdent eux‑mêmes. Quelle que soit l’utilité d’une matière première, d’une machine, d’un moyen de production, s’il coûte cent cinquante livres sterling, soit cinq cents journées de travail, il n’ajoute au produit total qu’il contribue à former jamais plus de cent cinquante livres sterling. Sa valeur est déterminée non par le travail où il entre comme moyen de production, mais par celui d’où il sort comme produit. Il ne sert dans l’opération à laquelle on l’emploie que comme valeur d’usage, comme chose qui possède des propriétés utiles ; si avant d’entrer dans cette opération, il n’avait possédé aucune valeur, il n’en donnerait aucune au produit[23].

Pendant que le travail productif transforme les moyens de production en éléments formateurs d’un nouveau produit, leur valeur est sujette à une espèce de métempsycose. Elle va du corps consommé au corps nouvellement formé. Mais cette transmigration s’effectue à l’insu du travail réel. Le travailleur ne peut pas ajouter un nouveau travail, créer par conséquent une valeur nouvelle, sans conserver des valeurs anciennes, car il doit ajouter ce travail sous une forme utile et cela ne peut avoir lieu sans qu’il transforme des produits en moyens de production d’un produit nouveau auquel il transmet par cela même leur valeur. La force de travail en activité, le travail vivant a donc la propriété de conserver de la valeur en ajoutant de la valeur ; c’est là un don naturel qui ne coûte rien au travailleur, mais qui rapporte beaucoup au capitaliste ; il lui doit la conservation de la valeur actuelle de son capital[24]. Tant que les affaires vont bien, il est trop absorbé dans la fabrication de la plus‑value pour distinguer ce don gratuit du travail. Des interruptions violentes, telles que les crises, le forcent brutalement à s’en apercevoir[25].

Ce qui se consomme dans les moyens de production, c’est leur valeur d’usage dont la consommation par le travail forme des produits. Pour ce qui est de leur valeur, en réalité elle n’est pas consommée[26]. et ne peut pas, par conséquent, être reproduite. Elle est conservée, non en vertu d’une opération qu’elle subit dans le cours du travail, mais parce que l’objet dans lequel elle existe à l’origine ne disparaît que pour prendre une nouvelle forme utile. La valeur des moyens de production reparaît donc dans la valeur du produit ; mais elle n’est pas, à proprement parler, reproduite. Ce qui est produit, c’est la nouvelle valeur d’usage dans laquelle la valeur ancienne apparaît de nouveau[27].

Il en est tout autrement du facteur subjectif de la production, c’est‑à‑dire de la force du travail en activité. Tandis que, par la forme que lui assigne son but, le travail conserve et transmet la valeur des moyens de production au produit, son mouvement crée à chaque instant une valeur additionnelle, une valeur nouvelle. Supposons que la production s’arrête au point où le travailleur n’a fourni que l’équivalent de la valeur journalière de sa propre force, lorsqu’il a, par exemple, ajouté par un travail de six heures une valeur de trois shillings. Cette valeur forme l’excédent de la valeur du produit sur les éléments de cette valeur provenant des moyens de production. C’est la seule valeur originale qui s’est produite, la seule partie de la valeur du produit qui ait été enfantée dans le procès de sa formation. Elle compense l’argent que le capitaliste avance pour l’achat de la force de travail, et que le travailleur dépense ensuite en subsistances. Par rapport aux trois shillings dépensés, la valeur nouvelle de trois shillings apparaît comme une simple reproduction ; mais cette valeur est reproduite en réalité, et non en apparence, comme la valeur des moyens de production. Si une valeur est ici remplacée par une autre, c’est grâce à une nouvelle création.

Nous savons déjà cependant que la durée du travail dépasse le point où un simple équivalent de la valeur de la force de travail serait reproduit et ajouté à l’objet travaillé. Au lieu de six heures qui suffiraient pour cela, l’opération dure douze ou plus. La force de travail en action ne reproduit donc pas seulement sa propre valeur ; mais elle produit encore de la valeur en plus. Cette plus‑value forme l’excédent de la valeur du produit sur celle de ses facteurs consommés, c’est‑à‑dire des moyens de production et de la force de travail.

En exposant les différents rôles que jouent dans la formation de la valeur du produit les divers facteurs du travail, nous avons caractérisé en fait les fonctions des divers éléments du capital dans la formation de la plus‑value. L’excédent de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments constitutifs est l’excédent du capital accru de sa plus‑value sur le capital avancé. Moyens de production aussi bien que force de travail, ne sont que les diverses formes d’existence qu’a revêtues la valeur‑capital lorsqu’elle s’est transformée d’argent en facteurs du procès de travail.

Dans le cours de la production, la partie du capital qui se transforme en moyens de production, c’est‑à‑dire en matières premières, matières auxiliaires et instruments de travail, ne modifie donc pas la grandeur de sa valeur. C’est pourquoi nous la nommons partie constante du capital, ou plus brièvement : capital constant.

La partie du capital transformée en force de travail change, au contraire, de valeur dans le cours de la production. Elle reproduit son propre équivalent et de plus un excédent, une plus‑value qui peut elle-même varier et être plus ou moins grande. Cette partie du capital se transforme sans cesse de grandeur constante en grandeur variable. C’est pourquoi nous la nommons partie variable du capital, ou plus brièvement : capital variable. Les mêmes éléments du capital qui, au point de vue de la production des valeurs d’usage, se distinguent entre eux comme facteurs objectifs et subjectifs, comme moyens de production et force de travail, se distinguent au point de vue de la formation de valeur en capital constant et en capital variable.

La notion de capital constant n’exclut en aucune manière un changement de valeur de ses parties constitutives. Supposons que la livre de coton coûte aujourd’hui un demi‑shilling et que demain, par suite d’un déficit dans la récolte de coton, elle s’élève à un shilling. Le coton ancien qui continue à être façonné a été acheté au prix de un demi‑shilling ; mais il ajoute maintenant au produit une valeur de un shilling. Et celui qui est déjà filé, et qui circule même peut-être sur le marché sous forme de filés, ajoute également au produit le double de sa valeur première. On voit cependant que ces changements sont indépendants de l’accroissement de valeur qu’obtient le coton par le filage même. Si le coton ancien n’était pas encore en train d’être travaillé, il pourrait être maintenant revendu un shilling au lieu de un demi‑shilling. Moins il a subi de façons, plus ce résultat est certain. Aussi, lorsque surviennent de semblables révolutions dans la valeur, est‑ce une loi de la spéculation d’agioter sur la matière première dans sa forme la moins modifiée par le travail, sur les filés plutôt que sur le tissu, et sur le coton plutôt que sur les filés. Le changement de valeur prend ici naissance dans le procès qui produit le coton et non dans celui où le coton fonctionne comme moyen de production, et par suite comme capital constant. La valeur, il est vrai, se mesure par le quantum de travail fixé dans une marchandise ; mais ce quantum lui‑même est déterminé socialement. Si le temps de travail social qu’exige la production d’un article subit des variations, — et le même quantum de coton, par exemple, représente un quantum plus considérable de travail lorsque la récolte est mauvaise que lorsqu’elle est bonne, — alors la marchandise ancienne, qui ne compte jamais que comme échantillon de son espèce[28], s’en ressent immédiatement, parce que sa valeur est toujours mesurée par le travail socialement nécessaire, ce qui veut dire par le travail nécessaire dans les conditions actuelles de la société.

Comme la valeur des matières, la valeur des instruments de travail déjà employés dans la production, machines, constructions, etc., peut changer, et par cela même la portion de valeur qu’ils transmettent au produit. Si, par exemple, à la suite d’une invention nouvelle, telle machine peut être reproduite avec une moindre dépense de travail, la machine ancienne de même espèce perd plus ou moins de sa valeur et en donne par conséquent proportionnellement moins au produit. Mais dans ce cas, comme dans le précédent, le changement de valeur prend naissance en dehors du procès de production où la machine fonctionne comme instrument. Dans ce procès, elle ne transfère jamais plus de valeur qu’elle n’en possède elle‑même.

De même qu’un changement dans la valeur des moyens de production, malgré la réaction qu’il opère sur eux, même après leur entrée dans le procès de travail, ne modifie en rien leur caractère de capital constant, de même un changement survenu dans la proportion entre le capital constant et le capital variable n’affecte en rien leur différence fonctionnelle. Admettons que les conditions techniques du travail soient transformées de telle sorte que là où, par exemple, dix ouvriers avec dix instruments de petite valeur façonnaient une masse proportionnellement faible de matière première, un ouvrier façonne maintenant avec une machine coûteuse une masse cent fois plus grande. Dans ce cas, le capital constant, c’est‑à‑dire la valeur des moyens de production employés, serait considérablement accrue, et la partie du capital convertie en force de travail considérablement diminuée. Ce changement ne fait que modifier le rapport de grandeur entre le capital constant et le capital variable, ou la proportion suivant laquelle le capital total se décompose en éléments constants et variables, mais n’affecte pas leur différence fonctionnelle.

CHAPITRE IX
LE TAUX DE LA PLUS-VALUE


I
Le degré d’exploitation de la force de travail.


La plus-value que le capital avancé C a engendrée dans le cours de la production se présente d’abord comme excédent de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments.

Le capital C se décompose en deux parties : une somme d’argent c (capital constant), qui est dépensée pour les moyens de production, et une autre somme d’argent v (capital variable), qui est dépensée en force de travail. À l’origine donc, C = c + v ou, pour prendre un exemple, le capital avancé de 500 l. st. = 410 l. st. + 90 l. st. L’opération productive terminée, on a pour résultat une marchandise dont la valeur = c + v + p, (p étant la plus-value), soit

410 l. st. + 90 l. st. + 90 l. st.

Le capital primitif C s’est transformé en C’, de 500 en 590 livres sterling. La différence entre les deux = p, une plus-value de 90. La valeur des éléments de production étant égale à la valeur du capital avancé, c’est une vraie tautologie de dire que l’excédant de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments est égale au surcroît du capital avancé, ou à la plus-value produite.

Cette tautologie exige cependant un examen plus approfondi. Ce qui est comparé avec la valeur du produit, c’est la valeur des éléments de production consommés dans sa formation. Mais nous avons vu que cette partie du capital constant employé, qui consiste en instruments de travail, ne transmet qu’une fraction de sa valeur au produit, tandis que l’autre fraction persiste sous son ancienne forme. Comme celle-ci ne joue aucun rôle dans la formation de la valeur, il faut en faire complètement abstraction. Son entrée en ligne de compte ne changerait rien. Supposons que c = 410 livres sterling, soit trois cent douze livres sterling pour matières premières, quarante-quatre livres sterling pour matières auxiliaires et cinquante-quatre livres sterling pour usure de la machine, mais que la valeur de tout l’appareil mécanique employé réellement se monte à mille cinquante-quatre livres sterling. Nous ne comptons comme avance faite que la valeur de cinquante-quatre livres sterling perdues par la machine dans son fonctionnement et transmise par cela même au produit. Si nous voulions compter les mille livres sterling qui continuent à exister sous leur ancienne forme comme machine à vapeur, etc., il nous faudrait les compter doublement, du côté de la valeur avancée et du côté du produit obtenu[29]. Nous obtiendrions ainsi mille cinq cents livres sterling et mille cinq cent quatre-vingt-dix livres sterling de sorte que la plus-value serait, après comme avant, de quatre-vingt-dix livres sterling. Sous le nom de capital constant avancé pour la production de la valeur, et c’est cela dont il s’agit ici, nous ne comprenons donc jamais que la valeur des moyens consommés dans le cours de la production.

Ceci admis, revenons à la formule C = c + v, qui est devenue C’ = c + v + p, de sorte que C s’est transformé en C’. On sait que la valeur du capital constant ne fait que réapparaître dans le produit. La valeur réellement nouvelle, engendrée dans le cours de la production même, est donc différente de la valeur du produit obtenu. Elle n’est pas, comme il semblerait au premier coup d’œil,

c + v + p ou 410 l. st. + 90 l. st. + 90 l. st.
mais v + p ou 90 l. st. + 90 l. st. ;

Elle n’est pas 590, mais 180 livres sterling. Si le capital constant c égalait zéro, en d’autres termes s’il y avait des branches d’industrie où le capitaliste n’aurait à employer aucun moyen de production créé par le travail, ni matière première, ni matières auxiliaires, ni instruments, mais seulement la force de travail et des matériaux fournis par la nature, aucune portion constante de valeur ne pourrait être transmise au produit. Cet élément de la valeur du produit, dans notre exemple 410 sterling, serait éliminé, mais la valeur produite de 180 sterling, laquelle contient 90 livres sterling de plus-value, serait tout aussi grande que si c représentait une valeur incommensurable. Nous aurions C = 0 + v = v et C’ (le capital accru de la plus-value) = v + p ; C’ — C, après comme avant = p. Si, au contraire, p égalait zéro, en d’autres termes si la force de travail, dont la valeur est avancée dans le capital variable, ne produisait que son équivalent, alors C = c + v et C’ (la valeur du produit) = c + v + 0 ; par conséquent C = C’. Le capital avancé ne se serait point accru.

Nous savons déjà que la plus-value est une simple conséquence du changement de valeur qui affecte v (la partie du capital transformée en force de travail) que par conséquent v + p = v + Dv (v plus un incrément de v). Mais le caractère réel de ce changement de valeur ne perce pas à première vue ; cela provient de ce que, par suite de l’accroissement de son élément variable, le total du capital avancé s’accroît aussi. Il était 500 et il devient 590. L’analyse pure exige donc qu’il soit fait abstraction de cette partie de la valeur du produit, où ne réapparaît que la valeur du capital constant et que l’on pose ce dernier = 0. C’est l’application d’une loi mathématique employée toutes les fois qu’on opère avec des quantités variables et des quantités constantes et que la quantité constante n’est liée à la variable que par addition ou soustraction.

Une autre difficulté provient de la forme primitive du capital variable. Ainsi, dans l’exemple précédent, C’ = 410 sterling de capital constant, 90 livres sterling de capital variable et 90 livres sterling de plus-value. Or, 90 livres sterling sont une grandeur donnée, constante, qu’il semble absurde de traiter comme variable. Mais 90 livres sterling ou 90 livres sterling de capital variable ne sont qu’un symbole pour la marche que suit cette valeur. En premier lieu deux valeurs constantes sont échangées l’une contre l’autre, un capital de 90 livres sterling contre une force de travail qui vaut aussi 90 livres sterling. Cependant dans le cours de la production les quatre-vingt-dix livres sterling avancées viennent d’être remplacées, non par la valeur de la force de travail, mais par son mouvement, le travail mort par le travail vivant, une grandeur fixe par une grandeur fluide, une constante par une variable. Le résultat est la reproduction de v plus un incrément de v. Du point de vue de la production capitaliste, tout cet ensemble est un mouvement spontané, automatique de la valeur-capital transformée en force de travail. C’est à elle que le procès complet et son résultat sont attribués. Si donc la formule « 90 livres sterling de capital variable », laquelle exprime une valeur qui fait des petits, semble contradictoire, elle n’exprime qu’une contradiction immanente à la production capitaliste.

Il peut paraître étrange au premier coup d’œil que l’on pose ainsi le capital constant = 0, mais c’est là une opération que l’on fait tous les jours dans la vie ordinaire. Quelqu’un veut-il calculer le bénéfice obtenu par la Grande-Bretagne dans l’industrie cotonnière, il commence par éliminer le prix du coton payé aux États-Unis, à l’Inde, à Égypte, etc., c’est-à-dire, il pose = 0 la partie du capital qui ne fait que réapparaître dans la valeur du produit.

Assurément le rapport de la plus-value non seulement avec la partie du capital d’où elle provient immédiatement, et dont elle représente le changement de valeur, mais encore avec le total du capital avancé, a une grande importance économique. Aussi traiterons-nous cette question avec tous les détails dans le troisième livre. Pour qu’une partie du capital gagne en valeur par sa transformation en force de travail, il faut qu’une autre partie du capital soit déjà transformée en moyens de production. Pour que le capital variable fonctionne, il faut qu’un capital constant soit avancé dans des proportions correspondantes, d’après le caractère technique de l’entreprise. Mais parce que, dans toute manipulation chimique, on emploie des cornues et d’autres vases, il ne s’ensuit pourtant pas que dans l’analyse on ne fasse abstraction de ces ustensiles. Dès que l’on examine la création de valeur et la modification de valeur purement en elles-mêmes, les moyens de production, ces représentants matériels du capital constant, ne fournissent que la matière dans laquelle la force fluide, créatrice de valeur, peut se figer. Coton ou fer, peu importent donc la nature et la valeur de cette matière. Elle doit tout simplement se trouver là en quantité suffisante pour pouvoir absorber le travail à dépenser dans le cours de la production. Cette quantité de matière une fois donnée, que sa valeur monte ou baisse, ou même qu’elle n’ait aucune valeur, comme la terre vierge et la mer, la création de valeur et son changement de grandeur n’en seront pas affectés[30].

Nous posons donc tout d’abord la partie constante du capital égale à zéro. Le capital avancé c + v se réduit conséquemment à v, et la valeur du produit c + v + p à la valeur produite v + p. Si l’on admet que celle-ci = 180 livres sterling dans lesquelles se manifeste le travail qui s’écoule pendant toute la durée de la production ; il nous faut soustraire la valeur du capital variable, soit 90 l. st., pour obtenir la plus-value de 90 l. st. Ces 90 l. st. expriment ici la grandeur absolue de la plus-value produite. Pour ce qui est de sa grandeur proportionnelle, c’est-à-dire du rapport suivant lequel le capital variable a gagné en valeur, elle est évidemment déterminée par le rapport de la plus-value au capital variable et s’exprime par p/v. Dans l’exemple qui précède, elle est donc 90/90 = 100 %. Cette grandeur proportionnelle est ce que nous appelons taux de la plus-value[31].

Nous avons vu que l’ouvrier, pendant une partie du temps qu’exige une opération productive donnée, ne produit que la valeur de sa force de travail, c’est-à-dire la valeur des subsistances nécessaires à son entretien. Le milieu dans lequel il produit étant organisé par la division spontanée du travail social, il produit sa subsistance, non pas directement, mais sous la forme d’une marchandise particulière, sous la forme de filés, par exemple, dont la valeur égale celle de ses moyens de subsistance, ou de l’argent avec lequel il les achète. La partie de sa journée de travail qu’il y emploie est plus ou moins grande, suivant la valeur moyenne de sa subsistance journalière ou le temps de travail moyen exigé chaque jour pour la produire. Lors même qu’il ne travaillerait pas pour le capitaliste, mais seulement pour lui-même, il devrait, toutes circonstances restant égales, travailler en moyenne, après comme avant, la même partie aliquote du jour pour gagner sa vie. Mais comme dans la partie du jour où il produit la valeur quotidienne de sa force de travail, soit trois shillings, il ne produit que l’équivalent d’une valeur déjà payée par le capitaliste, et ne fait ainsi que compenser une valeur par une autre, cette production de valeur n’est en fait qu’une simple reproduction. Je nomme donc temps de travail nécessaire, la partie de la journée où cette reproduction s’accomplit, et travail nécessaire le travail dépensé pendant ce temps[32] ; nécessaire pour le travailleur, parce qu’il est indépendant de la forme sociale de son travail ; nécessaire pour le capital et le monde capitaliste, parce que ce monde a pour base l’existence du travailleur.

La période d’activité, qui dépasse les bornes du travail nécessaire, coûte, il est vrai, du travail à l’ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui. Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d’une création ex nihilo. Je nomme cette partie de la journée de travail, temps extra et le travail dépensé en elle surtravail. S’il est d’une importance décisive pour l’entendement de la valeur en général de ne voir en elle qu’une simple coagulation de temps de travail, que du travail réalisé, il est d’une égale importance pour l’entendement de la plus-value de la comprendre comme une simple coagulation de temps de travail extra, comme du surtravail réalisé. Les différentes formes économiques revêtues par la société, l’esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l’ouvrier[33].

De ce fait, que la valeur du capital variable égale la valeur de la force de travail qu’il achète ; que la valeur de cette force de travail détermine la partie nécessaire de la journée de travail et que la plus-value de son côté est déterminée par la partie extra de cette même journée, il suit que : la plus-value est au capital variable ce qu’est le surtravail au travail nécessaire ou le taux de la plus-value p/v = surtravail/travail nécessaire. Les deux proportions présentent le même rapport sous une forme différente ; une fois sous forme de travail réalisé, une autre fois, sous forme de travail en mouvement.

Le taux de la plus-value est donc l’expression exacte du degré d’exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste[34].

D’après notre supposition, la valeur du produit = 410 l. st. (c) + 90 l. st. (v) + 90 l. st. (p), le capital avancé = 500 livres sterling. De ce que la plus-value = 90 livres sterling et le capital avancé = 500 livres sterling, on pourrait conclure d’après le mode ordinaire de calcul, que le taux de la plus-value (que l’on confond avec le taux du profit) = 18 %, chiffre dont l’infériorité relative remplirait d’émotion le sieur Carey et les autres harmonistes du même calibre. Mais en réalité le taux de la plus-value égale non pas p/C ou p/(c + v) mais p/v c’est-à-dire, il est non pas 90/500 mais 90/90 = 100 %, plus de cinq fois le degré d’exploitation apparent. Bien que dans le cas donné, nous ne connaissions ni la grandeur absolue de la journée de travail, ni la période des opérations (jour, semaine, etc.), ni enfin le nombre des travailleurs que le capital variable de 90 l. st. met en mouvement simultanément, néanmoins le taux de la plus-value p/v par sa convertibilité dans l’autre formule (surtravail / travail nécessaire) nous montre exactement le rapport des deux parties constituantes de la journée de travail l’une avec l’autre. Ce rapport est 100%. L’ouvrier a donc travaillé une moitié du jour pour lui-même et l’autre moitié pour le capitaliste.

Telle est donc, en résumé, la méthode à employer pour le calcul du taux de la plus-value. Nous prenons la valeur entière du produit et nous posons égale à zéro la valeur du capital constant qui ne fait qu’y reparaître ; la somme de valeur qui reste est la seule valeur réellement engendrée pendant la production de la marchandise. Si la plus-value est donnée, il nous faut la soustraire de cette somme pour trouver le capital variable. C’est l’inverse qui a lieu si ce dernier est donné et que l’on cherche la plus-value. Tous les deux sont-ils donnés, il ne reste plus que l’opération finale, le calcul de p/v du rapport de la plus-value au capital variable.

Si simple que soit cette méthode, il convient d’y exercer le lecteur par quelques exemples qui lui en faciliteront l’application.

Entrons d’abord dans une filature. Les données suivantes appartiennent à l’année 1871 et m’ont été fournies par le fabricant lui-même. La fabrique met en mouvement 10 000 broches, file avec du coton américain des filés n°32, et produit chaque semaine une livre de filés par broche. Le déchet du coton se monte à 6%. Ce sont donc par semaine 10 600 livres de coton que le travail transforme en 10 000 livres de filés et 600 livres de déchet. En avril 1871, ce coton coûtait 7 3/4 d. (pence) par livre et conséquemment pour 10 600 livres, la somme ronde de 342 l. st. Les 10 000 broches, y compris la machine à filer et la machine à vapeur, coûtent une livre sterling la pièce, c’est-à-dire 10 000 l. st. Leur usure se monte à 10 % = 1 000 l. st., ou chaque semaine 20 l. st. La location des bâtiments est de 300 l. st. ou de 6 l. st. par semaine. Le charbon (4 livres par heure et par force de cheval, sur une force de 100 chevaux donnée par l’indicateur[35] et 60 heures par semaine, y compris le chauffage du local) atteint par semaine le chiffre de 11 tonnes et à 8 sh. 6 d. par tonne, coûte chaque semaine 4 l. st. 10 sh. ; la consommation par semaine est également pour le gaz de 1 l. st., pour l’huile de 4 l. st. 10 sh., pour toutes les matières auxiliaires de 10 l. st. — La portion de valeur constante par conséquent = 378 l. st. Puisqu’elle ne joue aucun rôle dans la formation de la valeur hebdomadaire, nous la posons égale à zéro.

Le salaire des ouvriers se monte à 52 l. st. par semaine ; le prix des filés, à 12 d. 1/4 la livre, est, pour 10 000 livres, de 510 l. st. La valeur produite chaque semaine est par conséquent = 510 l. st. - 378 l. st., ou = 132 l. st. Si maintenant nous en déduisons le capital variable (salaire des ouvriers) = 52 l. st., il reste une plus-value de 80 l. st.

Le taux de la plus-value est donc = 80/52 = 153 11/13 %. Pour une journée de travail moyenne de dix heures par conséquent, le travail nécessaire = 3 h 31/33 et le surtravail = 6 h 2/33.

Voici un autre calcul, très défectueux, il est vrai, parce qu’il y manque plusieurs données, mais suffisant pour notre but. Nous empruntons les faits à un livre de Jacob à propos des lois sur les céréales (1815). Le prix du froment est de quatre-vingts shillings par quart (8 boisseaux), et le rendement moyen de l’arpent est de 22 boisseaux, de sorte que l’arpent rapporte 11 l. st.


Production de valeur par arpent.
Semences (froment) 1 l. st. 9 sh. Dîmes, taxes 1 l. st. 1 sh
Engrais 2 l. st. 10 sh. Rente foncière 1 l. st. 8 sh
Salaires 3 l. st. 10 sh. Profit du fermier et intérêts 1 l. st. 2 sh.
Somme 7 l. st. 9 sh. Somme 3 l. st. 11 sh.

La plus-value, toujours en admettant que le prix du produit est égal à sa valeur, se trouve ici répartie entre diverses rubriques, profit, intérêt, dîmes, etc. Ces rubriques nous étant indifférentes, nous les additionnons toutes ensemble et obtenons ainsi une plus-value de 3 l. st. 11 sh. Quant aux 3 l. st. 19 sh. pour semence et engrais nous les posons égales à zéro comme partie constante du capital. Reste le capital variable avancé de 3 l. st. 10 sh., à la place duquel une valeur nouvelle de 3 l. st. 10 sh. + 3 l. st. 11 sh. a été produite. Le taux de la plus-value p/v égale : . Le laboureur emploie donc plus de la moitié de sa journée de travail à la production d’une plus-value que diverses personnes se partagent entre elles sous divers prétextes.

II

Expression de la valeur du produit en parties proportionnelles du même produit

Reprenons l’exemple qui nous a servi à montrer comment le capitaliste transforme son argent en capital. Le travail nécessaire de son fileur se montait à six heures, de même que le surtravail ; le degré d’exploitation du travail s’élevait donc à cent pour cent.

Le produit de la journée de douze heures est vingt livres de filés d’une valeur de 30 sh. Pas moins des 8/10 de cette valeur, ou 24 sh., sont formés par la valeur des moyens de production consommés, des 20 livres de coton à vingt shillings, des broches à quatre shillings, valeur qui ne fait que réapparaître ; autrement dit huit dixièmes de la valeur des filés consistent en capital constant. Les deux dixièmes qui restent sont la valeur nouvelle de six shillings engendrée pendant le filage, dont une moitié remplace la valeur journalière de la force de travail qui a été avancée, c’est‑à‑dire le capital variable de trois shillings et dont l’autre moitié forme la plus-value de trois shillings. La valeur totale de vingt livres de filés est donc composée de la manière suivante : Valeur en filés de 30 shillings = 24 shillings + 3 shillings + 3 shillings

Puisque cette valeur totale se représente dans le produit de vingt livres de filés, il faut que les divers éléments de cette valeur puissent être exprimés en parties proportionnelles du produit.

S’il existe une valeur de trente shillings dans vingt livres de filés, huit dixièmes de cette valeur, ou sa partie constante de vingt-quatre shillings, existeront dans huit dixièmes du produit, ou dans seize livres de filés. Sur celles-ci treize livres un tiers représentent la valeur de la matière première, des vingt livres de coton qui ont été filées, soit vingt shillings, et deux livres deux tiers la valeur des matières auxiliaires et des instruments de travail consommés, broches, etc., soit 4 shillings.

Dans treize livres un tiers de filés, il ne se trouve, à vrai dire, que treize livres un tiers de coton d’une valeur de treize shillings un tiers ; mais leur valeur additionnelle de six shillings deux tiers forme un équivalent pour le coton contenu dans les six livres deux tiers de filés qui restent. Les treize livres un tiers de filés représentent donc tout le coton contenu dans le produit total de vingt livres de filés, la matière première du produit total, mais aussi rien de plus. C’est donc comme si tout le coton du produit entier eût été comprimé dans treize livres un tiers de filés et qu’il ne s’en trouvât plus un brin dans les six livres deux tiers restantes. Par contre, ces treize livres un tiers de filés ne contiennent dans notre cas aucun atome ni de la valeur des matières auxiliaires et des instruments de travail consommés, ni de la valeur nouvelle créée par le filage.

De même les autres deux livres deux tiers de filés qui composent le reste du capital constant = 4 shillings, ne représentent rien autre chose que la valeur des matières auxiliaires et des instruments de travail consommés pendant tout le cours de la production.

Ainsi donc huit dixièmes du produit ou seize livres de filés, bien que formés, en tant que valeurs d’usage, par le travail du fileur, tout comme les parties restantes du produit, ne contiennent dans cet ensemble pas le moindre travail absorbé pendant l’opération même du filage. C’est comme si ces huit dixièmes s’étaient transformés en filés sans l’intermédiaire du travail, et que leur forme filés ne fût qu’illusion. Et en fait, quand le capitaliste les vend vingt‑quatre shillings et rachète avec cette somme ses moyens de production, il devient évident que seize livres de filés ne sont que coton, broches, charbon, etc., déguisés. D’un autre côté, les deux dixièmes du produit qui restent, ou quatre livres de filés, ne représentent maintenant rien autre chose que la valeur nouvelle de six shillings produite dans les douze heures qu’a duré l’opération. Ce qu’ils contenaient de la valeur des matières et des instruments de travail consommés leur a été enlevé pour être incorporé aux seize premières livres de filés. Le travail du fileur, matérialisé dans le produit de vingt livres de filés, est maintenant concentré dans quatre livres, dans deux dixièmes du produit. C’est comme si le fileur avait opéré le filage de ces quatre livres dans l’air, ou bien avec du coton et des broches, qui, se trouvant là gratuitement, sans l’aide du travail humain, n’ajouteraient aucune valeur au produit. Enfin de ces quatre livres de filés, où se condense toute la valeur produite en douze heures de filage, une moitié ne représente que l’équivalent de la force de travail employée, c’est‑à‑dire que les trois shillings de capital variable avancé, l’autre moitié que la plus‑value de trois shillings.

Puisque douze heures de travail du fileur se matérialisent en une valeur de six shillings, la valeur des filés montant à trente shillings représente donc soixante heures de travail. Elles existent dans vingt livres de filés dont huit dixièmes ou seize livres sont la matérialisation de quarante‑huit heures de travail qui ont précédé l’opération du filage, du travail contenu dans les moyens de production des filés ; et dont deux dixièmes ou quatre livres de filés sont la matérialisation des douze heures de travail dépensées dans l’opération du filage.

Nous avons vu plus haut comment la valeur totale des filés égale la valeur enfantée dans leur production plus les valeurs déjà préexistantes dans leurs moyens de production. Nous venons de voir maintenant comment les éléments fonctionnellement différents de la valeur peuvent être exprimés en parties proportionnelles du produit.

Cette décomposition du produit — du résultat de la production — en une quantité qui ne représente que le travail contenu dans les moyens de production, ou la partie constante du capital, en un autre quantum qui ne représente que le travail nécessaire ajouté pendant le cours de la production, ou la partie variable du capital, et en un dernier quantum, qui ne représente que le surtravail ajouté dans ce même procédé, ou la plus‑value : cette décomposition est aussi simple qu’importante, comme le montrera plus tard son application à des problèmes plus complexes et encore sans solution.

Au lieu de décomposer ainsi le produit total obtenu dans une période, par exemple une journée, en quote‑parts représentant les divers éléments de sa valeur, on peut arriver au même résultat en représentant les produits partiels comme provenant de quote-parts de la journée de travail. Dans le premier cas nous considérons le produit entier comme donné, dans l’autre nous le suivons dans ses phases d’évolution.

Le fileur produit en douze heures vingt livres de filés, en une heure par conséquent une livre deux tiers et en huit heures treize livres un tiers, c’est‑à‑dire un produit partiel valant à lui seul tout le coton filé pendant la journée. De la même manière le produit partiel de l’heure et des trente‑six minutes suivantes égale deux livres deux tiers de filés, et représente par conséquent la valeur des instruments de travail consommés pendant les douze heures de travail ; de même encore le fileur produit dans les soixante‑quinze minutes qui suivent deux livres de filés valant trois shillings — une valeur égale à toute la valeur qu’il crée en six heures de travail nécessaire. Enfin, dans les dernières soixante-quinze minutes il produit également deux livres de filés dont la valeur égale la plus‑value produite par sa demi-journée de surtravail. Le fabricant anglais se sert pour son usage personnel de ce genre de calcul ; il dira, par exemple, que dans les huit premières heures ou deux tiers de la journée de travail il couvre les frais de son coton. Comme on le voit, la formule est juste ; c’est en fait la première formule transportée de l’espace dans le temps ; de l’espace où les parties du produit se trouvent toutes achevées et juxtaposées les unes aux autres, dans le temps, où elles se succèdent. Mais cette formule peut en même temps être accompagnée de tout un cortège d’idées barbares et baroques, surtout dans la cervelle de ceux qui, intéressés en pratique à l’accroissement de la valeur, ne le sont pas moins en théorie à se méprendre sur le sens de ce procès. On peut se figurer, par exemple, que notre fileur produit ou remplace dans les huit premières heures de son travail la valeur du coton, dans l’heure et les trente-six minutes suivantes la valeur des moyens de production consommés, dans l’heure et les douze minutes qui suivent le salaire, et qu’il ne consacre au fabricant pour la production de la plus-value que la célèbre « Dernière heure ». On attribue ainsi au fileur un double miracle, celui de produire coton, broches, machine à vapeur, charbon, huile, etc., à l’instant même où il file au moyen d’eux, et de faire ainsi d’un jour de travail cinq. Dans notre cas, par exemple, la production de la matière première et des instruments de travail exige quatre journées de travail de douze heures, et leur transformation en filés exige de son côté une autre journée de travail de douze heures. Mais la soif du lucre fait croire aisément à de pareils miracles et n’est jamais en peine de trouver le sycophante doctrinaire qui se charge de démontrer leur rationalité. C’est ce que va nous prouver l’exemple suivant d’une célébrité historique.

III

La Dernière heure de Senior.

Par un beau matin de l’année 1836, Nassau W. Senior, que l’on pourrait appeler le normalien des économistes anglais, également fameux par sa science économique et « son beau style », fut invité à venir apprendre à Manchester l’économie politique qu’il professait à Oxford. Les fabricants l’avaient élu leur défenseur contre le Factory Act nouvellement promulgué, et l’agitation des dix heures qui allait encore au-delà. Avec leur sens pratique ordinaire, ils avaient cependant reconnu que M. le professeur « wanted a good deal of finishing », avait grand besoin du coup de pouce de la fin pour être un savant accompli. Ils le firent donc venir à Manchester. Le professeur mit en style fleuri la leçon que lui avaient faite les fabricants, dans le pamphlet intitulé : Letters on the Factorv act, as it affects the cotton manufacture. London, 1837. Il est d’une lecture récréative comme on peut en juger par le morceau suivant :

« Avec la loi actuelle, aucune fabrique qui emploie des personnes au-dessous de dix-huit ans, ne peut travailler plus de 11 heures et ½ par jour, c’est-à-dire 12 heures pendant les 5 premiers jours de la semaine et 9 heures le samedi. Eh bien, l’analyse (!) suivante démontre que, dans une fabrique de ce genre, tout le profit net provient de la dernière heure. Un fabricant dépense 100 000 l. st. : 80 000 liv. st. en bâtiments et en machines, 20 000 liv. st. en matière première et en salaires. En supposant que le capital fasse une seule évolution par an et que le profit brut atteigne 15%, la fabrique doit livrer chaque année des marchandises pour une valeur de 115 000 liv. st.. Chacune des 23 demi-heures de travail produit chaque jour ou de cette somme. Sur ces qui forment l’entier des 115 000 liv. st. (constituting the whole 115 000 l. st.) , c’est-à-dire 100 000 liv. st. sur les 115 000, remplacent ou compensent seulement le capital ; ou 5000 liv. st. sur les 15 000 de profit brut (!) couvrent l’usure de la fabrique et des machines. Les qui restent, les deux dernières demi-heures de chaque jour produisent le profit net de 10%. Si donc, les prix restant les mêmes, la fabrique pouvait travailler 13 heures au lieu de 11 ½, et qu’on augmentât le capital circulant d’environ 2600 liv. st., le profit net serait plus que doublé. D’un autre côté, si les heures de travail étaient réduites d’une heure par jour, le profit net disparaîtrait ; si la réduction allait jusqu’à une 1 et ½, le profit brut disparaîtrait également[36]. »

Et voilà ce que M. le professeur appelle une analyse ! S’il ajoutait foi aux lamentations des fabricants, s’il croyait que les travailleurs consacrent la meilleure partie de la journée à la reproduction ou au remplacement de la valeur des bâtiments, des machines, du coton, du charbon, etc., alors toute analyse devenait chose oiseuse. « Messieurs, avait-il à répondre tout simplement, si vous faites travailler dix heures au lieu de onze heures et demie, la consommation quotidienne du coton, des machines, etc., toutes circonstances restant égales, diminuera de une heure et demie. Vous gagnerez donc tout juste autant que vous perdrez. Vos ouvriers dépenseront à l’avenir une heure et demie de moins à la reproduction ou au remplacement du capital avancé. » Pensait-il au contraire que les paroles de ces messieurs demandaient réflexion, et jugeait-il en qualité d’expert une analyse nécessaire ; alors il devait avant tout, dans une question qui roule exclusivement sur le rapport du bénéfice net à la grandeur de la journée de travail, prier les fabricants de ne pas mettre ensemble dans le même sac des choses aussi disparates que machines, bâtiments, matière première et travail, et de vouloir bien être assez bons pour poser le capital constant contenu dans ces machines, matières premières, etc., d’un côté, et le capital avancé en salaires, de l’autre. S’il trouvait ensuite par hasard, que d’après le calcul des fabricants le travailleur reproduit ou remplace le salaire dans deux vingt-troisièmes de sa journée, ou dans une heure, l’analyste avait alors à continuer ainsi :

« Suivant vos données, le travailleur produit dans l’avant-dernière heure son salaire et dans la dernière votre plus-value ou bénéfice net. Puisqu’il produit des valeurs égales dans des espaces de temps égaux, le produit de l’avant-dernière heure est égal au produit de la dernière. De plus, il ne produit de valeur qu’autant qu’il dépense de travail, et le quantum de son travail a pour mesure sa durée. Cette durée, d’après vous, est de onze heures et demie par jour. Il consomme une partie de ces onze heures et demie pour la production ou le remboursement de son salaire, l’autre partie pour la production de votre profit net. Il ne fait rien de plus tant que dure la journée de travail. Mais puisque, toujours d’après vous, son salaire et la plus-value qu’il vous livre sont des valeurs égales, il produit évidemment son salaire en cinq heures trois quarts et votre profit net dans les autres cinq heures trois quarts. Comme de plus les filés produits en deux heures équivalent à son salaire plus votre profit net, cette valeur doit être mesurée par onze heures et demie de travail, le produit de l’avant-dernière heure par cinq heures trois quarts, celui de la dernière également. Nous voici arrivés à un point délicat ; ainsi, attention ! L’avant-dernière heure de travail est une heure de travail tout comme la première. Ni plus ni moins. Comment donc le fileur peut-il produire en une heure de travail une valeur qui représente cinq heures trois quarts ? En réalité, il n’accomplit point un tel miracle. Ce qu’il produit en valeur d’usage dans une heure de travail est un quantum déterminé de filés. La valeur de ces filés est mesurée par cinq heures trois quarts de travail, dont quatre heures trois quarts sont contenues, sans qu’il y soit pour rien, dans les moyens de production, coton, machines, etc., consommés, et dont quatre quarts ou une heure a été ajoutée pour lui-même. Puisque son salaire est produit en cinq heures et trois quarts, et que les filés qu’il fournit en une heure contiennent la même somme de travail, il n’y a pas la moindre sorcellerie à ce qu’il ne produise en cinq heures et trois quarts de filage qu’un équivalent des filés qu’il produit dans une seule heure. Mais vous êtes complètement dans l’erreur, si vous vous figurez que l’ouvrier perde un seul atome de son temps à reproduire ou à remplacer la valeur du coton, des machines, etc. Par cela même que son travail convertit coton et broches en filés, par cela même qu’il file, la valeur du coton et des broches, passe dans les filés. Ceci n’est point dû à la quantité, mais à la qualité de son travail. Assurément il transmettra une plus grande valeur de coton, etc., en une heure qu’en une demi-heure, mais tout simplement parce qu’il file plus de coton dans le premier cas que dans le second. Comprenez-le donc bien une fois pour toutes : quand vous dites que l’ouvrier, dont la journée compte onze heures et demie, produit dans l’avant-dernière heure la valeur de son salaire et dans la dernière le bénéfice net, cela veut dire tout bonnement que dans son produit de deux heures, que celles-ci se trouvent au commencement ou à la fin de la journée, juste autant d’heures de travail sont incorporées, qu’en contient sa journée de travail entière. Et quand vous dites qu’il produit dans les premières cinq heures trois quarts son salaire et dans les dernières cinq heures trois quarts votre profit net, cela veut dire encore tout simplement que vous payez les premières et que pour les dernières vous ne les payez pas. Je parle de payement du travail au lieu de payement de la force de travail, pour me conformer à votre jargon. Si maintenant vous examinez le rapport du temps de travail que vous payez au temps de travail que vous ne payez point, vous trouverez que c’est demi-journée pour demi-journée, c’est-à-dire cent pour cent, ce qui assurément est le taux d’un bénéfice assez convenable. Il n’y a pas non plus le moindre doute que si vous faites travailler vos bras treize au lieu de onze heures et demie et que vous annexiez simplement cet excédent au domaine du surtravail, ce dernier comprendra sept un quart au lieu de cinq heures trois quarts, et le taux de la plus-value s’élèvera de cent pour cent à cent vingt-six pour cent. Mais vous allez par trop loin, si vous espérez que l’addition de cette heure et demie élèvera votre profit de cent à deux cents pour cent ou davantage, ce qui ferait « plus que le doubler ». D’un autre côté, — le cœur de l’homme est quelque chose d’étrange, surtout quand l’homme le porte dans sa bourse — votre pessimisme frise la folie si vous craignez que la réduction de la journée de onze heures et demie à dix heures et demie fasse disparaître tout votre profit net.

Toutes circonstances restant les mêmes, le surtravail tombera de cinq heures trois quarts à quatre heures trois quarts, ce qui fournira encore un taux de plus-value tout à fait respectable, à savoir quatre-vingt-deux quatorze vingt-troisièmes pour cent. Les mystères de cette « Dernière heure[37] » sur laquelle vous avez débité plus de contes que les Chiliastes sur la fin du monde, tout cela est « all bosh », de la blague. Sa perte n’aura aucune conséquence funeste ; elle n’ôtera, ni à vous votre profit net, ni aux enfants des deux sexes, que vous consommez productivement, cette « pureté d’âme » qui vous est si chère[38]. Quand, une bonne fois, votre dernière heure sonnera, pensez au professeur d’Oxford. Et maintenant, c’est dans un monde meilleur que je désire faire avec vous plus ample connaissance. Salut. » C’est en 1836 que Senior avait fait la découverte de sa « Dernière heure ». Huit ans plus tard, le 15 avril 1848, un des principaux mandarins de la science économique officielle, James Wilson, dans l’Économiste, de Londres, à propos de la loi des dix heures, entonna la même ritournelle sur le même air.

IV

Le produit net

Nous nommons produit net (surplus produce) la partie du produit qui représente la plus-value. De même que le taux de celle-ci se détermine par son rapport, non avec la somme totale, mais avec la partie variable du capital, de même le montant du produit net est déterminé par son rapport, non avec la somme restante, mais avec la partie du produit qui représente le travail nécessaire. De même que la production d’une plus-value est le but déterminant de la production capitaliste, de même le degré d’élévation de la richesse se mesure, non d’après la grandeur absolue du produit brut, mais d’après la grandeur relative du produit net[39].

La somme du travail nécessaire et du surtravail, des parties de temps dans lesquelles l’ouvrier produit l’équivalent de sa force de travail et la plus-value, cette somme forme la grandeur absolue de son temps de travail, c’est-à-dire la journée de travail (working day).

CHAPITRE X

LA JOURNÉE DE TRAVAIL

I

Limite de journée de travail

Nous sommes partis de la supposition que la force de travail est achetée et vendue à sa valeur. Cette valeur, comme celle de toute autre marchandise, est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Si donc la production des moyens de subsistance journaliers, tels qu’il les faut en moyenne pour le travailleur, coûte six heures, il doit travailler en moyenne six heures par jour pour produire journellement sa force de travail, ou pour reproduire la valeur qu’il a obtenue en la vendant. La partie nécessaire de sa journée comprend alors six heures ; toutes circonstances restant égales, c’est une grandeur donnée. Mais il ne s’ensuit pas que la grandeur de la journée elle-même soit donnée.

Admettons que la ligne a——————b représente la durée ou la longueur du temps de travail nécessaire, soit six heures. Suivant que le travail sera prolongé au‑delà de ab de 1, de 3 ou de 6 heures, nous obtiendrons trois lignes différentes :

Journée de travail I. a——————bc
Journée de travail II. a——————b———c
Journée de travail III. a——————b——————c

qui représentent trois journées de travail différentes de sept, de neuf et de douze heures. La ligne de prolongation bc représente la longueur du travail extra. Puisque la journée de travail = ab + bc ou bien est ac, elle varie avec la grandeur variable de bc. Puisque ab nous est donné, le rapport de bc à ab peut toujours être mesuré. Ce rapport s’élève dans la journée de travail I à 1/6 ; dans la journée de travail Il à 3/4, et dans la journée de travail III à 6/6, de ab. Enfin, puisque la proportion

détermine le taux de la plus-value, ce taux est donné par le rapport ci‑dessus. Il est respectivement dans les trois différentes journées de travail de 16 2/3, de 50 et de 100%. Mais le taux de la plus‑value seul ne nous donnerait point réciproquement la grandeur de la journée de travail. S’il était, par exemple, de 100%, la journée de travail pourrait être de son côté de 8, de 10, de 12 heures, et ainsi de suite. Il indiquerait que les deux parties constitutives de la journée, travail nécessaire et surtravail, sont de grandeur égale ; mais il n’indiquerait pas la grandeur de chacune de ces parties.

La journée de travail n’est donc pas une grandeur constante, mais une grandeur variable. Une de ses parties est bien déterminée par le temps de travail qu’exige la reproduction continue de l’ouvrier lui-même ; mais sa grandeur totale varie suivant la longueur ou la durée du surtravail. La journée de travail est donc déterminable ; mais, par elle-même, elle est indéterminée[40].

Bien que la journée de travail ne soit rien de fixe, elle ne peut néanmoins varier que dans certaines limites. Sa limite minima, cependant, ne peut être déterminée. Assurément, si nous posons la ligne de prolongation bc, ou le surtravail = 0, nous obtenons ainsi une limite minima, c’est‑à‑dire la partie de la journée pendant laquelle l’ouvrier doit nécessairement travailler pour sa propre conservation. Mais le mode de production capitaliste une fois donné, le travail nécessaire ne peut jamais former qu’une partie de la journée de travail, et cette journée elle-même ne peut, par conséquent, être réduite à ce minimum. Par contre, la journée de travail possède une limite maxima. Elle ne peut être prolongée au‑delà d’un certain point. Cette limite maxima est doublement déterminée, et d’abord par les bornes physiques de la force de travail. Un homme ne peut dépenser pendant le jour naturel de 24 heures qu’un certain quantum de sa force vitale. C’est ainsi qu’un cheval ne peut, en moyenne, travailler que 8 heures par jour. Pendant une partie du jour, la force doit se reposer, dormir ; pendant une autre partie, l’homme a des besoins physiques à satisfaire ; il lui faut se nourrir, se vêtir, etc. Cette limitation purement physique n’est pas la seule. La prolongation de la journée de travail rencontre des limites morales. Il faut au travailleur du temps pour satisfaire ses besoins intellectuels et sociaux, dont le nombre et le caractère dépendent de l’état général de la civilisation. Les variations de la journée de travail ne dépassent donc pas le cercle formé par ces limites qu’imposent la nature et la société. Mais ces limites sont par elles-mêmes très élastiques et laissent la plus grande latitude. Aussi trouvons‑nous des journées de travail de 10, 12, 14, 16, 18 heures, c’est‑à‑dire avec les plus diverses longueurs.

Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu’est‑ce qu’un jour de travail[41] ? Dans tous les cas, il est moindre qu’un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la journée de travail. En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié ; son âme et l’âme du capital ne font qu’un. Or le capital n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique ; il tend à s’accroître, à créer une plus‑value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra[42]. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetées[43]. Si le salarié consomme pour lui‑même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste[44].

Le capitaliste en appelle donc à la loi de l’échange des marchandises. Il cherche, lui, comme tout autre acheteur, à tirer de la valeur d’usage de sa marchandise le plus grand parti possible. Mais tout à coup s’élève la voix du travailleur qui jusque‑là était comme perdu dans le tourbillon de la production :

La marchandise que je t’ai vendue se distingue de la tourbe des autres marchandises, parce que son usage crée de la valeur, et une valeur plus grande qu’elle ne coûte elle‑même. C’est pour cela que tu l’as achetée. Ce qui pour toi semble accroissement de capital, est pour moi, excédant de travail. Toi et moi, nous ne connaissons sur le marché qu’une loi, celle de l’échange des marchandises. La consommation de la marchandise appartient non au vendeur qui l’aliène, mais à l’acheteur qui l’acquiert. L’usage de ma force de travail t’appartient donc. Mais par le prix quotidien de sa vente, je dois chaque jour pouvoir la reproduire et la vendre de nouveau. Abstraction faite de l’âge et d’autres causes naturelles de dépérissement, je dois être aussi vigoureux et dispos demain qu’aujourd’hui, pour reprendre mon travail avec la même force. Tu me prêches constamment l’évangile de « l’épargne », de « l’abstinence » et de « l’économie ». Fort bien ! Je veux, en administrateur sage et intelligent, économiser mon unique fortune, ma force de travail, et m’abstenir de toute folle prodigalité. Je veux chaque jour n’en mettre en mouvement, n’en convertir en travail, en un mot n’en dépenser que juste ce qui sera compatible avec sa durée normale et son développement régulier. Par une prolongation outre mesure de la journée de travail, tu peux en un seul jour mobiliser une plus grande quantité de ma force que je n’en puis remplacer en trois. Ce que tu gagnes en travail je le perds en substance. Or, l’emploi de ma force et sa spoliation sont deux choses entièrement différentes. Si la période ordinaire de la vie d’un ouvrier, étant donné une moyenne raisonnable de travail, est de trente ans, la valeur moyenne de ma force que tu me payes par jour, forme ou de sa valeur totale. La consommes‑tu dans dix ans, eh bien ! Tu ne payes, dans ce cas, chaque jour, que au lieu de de sa valeur entière, c’est‑à‑dire tu ne me payes que 1/3 de sa valeur journalière, tu me voles donc chaque jour 2/3 de ma marchandise. Tu payes une force de travail d’un jour quand tu en uses une de trois. Tu violes notre contrat et la loi des échanges. Je demande donc une journée de travail de durée normale, et je la demande sans faire appel à ton cœur, car, dans les affaires, il n’y a pas de place pour le sentiment. Tu peux être un bourgeois modèle, peut‑être membre de la société protectrice des animaux, et, par‑dessus le marché, en odeur de sainteté ; peu importe. La chose que tu représentes vis‑à‑vis de moi n’a rien dans la poitrine ; ce qui semble y palpiter, ce sont les battements de mon propre cœur. J’exige la journée de travail normal, parce que je veux la valeur de ma marchandise, comme tout autre vendeur[45].

Comme on le voit, à part des limites tout élastiques, la nature même de l’échange des marchandises n’impose aucune limitation à la journée de travail, et au travail extra. Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d’un. D’autre part, la nature spéciale de la marchandise vendue exige que sa consommation par l’acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portent le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux qui décide ? La Force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est‑à‑dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe ouvrière.

II

Le Capital affamé de surtravail. — Boyard et fabricant

Le capital n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production[46]. Que ce propriétaire soit ϰαλος ϰἀγαθός athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe[47] ! Avant d’aller plus loin, constatons d’abord un fait. Quand la forme d’une société est telle, au point de vue économique, que ce n’est point la valeur d’échange mais la valeur d’usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins déterminés ; mais le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant. Quand il s’agit d’obtenir la valeur d’échange sous sa forme spécifique, par la production de l’or et de l’argent, nous trouvons déjà dans l’antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive devient alors la loi. Qu’on lise seulement à ce sujet Diodore de Sicile[48]. Cependant dans le monde antique ce sont là des exceptions. Mais dès que des peuples, dont la production se meut encore dans les formes inférieures de l’esclavage et du servage, sont entraînés sur un marché international dominé par le mode de production capitaliste, et qu’à cause de ce fait la vente de leurs produits à l’étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent s’enter sur la barbarie de l’esclavage et du servage. Tant que la production dans les États du Sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces États, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d’un système froidement calculé. Il ne s’agissait plus d’obtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait de la production de la plus‑value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes.

Comparons maintenant le surtravail dans les fabriques anglaises avec le surtravail dans les campagnes danubiennes où le servage lui donne une forme indépendante et qui tombe sous les sens.

Étant admis que la journée de travail compte 6 heures de travail nécessaire et 6 heures de travail extra, le travailleur libre fournit au capitaliste 6 x 6 ou 36 heures de surtravail par semaine. C’est la même chose que s’il travaillait trois jours pour lui‑même et 3 jours gratis pour le capitaliste. Mais ceci ne saute pas aux yeux ; surtravail et travail nécessaire se confondent l’un dans l’autre. On pourrait, en effet, exprimer le même rapport en disant, par exemple, que l’ouvrier travaille dans chaque minute 30 secondes pour le capitaliste et 30 pour lui-même. Il en est autrement avec la corvée. L’espace sépare le travail nécessaire que le paysan valaque, par exemple, exécute pour son propre entretien, de son travail extra pour le boyard. Il exécute l’un sur son champ à lui et l’autre sur la terre seigneuriale. Les deux parties du temps de travail existent ainsi l’une à côté de l’autre d’une manière indépendante. Sous la forme de corvée, le surtravail est rigoureusement distinct du travail nécessaire. Cette différence de forme ne modifie assurément en rien le rapport quantitatif des deux travaux. Trois jours de surtravail par semaine restent toujours trois jours d’un travail qui ne forme aucun équivalent pour le travailleur lui‑même, quel que soit leur nom, corvée ou profit. Chez le capitaliste, cependant, l’appétit de surtravail se manifeste par son âpre passion à prolonger la journée de travail outre mesure ; chez le boyard, c’est tout simplement une chasse aux jours corvéables[49].

Dans les provinces danubiennes, la corvée se trouvait côte à côte des rentes en nature et autres redevances ; mais elle formait le tribut essentiel payé à la classe régnante. Dans de pareilles conditions, la corvée provient rarement du servage ; mais le servage, au contraire, a la plupart du temps la corvée pour origine. Ainsi en était‑il dans les provinces roumaines. Leur forme de production primitive était fondée sur la propriété commune, différente cependant des formes slaves et indiennes. Une partie des terres était cultivée comme propriété privée, par les membres indépendants de la communauté ; une autre partie — l’ager publicus — était travaillée par eux en commun. Les produits de ce travail commun servaient d’une part comme fonds d’assurance contre les mauvaises récoltes et autres accidents ; d’autre part, comme trésor public pour couvrir les frais de guerre, de culte et autres dépenses communales. Dans le cours du temps, de grands dignitaires de l’armée et de l’Église usurpèrent la propriété commune et avec elle les prestations en usage. Le travail du paysan, libre cultivateur du sol commun, se transforma en corvée pour les voleurs de ce sol. De là naquirent et se développèrent des rapports de servage, qui ne reçurent de sanction légale que lorsque la libératrice du monde, la Sainte Russie, sous prétexte d’abolir le servage, l’érigea en loi. Le Code de la corvée, proclamé en 1831 par le général russe Kisseleff, fut dicté par les boyards. La Russie conquit ainsi du même coup les magnats des provinces du Danube et les applaudissements du crétinisme libéral de l’Europe entière.

D’après le Règlement organique, tel est le nom que porte ce code, tout paysan valaque doit au soi‑disant propriétaire foncier, outre une masse très détaillée de prestations en nature : 1o 12 jours de travail en général, 2o 1 jour pour le travail des champs, et 3° 1 jour pour le charriage du bois. En tout 14 jours par an. Or, avec une profonde sagacité économique, on a eu besoin d’entendre par journée de travail non pas ce qu’on entend ordinairement par ce mot, mais la journée de travail nécessaire pour obtenir un produit journalier moyen, et ce produit journalier moyen a été déterminé avec tant de rouerie, qu’un cyclope n’en viendrait pas à bout en 24 heures. Le « règlement » lui-même déclare donc, avec un sans‑façon d’ironie vraiment russe, qu’il faut entendre par douze jours de travail le produit d’un travail manuel de trente‑six jours ; par un jour de travail des champs, trois jours ; et par un jour de charriage de bois, trois jours également. Total : 42 jours de corvée. Mais il faut ajouter à ceci ce qu’on appelle la jobagie, ensemble de prestations dues au propriétaire foncier pour services agricoles extraordinaires. Chaque village, en raison de sa population, doit fournir pour la jobagie un contingent annuel. Ce travail de corvée supplémentaire est estimé à 14 jours pour chaque paysan valaque. Ces 14 jours, ajoutés aux 42 ci‑dessus, forment ainsi 56 jours de travail par an. Mais l’année agricole ne compte, en Valachie, que 210 jours, à cause du climat. Si l’on en déduit 40 jours pour dimanches et fêtes, 30 en moyenne pour mauvais temps, soit 70 jours, il en reste 140. Le rapport du travail de corvée au travail nécessaire 56/84 ou 66 2/3 % exprime un taux de plus‑value beaucoup moins élevé que celui qui règle le travail des ouvriers manufacturiers et agricoles de l’Angleterre. Mais ce n’est encore là que la corvée prescrite légalement. Et le « règlement organique », dans un esprit encore plus « libéral » que la législation manufacturière anglaise, a su faciliter sa propre violation. Ce n’était pas assez d’avoir fait 54 jours avec 12, on a de nouveau déterminé de telle sorte l’œuvre nominale qui incombe à chacun des 54 jours de corvée, qu’il faut toujours un supplément à prendre sur les jours suivants. Tel jour, par exemple, une certaine étendue de terre doit être sarclée, et cette opération, surtout dans les plantations de maïs, exige le double de temps. Pour quelques travaux agricoles particuliers, la besogne légale de la journée se prête à une interprétation si large, que souvent cette journée commence en mai et finit en octobre. Pour la Moldavie, les conditions sont encore plus dures. Aussi un boyard s’est‑il écrié, dans l’enivrement du triomphe : « Les douze jours de corvée du Règlement organique s’élèvent à trois cent soixante‑cinq jours par an ! »[50].

Si le Règlement organique des provinces danubiennes atteste et légalise article par article une faim canine de surtravail, les Factory acts (lois de fabriques), en Angleterre, révèlent la même maladie, mais d’une manière négative. Ces lois refrènent la passion désordonnée du capital à absorber le travail en imposant une limitation officielle à la journée de travail et cela au nom d’un État gouverné par les capitalistes et les landlords. Sans parler du mouvement des classes ouvrières, de jour en jour plus menaçant, la limitation du travail manufacturier a été dictée par la nécessité, par la même nécessité qui a fait répandre le guano sur les champs de l’Angleterre. La même cupidité aveugle qui épuise le sol, attaquait jusqu’à sa racine la force vitale de la nation. Des épidémies périodiques attestaient ce dépérissement d’une manière aussi claire que le fait la diminution de la taille du soldat en Allemagne et en France[51].

Le Factory Act de 1850 maintenant en vigueur accorde pour le jour moyen 10 heures, 12 heures pour les 5 premiers jours de la semaine, de 6 heures du matin à 6 heures du soir, sur lesquelles une demi‑heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner sont prises légalement, de sorte qu’il reste 10 heures et demie de travail — et huit heures pour le samedi, de 6 heures du matin à 2 heures de l’après‑midi, dont une demi‑heure est déduite pour le déjeuner. Restent 60 heures de travail, 10 heures et demie pour les 5 premiers jours de la semaine, 7 heures et demie pour le dernier[52]. Pour faire observer cette loi on a nommé des fonctionnaires spéciaux, les inspecteurs de fabrique, directement subordonnés au ministère de l’Intérieur dont les rapports sont publiés tous les six mois par ordre du Parlement. Ces rapports fournissent une statistique courante et officielle qui indique le degré de l’appétit capitaliste.

Écoutons un instant les inspecteurs[53] :

« Le perfide fabricant fait commencer le travail environ quinze minutes, tantôt plus, tantôt moins, avant 6 heures du matin, et le fait terminer quinze minutes, tantôt plus, tantôt moins, après 6 heures de l’après‑midi. Il dérobe 5 minutes sur le commencement et la fin de la demi‑heure accordée pour le déjeuner et en escamote 10 sur le commencement et la fin de l’heure accordée pour le dîner. Le samedi, il fait travailler environ quinze minutes, après 2 heures de l’après‑midi. Voici donc son bénéfice :

Avant 6 h du matin. 15 m. Somme en 5 jours : 300 m.
Après 6 h du soir. 15 m.
Sur le temps du déjeuner. 10 m.
Sur le temps du dîner. 20 m.

60 m.
Le samedi.
Avant 6 h du matin. 15 m. Profit de toute la semaine : 340 m.
Au déjeuner. 10 m.
Après 2 h de l’après‑midi. 15 m.

40 m.
Ou 5 heures 40 minutes, ce qui, multiplié par 50 semaines de travail, déduction faite de deux semaines pour jours de fête et quelques interruptions accidentelles, donne 27 journées de travail[54]. »

« La journée de travail est‑elle prolongée de 5 minutes chaque jour au‑delà de sa durée normale, cela fournit 2 jours et demi de production par an[55]. » « Une heure de plus, gagnée en attrapant par‑ci par‑là et à plusieurs reprises quelques lambeaux de temps, ajoute un treizième mois aux douze dont se compose chaque année[56]. »

Les crises, pendant lesquelles la production est suspendue, où on ne travaille que peu de temps et même très peu de jours de la semaine, ne changent naturellement rien au penchant qui porte le capital à prolonger la journée de travail. Moins il se fait d’affaires, plus le bénéfice doit être grand sur les affaires faites ; moins on travaille de temps, plus ce temps doit se composer de surtravail. C’est ce que prouvent les rapports des inspecteurs sur la période de crise de 1857‑58 :

« On peut trouver une inconséquence à ce qu’il y ait quelque part un travail excessif, alors que le commerce va si mal ; mais c’est précisément ce mauvais état du commerce qui pousse aux infractions les gens sans scrupules ; ils s’assurent par ce moyen un profit extra. » « Au moment même, dit Leonhard Horner, où 122 fabriques de mon district sont tout à fait abandonnées, où cent quarante‑trois chôment et toutes les autres travaillent très peu de temps, le travail est prolongé au‑delà des bornes prescrites par la loi[57]. » M. Howell s’exprime de la même manière : « Bien que dans la plupart des fabriques on ne travaille que la moitié du temps, à cause du mauvais état des affaires, je n’en reçois pas moins comme par le passé le même nombre de plaintes, sur ce que tantôt une demi‑heure, tantôt trois quarts d’heure sont journellement extorqués (snatched) aux ouvriers sur les moments de répit que leur accorde la loi pour leurs repas et leurs délassements[58]. » Le même phénomène s’est reproduit sur une plus petite échelle pendant la terrible crise cotonnière de 1861‑65[59].

« Quand nous surprenons des ouvriers en train de travailler pendant les heures de repas ou dans tout autre moment illégal, on nous donne pour prétexte qu’ils ne veulent pas pour rien au monde abandonner la fabrique, et que l’on est même obligé de les forcer à interrompre le travail (nettoyage des machines, etc.), particulièrement le samedi dans l’après‑midi. Mais si « les bras » restent dans la fabrique quand les machines sont arrêtées, cela provient tout simplement de ce qu’entre 6 heures du matin et 6 heures du soir, dans les heures de travail légales, il ne leur a été accordé aucun moment de répit pour accomplir ces sortes d’opérations[60]. »

« Le profit extra que donne le travail prolongé au‑delà du temps fixé par la loi semble être pour beaucoup de fabricants une tentation trop grande pour qu’ils puissent y résister. Ils comptent sur la chance de n’être pas surpris en flagrant délit et calculent que, même dans le cas où ils seraient découverts, l’insignifiance des amendes et des frais de justice leur assure encore un bilan en leur faveur[61]. » « Quand le temps additionnel est obtenu dans le cours de la journée par une multiplication de petits vols (a multiplication of small thefts), les inspecteurs éprouvent, pour constater les délits et établir leurs preuves, des difficultés presque insurmontables[62]. » Ils désignent aussi ces petits vols du capital sur le temps des repas et les instants de délassement des travailleurs sous le nom de « petty pilferings of minutes », petits filoutages de minutes[63], « snatching a few minutes » escamotage de minutes[64] ; ou bien encore ils emploient les termes techniques des ouvriers : « Nibbling and cribbling at mealtimes[65] ».

On le voit, dans cette atmosphère, la formation de la plus-value par le surtravail ou le travail extra n’est pas un secret.

« Si vous me permettez, me disait un honorable fabricant, de faire travailler chaque jour 10 minutes de plus que le temps légal, vous mettrez chaque année 1000 liv. st. dans ma poche[66]. » « Les atomes du temps sont les éléments du gain[67] !  »

Rien n’est plus caractéristique que la distinction entre les « full times » — les ouvriers qui travaillent la journée entière — et les « half times[68] » — les enfants au‑dessous de treize ans, qui ne doivent travailler que six heures. Le travailleur n’est plus ici que du temps de travail personnifié. Toutes les différences individuelles se résolvent en une seule ; il n’y a plus que des « temps entiers » et des « demi‑temps ».

III

La journée de travail dans les branches de l’industrie où l’exploitation n’est pas limitée par la loi

Jusqu’ici nous n’avons étudié l’excès de travail que là où les exactions monstrueuses du capital, à peine surpassées par les cruautés des Espagnols contre les Peaux-rouges de l’Amérique[69], l’ont fait enchaîner par la loi. Jetons maintenant un coup d’œil sur quelques branches d’industrie où l’exploitation de la force de travail est aujourd’hui sans entraves ou l’était hier encore.

« M. Broughton, magistrat de comté, déclarait comme président d’un meeting, tenu à la mairie de Nottingham le 14 janvier 1860, qu’il règne dans la partie de la population de la ville occupée à la fabrication des dentelles un degré de misère et de dénuement inconnu au reste du monde civilisé… Vers 2, 3 et 4 heures du matin, des enfants de 9 à 10 ans, sont arrachés de leurs lits malpropres et forcés à travailler pour leur simple subsistance jusqu’à 10, 11 et 12 heures de la nuit. La maigreur les réduit à l’état de squelettes, leur taille se rabougrit, les traits de leur visage s’effacent et tout leur être se raidit dans une torpeur telle que l’aspect seul en donne le frisson… Nous ne sommes pas étonnés que M. Mallet et d’autres fabricants se soient présentés pour protester contre toute espèce de discussion… Le système, tel que l’a décrit le Rév. M. Montagu Valpu, est un système d’esclavage sans limites, esclavage à tous les points de vue, social, physique, moral et intellectuel… Que doit‑on penser d’une ville qui organise un meeting public pour demander que le temps de travail quotidien pour les adultes soit réduit à 18 heures ! … Nous déclamons contre les planteurs de la Virginie et de la Caroline. Leur marché d’esclaves nègres avec toutes les horreurs des coups de fouet, leur trafic de chair humaine sont‑ils donc plus horribles que cette lente immolation d’hommes qui n’a lieu que dans le but de fabriquer des voiles et des cols de chemise, pour le profit des capitalistes[70] ? »

La poterie de Staffordshire a pendant les 22 dernières années donné lieu à trois enquêtes parlementaires. Les résultats en sont contenus dans le rapport de M. Scriven adressé en 1841 aux « Children’s Employment Commissioners », dans celui du docteur Greenhow publié en 1860 sur l’ordre du fonctionnaire médical du Privy Council (Public Health, 3 d. Report, 1, 102‑113), enfin dans celui de M. Longe adjoint au First Report of the Children’s Employment Commission, du 13 juin 1863. Il nous suffit pour notre but d’emprunter aux rapports de 1860 et 1863 quelques dépositions des enfants mêmes qui travaillaient dans la fabrique. D’après les enfants on pourra juger des adultes, et surtout des femmes et des jeunes filles, dans une branche d’industrie à côté de laquelle, il faut l’avouer, les filatures de coton, peuvent paraître des lieux admirablement sains et agréables[71].

Wilhelm Wood, âgé de neuf ans, « avait 7 ans et 10 mois quand il commença à travailler ». Il « ran moulds » (portait les pots dans le séchoir et rapportait ensuite le moule vide). C’est ce qu’il a toujours fait. Il vient chaque jour de la semaine vers 6 h. du matin et cesse de travailler environ vers 9 heures du soir. « Je travaille tous les jours jusqu’à 9 h. du soir ; ainsi par exemple pendant les 7 à 8 dernières semaines. » Voilà donc un enfant qui, dès l’âge de sept ans, a travaillé quinze heures ! — J. Murray, un enfant de douze ans s’exprime ainsi : « I run moulds and turn th’jigger » (je porte les moules et tourne la roue). Je viens à 6 h., quelquefois à 4 h. du matin. J’ai travaillé toute la nuit dernière jusqu’à ce matin 8 heures. Je ne me suis pas couché depuis ; 8 ou 9 autres garçons ont travaillé comme moi toute cette nuit. Je reçois chaque semaine 3 sh. 6 pence (4 fr. 40 c). Je ne reçois pas davantage quand je travaille toute la nuit. J’ai travaillé deux nuits dans la dernière semaine. » — Ferryhough, un enfant de 10 ans : « Je n’ai pas toujours une heure pour le dîner ; je n’ai qu’une demi‑heure, les jeudis, vendredis et samedis[72]. »

Le docteur Greenhow déclare que dans les districts de Stoke-upon‑Trent et de Wolstanton, où se trouvent les poteries, la vie est extraordinairement courte. Quoique il n’y ait d’occupés aux poteries dans le district de Stoke que 30.6 pour cent et dans celui de Woistanton que 30.4 pour cent de la population mâle au‑dessus de 20 ans, plus de la moitié des cas de mort causés par les maladies de poitrine se rencontrent parmi les potiers du premier district, et environ les 2/5, parmi ceux du second.

Le docteur Boothroyd, médecin à Hanley, affirme de son côté que « chaque génération nouvelle des potiers est plus petite et plus faible que la précédente ». De même un autre médecin M. Mac Bean : « Depuis 25 ans que j’exerce ma profession parmi les potiers, la dégénérescence de cette classe s’est manifestée d’une manière frappante par la diminution de la taille et du poids du corps. » Ces dépositions sont empruntées au rapport du docteur Greenhow en 1860[73].

Extrait du rapport des commissaires publié en 1863 : le docteur J. T. Ardlege, médecin en chef de la maison de santé du North Staffordshire, dit dans sa déposition : « Comme classe, les potiers hommes et femmes… représentent une population dégénérée au moral et au physique. Ils sont en général de taille rabougrie, mal faits et déformés de la poitrine. Ils vieillissent vite et vivent peu de temps ; phlegmatiques et anémiques ils trahissent la faiblesse de leur constitution par des attaques opiniâtres de dyspepsie, des dérangements du foie et des reins, et des rhumatismes. Ils sont avant tout sujets aux maladies de poitrine, pneumonie, phthisie, bronchite et asthme. La scrofulose qui attaque les glandes, les os et d’autres parties du corps est la maladie de plus des deux tiers des potiers. Si la dégénérescence de la population de ce district n’est pas beaucoup plus grande, elle le doit exclusivement à son recrutement dans les campagnes avoisinantes et à son croisement par des mariages avec des races plus saines… » M. Charles Pearson, chirurgien du même hospice, écrit entre autres dans une lettre adressée au commissaire Longe : « Je ne puis parler que d’après mes observations personnelles et non d’après la statistique ; mais je certifie que j’ai été souvent on ne peut plus révolté à la vue de ces pauvres enfants, dont la santé est sacrifiée, pour satisfaire par un travail excessif la cupidité de leurs parents et de ceux qui les emploient. » Il énumère les causes de maladies des potiers et clôt sa liste par la principale, « The Long Hauts » (les longues heures de travail). La commission dans son rapport exprime l’espoir « qu’une industrie qui a une si haute position aux yeux du monde, ne supportera pas plus longtemps l’opprobre de voir ses brillants résultats accompagnés de la dégénérescence physique, des innombrables souffrances corporelles et de la mort précoce de la population ouvrière par le travail et l’habileté de laquelle ils ont été obtenu[74]. » Ce qui est vrai des fabriques de poterie d’Angleterre, l’est également de celles d’Écosse[75].

La fabrication des allumettes chimiques date de 1833, époque où l’on a trouvé le moyen de fixer le phosphore sur le bois. Depuis 1845 elle s’est rapidement développée en Angleterre, où des quartiers les plus populeux de Londres elle s’est ensuite répandue à Manchester, Birmingham, Liverpool, Bristol, Norwich, Newcastle, Glasgow, accompagnée partout de cette maladie des mâchoires qu’un médecin de Vienne déclarait déjà en 1845 être spéciale aux faiseurs d’allumettes chimiques.

La moitié des travailleurs sont des enfants au‑dessous de 13 ans et des adolescents au‑dessous de 18. Cette industrie est tellement insalubre et répugnante, et par cela même tellement décriée, qu’il n’y a que la partie la plus misérable de la classe ouvrière qui lui fournisse des enfants, « des enfants déguenillés, à moitié morts de faim et corrompus[76]. » Parmi les témoins que le commissaire White entendit (1863), il y en avait deux cent soixante‑dix au‑dessous de 18 ans, quarante au-dessous de 10, douze de 8 ans et cinq de 6 ans seulement. La journée de travail varie entre douze, quatorze et quinze heures ; on travaille la nuit ; les repas irréguliers se prennent la plupart du temps dans le local de la fabrique empoisonné par le phosphore. — Dante trouverait les tortures de son enfer dépassées par celles de ces manufactures.

Dans la fabrique de tapisseries, les genres les plus grossiers de tentures sont imprimés avec des machines, les plus fines avec la main (block printing). La saison la plus active commence en octobre et finit en avril. Pendant cette période le travail dure fréquemment et presque sans interruption de 6 h. du matin à 10 h. du soir et se prolonge même dans la nuit.

Écoutons quelques déposants. — J. Leach : « L’hiver dernier (1862), sur dix‑neuf jeunes filles six ne parurent plus par suite de maladies causées par l’excès de travail. Pour tenir les autres éveillées je suis obligé de les secouer. » — W. Duffy : « Les enfants sont tellement fatigués qu’ils ne peuvent tenir les yeux ouverts, et en réalité souvent nous‑mêmes nous ne le pouvons pas davantage. » — J. Lightbourne : « Je suis âgé de 13 ans… Nous avons travaillé l’hiver dernier jusqu’à 9 h. du soir et l’hiver précédent jusqu’à 10 h. Presque tous les soirs, cet hiver, mes pieds étaient tellement blessés, que j’en pleurais de douleur. » — G. Apsden : « Mon petit garçon que voici, j’avais coutume de le porter sur mon dos, lorsqu’il avait sept ans, aller et retour de la fabrique, à cause de la neige, et il travaillait ordinairement seize heures ! … Bien souvent je me suis agenouillé pour le faire manger pendant qu’il était à la machine, parce qu’il ne devait ni l’abandonner, ni interrompre son travail. » — Smith, l’associé gérant d’une fabrique de Manchester : « Nous (il veut dire ses « bras[77] » qui travaillent pour « nous ») travaillons sans suspension de travail pour les repas, de sorte que la journée habituelle de dix heures et demie est terminée vers 4 h. 1/2 de l’après‑midi, et tout le reste est temps de travail en plus[78]. (On se demande si ce M. Smith ne prend réellement aucun repas pendant dix heures et demie !) Nous (le laborieux Smith) finissons rarement avant 6 heures du soir (de consommer « nos machines humaines », veut‑il dire), de sorte que nous (iterum Crispinus) travaillons en réalité toute l’année avec un excédant de travail… Les enfants et les adultes (152 enfants et adolescents au‑dessous de dix‑huit ans et 140 au-dessus) ont travaillé régulièrement et en moyenne pendant les derniers dix‑huit mois pour le moins sept jours et cinq heures ou soixante‑dix‑huit heures et demie par semaine. Pour les six semaines finissant au 2 mai de cette année (1863), la moyenne était plus élevée : huit jours ou quatre‑vingt‑quatre heures par semaine ! Mais, — ajoute le susdit Smith avec un ricanement de satisfaction, « le travail à la machine n’est pas pénible. » Il est vrai que les fabricants qui emploient le block printing disent de leur côté : « Le travail manuel est plus sain que le travail à la machine. » En somme, messieurs les fabricants se prononcent énergiquement contre toute proposition tendant à arrêter les machines même pendant l’heure des repas. « Une loi, dit M. Otley, directeur d’une fabrique de tapisseries à Borough, une loi qui nous accorderait des heures de travail de 6 h. du matin à 9 h. du soir serait fort de notre goût ; mais les heures du Factory Act de 6 h. du matin à 6 h. du soir ne nous vont point… Nous arrêtons notre machine pendant le dîner (quelle générosité !). Pour ce qui est de la perte en papier et en couleur occasionnée par cet arrêt, il ne vaut pas la peine d’en parler ; « telle quelle cependant, observe‑t‑il d’un air bonhomme, je comprends qu’elle ne soit pas du goût de tout le monde. » Le rapport exprime naïvement l’opinion que la crainte de faire perdre quelque profit en diminuant quelque peu le temps du travail d’autrui n’est pas « une raison suffisante » pour priver de leur dîner pendant douze à seize heures des enfants au‑dessous de treize ans et des adolescents au‑dessous de dix‑huit, ou pour le leur servir comme on sert à la machine à vapeur du charbon et de l’eau, à la roue de l’huile, etc., en un mot comme on fournit la matière auxiliaire à l’instrument de travail dans le cours de la production[79].

Abstraction faite de la fabrication du pain à la mécanique, encore toute récente, il n’y a pas d’industrie en Angleterre qui ait conservé un mode de production aussi suranné que la boulangerie, comme le prouverait plus d’un passage chez les poètes de l’empire romain. Mais le capital, nous en avons fait la remarque, s’inquiète fort peu du caractère technique du genre de travail dont il s’empare. Il le prend tout d’abord tel qu’il le trouve.

L’incroyable falsification du pain, principalement à Londres, fut mise en lumière pour la première fois (1855‑56) par le comité de la Chambre des communes « sur la falsification des subsistances » et dans l’écrit du docteur Hassal : « Adulterations détected[80]. » Ces révélations eurent pour conséquence la loi du 6 août 1860 : « For preventing the adulteration of articles of food and drink » (pour empêcher l’adultération des aliments et des boissons), — loi qui resta sans effet, attendu qu’elle est pleine de délicatesses pour tout libre‑échangiste qui, par l’achat et la vente de marchandises falsifiées, se propose de ramasser un honnête magot « to turn an honest penny[81]. » Le comité lui‑même formula plus ou moins naïvement sa conviction, que commerce libre veut dire essentiellement commerce avec des matières falsifiées ou, selon la spirituelle expression des Anglais, « sophistiquées ». Et en réalité, ce genre de sophistique s’entend mieux que Protagoras à rendre le blanc noir et le noir blanc, et mieux que les Éleates à démontrer ad oculos que tout n’est qu’apparence[82].

Dans tous les cas, le comité avait appelé l’attention du public sur ce « pain quotidien » et en même temps sur la boulangerie. Sur ces entrefaites, les clameurs des garçons boulangers de Londres à propos de leur travail excessif se firent entendre à la fois dans des meetings et dans des pétitions adressées au Parlement. Ces clameurs devinrent si pressantes que M. H. S. Tremenheere, déjà membre de la commission de 1863, mentionnée plus haut, fut nommé commissaire royal pour faire une enquête à ce sujet. Son rapport[83], et les dépositions qu’il contient, émurent non le cœur du public, mais son estomac. L’Anglais, toujours à califourchon sur la Bible, savait bien que l’homme est destiné à manger son pain à la sueur de son front, si la grâce n’a pas daigné faire de lui un capitaliste, un propriétaire foncier ou un budgétivore ; mais il ignorait qu’il fut condamné à manger chaque jour dans son pain « une certaine quantité de sueur humaine délayée avec des toiles d’araignées, des cadavres de cancrelats, de la levure pourrie et des évacuations d’ulcères purulents, sans parler de l’alun, du sable et d’autres ingrédients minéraux tout aussi agréables ». Sans égard pour sa Sainteté, « le Libre commerce », la « libre » boulangerie, fut soumise à la surveillance d’inspecteurs nommés par l’État (fin de la session parlementaire de 1863), et le travail de 9 h. du soir à 5 h. du matin fut interdit par le même acte du Parlement pour les garçons boulangers au‑dessous de dix‑huit ans. La dernière clause contient des volumes sur l’abus qui se fait des forces du travailleur dans cet honnête et patriarcal métier.

« Le travail d’un ouvrier boulanger de Londres commence régulièrement vers 11 h. du soir. Il fait d’abord le levain, opération pénible qui dure de une demi‑heure à trois quarts d’heure, suivant la masse et la finesse de la pâte. Il se couche ensuite sur la planche qui couvre le pétrin et dort environ deux heures avec un sac de farine sous la tête et un autre sac vide sur le corps. Ensuite commence un travail rapide et ininterrompu de quatre heures pendant lesquelles il s’agit de pétrir, peser la pâte, lui donner une forme, la mettre au four, l’en retirer, etc. La température d’une boulangerie est ordinairement de 75 à 90 degrés, elle est même plus élevée quand le local est petit. Les diverses opérations qui constituent la fabrication du pain une fois terminées, on procède à sa distribution, et une grande partie des ouvriers, après leur dur travail de nuit, portent le pain pendant le jour dans des corbeilles, de maison en maison, ou le traînent sur des charrettes, ce qui ne les empêche pas de travailler de temps à autre dans la boulangerie. Suivant la saison de l’année et l’importance de la fabrication, le travail finit entre 1 et 4 h. de l’après-midi, tandis qu’une autre partie des ouvriers est encore occupée à l’intérieur, jusque vers minuit[84]. » Pendant la saison à Londres, les ouvriers des boulangers « full priced » (ceux qui vendent le pain au prix normal) travaillent de 11 h. du soir à 8 h. du lendemain matin presque sans interruption ; on les emploie ensuite à porter le pain jusqu’à 4, 5, 6, même 7 heures, ou quelquefois à faire du biscuit dans la boulangerie. Leur ouvrage terminé, il leur est permis de dormir à peu près six heures ; souvent même ils ne dorment que cinq ou quatre heures. Le vendredi le travail commence toujours plus tôt, ordinairement à 10 h. du soir et dure sans aucun répit, qu’il s’agisse de préparer le pain ou de le porter, jusqu’au lendemain soir 8 h., et le plus souvent jusqu’à 4 ou 5 h. de la nuit qui précède le dimanche. Dans les boulangeries de premier ordre, où le pain se vend au « prix normal », il y a même le dimanche quatre ou cinq heures de travail préparatoire pour le lendemain. Les ouvriers des « underselling masters » (boulangers qui vendent le pain au‑dessous du prix normal) et ces derniers composent, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, plus des trois quarts des boulangers de Londres, sont soumis à des heures de travail encore plus longues ; mais leur travail s’exécute presque tout entier dans la boulangerie, parce que leurs patrons, à part quelques livraisons faites à des marchands en détail, ne vendent que dans leur propre boutique. Vers « la fin de la semaine », c’est‑à‑dire le jeudi, le travail commence chez eux à 10 heures de la nuit et se prolonge jusqu’au milieu et plus de la nuit du dimanche[85].

En ce qui concerne les « underselling masters », le patron lui-même va jusqu’à reconnaître que c’est « le travail non payé » des ouvriers (the unpaid labour, of the men), qui permet leur concurrence[86]. Et le boulanger « full priced » dénonce ces « underselling » concurrents à la commission d’enquête comme des voleurs de travail d’autrui et des falsificateurs. « Ils ne réussissent, s’écrie‑t‑il, que parce qu’ils trompent le public et qu’ils tirent de leurs ouvriers dix‑huit heures de travail pour un salaire de douze[87]. »

La falsification du pain et la formation d’une classe de boulangers vendant au‑dessous du prix normal datent en Angleterre du commencement du dix-huitième siècle ; elles se développèrent dès que le métier perdit son caractère corporatif et que le capitaliste, sous la forme de meunier fit du maître boulanger son homme‑lige[88]. Ainsi fut consolidée la base de la production capitaliste et de la prolongation outre mesure du travail de jour et de nuit, bien que ce dernier, même à Londres, n’ait réellement pris pied qu’en 1824[89].

On comprend d’après ce qui précède, que les garçons boulangers soient classés dans le rapport de la commission parmi les ouvriers dont la vie est courte et qui, après avoir par miracle échappé à la décimation ordinaire des enfants dans toutes les couches de la classe ouvrière, atteignent rarement l’âge de 42 ans. Néanmoins leur métier regorge toujours de postulants. Les sources d’approvisionnement de « ces forces de travail » pour Londres, sont l’Écosse, les districts agricoles de l’ouest de l’Angleterre et l’Allemagne.

Dans les années 1858‑60, les garçons boulangers en Irlande organisèrent à leurs frais de grands meetings pour protester contre le travail de nuit et le travail du dimanche. Le public, conformément à la nature aisément inflammable de l’Irlandais, prit vivement parti pour eux en toute occasion, par exemple au meeting de mai à Dublin. Par suite de ce mouvement, le travail de jour exclusif fut établi en fait à Wexford, Kilkenny, Clonnel, Waterford, etc. À Limerick, où de l’aveu général, les souffrances des ouvriers dépassaient toute mesure, le mouvement échoua contre l’opposition des maîtres boulangers et surtout des boulangers meuniers. L’exemple de Limerik réagit sur Ennis et Tipperary. À Cork, où l’hostilité du public se manifesta de la manière la plus vive, les maîtres firent échouer le mouvement en renvoyant leurs ouvriers. À Dublin ils opposèrent la plus opiniâtre résistance et, en poursuivant les principaux meneurs de l’agitation, forcèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de nuit et au travail du dimanche[90].

La commission du gouvernement anglais qui, en Irlande, est armé jusqu’aux dents, prodigua de piteuses remontrances aux impitoyables maîtres boulangers de Dublin, Limerik, Cork, etc.

« Le comité croit que les heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne peuvent être violées impunément. Les maîtres, en forçant leurs ouvriers par la menace de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du pays et à mépriser l’opinion publique (tout ceci se rapporte au travail du dimanche), les maîtres sèment la haine entre le capital et le travail et donnent un exemple dangereux pour la religion, la moralité et l’ordre public… Le comité croit que la prolongation du travail au‑delà de douze heures est une véritable usurpation, un empiétement sur la vie privée et domestique du travailleur, qui aboutit à des résultats moraux désastreux ; elle l’empêche de remplir ses devoirs de famille comme fils, frère, époux et père. Un travail de plus de douze heures tend à miner la santé de l’ouvrier ; il amène pour lui la vieillesse et la mort prématurées, et, par suite, le malheur de sa famille qui se trouve privée des soins et de l’appui de son chef au moment même où elle en a le plus besoin[91]. »

Quittons maintenant l’Irlande. De l’autre côté du canal, en Écosse, le travailleur des champs, l’homme de la charrue, dénonce ses treize et quatorze heures de travail dans un climat des plus rudes, avec un travail additionnel de quatre heures pour le dimanche (dans ce pays des sanctificateurs du sabbat[92] ! ), au moment même où devant un grand jury de Londres sont traînés trois ouvriers de chemins de fer, un simple employé, un conducteur de locomotive et un faiseur de signaux. Une catastrophe sur la voie ferrée a expédié dans l’autre monde une centaine de voyageurs. La négligence des ouvriers est accusée d’être la cause de ce malheur. Ils déclarent tous d’une seule voix devant les jurés que 10 ou 12 ans auparavant leur travail ne durait que 8 heures par jour. Pendant les 5 et 6 dernières années on l’a fait monter à 14, 18 et 20 heures, et dans certains moments de presse pour les amateurs de voyage, dans la période des trains de plaisir, etc., il n’est pas rare qu’il dure de 40 à 50 heures. Ils sont des hommes ordinaires, et non des Argus. À un moment donné, leur force de travail refuse son service ; la torpeur les saisit ; leur cerveau cesse de penser et leur œil de voir. Le respectable jury anglais leur répond par un verdict qui les renvoie pour « manslaughter » (homicide involontaire) devant les prochaines assises. Cependant il exprime dans un appendice charitable le pieux désir que messieurs les capitalistes, ces magnats des chemins de fer, voudront bien à l’avenir montrer plus de prodigalité dans l’achat d’un nombre suffisant de « forces de travail » et moins « d’abnégation » dans l’épuisement des forces payées[93].

Dans la foule bigarrée des travailleurs de toute profession, de tout âge et de tout sexe qui se pressent devant nous plus nombreux que les âmes des morts devant Ulysse aux enfers, et sur lesquels, sans ouvrir les Livres Bleus qu’ils portent sous le bras, on reconnaît au premier coup d’œil l’empreinte du travail excessif, saisissons encore au passage deux figures dont le contraste frappant prouve que devant le capital tous les hommes sont égaux — une modiste et un forgeron.

Dans les dernières semaines de juin 1863, tous les journaux de Londres publiaient un article avec ce titre à sensation : « Death from simple overwork » (mort par simple excès de travail). Il s’agissait de la mort de la modiste Mary Anne Walkley, âgée de vingt ans, employée dans un très respectable atelier qu’exploitait une dame portant le doux nom d’Élise, fournisseuse de la cour. C’était la vieille histoire si souvent racontée[94]. Il était bien vrai que les jeunes ouvrières ne travaillaient en moyenne que 16 heures et 1/2 par jour, et pendant la saison seulement trente heures de suite sans relâche ; il était vrai aussi que pour ranimer leurs forces de travail défaillantes, on leur accordait quelques verres de Sherry, de Porto ou de café. Or on était en pleine saison. Il s’agissait de bâtir en un clin d’œil des toilettes pour de nobles ladies allant au bal donné en l’honneur de la princesse de Galles, fraîchement importée. Mary‑Anne Walkley avait travaillé 26 heures et 1/2 sans interruption avec soixante autres jeunes filles. Il faut dire que ces jeunes filles se trouvaient 30 dans une chambre contenant à peine un tiers de la masse cubique d’air nécessaire, et la nuit dormaient à deux dans un taudis où chaque chambre à coucher était faite à l’aide de diverses cloisons en planches[95]. Et c’était là un des meilleurs ateliers de modes. Mary‑Anne Walkley tomba malade le vendredi et mourut le dimanche sans avoir, au grand étonnement de dame Élise, donné à son ouvrage le dernier point d’aiguille. Le médecin appelé trop tard au lit de mort, M. Keys, déclara tout net devant le Coroner’s Jury que : Marie-Anne Walkley était morte par suite de longues heures de travail dans un local d’atelier trop plein et dans une chambre à coucher trop étroite et sans ventilation. Le « Coroner’s Jury », pour donner au médecin une leçon de savoir‑vivre, déclara au contraire que : la défunte était morte d’apoplexie, mais qu’il y avait lieu de craindre que sa mort n’eût été accélérée par un excès de travail dans un atelier trop plein, etc. « Nos esclaves blancs, s’écria le Morning Star, l’organe des libres‑échangistes Cobden et Bright, nos esclaves blancs sont les victimes du travail qui les conduit au tombeau ; ils s’épuisent et meurent sans tambour ni trompette[96]. »

« Travailler à mort, tel est l’ordre du jour, non seulement dans le magasin des modistes, mais encore dans n’importe quel métier. Prenons pour exemple le forgeron. Si l’on en croit les poètes, il n’y a pas d’homme plus robuste, plus débordant de vie et de gaieté que le forgeron. Il se lève de bon matin et fait jaillir des étincelles avant le soleil. Il mange et boit et dort comme pas un. Au point de vue physique, il se trouve en fait, si son travail est modéré, dans une des meilleures conditions humaines. Mais suivons‑le à la ville et examinons quel poids de travail est chargé sur cet homme fort et quel rang il occupe sur la liste de mortalité de notre pays. À Marylebone (un des plus grands quartiers de Londres), les forgerons meurent dans la proportion de 31 sur 1000 annuellement, chiffre qui dépasse de 11 la moyenne de mortalité des adultes en Angleterre. Cette occupation, un art presque instinctif de l’humanité, devient par la simple exagération du travail, destructive de l’homme. Il peut frapper par jour tant de coups de marteau, faire tant de pas, respirer tant de fois, exécuter tant de travail et vivre en moyenne 50 ans. On le force à frapper tant de coups de plus, à faire un si grand nombre de pas en plus, à respirer tant de fois davantage, et le tout pris ensemble, à augmenter d’un quart sa dépense de vie quotidienne. Il l’essaie, quel en est le résultat ? C’est que pour une période limitée il accomplit un quart de plus de travail et meurt à 37 ans au lieu de 50[97]. »

IV

Travail de jour et nuit. — Le système des relais

Les moyens de production, le capital constant, considérés au point de vue de la fabrication de la plus‑value, n’existent que pour absorber avec chaque goutte de travail un quantum proportionnel de travail extra. Tant qu’ils ne s’acquittent pas de cette fonction, leur simple existence forme pour le capitaliste une perte négative, car ils représentent pendant tout le temps qu’ils restent, pour ainsi dire, en friche, une avance inutile de capital, et cette perte devient positive dès qu’ils exigent pendant les intervalles de repos des dépenses supplémentaires pour préparer la reprise de l’ouvrage. La prolongation de la journée de travail au‑delà des bornes du jour naturel, c’est‑à‑dire jusque dans la nuit, n’agit que comme palliatif, n’apaise qu’approximativement la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail. La tendance immanente de la production capitaliste est donc de s’approprier le travail pendant les vingt‑quatre heures du jour. Mais comme cela est physiquement impossible, si l’on veut exploiter toujours les mêmes forces sans interruption, il faut, pour triompher de cet obstacle physique, une alternance entre les forces de travail employées de nuit et de jour, alternance qu’on peut obtenir par diverses méthodes. Une partie du personnel de l’atelier peut, par exemple, faire pendant une semaine le service de jour et pendant l’autre semaine le service de nuit. Chacun sait que ce système de relais prédominait dans la première période de l’industrie cotonnière anglaise et qu’aujourd’hui même, à Moscou, il est en vigueur dans cette industrie. Le procès de travail non interrompu durant les heures de jour et de nuit est appliqué encore dans beaucoup de branches d’industrie de la Grande‑Bretagne « libres » jusqu’à présent, entre autres dans les hauts fourneaux, les forges, les laminoirs et autres établissements métallurgiques d’Angleterre, du pays de Galles et d’Écosse. Outre les heures des jours ouvrables de la semaine, le procès de la production comprend encore les heures du dimanche. Le personnel se compose d’hommes et de femmes, d’adultes et d’enfants des deux sexes. L’âge des enfants et des adolescents parcourt tous les degrés depuis huit ans (dans quelques cas six ans) jusqu’à dix‑huit[98]. Dans certaines branches d’industrie, hommes, femmes, jeunes filles travaillent pêle‑mêle pendant la nuit[99].

Abstraction faite de l’influence généralement pernicieuse du travail de nuit[100], la durée ininterrompue des opérations pendant 24 heures offre l’occasion toujours cherchée et toujours bienvenue de dépasser la limite nominale de la journée de travail. Par exemple dans les branches d’industrie extrêmement fatigantes que nous venons de citer, la journée de travail officielle comprend pour chaque travailleur douze heures au plus, heures de nuit ou heures de jour. Mais le travail en plus au‑delà de cette limite est dans beaucoup de cas, pour nous servir des expressions du rapport officiel anglais, « réellement épouvantable » (truly fearful)[101]. « Aucun être humain, y est‑il dit, ne peut réfléchir à la masse de travail qui, d’après les dépositions des témoins, est exécutée par des enfants de neuf à douze ans, sans conclure irrésistiblement que cet abus de pouvoir de la part des parents et des entrepreneurs ne doit pas être permis une minute de plus[102]. »

« La méthode qui consiste en général à faire travailler des enfants alternativement jour et nuit, conduit à une prolongation scandaleuse de la journée de travail, aussi bien quand les opérations sont pressées que lorsqu’elles suivent leur marche ordinaire. Cette prolongation est dans un grand nombre de cas non seulement cruelle, mais encore incroyable. Il arrive évidemment que pour une cause ou l’autre un petit garçon de relais fasse défaut çà et là. Un ou plusieurs de ceux qui sont présents et qui ont déjà terminé leur journée doivent alors prendre la place de l’absent. Ce système est si connu, que le directeur d’une laminerie auquel je demandais comment s’effectuait le remplacement des relayeurs absents me répondit : « Vous le savez aussi bien que moi », et il ne fit aucune difficulté pour m’avouer que les choses se passaient ainsi[103]. »

« Dans une laminerie où la journée de travail nominale pour chaque ouvrier était de 11 heures 1/2, un jeune garçon travaillait au moins quatre nuits par semaine jusqu’à 8 h. 1/2 du soir du jour suivant et cela dura pendant les six mois pour lesquels il était engagé. Un autre âgé de neuf ans travaillait jusqu’à trois services de relais successifs, de 12 heures chacun et à l’âge de dix ans deux jours et deux nuits de suite. Un troisième maintenant âgé de dix ans travaillait depuis 8 h. du matin jusqu’à minuit pendant trois nuits et jusqu’à 9 h. du soir les autres nuits de la semaine. Un quatrième maintenant âgé de treize ans travaillait depuis 6 h. du soir jusqu’au lende­main midi pendant toute une semaine et parfois trois services de relais l’un après l’autre depuis le matin du lundi jusqu’à la nuit du mardi. Un cinquième qui a aujourd’hui douze ans a travaillé dans une fonderie de fer à Stavely depuis 6 h. du matin jusqu’à minuit pendant quatorze jours ; il est incapable de continuer plus longtemps. George Allinsworth âgé de neuf ans : « Je suis venu ici vendredi dernier. Le lendemain nous devions commencer à trois heures du matin. Je suis donc resté toute la nuit ici. J’habite à cinq milles d’ici. J’ai dormi dans les champs avec un tablier de cuir sous moi et une petite jaquette par‑dessus. Les deux autres jours j’étais ici vers 6 h. du matin. Ah ! c’est un endroit où il fait chaud ! Avant de venir ici, j’ai travaillé également dans un haut fourneau pendant toute une année. C’était une bien grande usine dans la campagne. Je commençais aussi le samedi matin à 3 h ; mais je pouvais du moins aller dormir chez moi, parce que ce n’était pas loin. Les autres jours je commençais à 6 heures du matin et finissais à 6 ou 7 heures du soir, etc[104]. » Écoutons maintenant le capital lui‑même exprimant sa manière de voir sur ce travail de 24 heures sans interruption. Les exagérations de ce système, ses abus, sa cruelle et incroyable prolongation de la journée, sont naturellement passés sous silence. Il ne parle du système que dans sa forme normale.

MM. Naylor et Wickers, fabricants d’acier, qui emploient de 600 à 700 personnes, dont 10% au‑dessous de dix‑huit ans, sur lesquels 20 petits garçons seulement font partie du personnel de nuit, s’expriment de la manière suivante : « Les jeunes garçons ne souffrent pas le moins du monde de la chaleur. La température est probablement de 86 à 90 degrés Fahrenheit. À la forge et au laminoir, les bras travaillent jour et nuit en se relayant ; mais, par contre, tout autre ouvrage se fait le jour, de 6 heures du matin à 6 heures du soir. Dans la forge, le travail a lieu de midi à minuit. Quelques ouvriers travaillent continuellement de nuit sans alterner, c’est‑à‑dire jamais le jour. Nous ne trouvons pas que le travail, qu’il s’exécute le jour ou la nuit, fasse la moindre différence pour la santé (de MM. Naylor et Wickers bien entendu ? ), et vraisemblablement les gens dorment mieux quand ils jouissent de la même période de repos que lorsque cette période varie… Vingt enfants environ travaillent la nuit avec les hommes… Nous ne pourrions bien aller (not well do) sans le travail de nuit de garçons au‑dessous de dix‑huit ans. Notre grande objection serait l’augmentation des frais de production… Il est difficile d’avoir des contremaîtres habiles et des « bras » intelligents : mais des jeunes garçons, on en obtient tant qu’on en veut… Naturellement, eu égard à la faible proportion de jeunes garçons que nous employons, une limitation du travail de nuit serait de peu d’importance ou de peu d’intérêt pour nous[105]. »

M. J. Ellis, de la maison John Brown et Cie, fabricants de fer et d’acier, employant trois mille ouvriers, hommes et jeunes garçons, « jour et nuit, par relais », pour la partie difficile du travail, déclare que dans la pénible fabrication de l’acier, les jeunes garçons forment le tiers ou la moitié des hommes. Leur usine en compte 500 au‑dessous de dix‑huit ans, dont un tiers ou 170 de moins de treize ans. Il dit, à propos de la réforme législative proposée : « Je ne crois pas qu’il y aurait beaucoup à redire (very objectionable) de ne faire travailler aucun adolescent au‑dessous de dix‑huit ans que 12 heures sur 24. Mais je ne crois pas qu’on puisse tracer une ligne quelconque de démarcation pour nous empêcher d’employer des garçons au‑dessus de douze ans dans le travail de nuit. Nous accepterions bien plutôt, ajoute‑t‑il dans le même style, une loi d’après laquelle il nous serait interdit d’employer la nuit des garçons au‑dessous de treize et même de quatorze ans, qu’une défense de nous servir pour le travail de nuit de ceux que nous avons une bonne fois. Les garçons qui travaillent dans la série de jour doivent aussi alternativement travailler dans la série de nuit, parce que les hommes ne peuvent pas exécuter constamment le travail de nuit, cela ruinerait leur santé. Nous croyons cependant que le travail de nuit, quand il se fait à une semaine d’intervalle, ne cause aucun dommage (MM. Naylor et Wickers affirmaient le contraire pour justifier le travail de nuit sans intermittence, tel qu’il se pratique chez eux). Nous trouvons que les gens qui accomplissent le travail de nuit en alternant possèdent une santé tout aussi bonne que ceux qui ne travaillent que le jour… Nos objections contre le non‑emploi de garçons au‑dessous de dix‑huit ans au travail de nuit seraient tirées de ce que nos dépenses subiraient une augmentation ; mais c’est aussi la seule raison (on ne saurait être plus naïvement cynique !). Nous croyons que cette augmentation serait plus grande que notre commerce (the trade), avec la considération que l’on doit à son exécution prospère, ne pourrait convenablement le supporter. (As the trade with due regard to, etc., could fairly bear !) (Quelle phraséologie !) Le travail est rare ici et pourrait devenir insuffisant par suite d’un règlement de ce genre. » (C’est‑à‑dire, Ellis, Brown et Cie pourraient tomber dans le fatal embarras d’être obligés de payer la force de travail tout ce qu’elle vaut[106].)

Les « forges cyclopéennes de fer et d’acier » de MM. Cammell et Cie sont dirigées de la même manière que les précédentes. Le directeur gérant avait remis de sa propre main son témoignage écrit au commissaire du gouvernement, M. White, mais plus tard il trouva bon de supprimer son manuscrit qu’on lui avait rendu sur le désir exprimé par lui de le réviser. M. White cependant a une mémoire tenace. Il se souvient très exactement que, pour messieurs les cyclopes, l’interdiction du travail de nuit des enfants et des adolescents est une « chose impossible ; ce serait vouloir arrêter tous leurs travaux », et cependant leur personnel compte un peu moins de 6% de garçons au‑dessous de dix‑huit ans, et 1% seulement au­-dessous de treize[107] !

M. E. F. Sanderson, de la raison sociale Sanderson, Bros et Cie, fabrication d’acier, laminage et forge à Attercliffe, exprime ainsi son opinion sur le même sujet : « L’interdiction du travail de nuit pour les garçons au‑dessous de dix‑huit ans ferait naître de grandes difficultés. La principale proviendrait de l’augmentation de frais qu’entraînerait nécessairement le remplacement des enfants par des hommes. À combien ces frais se monteraient-ils ? Je ne puis le dire ; mais vraisemblablement ils ne s’élèveraient pas assez haut pour que le fabricant pût élever le prix de l’acier, et conséquemment toute la perte retomberait sur lui, attendu que les hommes (quel manque de dévouement) refuseraient naturellement de la subir. » Maître Sanderson ne sait pas combien il paye le travail des enfants, mais «  peut-être monte‑t‑il jusqu’à quatre ou cinq shillings par tête et par semaine… Leur genre de travail est tel qu’en général (mais ce n’est pas toujours le cas) la force des enfants y suffit exactement, de sorte que la force supérieure des hommes ne donnerait lieu à aucun bénéfice pour compenser la perte, si ce n’est dans quelques cas peu nombreux, alors que le métal est difficile à manier. Aussi bien les enfants doivent commencer jeunes pour apprendre le métier. Le travail de jour seul ne les mènerait pas à ce but. » Et pourquoi pas ? Qu’est‑ce qui empêcherait les jeunes garçons d’apprendre leur métier pendant le jour ? Allons ! Donne ta raison ! « C’est que les hommes, qui chaque semaine travaillent alternativement tantôt le jour, tantôt la nuit, séparés pendant ce temps des garçons de leur série, perdraient la moitié des profits qu’ils en tirent. La direction qu’ils donnent est comptée comme partie du salaire de ces garçons et permet aux hommes d’obtenir ce jeune travail à meilleur marché. Chaque homme perdrait la moitié de son profit. (En d’autres termes, les MM. Sanderson seraient obligés de payer une partie du salaire des hommes de leur propre poche, au lieu de le payer avec le travail de nuit des enfants. Le profit de MM. Sanderson diminuerait ainsi quelque peu, et telle est la vraie raison sandersonienne qui explique pourquoi les enfants ne pourraient pas apprendre leur métier pendant le jour)[108]. Ce n’est pas tout. Les hommes qui maintenant sont relayés par les jeunes garçons verraient retomber sur eux tout le travail de nuit régulier et ne pourraient pas le supporter. Bref, les difficultés seraient si grandes qu’elles conduiraient vraisemblablement à la suppression totale du travail de nuit. » — « Pour ce qui est de la production même de l’acier, dit E. F. Sanderson, ça ne ferait pas la moindre différence, mais ! » Mais MM. Sanderson ont autre chose à faire qu’à fabriquer de l’acier. La fabrication de l’acier est un simple prétexte pour la fabrication de la plus‑value. Les fourneaux de forge, les laminoirs, etc., les constructions, les machines, le fer, le charbon ont autre chose à faire qu’à se transformer en acier. Ils sont là pour absorber du travail extra, et ils en absorbent naturellement plus en vingt‑quatre heures qu’en douze. De par Dieu et de par le Droit ils donnent à tous les Sandersons une hypothèque de vingt‑quatre heures pleines par jour sur le temps de travail d’un certain nombre de bras, et perdent leur caractère de capital, c’est‑à‑dire sont pure perte pour les Sandersons, dès que leur fonction d’absorber du travail est interrompue. « Mais alors il y aurait la perte de machines si coûteuses qui chômeraient la moitié du temps, et pour une masse de produits, telle que nous sommes capables de la livrer avec le présent système, il nous faudrait doubler nos bâtiments et nos machines, ce qui doublerait la dépense. » Mais pourquoi précisément ces Sandersons jouiraient‑ils du privilège de l’exploitation du travail de nuit, de préférence à d’autres capitalistes qui ne font travailler que le jour et dont les machines, les bâtiments, les matières premières chôment par conséquent la nuit ? « C’est vrai, répond E. F. Sanderson au nom de tous les Sandersons, c’est très vrai. La perte causée par le chômage des machines atteint toutes les manufactures où l’on ne travaille que le jour. Mais l’usage des fourneaux de forge causerait dans notre cas une perte extra. Si on les entretenait en marche, il se dilapiderait du matériel combustible (tandis que maintenant c’est le matériel vital des travailleurs qui est dilapidé) ; si on arrêtait leur marche, cela occasionnerait une perte de temps pour rallumer le feu et obtenir le degré de chaleur nécessaire (tandis que la perte du temps de sommeil subie même par des enfants de huit ans est gain de travail pour la tribu des Sandersons) ; enfin les fourneaux eux-mêmes auraient à souffrir des variations de température », tandis que ces mêmes fourneaux ne souffrent aucunement des variations de travail[109].

V

Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du quatorzième jusqu’à la fin du dix-septième siècle.

Qu’est‑ce qu’une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu’à quel point la journée peut‑elle être prolongée au‑delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? À toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : la journée de travail comprend vingt‑quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi‑même que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche[110], pure niaiserie ! Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraichir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.

La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus‑value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu’elle impose la détérioration de la force de travail de l’homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral ; — elle produit l’épuisement et la mort précoce de cette force[111]. Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie.

Mais la valeur de la force de travail comprend la valeur des marchandises sans lesquelles la reproduction du salarié ou la propagation de sa classe seraient impossibles. Si donc la prolongation contre nature de la journée de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de son penchant démesuré à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la compensation des forces usées doit être nécessairement plus rapide, et en même temps la somme des frais qu’exige leur reproduction plus considérable, de même que pour une machine la portion de valeur qui doit être reproduite chaque jour est d’autant plus grande que la machine s’use plus vite. Il semblerait en conséquence que l’intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale.

Le propriétaire d’esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l’esclave il perd un capital qu’il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le marché. Mais, « si fatale et si destructive que soit l’influence des champs de riz de la Géorgie et des marais du Mississipi sur la constitution de l’homme, la destruction qui s’y fait de la vie humaine n’y est jamais assez grande pour qu’elle ne puisse être réparée par le trop‑plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations économiques qui pourraient jusqu’à un certain point garantir à l’esclave un traitement humain, si sa conservation et l’intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d’esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu’il peut être remplacé facilement par des nègres étrangers, la durée de sa vie devient moins importante que sa productivité. Aussi est‑ce une maxime dans les pays esclavagistes que l’économie la plus efficace consiste à pressurer le bétail humain (human chaule), de telle sorte qu’il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. C’est sous les tropiques, là même où les profits annuels de la culture égalent souvent le capital entier des plantations, que la vie des nègres est sacrifiée sans le moindre scrupule. C’est l’agriculture de l’Inde occidentale, berceau séculaire de richesses fabuleuses, qui a englouti des millions d’hommes de race africaine. C’est aujourd’hui à Cuba, dont les revenus se comptent par millions, et dont les planteurs sont des nababs, que nous voyons la classe des esclaves non seulement nourrie de la façon la plus grossière et en butte aux vexations les plus acharnées, mais encore détruite directement en grande partie par la longue torture d’un travail excessif et le manque de sommeil et de repos[112]. »

Mutato nomine de te fabula narratur ! Au lieu de commerce d’esclaves lisez marché du travail, au lieu de Virginie et Kentucky, lisez Irlande et les districts agricoles d’Angleterre, d’Écosse et du pays de Galles ; au lieu d’Afrique, lisez Allemagne. Il est notoire que l’excès de travail moissonne les raffineurs de Londres, et néanmoins le marché du travail à Londres regorge constamment de candidats pour la raffinerie, allemands la plupart, voués à une mort prématurée. La poterie est également une des branches d’industrie qui fait le plus de victimes. Manque‑t‑il pour cela de potiers ? Josiah Wedgwood, l’inventeur de la poterie moderne, d’abord simple ouvrier lui‑même, déclarait en 1785 devant la Chambre des communes que toutes les manufactures occupaient de 15 à 20 000[113] personnes. En 1861, la population seule des sièges de cette industrie, disséminée dans les villes de la Grande‑Bretagne, en comprenait 101 302. « L’industrie cotonnière date de 90 ans… En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d’ouvriers[114]. » À vrai dire, dans certaines époques d’activité fiévreuse, le marché du travail a présenté des vides qui donnaient à réfléchir. Il en fut ainsi, par exemple, en 1834 ; mais alors messieurs les fabricants proposèrent aux Poor Law Commissioners d’envoyer dans le Nord l’excès de population des districts agricoles, déclarant « qu’ils se chargeaient de les absorber et de les consommer[115]. » C’étaient leurs propres paroles. « Des agents furent envoyés à Manchester avec l’autorisation des Poor Law Commissioners. Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et remises aux susdits agents. Les fabricants coururent dans les bureaux, et après qu’ils eurent choisi ce qui leur convenait, les familles furent expédiées du sud de l’Angleterre. Ces paquets d’hommes furent livrés avec des étiquettes comme des ballots de marchandises, et transportés par la voie des canaux, ou dans des chariots à bagages. Quelques‑uns suivaient à pied, et beaucoup d’entre eux erraient çà et là égarés et demi‑morts de faim dans les districts manufacturiers. La Chambre des communes pourra à peine le croire, ce commerce régulier, ce trafic de chair humaine ne fit que se développer, et les hommes furent achetés et vendus par les agents de Manchester aux fabricants de Manchester, tout aussi méthodiquement que les nègres aux planteurs des États du Sud… L’année 1860 marque le zénith de l’industrie cotonnière. Les bras manquèrent de nouveau, et de nouveau les fabricants s’adressèrent aux marchands de chair, et ceux‑ci se mirent à fouiller les dunes de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts ; mais l’excès de population était déjà dévoré. Le Bury Guardian se lamenta ; après la conclusion du traité de commerce anglo‑français, s’écria‑t‑il, 10 000 bras de plus pourraient être absorbés, et bientôt il en faudra 30 ou 40 000 encore ! Quand les agents et sous‑agents du commerce de chair humaine eurent parcouru à peu près sans résultat, en 1860, les districts agricoles, les fabricants envoyèrent une députation à M. Villiers, le président du Poor Law Board, pour obtenir de nouveau qu’on leur procurât comme auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des Workhouses[116]. »

L’expérience montre en général au capitaliste qu’il y a un excès constant de population, c’est‑à‑dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s’éteindre, s’éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité[117]. L’expérience montre aussi, à l’observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d’hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n’est ralentie que par l’absorption constante d’éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l’air pur et malgré le principe de « sélection naturelle » qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-mêmes à dépérir[118]. Mais le capital, qui a de si « bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l’humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui‑même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société[119]. À toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : « Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits)[120] ? » Il est vrai qu’à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes[121].

L’établissement d’une journée de travail normale est le résultat d’une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. Cependant l’histoire de cette lutte présente deux courants opposés. Que l’on compare, par exemple, la législation manufacturière anglaise de notre époque avec les statuts du travail en Angleterre depuis le quatorzième jusqu’au‑delà de la moitié du dix-huitième siècle[122]. Tandis que la législation moderne raccourcit violemment la journée de travail, ces anciens statuts essayent violemment de la prolonger. Assurément les prétentions du capital encore à l’état d’embryon, alors qu’en train de grandir il cherche à s’assurer son droit à l’absorption d’un quantum suffisant de travail extra, non par la puissance seule des conditions économiques, mais avec l’aide des pouvoirs publics, nous paraissent tout à fait modestes, si nous les[123] nous les comparons aux concessions que, une fois arrivé à l’âge mûr, il est contraint de faire en rechignant. Il faut, en effet, des siècles pour que le travailleur « libre », par suite du développement de la production capitaliste, se prête volontairement, c’est‑à‑dire soit contraint socialement à vendre tout son temps de vie active, sa capacité de travail elle‑même, pour le prix de ses moyens de subsistance habituels, son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Il est donc naturel que la prolongation de la journée de travail, que le capital, depuis le milieu du quatorzième jusqu’à la fin du dix-septième siècle, cherche à imposer avec l’aide de l’État aux hommes, corresponde à peu de chose près à la limite du temps de travail que l’État décrète et impose çà et là dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle pour empêcher la transformation du sang d’enfants en capital. Ce qui aujourd’hui, par exemple, dans le Massachusetts, tout récemment encore l’État le plus libre de l’Amérique du Nord, est proclamé la limite légale du temps de travail d’enfants au‑dessous de douze ans, était en Angleterre, au milieu du dix-septième siècle, la journée de travail normale de vigoureux artisans, de robustes garçons de ferme et d’athlétiques forgerons[124].

Le premier « Statute of Labourers » (Edouard III, 1349) trouva son prétexte immédiat, — non sa cause, car la législation de ce genre dure des siècles après que le prétexte a disparu — dans la grande peste qui décima la population, à tel point que, suivant l’expression d’un écrivain Tory, « la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c’est‑à‑dire à des prix qui laissassent à leurs patrons un quantum raisonnable de travail extra) devint en réalité insupportable[125] ». En conséquence la loi se chargea de dicter des salaires raisonnables ainsi que de fixer la limite de la journée de travail. Ce dernier point qui nous intéresse seul ici est reproduit dans le statut de 1496 (sous Henri VIII). La journée de travail pour tous les artisans (artificiers) et travailleurs agricoles, de mars en septembre, devait alors durer, ce qui cependant ne fut jamais mis à exécution, de 5 h. du matin à 7 h. et 8 h. du soir ; mais les heures de repas comprenaient une heure pour le déjeuner, une heure et demie pour le dîner et une demi‑heure pour la collation vers quatre heures, c’est‑à‑dire précisément le double du temps fixé par le Factory Act aujourd’hui en vigueur[126]. En hiver le travail devait commencer à 5 h. du matin et finir au crépuscule du soir avec les mêmes interruptions. Un statut d’Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers « loués par jour ou par semaine » laisse intacte la durée de la journée de travail, mais cherche à réduire les intervalles à deux heures et demie pour l’été et deux heures pour l’hiver. Le dîner ne doit durer qu’une heure, et « le sommeil d’une demi‑heure l’après‑midi » ne doit être permis que de la mi-mai à la mi‑août. Pour chaque heure d’absence il est pris sur le salaire un d. (10 centimes). Dans la pratique cependant les conditions étaient plus favorables aux travailleurs que dans le livre des statuts. William Petty, le père de l’économie politique et jusqu’à un certain point l’inventeur de la statistique, dit dans un ouvrage qu’il publia dans le dernier tiers du dix-septième siècle : « Les travailleurs (labouring men, à proprement parler alors les travailleurs agricoles) travaillent dix heures par jour et prennent vingt repas par semaine, savoir trois les jours ouvrables et deux le dimanche. Il est clair d’après cela que s’ils voulaient jeûner le vendredi soir et prendre leur repas de midi en une heure et demie, tandis qu’ils y emploient maintenant deux heures, de 11 heures du matin à 1 heure, en d’autres termes s’ils travaillaient un vingtième de plus et consommaient un vingtième de moins, le dixième de l’impôt cité plus haut serait prélevable[127]. » Le docteur Andrew Ure n’avait‑il pas raison de décrier le bill des 12 heures de 1833 comme un retour aux temps des ténèbres ? Les règlements contenus dans les statuts et mentionnés par Petty concernent bien aussi les apprentis ; mais on voit immédiatement par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants même à la fin du dix-septième siècle : « Nos jeunes garçons, ici en Angleterre, ne font absolument rien jusqu’au moment où ils deviennent apprentis, et alors ils ont naturellement besoin de beaucoup de temps (sept années) pour se former et devenir des ouvriers habiles. » Par contre l’Allemagne est glorifiée, parce que là les enfants sont dès le berceau « habitués au moins à quelque peu d’occupation[128]. »

Pendant la plus grande partie du xviiie siècle, jusqu’à l’époque de la grande industrie, le capital n’était pas parvenu en Angleterre, en payant la valeur hebdomadaire de la force de travail, à s’emparer du travail de l’ouvrier pour la semaine entière, à l’exception cependant de celui du travailleur agricole. De ce qu’ils pouvaient vivre toute une semaine avec le salaire de quatre jours, les ouvriers ne concluaient pas le moins du monde qu’ils devaient travailler les deux autres jours pour le capitaliste. Une partie des économistes anglais au service du capital dénonça cette obstination avec une violence extrême ; l’autre partie défendit les travailleurs. Écoutons par exemple la polémique entre Postlethwaite dont le dictionnaire de commerce jouissait alors de la même renommée qu’aujourd’hui ceux de Mac Culloch, de Mac Gregor etc., et l’auteur déjà cité de l’Essay on Trade and Commerce[129].

Postlethwaite dit entre autres : « Je ne puis terminer ces courtes observations sans signaler certaine locution triviale et malheureusement trop répandue. Quand l’ouvrier, disent certaines gens, peut dans cinq jours de travail obtenir de quoi vivre, il ne veut pas travailler six jours entiers. Et partant de là, ils concluent à la nécessité d’enchérir même les moyens de subsistance nécessaires par des impôts ou d’autres moyens quelconques pour contraindre l’artisan et l’ouvrier de manufacture à un travail ininterrompu de six jours par semaine. Je demande la permission d’être d’un autre avis que ces grands politiques tout prêts à rompre une lance en faveur de l’esclavage perpétuel de la population ouvrière de ce pays « the perpetual slavery of the working people » ; ils oublient le proverbe : « All work and no play, etc. » (Rien que du travail et pas de jeu rend imbécile.) Les Anglais ne se montrent‑ils pas tout fiers de l’originalité et de l’habileté de leurs artisans et ouvriers de manufactures qui ont procuré partout aux marchandises de la Grande-Bretagne crédit et renommée ? À quoi cela est‑il dû, si ce n’est à la manière gaie et originale dont les travailleurs savent se distraire ? S’ils étaient obligés de trimer l’année entière, tous les six jours de chaque semaine, dans la répétition constante du même travail, leur esprit ingénieux ne s’émousserait‑il pas ; ne deviendraient‑ils pas stupides et inertes, et par un semblable esclavage perpétuel, ne perdraient‑ils pas leur renommée, au lieu de la conserver ? Quel genre d’habileté artistique pourrions-nous attendre d’animaux si rudement menés ? « hard driven animals » … Beaucoup d’entre eux exécutent autant d’ouvrage en quatre jours qu’un Français dans cinq ou six. Mais si les Anglais sont forcés de travailler comme des bêtes de somme, il est à craindre qu’ils ne tombent (degenerate) encore au‑dessous des Français. Si notre peuple est renommé par sa bravoure dans la guerre, ne disons‑nous pas que ceci est dû d’un côté au bon roastbeef anglais et au pudding qu’il a dans le ventre, et de l’autre à son esprit de liberté constitutionnelle ? Et pourquoi l’ingéniosité, l’énergie et l’habileté de nos artisans et ouvriers de manufactures ne proviendraient‑elles pas de la liberté avec laquelle ils s’amusent à leur façon ? J’espère qu’ils ne perdront jamais ces privilèges ni le bon genre de vie d’où découlent également leur habileté au travail et leur courage[130]. »

Voici ce que répond l’auteur de l’Essay on Trade and Commerce :

« Si c’est en vertu d’une ordonnance divine que le septième jour de la semaine est fêté, il en résulte évidemment que les autres jours appartiennent au travail (il veut dire au capital, ainsi qu’on va le voir plus loin), et contraindre à exécuter ce commandement de Dieu n’est point un acte que l’on puisse traiter de cruel. L’homme, en général, est porté par nature à rester oisif et à prendre ses aises ; nous en faisons la fatale expérience dans la conduite de notre plèbe manufacturière, qui ne travaille pas en moyenne plus de quatre jours par semaine, sauf le cas d’un enchérissement des moyens de subsistance… Supposons qu’un boisseau de froment représente tous les moyens de subsistance du travailleur, qu’il coûte 5 sh. et que le travailleur gagne 1 shilling tous les jours. Dans ce cas il n’a besoin de travailler que cinq jours par semaine ; quatre seulement, si le boisseau coûte 4 sh… Mais comme le salaire, dans ce royaume, est beaucoup plus élevé en comparaison du prix des subsistances, l’ouvrier de manufacture qui travaille quatre jours possède un excédent d’argent avec lequel il vit sans rien faire le reste de la semaine… J’espère avoir assez dit pour faire voir clairement qu’un travail modéré de six jours par semaine n’est point un esclavage. Nos ouvriers agricoles font cela, et d’après ce qu’il paraît, ils sont les plus heureux des travailleurs (labouring poor)[131]. Les Hollandais font de même dans les manufactures et paraissent être un peuple très heureux. Les Français, sauf qu’ils ont un grand nombre de jours fériés, travaillent également toute la semaine[132]… Mais notre plèbe manufacturière s’est mis dans la tête l’idée fixe qu’en qualité d’Anglais tous les individus qui la composent ont par droit de naissance le privilège d’être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n’importe quel autre pays de l’Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats, dont elle stimule la bravoure, mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux‑mêmes et pour l’État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d’encourager de pareils engouements dans un État commercial comme le nôtre, où peut‑être les sept huitièmes de la population n’ont que peu ou pas du tout de propriété[133]. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l’industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent maintenant en quatre[134]. » Dans ce but, ainsi que pour extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté chimérique, et de plus, pour « diminuer la taxe des pauvres, activer l’esprit d’industrie et faire baisser le prix du travail dans les manufactures », notre fidèle champion du capital propose un excellent moyen, et quel est‑il ? C’est d’incarcérer les travailleurs qui sont à la charge de la bienfaisance publique, en un mot les pauvres, dans une maison idéale de travail « an ideal Workhouse ». Cette maison doit être une maison de terreur (house of terror). Dans cet idéal de Workhouse, on fera travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que le temps des repas soustrait, il reste douze heures de travail pleines et entières[135].

Douze heures de travail par jour, tel est l’idéal, le nec plus ultra dans le Workhouse modèle, dans la maison de terreur de 1770 ! Soixante‑trois ans plus tard, en 1833, quand le Parlement anglais réduisit dans quatre industries manufacturières la journée de travail pour les enfants de treize ans à dix‑huit ans à douze heures de travail pleines, il sembla que le glas de l’industrie anglaise sonnerait. En 1852, quand Louis Bonaparte, pour s’assurer la bourgeoisie, voulut toucher à la journée de travail légale, la population ouvrière française cria tout d’une voix : « La loi qui réduit à douze heures la journée de travail est le seul bien qui nous soit resté de la législation de la République[136]. » À Zurich, le travail des enfants au‑dessous de dix ans a été réduit à douze heures ; dans l’Argovie le travail des enfants entre treize et seize ans a été réduit, en 1862, de douze heures et demie à douze ; il en a été de même en Autriche, en 1860, pour les enfants entre quinze et seize ans[137]. « Quel progrès, depuis 1770 ! s’écrierait Macaulay avec « exultation ».

La « maison de terreur » pour les pauvres que l’âme du capital rêvait encore en 1770, se réalisa quelques années plus tard dans la gigantesque « maison de travail » bâtie pour les ouvriers manufacturiers, son nom était Fabrique, et l’idéal avait pâli devant la réalité.

VI

Lutte pour la journée de travail normale — La limitation légale du temps de travail. — La législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864.

Après des siècles d’efforts quand le capital fut parvenu à prolonger la journée de travail jusqu’à sa limite normale maxima et au‑delà jusqu’aux limites du jour naturel de douze heures[138], alors la naissance de la grande industrie amena dans le dernier tiers du dix-huitième siècle une perturbation violente qui emporta comme une avalanche toute barrière imposée par la nature et les mœurs, l’âge et le sexe, le jour et la nuit. Les notions mêmes de jour et de nuit, d’une simplicité rustique dans les anciens statuts, s’obscurcirent tellement qu’en l’an de grâce 1860, un juge anglais dut faire preuve d’une sagacité talmudique pour pouvoir décider « en connaissance de cause » ce qu’était la nuit et ce qu’était le jour. Le capital était en pleine orgie[139].

Dès que la classe ouvrière abasourdie par le tapage de la production fut tant soit peu revenue à elle‑même, sa résistance commença, et tout d’abord dans le pays même où s’implantait la grande industrie, c’est‑à‑dire en Angleterre, Mais pendant trente ans les concessions qu’elle arracha restèrent purement nominales. De 1802 à 1833 le Parlement émit trois lois sur le travail, mais il eut bien soin de ne pas voter un centime pour les faire exécuter[140] ; aussi restèrent‑elles lettre morte. « Le fait est qu’avant la loi de 1833, les enfants et les adolescents étaient excédés de travail (were worked) toute la nuit, tout le jour, jour et nuit ad libitum[141]. »

C’est seulement à partir du Factory Act de 1833 s’appliquant aux manufactures de coton, de laine, de lin et de soie que date pour l’industrie moderne une journée de travail normale. Rien ne caractérise mieux l’esprit du capital que l’histoire de la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864.

La loi de 1833 déclare : « que la journée de travail ordinaire dans les fabriques doit commencer à 5 h. 1/2 du matin et finir à 8 h. 1/2 du soir. Entre ces limites qui embrassent une période de quinze heures, il est légal d’employer des adolescents (young persons, c’est‑à‑dire des personnes entre treize et dix‑huit ans), dans n’importe quelle partie du jour ; mais il est sous‑entendu qu’individuellement personne de cette catégorie ne doit travailler plus de douze heures dans un jour, à l’exception de certains cas spéciaux et prévus. » Le sixième article de cette loi arrête « que dans le cours de chaque journée il doit être accordé à chaque adolescent dont le temps de travail est limité, une heure et demie au moins pour les repas ». L’emploi des enfants au-dessus de neuf ans, sauf une exception que nous mentionnerons plus tard, fut interdit : le travail des enfants de neuf à treize ans fut limité à huit heures par jour. Le travail de nuit, c’est‑à‑dire d’après cette loi, le travail entre 8 h. 1/2 du soir et 5 h. 1/2 du matin, fut interdit pour toute personne entre neuf et dix‑huit ans.

Les législateurs étaient si éloignés de vouloir toucher à la liberté du capital dans son exploitation de la force de travail adulte, ou suivant leur manière de parler, à la liberté du travail, qu’ils créèrent un système particulier pour prévenir les conséquences effroyables qu’aurait pu avoir en ce sens le Factory Act.

« Le plus grand vice du système des fabriques, tel qu’il est organisé à présent, est‑il dit dans le premier rapport du conseil central de la commission du 25 juin 1833, c’est qu’il crée la nécessité de mesurer la journée des enfants à la longueur de celle des adultes. Pour corriger ce vice sans diminuer le travail de ces derniers, ce qui produirait un mal plus grand que celui qu’il s’agit de prévenir, le meilleur plan à suivre semble être d’employer une double série d’enfants. » Sous le nom de système des relais (system of relays, ce mot désigne en anglais comme en français le changement des chevaux de poste à différentes stations), ce plan fut donc exécuté, de telle sorte par exemple que de 5 h. 1/2 du matin jusqu’à 1 h. 1/2 de l’après‑midi une série d’enfants entre neuf et treize ans fut attelée au travail, et une autre série de 1 h. 1/2 de l’après‑midi jusqu’à 8 h. 1/2 du soir et ainsi de suite.

Pour récompenser messieurs les fabricants d’avoir ignoré de la façon la plus insolente toutes les lois promulguées sur le travail des enfants pendant les vingt‑deux dernières années, on se crut obligé de leur dorer encore la pilule. Le Parlement arrêta qu’après le 1er mars 1834 aucun enfant au‑dessous de onze ans, après le 1er mars 1835 aucun enfant au‑dessous de douze ans, et après le 1er mars 1836 aucun enfant au‑dessous de treize ans ne devrait travailler plus de huit heures dans une fabrique. Ce « libéralisme » si plein d’égards pour le capital méritait d’autant plus de reconnaissance que le Dr Farre, Sir A. Carlisle, Sir C. Bell, M. Guthrie, etc., en un mot les premiers médecins et chirurgiens de Londres avaient déclaré dans leurs dépositions comme témoins devant la Chambre des communes que tout retard était un danger, periculum in mora ! Le docteur Farre s’exprima d’une façon encore plus brutale : « Il faut une législation, s’écria‑t‑il, pour empêcher que la mort puisse être infligée prématurément sous n’importe quelle forme et celle dont nous parlons (celle à la mode dans les fabriques) doit être assurément regardée comme une des méthodes les plus cruelles de l’infliger[142]. » Le Parlement « réformé » qui, par tendresse pour messieurs les fabricants, condamnait pour de longues années encore des enfants au‑dessous de treize ans, à 72 heures de travail par semaine dans l’enfer de la fabrique, ce même Parlement, dans l’acte d’émancipation où il versait aussi la liberté goutte à goutte, défendait de prime abord aux planteurs de faire travailler aucun esclave nègre plus de 45 heures par semaine.

Mais le capital parfaitement insensible à toutes ces concessions, commença alors à s’agiter bruyamment et ouvrit une nouvelle campagne qui dura plusieurs années. De quoi s’agissait‑il ? De déterminer l’âge des catégories qui sous le nom d’enfants ne devaient travailler que huit heures et étaient de plus obligées à fréquenter l’école. L’anthropologie capitaliste décréta que l’enfance ne devait durer que jusqu’à dix ans, tout au plus jusqu’à onze. Plus s’approchait le terme fixé pour l’entière mise en vigueur de l’acte de fabrique, la fatale année 1836, plus les fabricants faisaient rage. Ils parvinrent en fait à intimider le gouvernement à tel point que celui‑ci proposa en 1835 d’abaisser la limite d’âge des enfants de treize à douze. Sur ces entrefaites la pression du dehors (pressure from without) devenait de plus en plus menaçante. La Chambre des communes sentit le cœur lui manquer. Elle refusa de jeter plus de huit heures par jour des enfants de treize ans sous la roue du Jagernaut capitaliste, et l’acte de 1833 fut appliqué. Il ne subit aucune modification jusqu’au mois de juin 1844.

Pendant les dix ans qu’il régla, d’abord en partie, puis complètement le travail des fabriques, les rapports officiels des inspecteurs fourmillent de plaintes concernant l’impossibilité de son exécution. Comme la loi de 1833 permettait aux seigneurs du capital de disposer des quinze heures comprises entre 5 h. 1/2 du matin et 8 h. 1/2 du soir, de faire commencer, interrompre ou finir le travail de douze ou de huit heures par tout enfant, et tout adolescent à n’importe quel moment, et même d’assigner aux diverses personnes des heures diverses pour les repas, ces messieurs inventèrent bientôt un « nouveau système de relais » d’après lequel les chevaux de peine au lieu d’être remplacés à des stations fixes étaient attelés toujours de nouveau à des stations nouvelles. Nous ne nous arrêterons pas à contempler la perfection de ce système, parce que nous devons y revenir plus tard. Mais on peut voir du premier coup d’œil qu’il supprimait entièrement la loi de fabrique, n’en respectant ni l’esprit ni la lettre. Comment les inspecteurs auraient‑ils pu faire exécuter les articles de la loi concernant le temps de travail et les repas avec cette tenue de livres si complexe pour chaque enfant et chaque adolescent ? Dans un grand nombre de fabriques la même brutalité et le même scandale reprirent leur règne. Dans une entrevue avec le ministre de l’Intérieur (1844) les inspecteurs de fabrique démontrèrent l’impossibilité de tout contrôle avec le système de relais nouvellement mis en pratique[143]. Cependant les circonstances s’étaient grandement modifiées. Les ouvriers manufacturiers, surtout depuis 1838, avaient fait du bill des dix heures leur cri de ralliement économique, comme ils avaient fait de la Charte leur cri de ralliement politique. Même des fabricants qui avaient réglé leurs fabriques d’après la loi de 1833, adressèrent au Parlement mémoire sur mémoire pour dénoncer la « concurrence » immorale des « faux frères » auxquels plus d’impudence et des circonstances locales plus favorables permettaient de violer la loi. De plus, en dépit du désir que tout fabricant avait de lâcher bride à sa cupidité native, leur classe recevait comme mot d’ordre de ses directeurs politiques, de changer de manières et de langage à l’égard des ouvriers. Elle avait besoin en effet de leur appui pour triompher dans la campagne qui venait de s’ouvrir pour l’abolition de la loi sur les céréales. On promit donc non seulement de « doubler la ration de pain », mais encore d’appuyer le bill des dix heures, lequel ferait désormais partie du règne millénaire du libre‑échange[144]. Dans ces circonstances il aurait été par trop imprudent de venir combattre une mesure seulement destinée à faire de la loi de 1833 une vérité. Menacés enfin dans leur intérêt le plus sacré, la rente foncière, les aristocrates furieux tonnèrent philanthropiquement contre les « abominables pratiques[145] » de leurs ennemis bourgeois.

Telle fut l’origine du Factory Act additionnel du 7 juin 1844, qui entra en vigueur le 10 septembre de la même année. Il place sous la protection de la loi une nouvelle catégorie de travailleurs, savoir les femmes au‑dessus de dix‑huit ans. Elles furent mises à tous égards sur un pied d’égalité avec les adolescents ; leur temps de travail fut limité à douze heures, le travail de nuit leur fut interdit, etc. Pour la première fois la législation se vit contrainte de contrôler directement et officiellement le travail de personnes majeures. Dans le rapport de fabrique de 1844‑45 il est dit ironiquement : « Jusqu’ici nous n’avons point connaissance que des femmes parvenues à majorité se soient plaintes une seule fois de cette atteinte portée à leurs droits[146]. » Le travail des enfants au‑dessous de treize ans fut réduit à six heures et demie par jour et, dans certains cas, à sept heures[147].

Pour écarter les abus du « faux système de relais », la loi établit quelques règlements de détail d’une grande importance, entre autres les suivants : « La journée de travail pour enfants et adolescents doit être comptée à partir du moment où, soit un enfant soit un adolescent, commence à travailler le matin dans la fabrique. » De sorte que si A par exemple commence son travail à 8 h. du matin et B à 10 h., la journée de travail pour B doit finir à la même heure que pour A. « Le commencement de la journée de travail doit être indiqué par une horloge publique, par l’horloge au chemin de fer voisin par exemple, sur lequel la cloche de la fabrique doit se régler. Il faut que le fabricant affiche dans la fabrique un avis imprimé en grosses lettres dans lequel se trouvent fixés le commencement, la fin et les pauses de la journée de travail. Les enfants qui commencent leur travail avant midi ne doivent plus être employés après 1 h. de l’après-midi. La série d’après-midi sera donc composée d’autres enfants que celle du matin. L’heure et demie pour les repas doit être octroyée à tous les travailleurs protégés par la foi aux mêmes périodes du jour, une heure au moins avant 3 h. de l’après-midi. Aucun enfant, ou adolescent ne doit être employé avant 1 h. de l’après-midi plus de cinq heures sans une pause d’une demi‑heure au moins pour leur repas. Aucun enfant, adolescent, ou femme, ne doit rester pendant un repas quelconque dans l’atelier de la fabrique, tant qu’il s’y fait n’importe quelle opération, etc. »

On le voit, ces édits minutieux, qui règlent militairement et au son de la cloche la période, les limites et les pauses du travail, ne furent point le produit d’une fantaisie parlementaire. Ils naquirent des circonstances et se développèrent peu à peu comme lois naturelles du mode de production moderne. Il fallut une longue lutte sociale entre les classes avant qu’ils fussent formulés, reconnus officiellement et promulgués au nom de l’État. Une de leurs conséquences les plus immédiates fut que, dans la pratique, la journée de travail des ouvriers mâles adultes se trouva du même coup limitée, parce que dans la plupart des travaux de la grande industrie la coopération d’enfants, d’adolescents et de femmes est indispensable. La journée de travail de douze heures resta donc en vigueur généralement et uniformément pendant la période de 1844‑47 dans toutes les fabriques soumises à la législation manufacturière.

Les fabricants ne permirent pas néanmoins ce « progrès », sans qu’il fût compensé par un « recul ». Sur leurs instances la Chambre des communes réduisit de neuf à huit ans l’âge minimum des exploitables, pour assurer au capital « l’approvisionnement additionnel d’enfants de fabrique », qui lui est dû de par Dieu et de par la Loi[148].

Les années 1846‑47 font époque dans l’histoire économique de l’Angleterre. Abrogation de la loi des céréales, abolition des droits d’entrée sur le coton et autres matières premières, proclamation du libre‑échange comme guide de la législation commerciale ! En un mot le règne millénaire commençait à poindre. D’autre part c’est dans les mêmes années que le mouvement chartiste et l’agitation des dix heures atteignirent leur point culminant. Ils trouvèrent des alliés dans les Tories qui ne respiraient que vengeance. Malgré la résistance fanatique de l’armée libre‑échangiste parjure, en tête de laquelle marchaient Bright et Cobden, le bill des dix heures, objet de tant de luttes, fut adopté par le Parlement.

La nouvelle loi sur les fabriques du 8 juin 1847 établit qu’au 1er juillet de la même année la journée de travail serait préalablement réduite à onze heures pour « les adolescents » (de treize à dix‑huit ans) et pour toutes les ouvrières, mais qu’au 1er mai 1848 aurait lieu la limitation définitive à dix heures. Pour le reste ce n’était qu’un amendement des lois de 1833 et 1844.

Le capital entreprit alors une campagne préliminaire dont le but était d’empêcher la mise en pratique de la loi au 1er mai 1848. C’étaient les travailleurs eux-mêmes qui censés instruits par l’expérience devaient, d’après le plan des maîtres, servir d’auxiliaires pour la destruction de leur propre ouvrage. Le moment était habilement choisi. « On doit se souvenir que par suite de la terrible crise de 1846‑47, il régnait une profonde misère, provenant de ce qu’un grand nombre de fabriques avaient raccourci le travail et que d’autres l’avaient complètement suspendu. Beaucoup d’ouvriers se trouvaient dans la gêne et étaient endettés. Il y avait donc toute apparence qu’ils accepteraient volontiers un surcroît de travail pour réparer leurs pertes passées, payer leurs dettes, retirer leurs meubles engagés, remplacer leurs effets vendus, acheter de nouveaux vêtements pour eux-mêmes et pour leurs familles, etc.[149] » Messieurs les fabricants cherchèrent à augmenter l’effet naturel de ces circonstances en abaissant d’une manière générale le salaire de 10%. C’était pour payer la bienvenue de l’ère libre‑échangiste. Une seconde baisse de 8 1/3% se fit lors de la réduction de la journée à onze heures et une troisième de 15% quand la journée descendit définitivement à dix heures. Partout où les circonstances le permirent, les salaires furent réduits d’au moins 25%[150]. Avec des chances si heureuses on commença à semer l’agitation parmi les ouvriers pour l’abrogation de la loi de 1847. Aucun des moyens que peuvent fournir le mensonge, la séduction et la menace ne fut dédaigné ; mais tout fut inutile. On réunit à grand‑peine une demi‑douzaine de pétitions où des ouvriers durent se plaindre « de l’oppression qu’ils subissaient en vertu de cette loi », mais les pétitionnaires eux‑mêmes déclarèrent dans leurs interrogatoires qu’on les avait contraints à donner leurs signatures, « qu’en réalité ils étaient bien opprimés, mais non point par la loi susdite[151] ». Les fabricants ne réussissant point à faire parler les ouvriers dans leur sens, se mirent eux‑mêmes à crier d’autant plus haut dans la presse et dans le Parlement au nom des ouvriers. Ils dénoncèrent les inspecteurs comme une espèce de commissaires révolutionnaires qui sacrifiaient impitoyablement le malheureux travailleur à leurs fantaisies humanitaires. Cette manœuvre n’eut pas plus de succès que la première. L’inspecteur de fabrique, Leonhard Horner, en personne et accompagné de ses sous‑inspecteurs, procéda dans le Lancashire à de nombreux interrogatoires. Environ 70% des ouvriers entendus se déclarèrent pour dix heures, un nombre peu considérable pour onze heures, et enfin une minorité tout à fait insignifiante pour les douze heures anciennes[152].

Une autre manœuvre à l’amiable consista à faire travailler de douze à quinze heures les ouvriers mâles adultes et à proclamer ce fait comme la véritable expression des désirs du cœur des prolétaires. Mais « l’impitoyable » Leonhard Horner revint de nouveau à la charge. La plupart de ceux qui travaillaient plus que le temps légal déclarèrent « qu’ils préféreraient de beaucoup travailler dix heures pour un moindre salaire, mais qu’ils n’avaient pas le choix ; un si grand nombre d’entre eux se trouvaient sans travail ; tant de fileurs étaient forcés de travailler comme simples rattacheurs (piecers), que s’ils se refusaient à la prolongation du temps de travail, d’autres prendraient aussitôt leur place, de sorte que la question pour eux se formulait ainsi : ou travailler plus longtemps ou rester sur le pavé[153]. »

Le ballon d’essai du capital creva et la loi de dix heures entra en vigueur le 1er mai 1848. Mais la défaite du parti chartiste dont les chefs furent emprisonnés et l’organisation détruite, venait d’ébranler la confiance de la classe ouvrière anglaise en sa force. Bientôt après, l’insurrection de Juin à Paris, noyée dans le sang, réunit sous le même drapeau, en Angleterre comme sur le continent, toutes les fractions des classes régnantes — propriétaires fonciers et capitalistes, loups de bourse et rats de boutique, protectionnistes et libre‑échangistes, gouvernement et opposition, calotins et esprits forts, jeunes catins et vieilles nonnes, — et leur cri de guerre fut : sauvons la caisse, la propriété, la religion, la famille et la société. La classe ouvrière, déclarée criminelle, fut frappée d’interdiction et placée sous « la loi des suspects ». Messieurs les fabricants n’eurent plus dès lors besoin de se gêner. Ils se déclarèrent en révolte ouverte, non seulement contre la loi des dix heures, mais encore contre toute la législation qui depuis 1833 cherchait à refréner dans une certaine mesure la « libre » exploitation de la force de travail. Ce fut une rébellion esclavagiste (Proslavery Rebellion) en miniature, poursuivie pendant plus de deux ans avec l’effronterie la plus cynique, la persévérance la plus féroce et le terrorisme le plus implacable, à d’autant meilleur compte que le capitaliste révolté ne risquait que la peau de ses ouvriers.

Pour comprendre ce qui suit, il faut se souvenir que les lois de 1833, 1844 et 1847 sur le travail dans les fabriques, étaient toutes trois en vigueur, en tant du moins que l’une n’amendait pas l’autre ; qu’aucune ne limitait la journée de travail de l’ouvrier mâle âgé de plus de dix‑huit ans, et que depuis 1833 la période de quinze heures, entre 5 h. 1/2 du matin et 8 h. 1/2 du soir, était restée le « jour » légal dans les limites duquel le travail des adolescents et des femmes, d’abord de douze heures, plus tard de dix, devait s’exécuter dans les conditions prescrites.

Les fabricants commencèrent par congédier çà et là une partie et parfois la moitié des adolescents et des ouvrières employés par eux ; puis ils rétablirent en revanche parmi les ouvriers adultes le travail de nuit presque tombé en désuétude. « La loi des dix heures, s’écrièrent‑ils, ne nous laisse pas d’autre alternative[154]. »

Leur seconde agression eut pour objet les intervalles légaux prescrits pour les repas. Écoutons les inspecteurs : « Depuis la limitation des heures de travail à dix, les fabricants soutiennent, bien que dans la pratique ils ne poussent pas leur manière de voir à ses dernières conséquences, que s’ils font travailler, par exemple, de 9 h. du matin à 7 h. du soir, ils satisfont aux prescriptions de la loi en donnant une heure et demie pour les repas de la façon suivante : une heure le matin avant 9 h. et une demi‑heure le soir après 7 h. Dans certains cas ils accordent maintenant une demi‑heure pour le dîner, mais ils prétendent en même temps que rien ne les oblige à accorder une partie quelconque de l’heure et demie légale dans le cours de la journée de travail de dix heures[155]. » Messieurs les fabricants soutenaient donc que les articles de la loi de 1844, qui règlent si minutieusement les heures de repas, donnaient tout simplement aux ouvriers la permission de manger et de boire avant leur entrée dans la fabrique et après leur sortie, c’est‑à‑dire de prendre leurs repas chez eux. Pourquoi, en effet, les ouvriers ne dîneraient‑ils pas avant 9 h. du matin ? Les juristes de la couronne décidèrent pourtant que, le temps prescrit pour les repas devait être accordé pendant la journée de travail réelle, par intervalles, et qu’il était illégal de faire travailler sans interruption dix heures entières, de 9 h. du matin à 7 h. du soir[156].

Après ces aimables démonstrations, le capital préluda à sa révolte par une démarche qui était conforme à la loi de 1844 et par conséquent légale. La loi de 1844 défendait bien, passé 1 heure de l’après-midi, d’employer de nouveau les enfants de huit à treize ans qui avaient été occupés avant midi ; mais elle ne réglait en aucune manière les six heures et demie de travail des enfants qui se mettaient à l’ouvrage à midi ou plus tard. Des enfants de huit ans pouvaient donc, à partir de midi, être employés jusqu’à 1 h., puis de 2 h. à 4 h. et enfin de 5 h. à 8 h. 1/2, en tout six heures et demie, conformément à la loi ! Mieux encore. Pour faire coïncider leur travail avec celui des ouvriers adultes jusqu’à 8 h. 1/2 du soir, il suffisait aux fabricants de ne leur donner aucun ouvrage avant 2 h. de l’après-midi, et de les retenir ensuite, sans interruption dans la fabrique jusqu’à 8 h. 1/2. « Aujourd’hui, l’on avoue expressément, que par suite de la cupidité des fabricants et de leur envie de tenir leurs machines en haleine pendant plus de dix heures, la pratique s’est glissée en Angleterre de faire travailler jusqu’à 8 h 30 du soir des enfants des deux sexes, de huit à treize ans, seuls avec les hommes, après le départ des adolescents et des femmes[157]. » Ouvriers et inspecteurs protestèrent au nom de la morale et de l’hygiène. Mais le capital pense comme Shylock : « Que le poids de mes actes retombe sur ma tête ! Je veux mon droit, l’exécution de mon bail et tout ce qu’il a stipulé. »

En réalité, d’après les chiffres produits devant la Chambre des communes le 26 juillet 1850, et malgré toutes les protestations, il y avait le 15 juillet 1850, trois mille sept cent quarante-deux enfants dans deux cent soixante‑quinze fabriques soumis à cette « pratique » nouvelle[158]. Ce n’était pas encore assez ! L’œil de lynx du capital découvrit que la loi de 1844 défendait bien, il est vrai, de faire travailler plus de cinq heures avant midi sans une pause d’au moins trente minutes pour se restaurer, mais aussi qu’il ne prescrivait rien de pareil pour le travail postérieur. Il demanda donc et obtint la jouissance non seulement de faire trimer de 2 à 9 h. du soir, sans relâche, des enfants de huit ans, mais encore de les faire jeûner et de les affamer.

« C’est la chair qu’il me faut, disait Shylock ; ainsi le porte le billet[159]. »

Cette façon de s’accrocher à la lettre de la loi, en tant qu’elle règle le travail des enfants, n’avait pour but que de préparer la révolte ouverte contre la même loi, en tant qu’elle règle le travail des adolescents et des femmes. On se souvient que l’objet principal de cette loi était l’abolition du faux système de relais. Les fabricants commencèrent leur révolte en déclarant tout simplement que les articles de la loi de 1844 qui défendent d’employer ad libitum les adolescents et les femmes en leur faisant suspendre et reprendre leur travail à n’importe quel moment de la journée, n’étaient qu’une bagatelle comparativement tant que le temps de travail demeurait fixé, à douze heures, mais que depuis la loi des dix heures il ne fallait plus parler de s’y soumettre[160]. Ils firent donc entendre aux inspecteurs avec le plus grand sang-froid qu’ils sauraient se placer au‑dessus de la lettre de la loi et rétabliraient l’ancien système de leur propre autorité[161]. Ils agissaient ainsi, du reste, dans l’intérêt même des ouvriers mal conseillés, « pour pouvoir leur payer des salaires plus élevés ». « C’était en outre le seul et unique moyen de conserver, avec la loi des dix heures, la suprématie industrielle de la Grande Bretagne[162]. » « Possible que la pratique du système des relais rende quelque peu difficile la découverte des infractions à la loi ; mais quoi ? (What of that ? ) Le grand intérêt manufacturier du pays doit‑il être traité par‑dessous la jambe, pour épargner un peu de peine (some little trouble) aux inspecteurs de fabrique et aux sous‑inspecteurs[163] ? »

Toutes ces balivernes ne produisirent naturellement aucun effet. Les inspecteurs des fabriques procédèrent juridiquement. Mais bientôt le ministre de l’Intérieur, Sir George Grey, fut tellement bombardé de pétitions des fabricants, que dans une circulaire du 5 août 1848, il recommanda aux inspecteurs « de ne point intervenir pour violation de la lettre de la loi, tant qu’il ne serait pas prouvé suffisamment qu’on avait abusé du système des relais pour faire travailler des femmes et des adolescents plus de dix heures ». Aussitôt l’inspecteur de fabrique, J. Stuart, autorisa le susdit système dans toute l’Écosse, où il refleurit de plus belle. Les inspecteurs anglais, au contraire, déclarèrent que le ministre ne possédait aucun pouvoir dictatorial qui lui permît de suspendre les lois et continuèrent à poursuivre juridiquement les rebelles.

Mais à quoi bon traîner les capitalistes à la barre de la justice, puisque les county magistrates[164], prononcent l’acquittement ? Dans ces tribunaux, messieurs les fabricants siégeaient comme juges de leur propre cause. Un exemple : un certain Eskrigge, filateur, de la raison sociale Kershaw, Leese et Cie, avait soumis à l’inspecteur de son district le plan d’un système de relais destiné à sa fabrique. Éconduit avec un refus, il se tint d’abord coi. Quelques mois plus tard un individu nommé Robinson, filateur de coton également, et dont le susdit Eskrigge était le parent, sinon le Vendredi, comparaissait devant le tribunal du bourg de Stockport, pour avoir mis à exécution un plan de relais ne différant en rien de celui qu’Eskrigge avait inventé. Quatre juges siégeaient, dont trois filateurs de coton, à la tête desquels l’inventif Eskrigge. Eskrigge acquitta Robinson, puis fut d’avis que ce qui était juste pour Robinson était équitable pour Eskrigge. S’appuyant donc sur son propre arrêt, il établit immédiatement le système dans sa propre fabrique[165]. La composition de ce tribunal était déjà assurément une violation flagrante de la loi[166]. « Ce genre de farces juridiques », s’écrie l’inspecteur Howell, « exige qu’on y mette bon ordre… Ou bien accommodez la loi à ces sortes de jugements, ou bien confiez‑la à un tribunal moins sujet à faillir et qui sache mettre ses décisions en accord avec elle… Dans tous les cas semblables, combien ne désire‑t‑on pas un juge payé[167] ! »

Les juristes de la couronne déclarèrent absurde l’interprétation donnée par les fabricants à la loi de 1844, mais les sauveurs de la société ne s’émurent pas pour si peu. « Après avoir essayé en vain, rapporte Leonhard Horner, de faire exécuter la loi, au moyen de dix poursuites dans sept circonscriptions judiciaires différentes, et n’avoir été soutenu qu’en un seul cas par les magistrats, je regarde toute poursuite pour entorse donnée à la loi comme désormais inutile. La partie de la loi qui a été rédigée pour créer l’uniformité dans les heures de travail, n’existe plus dans le Lancashire. D’autre part mes sous‑agents et moi, nous ne possédons aucun moyen de nous assurer que les fabriques, où règne le système des relais, n’occupent pas les adolescents et les femmes au‑delà de dix heures. Depuis la fin d’avril 1849, il y a déjà dans mon district 118 fabriques qui travaillent d’après cette méthode et leur nombre augmente tous les jours rapidement. En général elles travaillent maintenant 13 h. 1/2, de 6 h. du matin à 7 h. 1/2 du soir ; dans quelques cas 15 heures, de 5 h. 1/2 du matin à 8 h. 1/2 du soir[168]. » En décembre 1848, Leonhard Horner possédait déjà une liste de soixante‑cinq fabricants et de vingt‑neuf surveillants de fabrique qui déclaraient tous d’une voix, qu’avec le système des relais en usage, aucun système d’inspection ne pouvait empêcher le travail extra d’avoir lieu sur la plus grande échelle[169]. Les mêmes enfants et les mêmes adolescents étaient transférés (shifted) tantôt de la salle à filer dans la salle à tisser, tantôt d’une fabrique dans une autre[170]. Comment contrôler un système « qui abuse du mot relais pour mêler les « bras » comme des cartes les unes avec les autres en mille combinaisons diverses et pour varier chaque jour les heures de travail et de répit à tel point pour les différents individus, qu’un seul et même assortiment de « bras » complet ne travaille jamais à la même place et dans le même temps[171] ! »

Indépendamment de l’excès de travail qu’il créait, ce susdit système de relais était un produit de la fantaisie capitaliste, tel que Fourier n’a pu le dépasser dans ses esquisses les plus humoristiques « des courtes séances » ; mais il faut dire que le système remplaçait l’attraction du travail par l’attraction du capital. Il suffit, pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur les cadres fournis par les fabricants, sur cette organisation que la presse honnête et modérée exaltait comme un modèle « de ce qu’un degré raisonnable de soin et de méthode peut accomplir » (what a reasonable degree of care and method can accomplish). Le personnel des travailleurs était divisé parfois en 12 et 14 catégories, dont les parties constitutives subissaient de nouveau des modifications continuelles. Pendant la période de 15 heures formant la journée de fabrique, le capital appelait l’ouvrier, maintenant pour 30 minutes, puis pour une heure, et le renvoyait ensuite pour le rappeler de nouveau et le renvoyer encore, le ballottant de côté et d’autre par lambeaux de temps disséminés, sans jamais le perdre de l’œil ni de la main jusqu’à ce que le travail de dix heures fût accompli. Comme sur un théâtre les mêmes comparses avaient à paraître tour à tour dans les différentes scènes des différents actes. Mais de même qu’un acteur pendant toute la durée du drame appartient à la scène, de même les ouvriers appartenaient à la fabrique pendant quinze heures, sans compter le temps d’aller et de retour. Les heures de répit se transformaient ainsi en heures d’oisiveté forcée qui entraînaient le jeune ouvrier au cabaret et la jeune ouvrière au bordel. Chaque fois que le capitaliste inventait quelque chose de neuf — ce qui avait lieu tous les jours — pour tenir ses machines en haleine pendant douze ou quinze heures, sans augmenter son personnel, le travailleur était obligé, tantôt de perdre son temps, tantôt d’en profiter à la hâte pour avaler son repas. Lors de l’agitation des dix heures, les fabricants criaient partout que si la canaille ouvrière faisait des pétitions, c’était dans l’espoir d’obtenir un salaire de douze heures pour un travail de dix. Ils avaient maintenant retourné la médaille ; ils payaient un salaire de dix heures pour une exploitation de douze et quinze heures[172] ! Voilà comment la loi des dix heures était interprétée par les fabricants ! C’étaient cependant les mêmes hommes, les mêmes libre‑échangistes confits d’onction, suant par tous les pores l’amour de l’humanité, qui pendant dix ans, tant que dura l’agitation contre la loi des céréales, ne se lassaient pas de démontrer aux ouvriers, par sous et liards, que dix heures de leur travail quotidien suffiraient amplement pour enrichir les capitalistes, si un nouvel essor était donné à l’industrie anglaise par la libre importation des grains[173].

La révolte du capital, après avoir duré deux années, fut enfin couronnée par l’arrêt d’une des quatre hautes cours d’Angleterre, la cour de l’Échiquier. À propos d’un cas qui lui fut présenté le 8 février 1850, cette cour décida que les fabricants agissaient, il est vrai, contre le sens de la loi de 1844, mais que cette loi elle-même contenait certains mots qui la rendaient absurde. « Par suite de cette décision la loi des dix heures fut en réalité abolie[174]. » Une foule de fabricants qui jusqu’alors n’avaient pas osé employer le système des relais pour les adolescents et les ouvrières, y allèrent désormais des deux mains à la fois[175].

Mais ce triomphe du capital en apparence définitif fut aussitôt suivi d’une réaction. Les travailleurs avaient opposé jusqu’alors une résistance passive, quoique indomptable et sans cesse renaissante. Ils se mirent maintenant à protester dans le Lancashire et le Yorkshire, par des meetings de plus en plus menaçants. « La prétendue loi des dix heures, s’écriaient‑ils, n’aurait donc été qu’une mauvaise farce, une duperie parlementaire, et n’aurait jamais existé ? » Les inspecteurs de fabrique avertirent avec instances le gouvernement que l’antagonisme des classes était monté à un degré incroyable. Des fabricants eux‑mêmes se mirent à murmurer. Ils se plaignirent de ce que « grâce aux décisions contradictoires des magistrats il régnait une véritable anarchie. Telle loi était en vigueur dans le Yorkshire, telle autre dans le Lancashire, telle autre dans une paroisse de ce dernier comté, telle autre enfin dans le voisinage immédiat. Si les fabricants des grandes villes pouvaient éluder la loi, il n’en était pas de même des autres qui ne trouvaient point le personnel nécessaire pour le système de relais et encore moins pour le ballottage des ouvriers d’une fabrique dans une autre, et ainsi de suite. » Or le premier droit du capital n’est‑il pas l’égalité dans l’exploitation de la force du travail ?

Ces diverses circonstances amenèrent un compromis entre fabricants et ouvriers, lequel fut scellé parlementairement par la loi additionnelle sur les fabriques, le 5 août 1850. La journée de travail fut élevée de 10 heures à 10 heures et demie dans les cinq premiers jours de la semaine et restreinte à 7 heures et demie le samedi pour « les adolescents et les femmes ». Le travail doit avoir lieu de 6 h. du matin à 6 h. du soir[176], avec des pauses d’une heure et demie pour les repas, lesquelles doivent être accordées en même temps, conformément aux prescriptions de 1844, etc. Le système des relais fut ainsi aboli une fois pour toutes[177]. Pour ce qui est du travail des enfants, la loi de 1844 resta en vigueur.

Une autre catégorie de fabricants s’assura cette fois comme précédemment, des privilèges seigneuriaux sur les enfants des prolétaires. Ce furent les fabricants de soie. En 1833 ils avaient hurlé comminatoirement que « si on leur ôtait la liberté d’exténuer pendant dix heures par jour des enfants de tout âge, c’était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children of any age for 10 hours a day was taken away, it would stop their works) ; qu’il leur était impossible d’acheter un nombre suffisant d’enfants au‑dessus de treize ans », et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré. Des recherches ultérieures démontrèrent que ce prétexte était un pur mensonge[178], ce qui ne les empêcha pas, dix années durant, de filer de la soie chaque jour pendant dix heures avec le sang d’enfants si petits qu’on était obligé de les mettre sur de hautes chaises pendant toute la durée de leur travail. La loi de 1844 les « dépouilla » bien, à vrai dire, de la « liberté » de faire travailler plus de six heures et demie des enfants au‑dessous de onze ans, mais leur assura en retour le privilège d’employer pendant dix heures des enfants entre onze et treize ans, et de défendre à leurs victimes de fréquenter l’école obligatoire pour les enfants des autres fabriques. Cette fois le prétexte était que : « la délicatesse du tissu exigeait une légèreté de toucher qu’ils ne pouvaient acquérir qu’en entrant de bonne heure dans la fabrique[179]. » Pour la finesse des tissus de soie les enfants furent immolés en masse, comme les bêtes à cornes le sont dans le sud de la Russie pour leur peau et leur graisse. Le privilège accordé en 1844 fut enfin limité en 1850 aux ateliers de dévidage de soie ; mais ici, pour dédommager la cupidité de sa « liberté » ravie, le temps de travail des enfants de onze à treize ans fut élevé de dix heures à dix heures et demie. Sous quel nouveau prétexte ? « Parce que le travail est beaucoup plus facile dans les manufactures de soie que dans les autres et de beaucoup moins nuisible à la santé[180]. » Une enquête médicale officielle prouva ensuite que bien au contraire : « le chiffre moyen de mortalité, dans les districts où se fabrique la soie, est exceptionnellement élevé et dépasse même, pour la partie féminine de la population, celui des districts cotonniers du Lancashire[181]. » Malgré les protestations des inspecteurs renouvelées tous les six mois le même privilège dure encore[182].

La loi de 1850 ne convertit que pour « les adolescents et les femmes » la période de quinze heures, de 5 h. 1/2 du matin à 8 h. 1/2 du soir, en une période de douze heures, de 6 h. du matin à 6 h. du soir. Elle n’améliora en rien la condition des enfants qui pouvaient toujours être employés une demi‑heure avant le commencement et deux heures et demie après la fin de cette période, bien que la durée totale de leur travail ne dût pas dépasser 6 heures et demie. Pendant la discussion de la loi les inspecteurs de fabrique présentaient au Parlement une statistique des abus infâmes auxquels donnait lieu cette anomalie. Mais tout fut inutile. L’intention secrète cachée au fond de ces manœuvres était, en mettant en jeu les enfants, de faire remonter à quinze heures pendant les années de prospérité, la journée de travail des ouvriers adultes. L’expérience des trois années suivantes fit voir qu’une semblable tentative échouerait contre la résistance de ces derniers[183]. La loi de 1850 fut donc complétée en 1853 par la défense « d’employer les enfants le matin avant et le soir après les adolescents et les femmes ». À partir de ce moment, la loi de 1850 régla, à peu d’exceptions près, la journée de travail de tous les ouvriers dans les branches d’industrie qui lui étaient soumises[184]. Depuis la publication du premier Factory Act il s’était écoulé un demi‑siècle[185].

La législation manufacturière sortit pour la première fois de sa sphère primitive par le Printwork’s act de 1845 (loi concernant les fabriques de cotons imprimés). Le déplaisir avec lequel le capital accepta cette nouvelle « extravagance » perce à chaque ligne de la loi ! Elle restreint la journée de travail pour enfants et pour femmes, à seize heures comprises entre 6 h. du matin et 10 h. du soir sans aucune interruption légale pour les repas. Elle permet de faire travailler les ouvriers mâles, au‑dessus de treize ans, tout le jour et toute la nuit à volonté[186]. C’est un avortement parlementaire[187].

Néanmoins, par la victoire dans les grandes branches d’industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, le principe avait définitivement triomphé. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860 marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants. Les fabricants eux‑mêmes, auxquels la limitation légale et les règlements de la journée de travail avaient été arrachés lambeaux par lambeaux par une guerre civile d’un demi‑siècle, firent ressortir avec ostentation le contraste qui existait entre les branches d’exploitation encore « libres » et les établissements soumis à la loi[188]. Les pharisiens de « l’économie politique » se mirent à proclamer que la découverte nouvelle et caractéristique de leur « science » était d’avoir reconnu la nécessité d’une limitation légale de la journée de travail[189]. On comprend facilement que lorsque les magnats de l’industrie se furent soumis à ce qu’ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d’attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n’avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850.

Les teintureries et les blanchisseries[190] furent soumises en 1860, les fabriques de dentelles et les bonetiers en 1861, à la loi sur les fabriques de 1850. À la suite du premier rapport de la « Commission des enfants », les manufactures de toute espèce d’articles d’argile (non pas seulement les poteries) partagèrent le même sort, ainsi que les fabriques d’allumettes chimiques, de capsules, de cartouches, de tapis, et un grand nombre de procédés industriels compris sous le nom de « finishing », (dernier apprêt). En 1863, les blanchisseries en plein air[191] et les boulangeries furent soumises également à deux lois particulières, dont la première défend le travail de nuit (de 8 h. du soir à 6 h. du matin) pour enfants, femmes et adolescents, et la seconde l’emploi de garçons boulangers au‑dessous de dix‑huit ans, entre 9 h. du soir et 5 h. du matin. Nous reviendrons plus tard sur les propositions ultérieures de la même commission, qui, à l’exception de l’agriculture, des mines et des transports, menacent de priver de leur « liberté » toutes les branches importantes de l’industrie anglaise[192].

VII

La lutte pour la journée de travail normale. Contrecoup de la législation anglaise sur les autres pays

Le lecteur se souvient que l’objet spécial, le but réel de la production capitaliste, c’est la production d’une plus‑value ou l’extorsion de travail extra, abstraction faite de tout changement dans le mode de production, provenant de la subordination du travail au capital. Il se souvient qu’au point de vue développé jusqu’ici, il n’y a que le travailleur indépendant, légalement émancipé, qui, en qualité de possesseur de marchandise, puisse passer contrat avec le capitaliste. Si dans notre esquisse historique nous avons donné un rôle important d’une part à l’industrie moderne, d’autre part au travail d’enfants et de personnes mineures physiquement et juridiquement, cette industrie n’était cependant pour nous qu’une sphère particulière, et ce travail qu’un exemple particulier de l’exploitation du travail. Cependant, sans empiéter sur les développements qui viendront plus tard, voici ce qui résulte du simple exposé des faits :

Premièrement, le penchant du capital à prolonger la journée de travail sans trêve ni merci, trouve d’abord à se satisfaire dans les industries révolutionnées par l’eau, la vapeur et la mécanique, dans les premières créations du mode de production moderne, telles que les filatures de coton, de laine, de lin et de soie. Les changements du mode matériel de production et les changements correspondants dans les rapports sociaux de production[193] sont la première cause de cette transgression démesurée qui réclame ensuite, pour lui faire équilibre, l’intervention sociale, laquelle, à son tour, limite et règle uniformément la journée de travail avec ses temps de repos légaux. Cette intervention ne se présente donc, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, que comme législation exceptionnelle[194]. À peine avait‑elle conquis ce terrain primitif du mode de production nouveau, il se trouva, sur ces entrefaites, que non seulement beaucoup d’autres branches de production étaient entrées dans le régime de fabrique proprement dit, mais encore que des manufactures avec un genre d’exploitation plus ou moins suranné, telles que les verreries, les poteries, etc., des métiers de vieille roche, tels que la boulangerie, et enfin même les travaux à l’établi disséminés çà et là, tels que celui du cloutier[195], étaient tombés dans le domaine de l’exploitation capitaliste, tout aussi bien que la fabrique elle‑même. La législation fut donc forcée d’effacer peu à peu son caractère exceptionnel, ou de procéder, comme en Angleterre, suivant la casuistique romaine, déclarant, d’après sa convenance, que n’importe quelle maison où l’on travaille est une fabrique (factory[196]).

Secondement : l’histoire de la réglementation de la journée de travail dans quelques branches de la production, et, dans les autres branches, la lutte qui dure encore au sujet de cette réglementation, démontrent jusqu’à l’évidence que le travailleur isolé, le travailleur, en tant que vendeur « libre » de sa force de travail, succombe sans résistance possible, dès que la production capitaliste a atteint un certain degré. La création d’une journée de travail normale est par conséquent le résultat d’une guerre civile longue, opiniâtre et plus ou moins dissimulée entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. La lutte ayant commencé dans le domaine de l’industrie moderne, elle devait par conséquent être déclarée d’abord dans la patrie même de cette industrie, l’Angleterre[197]. Les ouvriers manufacturiers anglais furent les premiers champions de la classe ouvrière moderne et leurs théoriciens furent les premiers qui attaquèrent la théorie du capital[198]. Aussi le philosophe manufacturier, le docteur Ure, déclare‑t‑il que c’est pour la classe ouvrière anglaise une honte ineffaçable d’avoir inscrit sur ses drapeaux « l’esclavage des lois de fabrique », tandis que le capital combattait virilement pour « la liberté pleine et entière du travail[199]. »

La France marche à pas lents sur les traces de l’Angleterre. Il lui faut la révolution de Février (1848) pour enfanter la loi des douze heures[200], bien plus défectueuse que son original anglais. Toutefois la méthode révolutionnaire française a aussi ses avantages particuliers. Elle dicte du même coup à tous les ateliers et à toutes les fabriques, sans distinction, une même limite de la journée de travail, tandis que la législation anglaise, cédant malgré elle à la pression des circonstances, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, prend toujours le meilleur chemin pour faire éclore toute une nichée de difficultés juridiques[201]. D’autre part, la loi française proclame, au nom des principes, ce qui n’est conquis en Angleterre qu’au nom des enfants, des mineurs et des femmes, et n’a été réclamé que depuis peu de temps à titre de droit universel[202].

Dans les États‑Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. Mais la mort de l’esclavage fit éclore immédiatement une vie nouvelle. Le premier fruit de la guerre fut l’agitation des huit heures, qui courut, avec les bottes de sept lieues de la locomotive, de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, depuis la Nouvelle‑Angleterre jusqu’en Californie. Le congrès général des ouvriers à Baltimore (16 août 1866) fit la déclaration suivante : « Le premier et le plus grand besoin du présent, pour délivrer le travail de ce pays de l’esclavage capitaliste, est la promulgation d’une loi d’après laquelle la journée de travail doit se composer de huit heures dans tous les États de l’Union américaine. Nous sommes décidés à mettre en œuvre toutes nos forces jusqu’à ce que ce glorieux résultat soit atteint[203]. » En même temps (au commencement de septembre 1866) le congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, à Genève, sur la proposition du Conseil général de Londres, prenait une décision semblable : « Nous déclarons que la limitation de la journée de travail est la condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l’émancipation doivent échouer. Nous proposons 8 heures pour limite légale de la journée de travail. »

C’est ainsi que le mouvement de la classe ouvrière, né spontanément des deux côtés de l’Atlantique, des rapports mêmes de la production, sanctionne les paroles de l’inspecteur de fabrique anglais R. J. Saunders : « Il est impossible de faire un pas vers la réforme de la société, avec quelque espoir de réussite, si la journée de travail n’est pas d’abord limitée, et si la limitation prescrite n’est pas strictement et obligatoirement observée[204]. »

Notre travailleur, il faut l’avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu’il n’y est entré. Il s’était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail », vis‑à‑vis de possesseurs d’autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d’un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l’acheteur. L’affaire une fois conclue, il se découvre qu’il n’était point « un agent libre » ; que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre[205], et qu’en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu’il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter[206]. Pour se défendre contre « le serpent de leurs tourments[207], » il faut que les ouvriers ne fassent plus qu’une tête et qu’un cœur ; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par « contrat libre », eux et leur progéniture, jusqu’à l’esclavage et la mort[208].

Le pompeux catalogue des « droits de l’homme » est ainsi remplacé par une modeste « grande charte » qui détermine légalement la journée de travail et « indique enfin clairement quand finit le temps que vend le travailleur, et quand commence le temps qui lui appartient[209]. » Quantum mutatus ab illo !

CHAPITRE XI

TAUX ET MASSE DE LA PLUS-VALUE

Dans ce chapitre, comme dans les précédents, la valeur journalière de la force de travail, et par conséquent la partie de la journée où l’ouvrier ne fait que reproduire ou maintenir cette force, sont censées être des grandeurs constantes.

Posons que la valeur journalière d’une force de travail moyenne soit de 3 sh. ou 1 écu, et qu’il faut six heures par jour pour la reproduire. Pour acheter une telle force, le capitaliste doit donc avancer un écu. Combien de plus-value lui rapportera cet écu ? Cela dépend du taux de la plus-value. S’il est de 50%, la plus-value sera un demi‑écu, représentant trois heures de surtravail ; s’il est de 100%, elle montera à un écu représentant six heures de surtravail. Le taux de la plus-value détermine donc la somme de plus-value produite par un ouvrier individuel, la valeur de sa force étant donnée.

Le capital variable est l’expression monétaire de la valeur de toutes les forces de travail que le capitaliste emploie à la fois. Sa valeur égale la valeur moyenne d’une force de travail multipliée par le nombre de ces forces individuelles ; la grandeur du capital variable est donc proportionnelle au nombre des ouvriers employés. Il se monte à 100 écus par jour, si le capitaliste exploite quotidiennement 100 forces, à n écus, s’il exploite n forces.

De même, si un écu, le prix d’une force de travail, produit une plus-value quotidienne d’un écu, un capital variable de 100 écus, produira une plus-value de 100 écus, un capital de n écus une plus-value de 1 écu x n. La somme de plus-value produite par un capital variable est donc déterminée, par le nombre des ouvriers qu’il paye, multipliée par la somme de plus-value que rapporte par jour l’ouvrier individuel ; et cette somme, étant connue la valeur de la force individuelle, dépend du taux de la plus-value, en d’autres termes, du rapport du surtravail de l’ouvrier à son travail nécessaire[210]. Nous obtenons donc cette loi : la somme de la plus-value produite par un capital variable, est égale à la valeur de ce capital avancé, multipliée par le taux de la plus-value, ou bien, elle est égale à la valeur d’une force de travail, multipliée par le degré de son exploitation, multipliée par le nombre des forces, employées conjointement.

Ainsi, si nous nommons la somme de plus-value P, la plus-value quotidiennement produite par l’ouvrier individuel p, le capital variable avancé pour le payement d’un ouvrier v, la valeur totale du capital variable V, la valeur d’une force moyenne de travail f, son degré d’exploitation et le nombre des ouvriers employés n, nous aurons :

Or, un produit ne change pas de grandeur numérique, quand celle de ses facteurs change simultanément et en raison inverse.

Dans la production d’une masse déterminée de plus-value, le décroissement de l’un de ses facteurs peut donc être compensé par l’accroissement de l’autre.

Ainsi, une diminution du taux de la plus-value n’en affecte pas la masse produite, si le capital variable ou le nombre des ouvriers employés croissent proportionnellement.

Un capital variable de 100 écus, qui exploite 100 ouvriers au taux de 100%, produit 100 écus de plus-value. Diminuez de moitié le taux de la plus-value, et sa somme reste la même, si vous doublez en même temps le capital variable.

Par contre : la somme de plus-value reste la même quand le capital variable diminue, tandis que le taux de la plus-value augmente en proportion inverse. Supposez que le capitaliste paie quotidiennement 100 écus à 100 ouvriers, dont le temps de travail nécessaire s’élève à six heures et le surtravail à trois heures. Le capital avancé de 100 écus se fait valoir au taux de 50%, et produit une plus-value de 50 écus ou de 100 x 3 heures de travail = 300 heures. Si le capitaliste réduit maintenant ses avances de moitié, de 100 à 50 écus, ou n’embauche plus que 50 ouvriers ; s’il réussit en même temps à doubler le taux de la plus-value, ou, ce qui revient au même, à prolonger le surtravail de trois à six heures, il gagnera toujours la même somme, car 50 écus x (100/100) = 100 écus x (50/100) = 50 écus. Calculant par heures de travail, on obtient : 50 forces de travail x 6 heures = 100 forces de travail x 3 heures = 300 heures.

Une diminution du capital variable peut donc être compensée par une élévation proportionnelle du taux de la plus-value ou bien une diminution des ouvriers employés, par une prolongation proportionnelle de leur journée de travail. Jusqu’à un certain point, la quantité de travail exploitable par le capital devient ainsi indépendante du nombre des ouvriers[211].

Cependant, cette sorte de compensation rencontre une limite infranchissable. Le jour naturel de 24 heures est toujours plus grand que la journée moyenne de travail ; celle-ci ne peut donc jamais rendre une valeur quotidienne de 4 écus, si l’ouvrier moyen produit la valeur de 1/6 d’écu par heure ; car il lui faudrait vingt-quatre heures pour produire une valeur de 4 écus. Quant à la plus-value, sa limite est encore plus étroite. Si la partie de la journée nécessaire pour remplacer le salaire quotidien s’élève à six heures, il ne reste du jour naturel que dix‑huit heures, dont les lois biologiques réclament une partie pour le repos de la force ; posons six heures comme limite minima de ce repos, en prolongeant la journée de travail à la limite maxima de dix‑huit heures, le surtravail ne sera que de douze heures, et ne produira par conséquent qu’une valeur de 2 écus.

Un capital variable de 500 écus, qui emploie cinq cents ouvriers à un taux de plus-value de 100%, ou avec un travail de douze heures, dont six appartiennent au surtravail, produit chaque jour une plus-value de 500 écus ou 6 x 500 heures de travail. Un capital de 100 écus qui emploie chaque jour 100 ouvriers à un taux de plus-value de 200% ou avec une journée de travail de dix-huit heures, ne produit qu’une plus-value de 200 écus ou 12 x 100 heures de travail. Son produit en valeur totale ne peut jamais, par journée moyenne, atteindre la somme de 400 écus ou 24 x 100 heures de travail. Une diminution du capital variable ne peut donc être compensée par l’élévation du taux de la plus-value, ou, ce qui revient au même, une réduction du nombre des ouvriers employés, par une hausse du degré d’exploitation, que dans les limites physiologiques de la journée de travail, et, par conséquent, du surtravail qu’elle renferme.

Cette loi, d’une évidence absolue, est importante pour l’intelligence de phénomènes compliqués. Nous savons déjà que le capital s’efforce de produire le maximum possible de plus-value, et nous verrons plus tard qu’il tâche en même temps de réduire au minimum, comparativement aux dimensions de l’entreprise, sa partie variable ou le nombre d’ouvriers qu’il exploite. Ces tendances deviennent contradictoires dès que la diminution de l’un des facteurs qui déterminent la somme de la plus-value, ne peut plus être compensée par l’augmentation de l’autre.

Comme la valeur n’est que du travail réalisé, il est évident que la masse de valeur qu’un capitaliste fait produire dépend exclusivement de la quantité de travail qu’il met en mouvement. Il en peut mettre en mouvement plus ou moins, avec le même nombre d’ouvriers, selon que leur journée est plus ou moins prolongée. Mais, étant donné et la valeur de la force de travail et le taux de la plus-value, en d’autres termes — les limites de la journée et sa division en travail nécessaire et surtravail — la masse totale de valeur, y inclus la plus-value, qu’un capitaliste réalise, est exclusivement déterminée par le nombre des ouvriers qu’il exploite, et ce nombre lui-même dépend de la grandeur du capital variable qu’il avance.

Les masses de plus-value produites sont alors en raison directe de la grandeur des capitaux variables avancés. Or, dans les diverses branches d’industrie, la division proportionnelle du capital entier en capital variable et en capital constant diffère grandement. Dans le même genre d’entreprise cette division se modifie selon les conditions techniques et les combinaisons sociales du travail. Mais on sait que la valeur du capital constant reparaît dans le produit, tandis que la valeur ajoutée aux moyens de production ne provient que du capital variable, de cette partie du capital avancé qui se convertit en force de travail. De quelque manière qu’un capital donné se décompose en partie constante et en partie variable, que celle-là soit à celle-ci comme 2 est à 1, comme 10 est à 1, etc. ; que la valeur des moyens de production, comparée à la valeur des forces de travail employées, croisse, diminue, reste constante, qu’elle soit grande ou petite, peu importe ; elle reste sans la moindre influence sur la masse de valeur produite. Si l’on applique la loi émise plus haut aux différentes branches d’industries, quelle que puisse y être la division proportionnelle du capital avancé en partie constante et en partie variable, on arrive à la loi suivante : La valeur de la force moyenne de travail et le degré moyen de son exploitation étant supposés égaux dans différentes industries, les masses de plus-value produites sont en raison directe de la grandeur des parties variables des capitaux employés, c’est-à-dire en raison directe de leurs parties converties en force de travail.

Cette loi est en contradiction évidente avec toute expérience fondée sur les apparences. Chacun sait qu’un filateur, qui emploie relativement beaucoup de capital constant et peu de capital variable, n’obtient pas, à cause de cela, un bénéfice ou une plus-value moindre que le boulanger, qui emploie relativement beaucoup de capital variable et peu de capital constant. La solution de cette contradiction apparente exige bien des moyens termes, de même qu’en algèbre, il faut bien des moyens termes pour comprendre que 0/0 peut représenter une grandeur réelle. Bien que l’économie classique n’ait jamais formulé cette loi, elle y tient instinctivement, parce qu’elle découle de la nature même de la valeur. On verra plus tard[212] comment l’école de Ricardo est venue buter contre cette pierre d’achoppement. Quant à l’économie vulgaire, elle se targue ici comme partout des apparences pour nier la loi des phénomènes. Contrairement à Spinoza, elle croit que « l’ignorance est une raison suffisante ».

Le travail qui est mis en mouvement, un jour portant l’autre, par tout le capital d’une société, peut être considéré comme une seule journée de travail. Le nombre des travailleurs est-il, par exemple, d’un million, et la journée de travail moyenne est-elle de dix heures, la journée de travail sociale consiste en dix millions d’heures. La longueur de cette journée étant donnée, que ses limites soient fixées physiquement ou socialement, la masse de la plus-value ne peut être augmentée que par l’augmentation du nombre des travailleurs, c’est-à-dire de la population ouvrière. L’accroissement de la population forme ici la limite mathématique de la production de la plus-value par le capital social. Inversement : étant donné la grandeur de la population, cette limite est formée par la prolongation possible de la journée de travail[213]. On verra dans le chapitre suivant que cette loi n’est valable que pour la forme de la plus-value traitée jusqu’à présent.

Il résulte de l’examen que nous venons de faire de la production de la plus-value, que toute somme de valeur ou de monnaie ne peut pas être transformée en capital. Cette transformation ne peut s’opérer sans qu’un minimum d’argent ou de valeur d’échange se trouve entre les mains du postulant à la dignité capitaliste. Le minimum du capital variable est le prix moyen d’une force de travail individuelle employée l’année entière à la production de plus-value. Si le possesseur de cette force était nanti de moyens de production à lui, et se contentait de vivre comme ouvrier, il lui suffirait de travailler le temps nécessaire pour payer ses moyens de subsistance, mettons huit heures par jour. Il n’aurait également besoin de moyens de production que pour huit heures de travail ; tandis que le capitaliste qui, outre ces huit heures, lui fait exécuter un surtravail de quatre heures, par exemple, a besoin d’une somme d’argent supplémentaire pour fournir le surplus des moyens de production. D’après nos données, il devrait déjà employer deux ouvriers, pour pouvoir vivre comme un seul ouvrier, de la plus-value qu’il empoche chaque jour, c’est-à-dire satisfaire ses besoins de première nécessité. Dans ce cas, le but de sa production serait tout simplement l’entretien de sa vie, et non l’acquisition de richesse ; or celle-ci est l’objet sous-entendu de la production capitaliste. Pour qu’il vécût seulement deux fois aussi bien qu’un ouvrier ordinaire, et transformât en capital la moitié de la plus-value produite, il lui faudrait augmenter de 8 fois le capital avancé, en même temps que le nombre des ouvriers. Assurément, il peut lui-même, comme son ouvrier, mettre la patte à l’œuvre mais alors il n’est plus qu’un être hybride, qu’une chose intermédiaire entre capitaliste et travailleur, un « petit patron ». À un certain degré de développement, il faut que le capitaliste puisse employer à l’appropriation et à la surveillance du travail d’autrui et à la vente des produits de ce travail tout le temps pendant lequel il fonctionne comme capital personnifié[214]. L’industrie corporative du moyen âge cherchait à empêcher le maître, le chef de corps de métier, de se transformer en capitaliste, en limitant à un maximum très restreint le nombre des ouvriers qu’il avait le droit d’employer. Le possesseur d’argent ou de marchandises ne devient en réalité capitaliste que lorsque la somme minima qu’il avance pour la production dépasse déjà de beaucoup le maximum du moyen âge. Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité[215].

Le minimum de la somme de valeur dont un possesseur d’argent ou de marchandise doit pouvoir disposer pour se métamorphoser en capitaliste, varie suivant les divers degrés de développement de la production. Le degré de développement donné, il varie également dans les différentes industries, suivant leurs conditions techniques particulières. À l’origine même de la production capitaliste, quelques-unes de ces industries exigeaient déjà un minimum de capital qui ne se trouvait pas encore dans les mains de particuliers. C’est ce qui rendit nécessaires les subsides d’État accordés à des chefs d’industrie privée, — comme en France du temps de Colbert, et comme de nos jours cela se pratique encore dans plusieurs principautés de l’Allemagne, — et la formation de sociétés avec monopole légal pour l’exploitation de certaines branches d’industrie et de commerce[216], autant d’avant-coureurs des sociétés modernes par actions.




Le capital, comme nous l’avons vu, se rend maître du travail, c’est‑à‑dire parvient à courber sous sa loi la force de travail en mouvement ou le travailleur lui-même. Le capitaliste veille à ce que l’ouvrier exécute son ouvrage soigneusement et avec le degré d’intensité requis.

Le capital s’offre en outre comme rapport coercitif obligeant la classe ouvrière à exécuter plus de travail que ne l’exige le cercle resserré de ses besoins. Comme producteur et metteur en œuvre de l’activité d’autrui, comme exploiteur de la force de travail et soutireur de travail extra, le système capitaliste dépasse en énergie, en efficacité et en puissance illimitée tous les systèmes précédents de production fondés directement sur les différents systèmes de travaux forcés.

Le capital s’empare d’abord du travail dans les conditions techniques données par le développement historique. Il ne modifie pas immédiatement le mode de production. La production de plus-value, sous la forme considérée précédemment, par simple prolongation de la journée, s’est donc présentée indépendante de tout changement dans le mode de produire. De nos jours elle n’est pas moins active dans les boulangeries où s’appliquent encore des procédés primitifs, que dans les filatures automatiques. Quand nous examinions la production au simple point de vue de la valeur d’usage, les moyens de production ne jouaient point vis‑à‑vis de l’ouvrier le rôle de capital, mais celui de simples moyens et matériaux de son activité productive. Dans une tannerie, par exemple, il tanne le cuir et non le capital.

Il en a été autrement dès que nous avons considéré la production au point de vue de la plus-value. Les moyens de production se sont transformés immédiatement en moyens d’absorption du travail d’autrui. Ce n’est plus le travailleur qui les emploie, mais ce sont au contraire eux qui emploient le travailleur. Au lieu d’être consommés par lui comme éléments matériels de son activité productive, ils le consomment lui-même comme ferment indispensable à leur propre vie ; et la vie du capital ne consiste que dans son mouvement comme valeur perpétuellement en voie de multiplication. Les hauts fourneaux et les bâtiments de fabrique qui se reposent la nuit et n’absorbent aucun travail vivant, sont perte pure (a mere loss) pour le capitaliste. Voilà pourquoi les hauts fourneaux et les bâtiments de fabrique constituent « un titre, un droit au travail de nuit » des ouvriers. Inutile pour le moment d’en dire davantage. Montrons seulement par un exemple comment cette interversion des rôles qui caractérise la production capitaliste, comment ce renversement étrange du rapport entre le travail mort et le travail vivant, entre la valeur et la force créatrice de valeur, se reflète dans la conscience des seigneurs du capital.

Pendant la révolte des fabricants anglais de 1848-1860, le chef de la filature de lin et de coton de Paisley, une des raisons sociales les plus anciennes et les plus respectables de l’Écosse occidentale, de la société Carlisle et fils, qui existe depuis 1752, et, de génération en génération, est toujours dirigée par la même famille, — ce gentleman possesseur d’une intelligence hors ligne, écrivit dans la « Glasgow Daily Mail » du 25 avril 1849 une lettre[217] intitulée : « Le système des relais », où se trouve, entre autres, le passage suivant, d’un grotesque naïf : « Considérons les maux qui découlent d’une réduction du temps de travail de 12 heures à 10,… ils portent le plus sérieux préjudice aux prérogatives et à la propriété du fabricant. Si, après avoir travaillé 12 heures (il veut dire : fait travailler ses bras), il ne travaillait plus que 10, alors chaque 12 machines ou broches, par exemple, de son établissement se rapetisseraient à 10 (then every 12 machines or spindles, in his etablishment, shrink to 10), et s’il voulait vendre sa fabrique, on ne les estimerait que 10 en réalité, de sorte que chaque fabrique, dans tout le pays, perdrait un sixième de sa valeur[218]. »

Pour cette forte tête d’Écosse, la valeur des instruments de production se confond entièrement, comme on le voit, avec la propriété qu’ils possèdent, en tant que capital, de se faire valoir ou de s’assimiler chaque jour un quantum déterminé de travail gratuit ; et ce chef de la maison Carlisle et Cie s’illusionne au point de croire que, dans la vente de sa fabrique, il lui est payé non seulement la valeur de ses machines, mais encore, par‑dessus le marché, leur mise en valeur ; non seulement le travail qu’elles recèlent, et qui est nécessaire à la production de machines semblables, mais encore le surtravail qu’elles servent à soutirer chaque jour des braves Écossais de Paisley : et voilà pourquoi, selon lui, une réduction de deux heures de la journée de travail ferait réduire le prix de vente de ses machines. Une douzaine n’en vaudrait plus qu’une dizaine !


  1. En allemand Arbeits Process (Procès de travail). Le mot « process », qui exprime un développement considéré dans l’ensemble de ses conditions réelles, appartient depuis longtemps à la langue scientifique de toute l’Europe. En France on l’a d’abord introduit d’une manière timide sous sa forme latine — processus. Puis il s’est glissé, dépouillé de ce déguisement pédantesque, dans les livres de chimie, physiologie, etc., et dans quelques œuvres de métaphysique. Il finira par obtenir ses lettres de grande naturalisation. Remarquons en passant que les Allemands, comme les Français, dans le langage ordinaire, emploient le mot « procès » dans son sens juridique.
  2. « Les productions spontanées de la terre ne se présentent qu’en petite quantité et tout à fait indépendamment de l’homme. Il semblerait qu’elles ont été fournies par la nature de la même manière que l’on donne à un jeune homme une petite somme d’argent pour le mettre à même de se frayer une route dans l’industrie et de faire fortune. » (James Steuart : Principles of Polit. Econ., Edit. Dublin, 1770, v. I, p. 116.)
  3. « La raison est aussi puissante que rusée. Sa ruse consiste en général, dans cette activité entremetteuse qui en laissant agir les objets les uns sur les autres conformément à leur propre nature, sans se mêler directement à leur action réciproque, en arrive néanmoins à atteindre uniquement le but qu’elle se propose. » (Hegel : Encyclopédie, Erster Theil. Die Logik. Berlin, 1840, p.382)
  4. Dans son ouvrage d’ailleurs pitoyable : Théorie de l’Écon. Polit, Paris, 1815, Ganilh objecte aux physiocrates, et énumère très bien la grande série de travaux qui forment la base préliminaire de l’agriculture proprement dite.
  5. Dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1776, Turgot fait parfaitement ressortir l’importance de l’animal apprivoisé et dompté pour les commencements de la culture.
  6. De toutes les marchandises, les marchandises de luxe proprement dites sont les plus insignifiantes pour ce qui concerne la comparaison technologique des différentes époques de production. Bien que les histoires écrites jusqu’ici témoignent d’une profonde ignorance de tout ce qui regarde la production matérielle, base de toute vie sociale, et par conséquent de toute histoire réelle, on a néanmoins par suite des recherches scientifiques des naturalistes qui n’ont rien de commun avec les recherches soi-disant historiques, caractérisé les temps préhistoriques d’après leur matériel d’armes et d’outils, sous les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze et d’âge de fer.
  7. Il semble paradoxal d’appeler par exemple le poisson qui n’est pas encore pris un moyen de production pour la pêche. Mais jusqu’ici on n’a pas encore trouvé le moyen de prendre des poissons dans les eaux où il n’y en a pas.
  8. Cette détermination du travail productif devient tout à fait insuffisante dès qu’il s’agit de la production capitaliste.
  9. Storch distingue la matière première proprement dite qu'il nomme simplement « matière », des matières auxiliaires qu'il désigne sous le nom de « matériaux », et que Cherbuliez appelle « matières instrumentales ».
  10. C’est probablement pour cela que, par un procédé de « haute » logique, le colonel Torrens a découvert dans la pierre du sauvage, l’origine du capital. « Dans la première pierre que le sauvage lance sur le gibier qu’il poursuit, dans le premier bâton qu’il saisit pour abattre le fruit qu’il ne peut atteindre avec la main, nous voyons l’appropriation d’un article dans le but d’en acquérir un autre, et nous découvrons ainsi l’origine du capital. » (R. Torrens : An Essay on the Production of Wealth, etc. p. 79.) C’est probablement aussi grâce à ce premier bâton, en vieux français estoc, en allemand stock, qu’en anglais stock devient le synonyme de capital.
  11. « Les produits sont appropriés avant d’être transformés en capital ; leur transformation ne les dérobe pas à cette appropriation. » (Cherbuliez : Riche ou Pauvre, édit. Paris 1841, p. 53, 54.) « Le prolétaire en vendant son travail contre un quantum déterminé d’approvisionnement, renonce complètement à toute participation au produit. L’appropriation des produits reste la même qu’auparavant ; elle n’est modifiée en aucune sorte par la convention mentionnée. Le produit appartient exclusivement au capitaliste qui a livré les matières premières et l’approvisionnement. C’est là une conséquence rigoureuse de la loi d’appropriation dont le principe fondamental était au contraire le droit de propriété exclusif de chaque travailleur à son produit. » (l. c., p. 58.) « Quand les ouvriers travaillent pour un salaire, le capitaliste est propriétaire non seulement du capital (moyens de production), mais encore du travail (of labour also). Si l’on comprend, comme c’est l’usage, dans la notion de capital, ce qui est payé pour salaire, il est absurde de parler séparément du capital et du travail. Le mot capital dans ce sens renferme deux choses, capital et travail » (James Mill : Elements of Polit. Econ., etc. p.15)
  12. « Non seulement le travail appliqué aux marchandises affecte leur valeur, mais encore le travail incorporé dans les fournitures, les outils et les constructions sans lesquels un tel travail ne pourrait avoir lieu. » (Ricardo, l. c., p. 16).
  13. Les chiffres sont ici tout à fait arbitraires.
  14. C’est principalement sur cette proposition que les physiocrates fondent leur doctrine de l’improductivité de tout travail non agricole, et elle est irréfutable pour les économistes en titre. « Cette façon d’imputer à une seule chose la valeur de plusieurs autres (par exemple au lin la consommation du tisserand), d’appliquer, pour ainsi dire, couche sur couche, plusieurs valeurs sur une seule, fait que celle-ci grossit d’autant. Le terme d’addition peint très bien la manière dont se forme le prix des ouvrages de main-d’œuvre ; ce prix n’est qu’un total de plusieurs valeurs consommées et additionnées ensemble ; or additionner n’est pas multiplier. » (Mercier de la Rivière, l. c., p. 599.)
  15. C’est ainsi par exemple, que de 1844 1847 il retira une partie de son capital de la production pour spéculer sur les actions de chemin de fer. De même, pendant la guerre civile américaine il ferma sa fabrique et jeta ses ouvriers sur le pavé pour jouer sur les cotons bruts à la bourse de Liverpool.
  16. « Fais chanter tes louanges, tant que tu voudras… mais quiconque prend plus ou mieux qu’il ne donne, celui-là est un usurier et ceci s’appelle non rendre un service mais faire tort à son prochain, comme qui filoute et pille. N’est pas service ou bienfait tout ce qu’on appelle de ce nom. Un homme et une femme adultères se rendent service l’un à l’autre et se font grand plaisir. Un reître rend à un assassin incendiaire grand service de reître en lui prêtant aide pour faire ses exploits de meurtre et de pillage sur les grands chemins, et pour attaquer les propriétés et les personnes. Les papistes rendent aux nôtres un grand service, en ce qu’ils ne noient pas, ne brûlent pas, ne tuent pas, ne laissent pas pourrir dans les cachots tous les nôtres, et en laissant vivre quelques uns qu’ils se contentent de chasser en leur prenant d’abord tout ce qu’ils possèdent. Le diable lui-même rend à ses serviteurs un grand, un incommensurable service… En somme, le monde entier regorge de grands, d’excellents, de quotidiens services et bienfaits. « (Martin Luther : An die Pfarherrn, wider den wucher zu predigen, etc. Wittemberg, 1540.)
  17. « On comprend le service que la catégorie service doit rendre à une espèce d’économistes comme J. B. Say et F. Bastiat. » Karl Marx : « Zur Kritik », etc., p.14.
  18. Cette circonstance est une de celles qui renchérissent la production fondée sur l’esclavage. Là, d’après l’expression frappante des anciens, le travailleur est censé se distinguer seulement comme instrumentum vocale de l’instrumentum semi-vocale, l’animal, et de l’instrumentum mutum, les instruments inanimés. Mais l’esclave lui-même fait bien sentir aux animaux et aux instruments de travail qu’ils sont loin d’être ses égaux, qu’il est homme. Pour se donner cette jouissance, il les maltraite con amore. Aussi est-ce un principe économique, accepté dans ce mode de production, qu’il faut employer les instruments de travail les plus rudes et les plus lourds, parce que leur grossièreté et leur poids les rendent plus difficiles à détériorer. Jusqu’à l’explosion de la guerre civile, on trouvait dans les États à esclaves situés sur le golfe du Mexique des charrues de construction chinoise qui fouillaient le sol comme le porc et la taupe, sans le fendre ni le retourner. V. J. C. Cairns : The Slave Power. London, 1862, p.46 et suiv. — Voici en outre ce que raconte Oirnsted dans son ouvrage intitulé Slave states : « On m’a montré ici des instruments que chez nous nul homme sensé ne voudrait mettre entre les mains d’un ouvrier ; car leur poids et leur grossièreté rendraient le travail de dix pour cent au moins plus difficile qu’il ne l’est avec ceux que nous employons. Et je suis persuadé qu’il faut aux esclaves des instruments de ce genre parce que ce ne serait point une économie de leur en fournir de plus légers et de moins grossiers. Les instruments que nous donnons à nos ouvriers et avec lesquels nous trouvons du profit, ne dureraient pas un seul jour dans les champs de blé de la Virginie, bien que la terre y soit plus légère et moins pierreuse que chez nous. De même, lorsque je demande pourquoi les mules sont universellement substituées aux chevaux dans la ferme, la première raison qu’on me donne, et la meilleure assurément, c’est que les chevaux ne peuvent supporter les traitements auxquels ils sont en butte de la part des nègres. Ils sont toujours excédés de fatigue ou estropiés, tandis que les mules reçoivent des volées de coups et se passent de manger de temps à autre sans être trop incommodées. Elles ne prennent pas froid et ne deviennent pas malades quand on les néglige ou qu’on les accable de besogne. Je n’ai pas besoin d’aller plus loin que la fenêtre de la chambre où j’écris pour être témoin à chaque instant des mauvais traitements exercés sur les bêtes de somme, tels qu’aucun fermier du Nord ne pourrait les voir, sans chasser immédiatement valet de ferme. »
  19. La distinction entre le travail complexe et le travail simple (unskilled labour) repose souvent sur de pures illusions, ou du moins sur des différences qui ne possèdent depuis longtemps aucune réalité et ne vivent plus que par une convention traditionnelle. C’est aussi souvent une maniére de parler qui prétend colorer le fait brutal que certains groupes de la classe ouvrière, par exemple les laboureurs, sont plus mal placés que d’autres pour arracher la valeur de leur force de travail. Des circonstances accidentelles jouent même ici un si grand rôle que l’on peut voir des travaux du même genre changer tour à tour de place. Là où, par exemple, la constitution physique des travailleurs est affaiblie ou relativement épuisée par le régime industriel, des travaux réellement brutaux, demandant beaucoup de force musculaire, montent sur l’échelle, tandis que des travaux bien plus délicats descendent au rang de travail simple. Le travail d’un maçon (bricklayer) occupe en Angleterre un rang bien plus élevé que celui d’un damassier. D’un autre côté, le travail d’un coupeur (fustian cutter) figure comme travail simple, bien qu’il exige beaucoup d’efforts corporels et de plus qu’il soit très malsain. D’ailleurs il ne faut pas s’imaginer que le travail prétendu supérieur « skilled » occupe une large place dans le travail national. D’après le calcul de Laing, il y avait en 1843, en Angleterre, y compris le pays de Galles, onze millions d’habitants dont l’existence reposait sur le travail simple. Déduction faite d’un million d’aristocrates et d’un million correspondant de pauvres, de vagabonds, de criminels, de prostituées, etc., sur les dix-sept millions qui composaient la population au moment où il écrivait, il reste quatre millions pour la classe moyenne, y compris les petits rentiers, les employés, les écrivains, les artistes, les instituteurs, etc. Pour obtenir ces quatre millions, il compte dans la partie travailleuse de la classe moyenne, outre les banquiers, les financiers, etc., les ouvriers de fabrique les mieux payés ! Les maçons eux-mêmes figurent parmi les travailleurs élevés à la seconde puissance ; il lui reste alors les onze millions sus mentionnés qui tirent leur subsistance du travail simple. (Laing : National distress, etc., London, 1844.) « La grande classe qui n’a à donner pour sa nourriture que du travail ordinaire, forme la grande masse du peuple. » (James Mill, Art. Colony, supplément of the Encyclop. Brit., 1831).
  20. « Quand on s’en rapporte au travail pour mesurer la valeur, on entend nécessairement un travail d’une certaine espèce… dont la proportion avec les autres espèces est aisément déterminée. » (Outlines of Polit. Econ. London, 1832, p.22, 23.)
  21. « Le travail fournit une création nouvelle pour une qui est éteinte. » An Essay on the polit. Econ. of Nations. London, 1821, p. 13.
  22. Il ne s’agit pas ici de travaux de réparation des outils, des machines, des constructions, etc. Une machine qu’on répare ne fonctionne pas comme moyen mais comme objet de travail. On ne travaille pas avec elle ; c’est elle même qu’on travaille pour raccommoder sa valeur d’usage. Pour nous de pareil, raccommodages peuvent toujours être censés inclus dans le travail qu’exige la production la de l’instrument. Dans le texte il s’agit de l’usure qu’aucun docteur ne peut guérir et qui amène peu à peu la mort, « de ce genre d’usure auquel on ne peut porter remède de temps en temps et qui, s’il s’agit d’un couteau par exemple, le réduit finalement à un état tel que le coutelier dit de lui : il ne vaut plus la peine d’une nouvelle lame. » On a vu plus haut, qu’une machine, par exemple, entre tout entière dans chaque opération productive mais par fractions seulement dans la formation simultanée de la valeur. On peut juger d’après cela du quiproquo suivant : « M. Ricardo parle de la portion du travail de l’ingénieur dans la construction d’une machine à faire des bas, comme contenue, par exemple, dans la valeur d’une paire de bas. Cependant le travail total qui produit chaque paire de bas, renferme le travail entier de l’ingénieur et non une portion ; car une machine fait plusieurs paires et aucune de ces paires n’aurait pu être faite sans employer toutes les parties de la machine. » (Observations on certain verbal disputes in Pol. Econ. particularly relating to value, and to demand and supply. London 1821, p.54.) L’auteur, d’ailleurs pédant plein de suffisance, a raison dans sa polémique, jusqu’à un certain point, en ce sens que ni Ricardo ni aucun économiste, avant ou après lui, n’ont distingué exactement les deux côtés du travail et encore moins analysé leur influence diverse sur la formation de la valeur.
  23. On peut juger d’après cela de l’idée lumineuse de J.B. Say qui veut faire dériver la plus value (intérêt, profit, rente), des services productifs que les moyens de production : terre, instruments, cuir, etc., rendent au travail par leurs valeurs d’usage. Le professeur Roscher qui ne perd jamais une occasion de coudre noir sur blanc et de présenter des explications ingénieuses faites de pièces et de morceaux, s’écrie à ce propos : «  J.B. Say, dans son Traité, t. I, ch. IV, fait cette remarque, très juste, que la valeur produite par un moulin à huile, déduction faite de tous frais, est quelque chose de neuf, essentiellement différent du travail par lequel le moulin lui-même a été créé. » (L. c., p. 82, note.) C’est en effet très juste ! « L’huile » produite par le moulin est quelque chose de bien différent du travail que ce moulin coûte. Et sous le nom de « valeur », maître Roscher comprend des choses comme « l’huile », puisque l’huile a de la valeur mais comme « dans la nature » il se trouve de l’huile de pétrole, quoique relativement peu, il en déduit cet autre dogme : « Elle (la nature !) ne produit presque pas de valeurs d’échange. » La nature de M. Roscher, avec sa valeur d’échange, ressemble à la jeune fille qui avouait bien avoir eu un enfant, « mais si petit ! » Le même savant sérieux dit encore en une autre occasion : « L’école de Ricardo a coutume de faire entrer le capital dans le concept du travail, en le définissant du travail accumulé. Ceci est malhabile (!) parce que certes le possesseur du capital a fait évidemment bien plus (!) que le produire simplement (!) et le conserver. » Et qu’a-t-il donc fait ? Eh bien ! « il s’est abstenu de jouir autant qu’il l’aurait pu, c’est pourquoi (!) par exemple, il veut et demande de l’intérêt. » Cette méthode que M. Roscher baptise du nom « d’anatomico physiologique de l’économie politique » qu’elle est habile ! Elle convertit un simple désir de la volonté en source inépuisable de valeur !
  24. De tous les instruments employés par le cultivateur, le travail de l’homme est celui sur lequel il doit le plus faire fonds pour le remboursement de son capital. Les deux autres, d’un côté les bêtes de trait et de labour, de l’autre, les charrues, tombereaux, pioches, bêches et ainsi de suite, ne sont absolument rien sans une portion donnée du premier. » (Edmond Burke : Thoughts and details on scarcity originally presented to the R. Hon. W. Pitt in the month of November 1695, Edit. London, 1800, p.10.)
  25. Dans le Times du 26 nov. 1862, un fabricant dont la filature occupe huit cents ouvriers et consomme par semaine cent cinquante balles de coton indien en moyenne, ou environ cent trente balles de coton américain, fatigue le public de ses jérémiades sur les frais annuels que lui coûte la suspension intermittente du travail dans sa fabrique. Il les évalue à six mille livres sterling. Parmi ces frais se trouve nombre d’articles dont nous n’avons pas à nous occuper, tels que rente foncière, impôts, prime d’assurance, salaire d’ouvriers engagés à l’année, surveillant, teneur de livres, ingénieur et ainsi de suite. Il compte ensuite cent cinquante livres sterling de charbon pour chauffer la fabrique de temps à autre et mettre la machine à vapeur en mouvement, et de plus le salaire des ouvriers dont le travail est occasionnellement nécessaire. Enfin douze cents livres sterling pour les machines, attendu que « la température et les principes naturels de détérioration ne suspendent pas leur action parce que les machines ne fonctionnent pas. » Il remarque emphatiquement que si son évaluation ne dépasse pas de beaucoup cette somme de douze cents livres sterling c’est que tout son matériel est bien près d’être hors d’usage.
  26. Consommation productive : quand la consommation d’une marchandise fait partie du procédé de production… dans de telles circonstances il n’y a point de consommation de valeur. » (S. P. Newman, l. c., p. 296.)
  27. On lit dans un manuel imprimé aux États Unis et qui est peut-être à sa vingtième édition : « Peu importe la forme sous laquelle le capital réapparaît ». Après une énumération à dormir debout de tous les ingrédients possibles de la production dont la valeur se montre de nouveau dans le produit, on trouve pour conclusion : « Les différentes espèces d’aliments, de vêtements, de logements nécessaires pour l’existence et le confort de l’être humain sont ainsi transformées. Elles sont consommées de temps en temps et leur valeur réapparaît dans cette nouvelle vigueur communiquée à son corps et à son esprit, laquelle forme un nouveau capital qui sera employé de nouveau dans l’œuvre de la production » (Weyland, l. c., p 31, 32.) Abstraction faite d’autres bizarreries, remarquons que ce n’est pas le prix du pain, mais bien ses substances formatrices du sang qui réapparaissent dans la force renouvelée de l’homme. Ce qui au contraire réapparait comme valeur de la force, ce ne sont pas les moyens de subsistance, mais leur valeur. Les mêmes moyens de subsistance, à moitié prix seulement, produisent tout autant de muscles, d’os, etc., en un mot la même force, mais non pas une force de même valeur. Cette confusion entre « valeur » et « force » et toute cette indécision pharisaïque n’ont pour but que de dissimuler une tentative inutile, celle d’expliquer une plus-value par la simple réapparition de valeurs avancées.
  28. « Toutes les productions d’un même genre ne forment proprement qu’une masse, dont le prix se détermine en général et sans égard aux circonstances particulières. » (Le Trosne, l. c., p. 893.)
  29. « Si nous comptons la valeur du capital fixe employé comme faisant partie des avances, nous devons compter à la fin de l’année la valeur persistante de ce capital comme faisant partie de ce qui nous revient annuellement. » (Malthus : Princ. of Pol. Econ. 2e édit., London, 1836, p.269.)
  30. Il est évident, comme dit Lucrèce, « nil posse creari de nihilo », que rien ne peut être créé de rien. Création de valeur est transformation de force de travail en travail. De son côté la force de travail est avant tout un ensemble de substances naturelles transformées en organisme humain.
  31. On dit de même, taux du profit, taux de l’intérêt, etc., (en anglais, rate of profit, etc.). On verra dans le livre III, que le taux du profit est facile à déterminer dès que l’on connaît les lois de la plus-value. Par la voie opposée on ne trouve ni l’un ni l’autre.
  32. Nous avons employé jusqu’ici le mot « temps de travail nécessaire » pour désigner le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une marchandise quelconque. Désormais nous l’emploierons aussi pour désigner le temps de travail nécessaire à la production de la marchandise spéciale force de travail. L’usage des mêmes termes techniques dans un sens différent a certes des inconvénients ; mais cela ne peut être évité dans aucune science. Que l’on compare, par exemple, les parties supérieures et élémentaires des mathématiques.
  33. Maître Wilhelm Thucydides Roscher est vraiment impayable ! Il découvre que si la formation d’une plus-value ou d’un produit net et l’accumulation qui en résulte sont dus aujourd’hui à l’épargne et à l’abstinence du capitaliste, ce qui l’autorise à « exiger des intérêts », « dans un état inférieur de civilisation au contraire, ce sont les faibles qui sont contraints par les forts à économiser et à s’abstenir. » (L. c., p. 78.) À s’abstenir de travailler ? Ou à économiser un excédent de produits qui n’existe pas ? Ce qui entraîne les Roscher et consorts à traiter comme raisons d’être de la plus-value, les raisons plus ou moins plausibles par lesquelles le capitaliste cherche à justifier son appropriation de toute plus-value créée, c’est évidemment, outre une ignorance candide, l’appréhension que leur cause toute analyse consciencieuse et leur crainte d’arriver malgré eux à un résultat qui ne satisferait pas la police.
  34. Le taux de la plus-value n’exprime pas la grandeur absolue de l’exploitation bien qu’il en exprime exactement le degré. Supposons par exemple que le travail nécessaire = 5 heures et le surtravail = 5 heures également, le degré d’exploitation est alors de 100% et la grandeur absolue de l’exploitation est de cinq heures. Si au contraire le travail nécessaire = 6 heures et que le surtravail = 6 heures, le degré d’exploitation reste le même, c’est-à-dire de 100% ; mais la grandeur de l’exploitation s’est accrue de 20% de 5 à 6 heures.
  35. Il est à remarquer qu’en Angleterre l’ancienne force de cheval était calculée d’après le diamètre du cylindre, et que la nouvelle au contraire se calcule sur la force réelle que montre l’indicateur.
  36. Senior, l. c., p.12, 13 Nous n’entrons pas dans les détails plus ou moins curieux, mais indifférents à notre but. Nous n’examinons point, par exemple, cette assertion que les fabricants font entrer la compensation de l’usure des machines, etc., c’est à dire d’une partie constitutive du capital, dans leur profit, brut ou net, propre ou malpropre. Nous ne contrôlons pas non plus l’exactitude ou la fausseté des chiffres avancés. Leonhard Horner dans « A letter to Mr. Senior, etc., London, 1837 », a démontré qu’ils n’avaient pas plus de valeur que la prétendue « analyse ». Leonhard Horner, un des Factory Inquiry Commissioners de 1833, inspecteur, ou plutôt en réalité censeur des fabriques jusqu’en 1859, s’est acquis des droits immortels à la reconnaissance de la classe ouvrière anglaise. Sa vie n’a été qu’un long combat non seulement contre les fabricants exaspérés, mais encore contre les ministres qui trouvaient infiniment plus important de compter « les voix » des maîtres fabricants dans la Chambre des communes que les heures de travail des « bras » dans la fabrique.

    L’exposition de Senior est confuse, indépendamment de la fausseté de son contenu. Voici, à proprement parler, ce qu’il voulait dire :

    Le fabricant occupe les ouvriers 11 h. ½ ou 23 demi-heures chaque jour. Le travail de l’année entière comme celui de chaque journée particulière, consiste en 11 h. ½ ou 23 demi-heures (c’est à dire en 23 demi-heures multipliées par le nombre des jours de travail pendant l’année). Ceci admis, les 23 demi-heures de travail donnent le produit annuel de 115 000 liv. st., ½ heure de travail produit x 115 000 l. st., 20/2 heures de travail produisent x 115 000 l. = 115 000 l., c’est à dire compensent seulement le capital avancé. Restent 3 demi-heures de travail qui produisent x 115 000 l. = 15 000 l., le profit brut. Sur ces 3 demi-heures de travail une ½ produit x 115 000 l. = 5 000 l., ou compense seulement l’usure de la fabrique et des machines. Les deux dernières demi-heures, c’est-à-dire la dernière heure de travail produit x 115 000 l. = 10 000 l. qui forment le profit net. Dans le texte, Senior transforme les vingt troisièmes parties du produit, en parties de la journée de travail elle-même.

  37. Si Senior a prouvé que le bénéfice net des fabricants, l’existence de l’industrie cotonnière anglaise et le marché de la Grande Bretagne dépendent « de la Dernière heure de travail » le docteur Andrew Ure a par-dessus le marché démontré pour sa part, que si au lieu d’exténuer de travail les enfants et les adolescents au-dessous de huit ans dans l’atmosphère brûlante mais morale de la fabrique, on les renvoyait une heure plus tôt dans le monde extérieur aussi froid que frivole, l’oisiveté et le vice leur feraient perdre le salut de leurs âmes. Depuis 1848 les inspecteurs ne se lassent jamais dans leurs rapports semestriels de railler et d’agacer les fabricants avec « la dernière, la fatale dernière heure ».
    On lit, par exemple, dans le rapport de M. Howell, du 31 mai 1855 : « Si l’ingénieux calcul suivant (il cite Senior) était juste, toutes les fabriques de coton dans le Royaume Uni auraient travaillé avec perte depuis 1850. » (Reports of the Insp. of Fact. for the half year ending 30 th. April 1855, p. 19,20.) Lorsque le bill des dix heures passa au Parlement en 1848, les fabricants firent signer par quelques travailleurs des localités disséminées entre les comtés de Dorset et de Sommerset une contre-pétition dans laquelle on lit entre autres choses ce qui suit : « Vos pétitionnaires, tous pères de familles, croient qu’une heure de loisir additionnelle n’aurait d’autre effet que de démoraliser leurs enfants, car l’oisiveté est la mère de tous les vices. » Le rapport de fabrique du 31 octobre 1848 fait à ce propos quelques observations : « L’atmosphère des filatures de lin, dans lesquelles travaillent les enfants de ces tendres et vertueux parents, est remplie d’une si énorme quantité de particules de poussière, de fil et autres matières qu’il est extraordinairement désagréable d’y passer seulement dix minutes ; on ne le peut même pas sans éprouver la sensation la plus pénible, car les yeux, les oreilles, les narines et la bouche se remplissent aussitôt de nuages de poussière de lin, dont il est impossible de se garer. Le travail lui-même exige, en raison de la marche vertigineuse de la machine, une dépense continue de mouvements rapides et faits à propos, soumis à une attention infatigable, et il semble assez cruel de faire appliquer par des parents le terme de « fainéantise » à leurs enfants qui, déduction faite du temps des repas, sont cloués dix heures entières à une pareille occupation et dans une telle atmosphère… Ces enfants travaillent plus longtemps que les garçons de ferme des villages voisins. Ces propos sans cesse rebattus sur « l’oisiveté et la paresse » sont du cant le plus pur et doivent être flétris comme l’hypocrisie la plus éhontée… La partie du public qui, il y a quelques années, fut si stupéfaite de l’assurance avec laquelle on proclama ouvertement et publiquement, sous la sanction des plus hautes autorités, que le « bénéfice net » des fabricants provenait tout entier du travail de la dernière heure, de sorte qu’une réduction d’une heure sur la journée de travail anéantirait ce bénéfice, cette partie du public en croira à peine ses yeux quand elle verra quels progrès, a fait depuis cette théorie qui comprend maintenant dans les vertus de la dernière heure la morale et le profit ex aequo, si bien que la réduction du travail des enfants à dix heures pleines ferait aller à la dérive la morale des petits enfants et le profit net de leurs patrons, morale et profit qui dépendent tous deux de cette heure fatale. » (Rpts Insp. of Fact. 31 st. Oct. 1848, p. 101.) Le même rapport nous fournit ensuite des échantillons de la « morale » et de la « vertu » de messieurs les fabricants ; il mentionne tout au long les intrigues, les détours, les menées, les ruses, les séductions, les menaces, les falsifications, etc., qu’ils emploient pour faire signer des pétitions de ce genre par un petit nombre d’ouvriers intimidés et les présenter ensuite au Parlement comme pétitions de toute une branche d’industrie et de tout un comté ou de plusieurs. Reste un fait qui caractérise fort bien l’état actuel de la « science » soi-disant économique ; c’est que ni Senior lui-même qui, à son honneur, se déclara plus tard énergiquement pour la limitation légale de la journée de travail, ni ses premiers et récents contradicteurs n’ont su découvrir les paralogismes de la « découverte originale ». Force leur a été d’en appeler à l’expérience pour toute solution. Le comment et le pourquoi sont restés un mystère.
  38. M. le professeur a pourtant tiré quelque profit de sa brillante campagne à Manchester. Dans ses « Letters on the Factory Act » le bénéfice net tout entier « profit » et « intérêt » et même « quelque chose de plus » dépendent d’une heure de travail non payée de l’ouvrier. Une année auparavant, dans son livre intitulé : Outlines of Political Economy, composé pour la délectation des étudiants d’Oxford et des « classes éclairées », il avait « découvert », contrairement à la doctrine de Ricardo, suivant laquelle la valeur est déterminée par le temps de travail, que le profit provient du travail du capitaliste et l’intérêt de son abstinence. La bourde était vieille, mais le mot nouveau. Maître Roscher l’a assez bien traduit et germanisé par le mot Enthaltung qui a le même sens. Ses compatriotes moins frottés de latin, les Wirth, les Schulze et autres Michel, l’ont vainement encapuchonné. L’abstinence (Enthaltung) est devenue renoncement (Enisagung).
  39. « Pour un individu qui possède un capital de 20 000 l. st. et dont les profits se montent annuellement à 2000 l. st., ce serait chose absolument indifférente, si son capital occupait 200 ou 1000 ouvriers et si les marchandises produites se vendaient à 10 000 ou à 20 000 l. st., pourvu que dans tous les cas ses profits ne tombassent pas au-dessous de 2000 l. st.. Est ce qu’il n’en est pas de même de l’intérêt réel d’une nation ? En supposant que ses revenus nets, ses rentes et ses profits restent les mêmes, il n’y a pas la moindre importance à ce que la nation se compose de 10 ou 12 millions d’habitants. » (Ricardo, l. c., p. 416.) Longtemps avant Ricardo, un fanatique du produit net, Arthur Young, écrivain aussi prolixe et bavard que dépourvu de jugement, dont la renommée est en raison inverse de son mérite, disait entre autres : « De quelle utilité serait dans un pays moderne une province entière dont le sol serait cultivé, selon l’ancien mode romain, par de petites paysans indépendants, fût-il même le mieux cultivé possible ? À quoi cela aboutirait-il ? sinon uniquement à élever des hommes (the mere purpose of breeding men) ce qui en soi n’a pas le moindre but (is a useless purpose). » Arthur Young : Political arithmetic, etc., London, 1774, p.47.) Hopkins fait cette remarque fort juste : « Il est étrange que l’on soit si fortement enclin à représenter le produit net comme avantageux pour la classe ouvrière, parce qu’il permet de la faire travailler. Il est pourtant bien évident que s’il a ce pouvoir, ce n’est point parce qu’il est net. » (Thomas Hopkins : On Rent of Land, etc., London, 1828, p. 126.)
  40. « Travail d’un jour, c’est très vague ; ça peut être long ou court. » (An Essay on Trade and Commerce, containing Observations on Taxation, etc., London, 1770, p.73.)
  41. Cette question est infiniment plus importante que la célèbre question de Sir Robert Peel à la Chambre de commerce de Birmingham : « Qu’est-ce qu’une livre sterling ? » question qui ne pouvait être posée, que parce que Robert Peel n’en savait pas plus sur la nature de la monnaie que les « little shilling men » auxquels il s’adressait.
  42. « C’est la tâche du capitaliste d’obtenir du capital dépensé la plus forte somme de travail possible. » (J. G. Courcelle Seneuil : Traité théorique et pratique des entreprises industrielles. 2e édit., Paris, 1857. p. 63.)
  43. « Une heure de travail perdue par jour porte un immense préjudice à un état commercial. » — « Il se fait une consommation de luxe extraordinaire parmi les pauvres travailleurs du royaume et particulièrement dans la populace manufacturière : elle consiste dans la consommation de leur temps, consommation la plus fatale de toutes. » (An Essay on Trade and Commerce, etc., p. 47 et 153.)
  44. « Si le manouvrier libre prend un instant de repos, l’économie sordide qui le suit des yeux avec inquiétude, prétend qu’il la vole. » (N. Linguet : Théorie des lois civiles, etc. Londres, 1767, t. II, p. 466.)
  45. Pendant la grande agitation des ouvriers en bâtiment à Londres, 1860-61, pour la réduction de la journée de travail à 9 heures, leur comité publia un manifeste qui contient à peu de chose près le plaidoyer de notre travailleur. Il y est fait allusion, non sans ironie, à ce que Sir M. Peto, le maître entrepreneur le plus âpre au gain, devenu depuis célèbre par sa gigantesque banqueroute, était en odeur de sainteté.
  46. « Ceux qui travaillent… nourrissent en réalité tout à la fois et les pensionnaires qu’on appelle les riches et eux-mêmes. » (Edmond Burke, l.c., p.2.)
  47. Niebuhr, dans son Histoire romaine, laisse échapper cette naïve remarque : « On ne peut se dissimuler que des ouvrages, comme ceux des Étrusques, dont les ruines nous étonnent encore aujourd’hui, supposent dans les petits États des seigneurs et des serfs. » Sismondi est bien plus dans le vrai quand il dit que les « dentelles de Bruxelles » supposent des capitalistes et des salariés.
  48. « Il est impossible de voir ces malheureux (dans les mines d’or situées entre l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie) qui ne peuvent pas même entretenir la propreté de leur corps, ni couvrir leur nudité, sans être forcés de s’apitoyer sur leur lamentable destin. Là point d’égards ni de pitié pour les malades, les estropiés, les vieillards, ni même pour la faiblesse des femmes. Tous, forcés par les coups, doivent travailler et travailler encore jusqu’à ce que la mort mette un terme à leur misère et à leurs tourments. » (Diod. Sic. Bibliothèque historique, liv. III, ch. 13.)
  49. Ce qui suit se rapporte aux conditions des provinces roumaines avant les changements opérés depuis la guerre de Crimée.
  50. Pour plus de détails consulter E. Regnault : Histoire politique et sociale des principautés Danubiennes. Paris, 1855.
  51. « En général et dans de certaines limites, c’est un témoignage en faveur de la bonne venue et de la prospérité des êtres organisés, quand ils dépassent la taille moyenne de leur espèce. Pour ce qui est de l’homme, sa taille s’amoindrit dès que sa croissance régulière trouve des obstacles dans n’importe quelles circonstances, soit physiques, soit sociales. Dans tous les pays de l’Europe où règne la conscription, depuis son établissement, la taille moyenne des hommes faits s’est amoindrie et ils sont en général devenus moins propres au service militaire. Avant la Révolution (1789) la taille minimum du soldat d’infanterie en France était de 165 centimètres ; en 1818 (loi du 10 mars) de 157 ; enfin après la loi du 21 mars 1832, de 156 seulement. Plus de la moitié des hommes sont généralement déclarés impropres au service pour défaut de taille et vices de constitution. La taille militaire en Saxe était en 1780 de 178 centimètres ; elle est aujourd’hui de 155 ; en Prusse de 157. D’après les données fournies par le docteur Meyer dans la Gazette de Bavière du 9 mai 1862, il résulte d’une moyenne de neuf ans qu’en Prusse sur 1000 conscrits 716 sont impropres au service, trois cent dix-sept pour défaut de taille et 399 pour vices de constitution, etc. En 1858, Berlin ne put fournir son contingent pour la réserve, il manquait 156 hommes. » (J. V. Liebig : La chimie dans son application à l’agriculture et à la physiologie, 1862, 7e édition, v. I, p. 116, 118.)
  52. On trouvera l’histoire du Factory Act de 1850 dans le cours de ce chapitre.
  53. Je ne m’occupe que de temps à autre de la période qui s’étend du début de la grande industrie en Angleterre jusqu’en 1845, et sur cette matière je renvoie le lecteur au livre de Friedrich Engels sur la situation des classes ouvrières anglaises. (Die Lage der arbeitenden Klasse in England, von Friedrich Engels, Leipzig, 1845.) Les Factory Reports, Reports on Mines, etc., qui ont paru depuis 1845 témoignent de la profondeur avec laquelle il a saisi l’esprit du mode de production capitaliste, et la comparaison la plus superficielle de son écrit avec les rapports officiels de la « Children’s Employment Commission » publiés vingt ans plus tard, montrent avec quel art admirable il a su peindre la situation dans tous ses détails. Ces derniers rapports traitent spécialement de branches d’industrie où la législation manufacturière n’était pas encore introduite en 1862 et en partie ne l’est même pas aujourd’hui. L’état des choses, tel que l’a dépeint Engels, n’y a donc pas subi de modification bien sensible. J’emprunte mes exemples principalement à la période de liberté commerciale qui a suivi 1848, à cette époque paradisiaque dont les commis voyageurs du libre-échange aussi terriblement bavards que pitoyablement ignorants racontent tant de merveilles. — Du reste, si l’Angleterre figure au premier rang, c’est qu’elle est la terre classique de la production capitaliste, et qu’elle possède seule une statistique continue et officielle des matières que nous traitons.
  54. « Suggestions, etc., by M. L. Horner, Inspector of Factories » dans le « Factory Regulation act, ordered by the House of Commons to be printed, 9 août 1859 », p. 4, 5.
  55. Reports of the Insp. of Fact. for the hall-year ended, 1856, p. 34.
  56. Reports, etc., 30 April 1858, p. 7.
  57. Reports, etc., l. c., p. 43.
  58. Reports, etc., l. c., p. 25.
  59. Reports, etc., for half year ending, 30 th. April 1861. V. Appendix no2 ; Reports, etc., 31 st. Octob. 1862, p. 7, 52, 53. Les infractions deviennent plus nombreuses dans le dernier semestre de 1863. Comp. Reports, etc., ending 31 Oct. 1863, p. 7.)
  60. Reports, etc., 31 st. Oct. 1860, p. 23. Pour montrer avec quel fanatisme, d’après les dépositions des fabricants devant la justice, « leurs bras » s’opposent à toute interruption du travail dans la fabrique, il suffit de citer ce cas curieux : Au commencement de juin 1836, des dénonciations furent adressées aux magistrats de Dewsbury (Yorkshire) d’après lesquelles les propriétaires de huit grandes fabriques dans le voisinage de Butley auraient violé le Factory Act. Une partie de ces messieurs étaient accusés d’avoir exténué de travail 5 garçons âgés de 12 à 15 ans, depuis vendredi, 6 heures du matin jusqu’au samedi, 4 heures du soir, sans leur permettre le moindre répit excepté pour les repas, et une heure de sommeil vers minuit. Et ces enfants avaient eu à exécuter ce travail incessant de 30 heures dans le « shoddy hole », ainsi se nomme le bouge où les chiffons de laine sont mis en pièces et où une épaisse atmosphère de poussière force même le travailleur adulte à se couvrir constamment la bouche avec des mouchoirs pour protéger ses poumons ! Les accusés certifièrent — en qualité de quakers ils étaient trop scrupuleusement religieux pour prêter serment — que dans leur grande compassion pour ces pauvres enfants ils leur avaient permis de dormir quatre heures, mais que ces entêtés n’avaient absolument pas voulu aller au lit. MM. les quakers furent condamnés à une amende de 20 liv. st. Dryden pressentait ces quakers, quand il disait :

    « Renard tout fourré de sainteté,
    Qui craint un serment, mais mentirait comme le diable,
    Qui, avec un air de carême, roule pieusement des regards obliques,
    Et n’oserait commettre un péché, non ! sans avoir dit sa prière. »
  61. Rep., etc., 31 Oct. 1856, p. 34.
  62. L. c., p. 35.
  63. L. c., p. 48.
  64. L. c.
  65. L. c.
  66. L. c., p.48
  67. « Moments are the elements of Profit. » Rep. of the Inspect, etc., 30 th., April 1860, p. 56
  68. Cette expression est admise officiellement, aussi bien dans la fabrique que dans les rapports des inspecteurs.
  69. C’est un économiste bourgeois qui s’exprime ainsi : « La cupidité des maîtres de fabriques leur fait commettre dans la poursuite du gain des cruautés que les Espagnols, lors de la conquête de l’Amérique, ont à peine surpassées dans leur poursuite de l’or. » John Wade : History of the Middle and Working Classes, 3e édit. Lond., 1835, p. 114. La partie théorique de cet ouvrage, sorte d’esquisse de l’économie politique, contient pour son époque, des choses originales, principalement sur les crises commerciales. La partie historique est trop souvent un impudent plagiat de l’ouvrage de Sir M. Eden, History of the Poor. London, 1799.
  70. London Daily Telegraph du 14 janvier 1860.
  71. Voy. Engels : Lage, etc., p. 249, 51.
  72. Children’s Employment Commission. First Report, etc., 1863, Appendix, p. 16, 17, 18.
  73. Public Health. 3 d. Report, etc., p. l02, 104, 105.
  74. Children’s Employment Commission, 1863, p. 22, et xi.
  75. L. c., p. xlvii.
  76. L. c., p. liv.
  77. Dans la langue distinguée des fabricants anglais les ouvriers sont appelés « hands », littéralement « mains ». Quand ce mot se trouve dans nos citations anglaises, nous le traduisons toujours par « bras ».
  78. Ceci ne doit pas être pris dans le sens que nous avons donné au temps de surtravail. Ces messieurs considèrent les 10 h. 1/2 de travail comme constituant la journée normale, laquelle renferme aussi le surtravail normal. Alors commence ce « temps de travail en plus » qui est payé un peu plus cher ; mais on verra plus tard que, par contre, l’emploi de la force de travail pendant la prétendue journée normale est payé au-dessous de sa valeur.
  79. L. c. Appendix, p. 123, 124, 125, 140 et liv.
  80. L’alun réduit en poudre fine, ou mêlé avec du sel, est un article ordinaire de commerce qui porte le nom significatif de « baker’s stuff » (matière de boulanger).
  81. Chacun sait que la suie est une forme très pure du carbone et constitue un engrais que des ramoneurs capitalistes vendent aux fermiers anglais. Or il y eut un procès en 1862, dans lequel le Jury anglais avait à décider si de la suie à laquelle se trouvent mêlés à l’insu de l’acheteur, 90 p. 100 de poussière et de sable, est de la suie « réelle » dans le sens « commercial » ou de la suie « falsifiée » dans le sens « légal ». Les jurés, « amis du commerce », décidèrent que c’était de la suie « réelle » du commerce et déboutèrent le fermier de sa plainte en lui faisant payer par-dessus le marché tous les frais du procès.
  82. Dans un traité sur les falsifications des marchandises, le chimiste français Chevallier passe en revue six cents et quelques articles et compte pour beaucoup d’entre eux dix, vingt, trente méthodes de falsification. Il ajoute qu’il ne connaît pas toutes les méthodes et ne mentionne pas toutes celles qu’il connaît. Il indique six espèces de falsifications pour le sucre, neuf pour l’huile d’olive, dix pour le beurre, douze pour le sel, dix-neuf pour le lait, vingt pour le pain, vingt-trois pour l’eau-de-vie, vingt-quatre pour la farine, vingt-huit pour le chocolat, trente pour le vin, trente-deux pour le café, etc. Même le bon Dieu n’est pas épargné comme le prouve l’ouvrage de M. Ronard de Card : « De la falsification des substances sacramentelles, Paris, 1856. »
  83. Report, etc., relating to the Grievances complained of by the Journeymen Bakers, etc. London, 1862, et Second Report, etc. London, 1863.
  84. First Report, l. c., p. xl.
  85. L. c., p. lxxi.
  86. George Read ; The History of Baking. London, 1848, p. 16.
  87. First Report, etc. Evidence. Déposition de M. Cheesman, boulanger « full priced ».
  88. George Read, l. c. À la fin du xviie siècle et au commencement du xviiie siècle on dénonçait officiellement comme une peste publique les agents ou hommes d’affaires qui se faufilent dans toutes les branches d’industrie. C’est ainsi, par exemple, que dans la session trimestrielle des juges de paix du comté de Somerset, le grand jury adressa à la Chambre des communes un « presentment » dans lequel, il est dit entre autres : « Ces agents (les facteurs de Blackwell Hall) sont une calamité publique et portent préjudice au commerce des draps et vêtements ; on devrait les réprimer comme une peste. » (The Case of our English Wool, etc., London, 1685, p. 67.)
  89. First Report, etc., p. viii.
  90. Report of Committee on the Baking Trade in Ireland for 1861.
  91. L. c.
  92. Meeting public des travailleurs agricoles à Lasswade, près de Glasgow, du 5 janvier 1866. (Voy. Workman’s Advocate du 13 janv. 1866). La formation depuis la fin de 1865 d’une Trade-Union parmi les travailleurs agricoles, d’abord en Écosse, est un véritable événement historique.
  93. « Reynolds’s News Paper » du 20 janv. 1866. Chaque semaine ce même journal publie avec des titres à sensation (sensational headings), tels que ceux-ci : « Fearful and fatal accidents », « Appallings tragedies » etc., toute une liste de nouvelles catastrophes de chemins de fer. Un ouvrier de la ligne de North Stafford fait à ce propos les observations suivantes : « Chacun sait ce qui arrive quand l’attention du mécanicien et du chauffeur faiblit un instant. Et comment pourrait-il en être autrement, étant donné la prolongation démesurée du travail sans une pause ou un moment de répit ? Prenons pour exemple de ce qui arrive tous les jours, un cas qui vient de se passer : lundi dernier un chauffeur se mit à son travail le matin de très bonne heure. Il le termina après 14 heures 50 minutes. Avant qu’il eût eu le temps de prendre seulement son thé, il fut de nouveau appelé au travail et il lui fallut ainsi trimer 29 heures 15 minutes sans interruption. Le reste de son travail de la semaine se distribuait comme suit : Mercredi, 15 heures ; jeudi, 15 heures 35 minutes ; vendredi, 14 heures et demie ; samedi, 14 heures 10 minutes. Total pour toute la semaine, 88 heures 40 minutes. Et maintenant figurez-vous son étonnement lorsqu’il reçut une paye de 6 jours seulement. Notre homme était novice ; il demanda ce que l’on entendait par ouvrage d’une journée. Réponse : 13 heures, et conséquemment 78 heures par semaine. Mais alors où est la paye des 10 heures 40 minutes supplémentaires ? Après de longues contestations, il obtint une indemnité de 10 d. (1 fr.) ». l. c. No du 10 février 1866.
  94. Comp. Fr. Engels, l. c. p. 253, 254.
  95. Dr Letheby, médecin employé au Board of Health déclarait alors… « Le minimum d’air nécessaire à un adulte dans une chambre à coucher est de 300 pieds cubes, et dans une chambre d’habitation de 500. » Dr Richardson, médecin en chef d’un hôpital de Londres, dit : « Les couturières de toute espèce, modistes, tailleuses en robes, etc., sont frappées par trois fléaux : excès de travail, manque d’air et manque de nourriture ou manque de digestion. En général, ce genre (le travail convient mieux en toute circonstance aux femmes qu’aux hommes. Mais le malheur pour le métier, surtout à Londres, c’est qu’il a été monopolisé par 26 capitalistes qui, par des moyens coercitifs résultant du capital même « that spring from capital » économisent la dépense en prodiguant la force de travail. Cette puissance se fait sentir dans toutes les branches de la couture. Une tailleuse en robes par exemple parvient-elle à se faire un petit cercle de pratiques, la concurrence la force de travailler à mort pour le conserver, et d’accabler de travail ses ouvrières. Si ses affaires ne vont pas, ou qu’elle ne puisse s’établir d’une manière indépendante, elle s’adresse à un établissement où le travail n’est pas moindre, mais le payement plus sûr. Dans ces conditions elle devient une pure esclave, ballottée çà et là par chaque fluctuation de la société, tantôt chez elle, dans une petite chambre et mourant de faim ou peu s’en faut ; tantôt dans un atelier, occupée 15, 16 et 18 heures sur 24, dans une atmosphère à peine supportable, et avec une nourriture qui, fût-elle bonne, ne peut être digérée, faute d’air pur. Telles sont les victimes offertes chaque jour à la phtisie et qui perpétuent son règne ; car cette maladie n’a pas d’autre origine que l’air vicié. » (Dr Richardson : « Death front simple overwork » dans la « Social Science Review », juillet 1863).
  96. Morning Star, 23 juin 1863. Le Times profita de la circonstance pour défendre les esclavagistes américains contre Bright et Cie. « Beaucoup d’entre nous, dit-il, sont d’avis que tant que nous ferons travailler à mort nos jeunes femmes, en employant l’aiguillon de la faim au lieu du claquement du fouet, nous aurons à peine le droit d’invoquer le fer et le feu contre des familles qui sont nées esclavagistes, et nourrissent du moins bien leurs esclaves et les font travailler modérément. » (Times 2 juillet 1863). Le Standard, journal Tory, sermonna de la même manière le Rev. Newman Hall : « Vous excommuniez, lui dit-il, les possesseurs d’esclaves, mais vous priez avec les braves gens qui sans remords font travailler seize heures par jour et pour un salaire dont un chien ne voudrait pas, les cochers et les conducteurs d’omnibus de Londres. » Enfin parla la Sibylle de Chelsea, Thomas Carlyle, l’inventeur du culte des génies (hero worship), à propos duquel j’écrivais déjà en 1850 : « Le génie s’en est allé au diable, mais le culte est resté. » Dans une piètre parabole il réduit le seul grand événement de l’époque actuelle, la guerre civile américaine, à ce simple fait : Pierre du Nord veut à toute force casser la tête à Paul du Sud, parce que Pierre du Nord loue son travailleur quotidiennement, tandis que Paul du Sud le loue pour la vie. (Macmillian’s Magazine. Ilias Americana in nuce (livraison d’août 1863). Enfin les Tories ont dit le dernier mot de leur philanthropie : Esclavage !
  97. Dr Richardson, l. c.
  98. « Children’s Employment Commission. » Third Report. London, 1864, p. 4, 5, 6.
  99. « Dans le Staffordshire et le sud du pays de Galles, des jeunes filles et des femmes sont employées au bord des fosses et aux tas de coke, non seulement le jour, mais encore la nuit. Cette coutume a été souvent mentionnée dans des rapports présentés au Parlement comme entraînant à sa suite des maux notoires. Ces femmes employées avec les hommes, se distinguant à peine d’eux dans leur accoutrement, et toutes couvertes de fange et de fumée, sont exposées à perdre le respect d’elles-mêmes et par suite à s’avilir, ce que ne peut manquer d’amener un genre de travail si peu féminin. » L. c., 194, p. 36. Comp. Fourth Report (1865) 61, p. 13. Il en est de même dans les verreries.
  100. « Il semble naturel », remarque un fabricant d’acier qui emploie des enfants au travail de nuit, « que les jeunes garçons qui travaillent la nuit ne puissent ni dormir le jour, ni trouver un moment de repos régulier, mais ne cessent de rôder çà et là pendant le jour. » L. c. Fourth Rep., 63, p. 13. Quant à l’importance de la lumière du soleil pour la conservation et le développement du corps, voici ce qu’en dit un médecin : « La lumière agit directement sur les tissus du corps auxquels elle donne à la fois solidité et élasticité. Les muscles des animaux que l’on prive de la quantité normale de lumière, deviennent spongieux et mous ; la force des nerfs n’étant plus stimulée perd son ton, et rien de ce qui est en travail de croissance n’arrive à bon terme. Pour ce qui est des enfants, l’accès d’une riche lumière et l’action directe des rayons du soleil pendant une partie du jour sont absolument indispensables à leur santé. La lumière favorise l’élaboration des aliments pour la formation d’un bon sang plastique et durcit la fibre une fois qu’elle est formée. Elle agit aussi comme stimulant sur l’organe de la vue et évoque par ce la même une plus grande activité dans les diverses fonctions du cerveau. » M. W. Strange, médecin en chef du « General Hospital » de Worcester, auquel nous empruntons ce passage de son livre sur la Santé (1864), écrit dans une lettre à l’un des commissaires d’enquête, M. White : « J’ai eu l’occasion dans le Lancashire d’observer les effets du travail de nuit sur les enfants employés dans les fabriques, et contradictoirement aux assertions intéressées de quelques patrons, je déclare et je certifie que la santé des enfants en souffre beaucoup. » (L. c., 284, p. 55). Il est vraiment merveilleux qu’un pareil sujet puisse fournir matière à des controverses sérieuses. Rien ne montre mieux l’effet de la production capitaliste sur les fonctions cérébrales de ses chefs et de leur domesticité.
  101. L. c. 57, p. 12.
  102. L. c. (4th. Report 1865) 58, p. 12.
  103. L. c.
  104. L. c., p. 13. Le degré de culture de ces « forces de travail » doit naturellement être tel que nous le montrent les dialogues suivants avec un des commissaires d’enquête : Jérémias Haynes, âge de douze ans : « Quatre fois quatre fait huit, mais quatre quatre (4 fours) font 16… Un roi est lui qui a tout l’or et tout l’argent. (A king is him that has all the money and gold.) Nous avons un roi, on dit que c’est une reine, elle s’appelle princesse Alexandra. On dit qu’elle a épousé le fils du roi. Une princesse est un homme. » Wm. Turner, âgé de douze ans : « Ne vit pas en Angleterre, pense qu’il y a bien un pays comme ça, n’en savait rien auparavant. » John Morris, quatorze ans : « J’ai entendu dire que Dieu a fait le monde et que tout le peuple a été noyé, excepté un ; j’ai entendu dire qu’il y en avait un qui était un petit oiseau. » William Smith, quinze ans : « Dieu a fait l’homme ; l’homme a fait la femme. » Edward Taylor, 15 ans : « Ne sait rien de Londres. » Henry Matthewmann, 17 ans : « Vais parfois à l’église. Un nom sur quoi ils prêchent, était un certain Jésus-Christ, mais je puis pas nommer d’autres noms et je puis pas non plus rien dire sur celui-là. Il ne fut pas massacré, mais mourut comme u un autre. D’une façon il n’était pas comme d’autres, parce qu’il était religieux d’une façon, et d’autres ne le sont pas. » (He was not the same as other people in some ways, because he was religious in some ways, and others, is n’t. » (l. c. 74, p. 15.) « Le diable est un bon homme. Je ne sais pas où il vit. Christ était un mauvais gars. (The devil is a good person. I don’t know where he lives. Christ was a wicked man.) » Ch. Empl. Report Comm. V. 1866, p. 55, no  278, etc. Le même système règne dans les verreries et les papeteries tout comme dans les établissements métallurgiques que nous avons cités. Dans les papeteries où le papier est fait avec des machines, le travail de nuit est la règle pour toute opération, sauf pour le délissage des chiffons, Dans quelques cas le travail de nuit est continué, par relais, pendant la semaine entière, depuis la nuit du dimanche ordinairement jusqu’à minuit du samedi suivant. L’équipe d’ouvriers de la série de jour, travaille cinq jours de 12 heures et un jour de 18 heures, et l’équipe de la série de nuit travaille cinq nuits de 12 heures et une de 6 heures, chaque semaine. Dans d’autres cas chaque série travaille 24 heures alternativement Une série travaille 6 heures le lundi et 18 le samedi pour compléter les 24 heures. Dans d’autres cas encore on met en pratique un système intermédiaire, dans lequel tous ceux qui sont attachés à la machine des faiseurs de papier travaillent chaque jour de la semaine 15 à 16 heures. Ce système, dit un des commissaires d’enquête, M. Lord, paraît réunir tous les maux qu’entraînent les relais de 12 et de 24 heures. Des enfants au-dessous de treize ans, des adolescents au-dessous de dix-huit ans et des femmes sont employés dans ce système au travail de nuit. Maintes fois dans le système de 12 heures, il leur fallait travailler, par suite de l’absence des relayeurs, la double série de 24 heures. Les dépositions des témoins prouvent que des jeunes garçons et des jeunes filles sont très souvent accablés d’un travail extra qui ne dure pas moins de 24 et même 36 heures sans interruption. Dans les ateliers de vernissage on trouve des jeunes filles de douze ans qui travaillent quatorze heures par jour pendant le mois entier, sans autre répit régulier que deux ou trois demi-heures au plus pour les repas. Dans quelques fabriques, où l’on a complètement renoncé au travail de nuit, le travail dure effroyablement au-delà du temps légitime, et « précisément là où il se compose des opérations les plus sales, les plus échauffantes et les plus monotones. » (Children’s Employment Commission Report IV, 1865, p. 38 et 39.)
  105. Fourth Report. etc., 1865 79, p. xvi.
  106. L. c. 80.
  107. L. c. 82.
  108. « Dans notre époque raisonneuse à outrance, il faut vraiment n’être pas fort pour ne pas trouver une bonne raison pour tout, même pour ce qu’il y a de pis et de plus pervers. Tout ce qui s’est corrompu et dépravé dans le monde s’est corrompu et dépravé pour de bonnes raisons. » (Hegel, l. c. p. 249.)
  109. L. c., p. 85. Les scrupules semblables des tendres fabricants verriers d’après lesquels « les repas réguliers fiers des enfants sont impossibles parce qu’un certain quantum de chaleur rayonné pendant ce temps par les fourneaux serait pure perte pour eux », ne produisent aucun effet sur le commissaire d’enquête, M. White. « L’abstinence ou l’abnégation » ou « l’économie » avec laquelle les capitalistes dépensent leur argent et la « prodigalité » digne d’un Tamerlan avec laquelle ils gaspillent la vie des autres hommes, ne l’émeuvent pas comme elles ont ému MM. Ure, Senior, etc., et leurs plats plagiaires allemands, tels que Roscher et Cie. Aussi leur répond-il : « Il est possible qu’un peu plus de chaleur soit perdu par suite de l’établissement de repas réguliers ; mais même estimée en argent cette perte n’est rien en comparaison de la dilapidation de force vitale (the waste of animal power) causée dans le royaume par ci, fait que les enfants en voie de croissance, employés dans les verreries, ne trouvent aucun moment de repos pour prendre à l’aise leur nourriture et la digérer. » (L. c. p. xlv.) Et cela dans l’année de progrès 1865 ! Sans parler de la dépense de force qu’exige de leur part l’action de lever et de porter des fardeaux, la plupart des enfants, dans les verreries où l’on fait des bouteilles et du flintglass, sont obligés de faire en 6 heures, pour exécuter leur travail, de 15 à 20 milles anglais, et cela dure souvent 14 à 15 heures sans interruption. Dans beaucoup de ces verreries règne, comme dans les filatures de Moscou, le système des relais de 6 heures. « Pendant la semaine, la plus grande période de répit comprend au plus 6 heures, sur lesquelles il faut prendre le temps d’aller et de venir de la fabrique, de se laver, de s’habiller, de manger, etc., de sorte qu’il reste à peine un moment pour se reposer. Pas un instant pour jouer, pour respirer l’air pur, si ce n’est aux dépens du sommeil si indispensable à des enfants qui exécutent de si durs travaux dans une atmosphère aussi brûlante… Le court sommeil lui-même est interrompu par cette raison que les enfants doivent s’éveiller eux-mêmes la nuit ou sont troublés dans le jour par le bruit extérieur. » M. White cite des cas où un jeune garçon a travaillé trente-six heures de suite, d’autres où des enfants de 12 ans s’exténuent jusqu’à 2 heures de la nuit et dorment ensuite jusqu’à 5 heures du matin (trois heures ! ) pour reprendre leur travail de plus belle. « La masse de travail, disent les rédacteurs du rapport général, Tremenheere et Turnell, que des enfants, des jeunes filles et des femmes exécutent dans le cours de leur incantation de jour et de nuit (spell of labour) est réellement fabuleuse. » (L. c., xliii et xliv.) Et cependant quelque nuit peut-être le capital verrier, pour prouver son abstinence, sort du club fort tard, la tête tournée par le vin de Porto ; il rentre chez lui en vacillant et fredonne comme un idiot : « Britons never, never shall be slaves ! (Jamais l’Anglais, non jamais l’Anglais ne sera esclave ! ) »
  110. En Angleterre, par exemple, on voit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat, s’il s’absente le dimanche de la fabrique, papeterie, verrerie, etc., même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s’inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l’honneur et dans l’intérêt du Dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l’abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne 15 heures chacun des 6 premiers jours de la semaine et 8 à 10 heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c’est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques de Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés « in cute curanda », autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif, la faim et les privations d’autrui. Obsequium ventris istis (c’est-à-dire aux travailleurs) perniciosius est.
  111. « Nous avons donné dans nos rapports antérieurs l’opinion de plusieurs manufacturiers expérimentés au sujet des heures de travail extra… il est certain que d’après eux ces heures tendent à épuiser prématurément la force de travail de l’homme. » (L. c., 64, p. xiii.)
  112. Cairne, l. c., p. 110, 111.
  113. John Ward : History of the Borough of Stoke-upon-Trent. London, 1843, p. 42.
  114. Discours de Ferrand à la Chambre des communes, du 27 avril 1863.
  115. « That the manufacturers would absorb it and use it up. Those were the very words used by the cotton manufacturers. » l. c.
  116. L. c. M. Villiers, malgré la meilleure volonté du monde, était « légalement » forcé de repousser la demande des fabricants. Ces messieurs atteignirent néanmoins leur but grâce à la complaisance des administrations locales. M. A. Redgrave, inspecteur de fabrique, assure que cette fois le système d’après lequel les orphelins et les enfants des pauvres sont traités « légalement » comme apprentis ne fut pas accompagné des mêmes abus que par le passé. (Voy. sur ces abus Fred. Engels, l. c.) Dans un cas néanmoins « on abusa du système à l’égard de jeunes filles et de jeunes femmes qui des districts agricoles de l’Écosse furent conduites dans le Lancashire et le Cheshire… » — Dans ce système le fabricant passe un traité avec les administrateurs des maisons de pauvres pour un temps déterminé. Il nourrit, habille et loge les enfants et leur donne un petit supplément en argent. Une remarque de M. Redgrave, que nous citons plus loin, paraît assez étrange, si l’on prend en considération que parmi les époques de prospérité de l’industrie cotonnière anglaise l’année 1860 brille entre toutes et que les salaires étaient alors très élevés, parce que la demande extraordinaire de travail rencontrait toutes sortes de difficultés. L’Irlande était dépeuplée ; les districts agricoles d’Angleterre et d’Écosse se vidaient par suite d’une émigration sans exemple pour l’Australie et l’Amérique ; dans quelques districts agricoles anglais régnait une diminution positive de la population qui avait pour causes en partie une restriction voulue et obtenue de la puissance génératrice et en partie l’épuisement de la population disponible déjà effectué par les trafiquants de chair humaine. Et malgré tout cela M. Redgrave nous dit : « Ce genre de travail (celui des enfants des hospices) n’est recherché que lorsqu’on ne peut pas en trouver d’autre, car c’est un travail qui coûte cher (high priced labour). Le salaire ordinaire pour un garçon de treize ans est d’environ 4 sh. (5 fr.) par semaine. Mais loger, habiller, nourrir 50 ou 100 de ces enfants, les surveiller convenablement, les pourvoir des soins médicaux et leur donner encore une petite paie en monnaie, c’est une chose infaisable pour 4 sh. par tête et par semaine. » (Report of the Insp. of Factories for 30 th, April 1862, p. 27.) M. Redgrave oublie de nous dire comment l’ouvrier lui-même pourra s’acquitter de tout cela à l’égard de ses enfants avec leurs 4 sh. de salaire, si le fabricant ne le peut pas pour 50 ou 100 enfants qui sont logés, nourris et surveillés en commun. — Pour prévenir toute fausse conclusion que l’on pourrait tirer du texte, je dois faire remarquer ici que l’industrie cotonnière anglaise, depuis qu’elle est soumise au Factory Act de 1850, à son règlement du temps de travail, etc.,
  117. « Les travailleurs soumis à un travail excessif meurent avec une rapidité surprenante ; mais les places de ceux qui périssent sont aussitôt remplies de nouveau, et un changement fréquent des personnes ne produit aucune modification sur la scène. » England and America, London, 1833 (par E. G. Wakefield).
  118. Voy. « Public Health. Sixth Report of the Medical Officer of the Privy Council, 1863, » publié à Londres en 1864. Ce rapport traite des travailleurs agricoles. « On a présenté le comté de Sutherland comme un comté où on a fait de grandes améliorations ; mais de nouvelles recherches ont prouvé que dans ces districts autrefois renommés pour la beauté des hommes et la bravoure des soldats, les habitants dégénérés ne forment plus qu’une race amaigrie et détériorée. Dans les endroits les plus sains, sur le penchant des collines qui regardent la mer, les visages de leurs enfants sont aussi amincis et aussi pâles que ceux que l’on peut rencontrer dans l’atmosphère corrompue d’une impasse de Londres. » (Thornton, l. c., p. 74, 75.) Ils ressemblent en réalité aux 30 000 « gallant Highlanders » que Glasgow fourre dans ses « wynds and closes » et accouple avec des voleurs et des prostituées.
  119. « Quoique la santé de la population soit un élément important du capital national, nous craignons d’être obligés d’avouer que les capitalistes ne sont pas disposés à conserver ce trésor et à l’apprécier à sa valeur. Les fabricants ont été contraints d’avoir des ménagements pour la santé du travailleur. » (Times, octobre 1861.) « Les hommes du West Riding sont devenus les fabricants de drap de l’humanité entière, la santé du peuple des travailleurs a été sacrifiée et deux générations auraient suffi pour faire dégénérer la race, s’il ne s’était pas opéré une réaction. Les heures de travail des enfants ont été limitées, etc. » (Report of the Registrar General for October 1861.)
  120. Paroles de Gœthe.
  121. C’est pourquoi nous trouvons, par exemple, qu’au commencement de l’année 1863 vingt-six propriétaires de poteries importantes dans le Staffordshire, parmi lesquels MM. J. Wedgwood et fils, pétitionnaient dans un mémoire pour l’intervention autoritaire de l’État. « La concurrence avec les autres capitalistes ne nous permet pas de limiter volontairement le temps de travail des enfants, etc. » — « Si fort que nous déplorions les maux que nous venons de mentionner, il serait impossible de les empêcher au moyen de n’importe quelle espèce d’entente entre les fabricants… Tout bien considéré, nous sommes arrivés à la conviction qu’une loi coercitive est nécessaire. » Children’s Emp. Comm. Rep. 1, 1863, p. 322. — Voici un exemple plus remarquable et de date toute récente ! L’élévation des prix du coton dans une époque d’activité industrielle fiévreuse avait engagé les propriétaires des manufactures de Blackburn à diminuer, d’une commune entente, le temps de travail dans leurs fabriques pendant une période déterminée, dont le terme arriva vers la fin de novembre 1871. Sur ces entrefaites les fabricants plus riches, à la fois manufacturiers et filateurs, mirent à profit le ralentissement de la production occasionné par cette entente, pour faire travailler à mort chez eux, étendre leurs propres affaires et réaliser de grands profits aux dépens des petits manufacturiers. Ces derniers aux abois firent appel aux ouvriers, les excitèrent à mener vivement et sérieusement l’agitation des neuf heures et promirent de contribuer à ce but de leur propre argent !
  122. Ces statuts du travail que l’on trouve aussi en France, dans les Pays-Bas, etc., ne furent abolis en Angleterre formellement qu’en 1813. Depuis longtemps les conditions de la production les avaient rendus surannés.
  123. peut être considérée comme l’industrie modèle en Angleterre. L’ouvrier anglais dans cette industrie est sous tous les rapports dans une condition supérieure à celle de son compagnon de peine sur le continent. « L’ouvrier de fabrique prussien travaille au moins 10 heures de plus par semaine que son rival anglais, et quand il est occupé chez lui à son propre métier, ses heures de travail n’ont même plus de limite. » (Rep. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1855, p. 103). L’inspecteur Redgrave cité plus haut fit un voyage sur le continent après l’exposition industrielle de 1851, spécialement en France et en Prusse, pour y étudier la situation manufacturière de ces deux pays. « L’ouvrier des manufactures prussiennes, nous dit-il, obtient un salaire suffisant pour le genre de nourriture simple et le peu de confort auxquels il est habitué et dont il se trouve satisfait… il vit plus mal et travaille plus durement que son rival anglais. » (Rep. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1853, p. 85.)
  124. « Aucun enfant au-dessous de douze ans ne doit être employé dans un établissement manufacturier quelconque plus de dix heures par jour. » General Statures of Massachusetts, 63, ch. 12. (Les ordonnances ont été publiées de 1836 à 1858.) « Le travail exécuté pendant une période de 10 heures par jour dans les manufactures de coton, de laine, de soie, de papier, de verres et de lin, ainsi que dans les établissements métallurgiques doit être considéré comme journée de travail légale. Il est arrêté que désormais aucun mineur engagé dans une fabrique, ne doit être employé au travail plus de 10 heures par jour ou 60 heures par semaine, et que désormais aucun mineur ne doit être admis comme ouvrier au-dessous de dix ans dans n’importe quelle fabrique de cet État. » State of New Jersey. An act to limit the hours of labour, etc., 61 et 52 (loi du 11 mars 1855). « Aucun mineur qui a atteint l’âge de douze ans et pas encore celui de quinze, ne doit être employé dans un établissement manufacturier plus de onze heures par jour, ni avant 5 heures du matin, ni après 7 heures et demie du soir. » Revised Statutes of Rhode Island, etc., chap. xxxix, § 23, (1er juillet 1857).
  125. Sophisms of Free Trade, 7e édit. Lond. 1850, p. 205. Le même Tory en convient d’ailleurs : « Les actes du Parlement sur le règlement des salaires faits contre les ouvriers en faveur de ceux qui les emploient, durèrent la longue période de quatre cent soixante-quatre ans. La population augmenta. Ces lois devinrent superflues et importunes. » (L. c. p. 206.)
  126. J. Wade fait à propos de ce statut une remarque fort juste : « Il résulte du statut de 1496 que la nourriture comptait comme l’équivalent du tiers de ce que recevait l’ouvrier, et des deux tiers de ce que recevait le travailleur agricole. Cela témoigne d’un plus haut degré d’indépendance parmi les travailleurs que celui qui règne aujourd’hui ; car la nourriture des ouvriers de n’importe quelle classe, représente maintenant une fraction bien plus élevée de leur salaire. » (J. Wade, l. c. p. 24, 25 et 577.) Pour réfuter l’opinion d’après laquelle cette différence serait due à la différence par exemple du rapport de prix entre les aliments et les vêtements, alors et aujourd’hui, il suffit de jeter le moindre coup d’œil sur le Chronicon Pretiosum, etc., par l’évêque Fletwood, 1re édit. London, 1707. 2e édit. London, 1745.
  127. W. Petty : Political Anatomy of Ireland, 1672, édit. 1691, p. 10.
  128. A discussion on the Necessity of Encouraging rnechanick Industry, London, 1689, p. 13. Macaulay qui a falsifié l’histoire d’Angleterre dans l’intérêt Whig et bourgeois, se livre à la déclamation suivante : « L’usage de faire travailler les enfants prématurément, régnait au dix-septième siècle à un degré presque incroyable pour l’état de l’industrie d’alors. À Norwich, le siège principal de l’industrie cotonnière, un enfant de six ans était censé capable de travail. Divers écrivains de ce temps, dont quelques-uns passaient pour extrêmement bien intentionnés, mentionnent avec enthousiasme, « exultation » le fait que, dans cette ville seule, les garçons et les jeunes filles créaient une richesse qui dépassait chaque année de douze mille livres sterling les frais de leur propre entretien. Plus nous examinons attentivement l’histoire du passé, plus nous trouvons de motifs pour rejeter l’opinion de ceux qui prétendent que notre époque est fertile en maux nouveaux dans la société. Ce qui est vraiment nouveau, c’est l’intelligence qui découvre le mal, et l’humanité qui le soulage. » (History of England, v. I p. 419.) Macaulay aurait pu rapporter encore qu’au dix-septième siècle des amis du commerce « extrêmement bien intentionnés » racontent avec « exultation » comment, dans un hôpital de Hollande un enfant de quatre ans fut employé au travail, et comment cet exemple de « vertu mise en pratique » fut cité pour modèle dans tous les écrits des humanitaires à la Macaulay, jusqu’au temps d’Adam Smith. Il est juste de dire qu’à mesure que la manufacture prit la place du métier, on trouve des traces de l’exploitation des enfants. Cette exploitation a existé de tout temps dans une certaine mesure chez le paysan, d’autant plus développée, que le joug qui pèse sur lui est plus dur. La tendance du capital n’est point méconnaissable ; mais les faits restent encore aussi isolés que le phénomène des enfants à deux têtes. C’est pourquoi ils sont signalés avec « exultation » par des « amis du commerce » clairvoyants, comme quelque chose de particulièrement digne d’admiration, et recommandés à l’imitation des contemporains et de la postérité. Le même sycophante écossais, le beau diseur Macaulay ajoute : « On n’entend parler aujourd’hui que de rétrogradation, et l’on ne voit que progrès. » Quels yeux et surtout quelles oreilles !
  129. Parmi les accusateurs de la classe ouvrière, le plus enragé est l’auteur anonyme de l’écrit mentionne dans le texte : An Essay on Trade and Commerce containing Observations on Taxation, etc., London, 1770. Il avait déjà préludé dans un autre ouvrage : Considerations on Taxes, London, 1765. Sur la même ligne vient de suite le faiseur de statistiques, Polonius Arthur Young. Parmi les défenseurs on trouve au premier rang Jacob Vanderlint, dans son ouvrage : Money answers all things. London, 1734 ; Rev. Nathaniel Forster, D. D, dans : An Enquiry into the Causes of the Prescrit Price of Provisions. London, 1766 ; Dr Price, et aussi Postlethwaite dans un supplément à son « Universal Dictionary of Trade and Commerce », et dans : Great Britain’s Commercial Interest explained and improved, 2e édit. London, 1775. Les faits eux-mêmes sont constatés par beaucoup d’autres auteurs contemporains, entre autres, par Rev. Josiah Tucker.
  130. Postlethwaite, l. c., First Preliminary Discourse, p. 4.
  131. An Essay, etc. Il nous raconte lui-même, p. 96, en quoi consistait déjà en 1770 « le bonheur » des laboureurs anglais. « Leurs forces de travail (their working powers) sont tendues à l’extrême (on the stretch) ; ils ne peuvent pas vivre à meilleur marché qu’ils ne font (they cannot live cheaper than they do), ni travailler plus durement (nor work harder). »
  132. Le protestantisme joue déjà par la transformation qu’il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables, un rôle important dans la genèse du capital.
  133. An Essay, etc., p. 15, 57, passim.
  134. L. c., p.69. Jacob Vanderlint déclarait déjà en 1734, que tout le secret des plaintes des capitalistes à propos de la fainéantise de la population ouvrière n’avait qu’un motif, la revendication de six jours de travail au lieu de quatre pour le même salaire.
  135. L. c., p. 260 : « Such ideal work house must be made an House of Terror and not an asylum for the poor, etc. In this ideal Workhouse the poor shall work fourteen hours, in a day, allowing proper time for rneals, in such manner that there shall rernain twelve hours of neat labour. » Les Français, dit-il, rient de nos idées enthousiastes de liberté. (L. c., p. 78.)
  136. Report of Insp. of. Fact., 31 oct. 1856, p. 80. La loi française des douze heures du 5 septembre 1850, édition bourgeoise du décret du gouvernement provisoire du 2 mars 1848, s’étend à tous les ateliers sans distinction. Avant cette loi, la journée de travail en France n’avait pas de limites. Elle durait dans les fabriques quatorze, quinze heures et davantage. Voy. : Des classes ouvrières en France, pendant l’année 1848, par M. Blanqui, l’économiste, non le révolutionnaire, qui avait été chargé par le gouvernement d’une enquête sur la situation des travailleurs.
  137. En ce qui regarde le règlement de la journée de travail, la Belgique maintient son rang d’État bourgeois modèle. Lord Howard de Welden, plénipotentiaire anglais à la cour de Bruxelles, écrit dans un rapport au Foreign Office du 12 mai 1862 : « Le ministre Rogier m’a déclaré que le travail des enfants n’était limité ni par une loi générale, ni par des règlements locaux ; que le gouvernement, pendant les trois dernières années, avait eu le dessein à chaque session, de présenter aux Chambres une loi à ce sujet, mais que toujours il avait trouvé un obstacle invincible dans l’inquiétude jalouse qu’inspire toute législation qui ne repose pas sur le principe de liberté absolue du travail. » Les soi-disant « socialistes belges », ne font que répéter, sous une forme amphigourique, ce mot d’ordre donné par leur bourgeoisie !
  138. « Il est certainement très regrettable qu’une classe quelconque de sonnes doive chaque jour s’exténuer pendant douze heures. Ajoute-t-on les repas et les aller et retour de l’atelier, c’est quatorze heures par jour sur 24… Question de santé à part, personne ne niera, je l’espère, qu’au point de vue moral, une absorption si complète du temps des classes travailleuses, sans relâche, depuis l’âge de 13 ans, et dans les branches d’industrie « libres » depuis un âge plus tendre encore ne constitue un mal extrêmement nuisible, un mal effroyable. Dans l’intérêt de la morale publique, dans le but d’élever une population solide et habile, et pour procurer à la grande masse du peuple une jouissance raisonnable de la vie, il faut exiger que dans toutes les branches d’industrie, une partie de chaque journée de travail soit réservée aux repas et au délassement. » (Leonhard Horner dans : Insp. of Fact. Reports 31 déc. 1841.)
  139. Voyez : Judgment of M. J. H. Otwey. Belfast. Hilary Sessions, 1860.
  140. Un fait qui caractérise on ne peut mieux le gouvernement de Louis-Philippe, le roi bourgeois, c’est que l’unique loi manufacturière promulguée sous son règne, la loi du 22 mars 1841 ne fut jamais mise en vigueur. Et cette loi n’a trait qu’au travail des enfants.’Elle établit huit heures pour les enfants entre huit et douze ans, douze heures pour les enfants entre douze et seize ans, etc., avec un grand nombre d’exceptions qui accordent le travail de nuit, même pour les enfants de huit ans. Dans un pays où le moindre rat est administré policièrement, la surveillance et l’exécution de cette loi furent confiées à la bonne volonté « des amis du commerce ». C’est depuis 1853 seulement que le gouvernement paye un inspecteur dans un seul département, celui du Nord. Un autre fait qui caractérise également bien le développement de la société française, c’est que la loi de Louis-Philippe restait seule et unique jusqu’à la révolution de 1848, dans cette immense fabrique de lois qui, en France, enserre toutes choses.
  141. Rep. of Insp. of Fact., 30 avril 1860, p. 51.
  142. « Legislation is equally necessary for the prevention of death, in any form in which it can be prematurely inflicted,
  143. Rep. of Insp. of Fact, 31 oct. 1849, p. 6.
  144. Rep. of Insp. of Fact, 31 oct. 1848, p. 98.
  145. Cette expression « nefarious practices », se trouve également dans le rapport officiel de Leonhard Horner (Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1859, p. 7).
  146. Rep. etc., for 30 th. sept. 1844, p. 15.
  147. L’acte permet d’employer des enfants pendant dix heures, quand au lieu de travailler tous les jours ils travaillent seulement un jour sur deux. En général, cette clause resta sans effet.
  148. « Comme une réduction des heures de travail des enfants serait cause qu’un grand nombre d’entre eux serait employé, on a pensé qu’un approvisionnement additionnel d’enfants de huit à neuf ans couvrirait l’augmentation de la demande. » (L. c., p. 13.)
  149. Rep. of insp. of Fact., 31 st. oct. 1848, p. 16.
  150. « Je vis qu’on prélevait 1 sh. sur les gens qui avaient reçu 10 sh. par semaine, en raison de la baisse générale du salaire de10 pour 100, et 1 sh. 6 d. en plus, à cause de la diminution du temps de travail, soit en tout 2 sh. 6d. ; mais cela n’empêcha point le plus grand nombre de tenir ferme pour le bill des dix heures. » (L. c.)
  151. « En signant la pétition, je déclarai que je n’agissais pas bien. — Alors, pourquoi avez-vous signe ? — Parce qu’en cas de refus on m’aurait jeté sur le pavé. » Le pétitionnaire se sentait en réalité « opprimé » mais pas précisément par la loi sur les fabriques. » (L. c., p. 102.)
  152. p. 17, l. c. Dans le district de M. Horner, dix mille deux cent soixante-dix ouvriers adultes furent interrogés dans cent quatre-vingt-une fabriques. On trouve leurs dépositions dans l’appendice du rapport de fabrique semestriel d’octobre 1848. Ces témoignages offrent des matériaux qui ont beaucoup d’importance sous d’autres rapports.
  153. L. c. Voy. les dépositions rassemblées par Leonhard Horner lui-même, no  69, 70, 71, 72, 92, 93, et celles recueillies par le sous-inspecteur A, no  51, 52, 58, 59, 60, 62, 70 de l’Appendice. Un fabricant dit même la vérité toute nue. Voy. no  14 après no  265, l. c.
  154. Reports, etc., for 31 st., october 1848, p. 133. 134.
  155. Reports, etc., for 30 th., october 1848, p. 147.
  156. Reports, etc., for 31 st., october 1848, p. 130.
  157. Reports, etc., l. c. p. 42.
  158. Reports, etc., for 31 st., oct. 1850, p. 5, 6.
  159. La nature du capital reste toujours la même, que ses formes soient à peine ébauchées ou développées complètement. Dans un code octroyé au territoire du Nouveau-Mexique, par les propriétaires d’esclaves, à la veille de la guerre civile américaine, on lit : « L’ouvrier, en tant que le capitaliste a acheté sa force de travail, est son argent (l’argent du capitaliste) « The labourer is his (the capitalist’s) money. » La même manière de voir régnait chez les patriciens de Rome. L’argent qu’ils avaient avancé au débiteur plébéien, se transsubstantiait par l’intermédiaire des moyens de subsistance, dans la chair et le sang du malheureux. Cette « chair » et ce sang étaient donc « leur argent ». De là la loi des 12 tables, toute à la Shylock ! Nous passons naturellement sur l’hypothèse de Linguet, d’après laquelle les créanciers patriciens s’invitaient de temps à autre, de l’autre côté du Tibre, à des festins composés de la chair de débiteurs, cuite à point, ainsi que sur l’hypothèse de Daumer à propos de l’eucharistie chrétienne.
  160. Reports, etc., for 31 st., oct. 1848, p. 133
  161. C’est ce que fit, entre autres, le philanthrope Ashworth dans une lettre suintant le quakerisme, adressée à Leonhard Horner.
  162. L. c. p. 134.
  163. L. c. p. 140.
  164. Ces « county magistrales », les « grands non-payés » (great unpaid), comme les nomme W. Cobbett, sont des juges de paix, pris parmi les notables des comtés et remplissant leurs fonctions gratuitement. Ils forment en réalité la juridiction patrimoniale des classes régnantes.
  165. Reports, etc., for 30 th. april 1849, p. 21, 22. V. des exemples semblables, ibid., p. 4, 5.
  166. Par les art. 1 et 2, IV, ch. 24, p. 10, connus sous le nom de Factory Act de Sir John Hobhouse, il est défendu à n’importe quel propriétaire de filature ou de tisseranderie, et de même aux père, fils et frère d’un tel propriétaire, de fonctionner comme juges de paix dans les questions qui ressortissent du Factory Act.
  167. L. c.
  168. Reports, etc., for 30 april 1849, p. 5.
  169. Reports, etc., for 31 oct. 1849, p. 6.
  170. Reports, etc., for 30 april 1849, p. 21.
  171. Reports, etc., 1er dec. 1848, p. 95.
  172. Voy. « Reports, etc., for 30 th. april 1849, p. 6, et l’explication détaillée du « Shifting system » donnée par les inspecteurs de fabrique Howell et Saunders dans les Reports for 31 oct. 1848. Voy. de même la pétition du clergé d’Ashton et des alentours, adressée à la reine (avril 1849) contre le « Shift system ».
  173. Comp. par ex. « The Factory Question and the Ten Hours Bill. By R. H. Greg., 1837 ».
  174. F. Engels : Die Englische Zehnstundenbill (dans la Neue Rh. Zeitung, revue politique et économique, éditée par Karl Marx, liv. d’avril 1850, p. 13). Cette même « haute » cour découvrit aussi pendant la guerre civile américaine une ambiguité de mots qui changeait complètement le sens de la loi dirigée contre l’armement des navires de pirates, et la transformait en sens contraire.
  175. Reports, etc., for 30 th. april 1850.
  176. En hiver, de 7 heures du matin à 7 heures du soir, si l’on veut.
  177. « La présente loi (de 1850) a été un compromis par lequel les ouvriers employés livraient le bénéfice de la loi des dix heures en retour d’une période uniforme, pour le commencement et la fin du travail de ceux dont le travail est restreint. » (Reports, etc., for 30 th. april 1852, p. 14.)
  178. Reports, etc., for 30 th. sept. 1844, p. 13. — 2. L. c.
  179. « The delicate texture of the fabric in which they were employed requiring a lightness of touch, only to be acquired by their early introduction to these factories. » (L. c., p. 20.)
  180. Reports, etc., for 31 oct. 1861, p.26.
  181. L. c., p. 27. En général la population ouvrière soumise à la loi des fabriques, s'est physiquement beaucoup améliorée. Néanmoins on trouve dans les rapports officiels du Dr Grennhow le tableau suivant :
    tant pour 100 des adultes occupés dans les manufactures. chiffre de mortalité pour affection des poumons sur 100 000 hom. nom du district. chiffre de mortalité pour affection des poumons sur 100 000 fem. tant pour 100 des femmes adultes occupées dans les manuf. genre d’occupation.
    14,9 598 Wigan 644 18,0 Coton
    42,6 708 Blackburn 734 34,9
    37,3 547 Halifax 564 20,4 Worsted
    (laine filée)
    41,9 611 Bradford 606 30,0
    31,0 691 Macclesfield 804 26,0 Soie
    14,9 588 Leek 705 17,2
    36,6 721 Stoke upon Trent 665 19,3 Poterie
    30,4 726 Woolstanton 727 13,9
    305 Huit districts agricoles 340
  182. On sait avec quelle répugnance les « libre-échangistes » anglais renoncèrent aux droits protecteurs des manufactures de soie. Le service que leur rendait la protection contre l’importation française, leur rend maintenant le manque de protection pour les enfants employés dans leurs fabriques.
  183. Reports, etc., for 30 th. april 1853, p. 31.
  184. Pendant les années de la plus haute prospérité pour l’industrie cotonnière anglaise, 1859 et 1860, quelques fabricants essayèrent, en offrant des salaires plus élevés pour le temps de travail extra, de déterminer les fileurs adultes, etc., à accepter une prolongation de la journée. Ceux-ci mirent fin à toute tentative de ce genre par un mémoire adressé aux fabricants, dans lequel il est dit entre autres : « Pour dire toute la vérité, notre vie nous est à charge, et tant que nous serons enchaînés à la fabrique presque deux jours de plus (20 heures) par semaine que les autres ouvriers, nous nous sentirons comme des ilotes dans le pays, et nous nous reprocherons d’éterniser un système qui est une cause de dépérissement moral et physique pour nous et notre race… Nous vous avertissons donc respectueusement qu’à partir du premier jour de la nouvelle année, nous ne travaillerons plus une seule minute au-delà de soixante heures par semaine, de 5 h du matin à 6 h du soir, déduction faite des pauses légales de une heure et demie. » (Reports, etc., for 30 th. april 1860, p. 30.)
  185. Sur les moyens que fournit la rédaction de cette loi pour sa propre violation, compulser le rapport parlementaire : « Factory Regulations Acts » (6 août 1859) et dans ce rapport les observations de Leonhard Horner « Suggestions for Amending the Factory Acts to enable the Inspectors to prevent Illegal Working, now become very prevalent ».
  186. « Des enfants de 8 ans et d’autres plus âgés ont été réellement exténués de travail dans mon district, de 6 heures du matin à 9 heures du soir pendant le dernier semestre de l’année 1857. » (Reports, etc., for 31 oct. 1857, p. 39)
  187. « Il est admis que le « Printwork’s Act » est un avortement pour ce qui regarde soit ses règlements protecteurs, soit ses règlements sur l’éducation. » (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p. 62.)
  188. Ainsi par ex. B. E. Potter dans une lettre adressée au Times du 24 mars 1863. Le Times lui rafraîchit la mémoire et lui rappelle la révolte des fabricants contre la loi des dix heures.
  189. Entre autres M. W. Newmarch, collaborateur et éditeur de « L’Histoire des Prix » de Tooke. Est-ce donc un progrès scientifique que de faire de lâches concessions à l’opinion publique ?
  190. La loi concernant les blanchisseries et les teintureries publiée en 1860, arrête que la journée de travail sera réduite provisoirement à douze heures le 1er août 1861, et à dix heures définitivement le 1er août 1862, C’est-à-dire dix heures et demie pour les jours ordinaires, et sept heures et demie pour les samedis. Or, lorsque arriva la fatale année 1862, la même vieille farce se renouvela. Messieurs les fabricants adressèrent au Parlement pétitions sur pétitions, pour obtenir qu’il leur fût permis, encore une petite année, pas davantage, de faire travailler douze heures les adolescents et les femmes… Dans la situation actuelle, disaient-ils (pendant la crise cotonnière), ce serait un grand avantage pour les ouvriers, si on leur permettait de travailler douze heures par jour et d’obtenir ainsi le plus fort salaire possible… La Chambre des communes était déjà sur le point d’adopter un bill dans ce sens ; mais l’agitation ouvrière dans les blanchisseries de l’Écosse l’arrêta. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p. 14, 15.) Battu par les ouvriers au nom desquels il prétendait parler, le capital empruntant les besicles des juristes découvrit que la foi de 1860, comme toutes les lois du Parlement « pour la protection du travail » était rédigée en termes équivoques qui lui donnaient un prétexte d’exclure de la protection de la loi les « calendreurs et les finisseurs » (finishers). La juridiction anglaise, toujours au service du capital, sanctionna la chicanerie par un arrêt de la cour des plaids communs (common pleas). « Cet arrêt souleva un grand mécontentement parmi les ouvriers, et il est très regrettable que les intentions manifestes de la législation soient éludées sous prétexte d’une définition de mots défectueuse. » (L. c. p. 18.)
  191. Les « blanchisseurs en plein air » s’étaient dérobés à la loi de 1860 sur les blanchisseries, en déclarant faussement qu’ils ne faisaient point travailler de femmes la nuit. Leur mensonge fut découvert par les inspecteurs de fabrique, et en même temps, à la lecture des pétitions ouvrières, le Parlement vit s’évanouir toutes les sensations de fraîcheur qu’il éprouvait à l’idée d’une « blanchisserie en plein air ». Dans cette blanchisserie aérienne on emploie des chambres à sécher de 90 à 100 degrés Fahrenheit dans lesquelles travaillent principalement des jeunes filles. « Cooling » (rafraîchissement), tel est le terme technique qu’elles emploient pour leur sortie de temps à autre du séchoir. » Quinze jeunes filles dans les séchoirs, chaleur de 80 à 90° pour la toile, de 100° et plus pour la batiste (cambrics). Douze jeunes filles repassent dans une petite chambre de dix pieds carrés environ, chauffée par un poêle complètement fermé. Elles se tiennent tout autour de ce poêle qui rayonne une chaleur énorme, et sèche rapidement la batiste pour les repasseuses. Le nombre des heures de travail de « ces bras » est illimité. Quand il y a de l’ouvrage, elles travaillent jusqu’à 9 heures du soir ou jusqu’à minuit plusieurs jours de suite. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.56.) Un médecin fait cette déclaration : « Il n’y a point d’heures fixes pour le rafraîchissement, mais quand la température est insoutenable, ou que la sueur commence à salir les mains des ouvrières, on leur permet de sortir deux minutes… Mon expérience dans le traitement des maladies de ces ouvrières me force à constater que leur état de santé est fort au-dessous de celui des ouvrières en coton (et le capital, dans sa pétition au Parlement, les avait dépeintes comme plus roses et plus joufflues que les Flamandes de Rubens). Leurs maladies principales sont : la phtisie, la bronchite, les affections de l’utérus, l’hystérie sous sa forme la plus horrible et le rhumatisme. Elles proviennent toutes, selon moi, de l’atmosphère surchauffée de leurs chambres de travail et du manque de vêtements convenables qui puissent les protéger, quand elles sortent dans les mois d’hiver, contre l’air froid et humide. » (L. c., p. 56, 57.) Les inspecteurs de fabrique remarquent à propos de la loi arrachées ensuite en 1863, à ces joviaux blanchisseurs en plein air : « Cette loi non seulement n’accorde pas aux ouvriers la protection qu’elle semble accorder, mais elle est formulée de telle sorte, que sa protection n’est exigible que lorsqu’on surprend en flagrant délit de travail, après 8 heures du soir, des femmes et des enfants ; et même dans ce cas la méthode prescrite pour faire la preuve a des clauses telles, qu’il est à peine possible de sévir. » (L. c., p. 52.) « Comme loi se proposant un but humain et éducateur, elle est complètement manquée. Car enfin, on ne dira pas qu’il est humain d’autoriser des femmes et des enfants, ou, ce qui revient au même, de les forcer à travailler quatorze heures par jour et peut-être encore plus longtemps, avec ou sans repos, comme cela se rencontre, sans considération d’âge, de sexe, et sans égard pour les habitudes sociales des familles voisines des blanchisseries. » (Reports, etc., for 30 th. april 1863, p. 40.)
  192. Depuis 1866, époque à laquelle j’écrivais ceci, il s’est opéré une nouvelle réaction. Les capitalistes, dans les branches d’industrie menacées d’être soumises à la législation des fabriques, ont employé toute leur influence parlementaire pour soutenir leur « droit de citoyen » à l’exploitation illimitée de la force de travail. Ils ont trouvé naturellement dans le ministère libéral Gladstone des serviteurs de bonne volonté.
  193. « La conduite de chacune de ces classes (capitalistes et ouvriers) a été le résultat de la situation relative dans laquelle elles ont été placées. » (Reports, etc., for 31 st. Oct. 1848, p. 112.)
  194. « Deux conditions sont requises pour qu’une industrie soit sujette à être inspectée et que le travail puisse y être restreint ; il faut qu’on y fasse usage de la force d’eau ou de vapeur et qu’on y fabrique certains tissus spéciaux. » (Reports, etc., for 31 october 1864, p.8.)
  195. On trouve sur la situation de ce genre d’industrie de très nombreux renseignements dans les derniers rapports de la « Children’s employment commission. »
  196. « Les lois de la dernière session (1864) embrassent une foule d’industries dont les procédés sont très différents, et l’usage de la vapeur pour mettre en mouvement les machines n’est plus comme précédemment un des éléments nécessaires pour constituer ce que légalement on nomme une fabrique. » (Reports, etc., for 31 oct. 1864, p.8.)
  197. La Belgique, ce paradis du libéralisme continental, ne laisse voir aucune trace de ce mouvement. Même dans ses houillères et ses mines de métal, des travailleurs des deux sexes et de tout âge sont consommés avec une « liberté » complète, sans aucune limite de temps. Sur 1000 personnes employées il y a 733 hommes, 88 femmes, 135 garçons et 44 jeunes filles au-dessous de 16 ans. Dans les hauts fourneaux sur 1000 également, il y a 688 hommes, 149 femmes, 98 garçons et 85 jeunes filles au-dessous de 16 ans. Ajoutons à cela que le salaire est peu élevé en comparaison de l’exploitation énorme des forces de travail parvenues ou non à maturité ; il est par jour en moyenne de 2 sh. 8 d. pour hommes, un 1 sh. 8 d. pour femmes et 2 ½ d. pour les garçons. Aussi la Belgique a-t-elle en 1863, comparativement avec 1850, à peu près doublé la quantité et la valeur de son exportation de charbon, de fer, etc.
  198. Quand Robert Owen, immédiatement après les dix premières années de ce siècle, soutint théoriquement non seulement la nécessité d’une limitation de la journée de travail, mais encore établit réellement la journée de dix-heures dans sa fabrique de New-Lamark, on se moqua de cette innovation comme d’une utopie communiste. On persifla son « union du travail productif avec l’éducation des enfants », et les coopérations ouvrières qu’il appela le premier à la vie. Aujourd’hui la première de ces utopies est une loi de l’Etat, la seconde figure comme phrase officielle dans tous les Factory Acts, et la troisième va jusqu’à servir de manteau pour couvrir des manœuvres réactionnaires.
  199. Ure, trad. franc., Philosophie des manufactures. Paris, 1836, t. II, p. 39, 40, 67, etc.
  200. Dans le compte rendu du congrès international de statistique tenu à Paris en 1855, il est dit entre autres que la loi française, qui restreint à 12 heures la durée du travail quotidien dans les fabriques et les ateliers, n’établit pas d’heures fixes entre lesquelles ce travail doit s’accomplir. Ce n’est que pour le travail des enfants que la période entre 5 heures du matin et 9 heures du soir est prescrite. Aussi des fabricants usent-ils du droit que leur accorde ce fatal silence pour faire travailler sans interruption tous les jours, excepté peut-être le dimanche. Ils emploient pour cela deux séries différentes de travailleurs, dont aucune ne passe plus de douze heures à l’atelier ; mais l’ouvrage, dans l’établissement, dure jour et nuit. « La loi est satisfaite, mais l’humanité l’est-elle également ? » Outre l’influence destructive du travail de nuit sur l’organisme humain, on y fait ressortir encore la fatale influence de la confusion pendant la nuit des deux sexes dans les mêmes ateliers très mal éclairés.
  201. « Dans mon district, par exemple, un même fabricant est, dans les mêmes établissements, blanchisseur et teinturier, et comme tel soumis à l’acte qui règle les blanchisseries et les teintureries de plus imprimeur, et comme tel soumis au « Printwork’s Act » ; enfin finisseur (finisher), et comme tel soumis au « Factory Act… » (Reports of M. Redgrave, dans Reports, etc., for 31 oct. 1861, p.20.) Après avoir énuméré les divers articles de ces lois et fait ressortir la complication qui en résulte, M. Redgrave ajoute : « On voit combien il doit être difficile d’assurer l’exécution de ces trois règlements parlementaires, s’il plait au fabricant d’éluder la loi. » Mais ce qui est assuré par là à MM. les juristes, ce sont les procès.
  202. Enfin les inspecteurs de fabrique se sentent le courage de dire : « Ces objections (du capital contre la limitation légale du temps de travail) doivent succomber devant le grand principe des droits du travail… Il y a un temps où le droit du patron sur le travail de son ouvrier cesse, et où celui-ci reprend possession de lui-même. » (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.54.)
  203. « Nous, les travailleurs de Dunkirk, déclarons que la longueur du temps de travail requise sous le système actuel est trop grande, et que, loin de laisser à l’ouvrier du temps pour se reposer et s’instruire, elle le plonge dans un état de servitude qui ne vaut guère mieux que l’esclavage (a condition of servitude but little better than slavery). C’est pourquoi nous décidons que huit heures suffisent pour une journée de travail et doivent être reconnues légalement comme suffisantes ; que nous appelons à notre secours la presse, ce puissant levier… et que nous considérons tous ceux qui nous refuseront cet appui comme ennemis de la réforme du travail et des droits du travailleur. » (Décisions des travailleurs de Dunkirk, État de New York, 1866).
  204. Reports, etc., for 31 oct. 1848, p. 112.
  205. « Ces procédés (les manœuvres du capital, par exemple, de 1848 à 1850) ont fourni des preuves incontestables de la fausseté de l’assertion si souvent mise en avant, d’après laquelle les ouvriers n’ont pas besoin de protection, mais peuvent être considérés comme des agents libres dans la disposition de la seule propriété qu’ils possèdent, le travail de leurs mains et la sueur de leurs fronts. » (Reports, etc., for 30 th. april 1851, p. 45.) (Le travail libre, si on peut l’appeler ainsi, même dans un pays libre, requiert le bras puissant de la loi pour le protéger. » (Reports, etc., for 31 oct. 1864, p. 34.) « Permettre, est la même chose que forcer… de travailler quatorze heures par jour, avec ou sans repos. » (Reports, etc., for 30 th. april 1863, p. 40.)
  206. Friedrich Engels, l. c. p. 5.
  207. Paroles de Henri Heine.
  208. « Dans les branches d’industrie qui lui sont soumises, le bill des dix heures a sauvé les ouvriers d’une dégénérescence complète et a protégé tout ce qui regarde leur condition physique. » (Reports, etc., for 31 oct. 1849, p. 47-52). « Le capital (dans les fabriques) ne peut jamais entretenir les machines en mouvement au-delà d’une période de temps déterminée sans porter atteinte à la santé et à la moralité des ouvriers, et ceux-ci ne sont point en position de se protéger eux-mêmes. » (L c., p. 8.)
  209. « Un bienfait encore plus grand, c’est la distinction enfin clairement établie entre le temps propre de l’ouvrier et celui de son maître. L’ouvrier sait maintenant quand le temps qu’il a vendu finit, et quand commence celui qui lui appartient ; et cette connaissance le met à même de disposer d’avance de ses propres minutes suivant ses vues et projets. » (L. c. p. 52.) « En constituant les ouvriers maîtres de leur propre temps, la législation manufacturière leur a donné une énergie morale qui les conduira un jour à la possession du pouvoir politique. » (L. c. p. 47). Avec une ironie contenue et en termes très circonspects, les inspecteurs de fabrique donnent à entendre que la loi actuelle des dix heures n’a pas été sans avantages pour le capitaliste. Elle l’a délivré, jusqu’à un certain point, de cette brutalité naturelle qui lui venait de ce qu’il n’était qu’une simple personnification du capital et lui a octroyé quelque loisir pour sa propre éducation. Auparavant « le maître n’avait de temps que pour l’argent ; le serviteur que pour le travail ». (L. c. p. 48.)
  210. Dans le texte, il est toujours supposé, non seulement que la valeur d’une force de travail moyenne est constante, mais encore que tous les ouvriers employés par un capitaliste ne sont que des forces moyennes. Il y a des cas exceptionnels où la plus-value produite n’augmente pas proportionnellement au nombre des ouvriers exploités, mais alors la valeur de la force de travail ne reste pas constante.
  211. Cette loi élémentaire semble inconnue à messieurs les économistes vulgaires, qui, nouveaux Archimèdes mais à rebours, croient avoir trouvé dans la détermination des prix du marché du travail par l’offre et la demande le point d’appui au moyen duquel ils ne soulèveront pas le monde, mais le maintiendront en repos.
  212. Dans le livre quatrième.
  213. « Le travail, qui est le temps économique de la société, est une quantité donnée, soit dix heures par jour d’un million d’hommes, ou dix millions d’heures… Le capital a sa limite d’accroissement. Cette limite peut, à toute période de l’année, être atteinte dans l’extension actuelle du temps économique employé. » An Essay on the political Economy of nations. London, 1821, p. 48, 49.
  214. « Le fermier ne peut pas compter sur son propre travail ; et s’il le fait, je maintiens qu’il y perdra. Sa fonction est de tout surveiller. Il faut qu’il ait l’œil sur son batteur en grange, ses faucheurs, ses moissonneurs, etc. Il doit constamment faire le tour de ses clôtures et voir si rien n’est négligé, ce qui aurait lieu certainement s’il se confinait en une place quelconque. » (An Enquiry into the Connection between, the Price of Provisions, and the Size of Farms, etc., by a Farmer. London, 1773, p. 12). Cet écrit est très intéressant. On peut y étudier la genèse du « capitalist farmer » ou « merchant farmer », comme il est appelé en toutes lettres et y lire sa glorification vis-à-vis du « petit fermier » qui n’a qu’un souci, celui de sa subsistance. — « La classe des capitalistes est d’abord en partie et finalement tout à fait délivrée de la nécessité du travail manuel. » Textbook of Lectures on rite Polit. Economy of Nations by the Rev. Richard Jones. Hertford, 1852, lecture III.
  215. La théorie moléculaire de la chimie moderne, développée pour la première fois scientifiquement par Laurent et Gerhardt, a pour base cette loi.
  216. « Compagnie monopolia ». Tel est le nom que donne Martin Luther à ce genre d’institutions.
  217. Reports of Insp. of Fact. for 30th., april 1849, p. 59.
  218. L. c., p. 60. L’inspecteur de fabrique Stuart, écossais lui-même, et contrairement aux inspecteurs anglais, tout à fait imbu de la manière de voir capitaliste, affirme expressément que cette lettre, qu’il annexe à son rapport, est « la communication la plus utile qui lui ait été faite par les fabricants qui emploient le système des relais, et qu’elle a principalement pour but d’écarter les préjugés et de lever les scrupules que soulève ce système ».