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Le Capitan/IX

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IX. Laguigne et Lachance
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Lorsque le chevalier de Capestang, après un évanouissement qui dut être assez long, revint à lui, sa première pensée fut celle-ci :

"Voilà un lit aussi dur que le roc, aussi peu tendre que le cœur de dame Nicolette, patronne de cette auberge de la Pie-Voleuse. Corbacque ! que ses lits sont durs ! J’en suis moulu, j’en ai les côtes en capilotade."

Il allongea les mains autour de lui et comprit qu'il n'était nullement dans un lit.

"Tiens ! fit-il, j’ai roulé sur le plancher. Oui, par ma foi, me voici bien sur des planches raboteuses. Je ne m’étonne plus maintenant d’avoir eu le cauchemar. Quel rêve ! Ventre du pape ! Quels enragés aboyant à mes chausses ! Quels coups ! D’estafilade ou de pointe, de tête ou de revers, j’en étais tailladé, mis en pièces, déchiqueté comme un jambon ! Morbleu ! Tâchons de regagner notre lit. C’est curieux comme la tête me tourne. Qu’ai-je bu donc à souper ?"

Là-dessus, Capestang se souleva, ou plutôt essaya de se soulever. Mais alors il éprouva de telles brûlures sur huit ou dix endroits de son corps qu’il retomba en disant : "Aïe ! Ouf ! Peste !" Puis il ajouta : "Je n’ai pas rêvé !"

La mémoire, alors, se remit à fonctionner comme une délicate mécanique un instant détraquée qui reprend sa marche. Il revit son entrée dans Paris, sa rencontre avec Rinaldo, son arrivée à l’hôtel, le pauvre hère qu’il avait délivré des mains de son guide, sa réception chez le maréchal d’Ancre, la pièce dallée, les éclaboussures de sang, l’entrée silencieuse et nonchalante des spadassins, la bataille enragée, la fuite éperdue dans un escalier, puis dans un couloir au fond duquel il s’était retranché derrière une porte qu’il avait fermée à clef. Toutes ces images se succédèrent sur l’écran du souvenir avec une rapidité qui n’excluait pas la netteté.

"Décidément, bredouilla-t-il, j’ai rencontré Laguigne ! Que ne l’ai-je laissé étrangler ! J’ai soif. J’ai eu soif souvent. Mais jamais je n’ai enragé d’une pareille soif. Oh ! ajouta-t-il tout à coup avec un cri. Et mon cheval ! Mon pauvre Fend-l’Air ! Qu’en ont-ils fait ! mais que j’ai donc soif ! Hum ! Il fait bien noir ici… m’auraient-ils mis dans un four ? ou dans une tombe ? murmura-t-il soudain tandis que ses cheveux se hérissaient. Ah çà, est-ce que je serais mort ? Est-ce que je vais avoir soif ainsi pendant l’éternité ?"

Le pauvre Capestang ne songeait guère à plaisanter. Il frissonna de terreur. Il acceptait l’une après l’autre toutes les idées plus ou moins lucides que la fièvre faisait défiler dans son esprit. Il raisonnait pourtant. Ou du moins il y tâchait, non sans vaillance. Il grommela :

"Il me semble tout de même que, si j'étais mort, je ne m'entendrais ni ne me sentirais. Or, j'entends. Voyons, crions quelque chose, pour voir !"

Et il cria : "Laguigne !"

Pourquoi cria-t-il cela plutôt qu’autre chose ? Sans doute une bizarre fantaisie de la fièvre qui faisait sonner ce nom dans sa tête.

"Hein ?" fit une voix imprécise et lointaine, une voix que Capestang n'entendit pas.

Mais il s'était entendu lui-même. Et cela lui suffisait pour l’heure.

"Je ne suis pas mort, dit-il. J'entends parfaitement. Mes oreilles vivent. Il est donc probable que le reste vit aussi. J’entends même un roulement de tambour."

Ce roulement de tambour, c’était un crépitement ininterrompu et monotone sur le toit. Qu’était-ce que ce crépitement ? Il était impossible au blessé de s’en rendre compte.

"Mais continua-t-il, que fais-je ici ? Je me souviens que j’ai tourné une clef. Je me suis donc renfermé quelque part. Ah ! Oh ! Aïe ! La malepeste !"

Un léger cri de souffrance avait interrompu le monologue. Cependant, dans le violent effort qu’il venait de faire, Capestang venait pour la première fois d’entrouvrir ses paupières lourdes comme des volets de plomb rabattus sur ses yeux. Il distingua alors qu’il se trouvait dans un étroit réduit, et qu’une lumière diffuse venait du plafond, c’est-à-dire des interstices que les tuiles du toit laissaient entre elles.

Ce toit était presque à pic, en sorte que Capestang eût pu se tenir debout presque partout dans le réduit, excepté dans l’angle extrême formé par le plancher et la pente de la toiture, et où il n’eût pu se glisser qu’en rampant. Il résultait de cet agencement qu’un homme qui eût marché debout de la porte à l’extrémité de cette mansarde eût infailliblement frappé de son front les tuiles du toit.

Une fois encore, Capestang essaya de se mettre debout. L’énergie de ce tempérament exceptionnel vint à bout de cette tentative. Le chevalier, haletant, s’appuya à la porte, essuya la sueur qui ruisselait sur son front et, sa nature exubérante reprenant alors le dessus, se mit à crier :

"Corbacque ! Maintenant, je retrouve la chance !

— Hein ?" répéta la voix mystérieuse et lointaine.

Mais, cette fois encore, Capestang ne l'entendit pas. Il venait de se retourner vers la porte, il se cramponnait des deux mains à la clef... Et cette clef, il parvint à la tourner. Il tira à lui... La porte s'ouvrit !

La seconde qui suivit fut pour Capestang la hideuse, l’effroyable seconde d’épouvante où le cœur défaille, où le cerveau chavire, où les yeux refusent de croire à ce qu’ils voient, où l’échine frissonne au contact de ce reptile glacé qui s’appelle la peur. Capestang éprouva la peur dans ce qu’elle a de mortel. Il ferma les yeux, porta les deux mains à ses tempes qui battaient le rappel de l’horreur, et il râla :

"Muré ! Ils m'ont muré vivant ! Je vais mourir ici de faim et de soif ! Je vais me sentir mourir heure par heure, minute par minute ! Je ne me trompais pas : j’étais bien dans une tombe ! Seulement, ils m’y ont mis tout vivant ! Et la soif ! oh ! l’horrible soif qui me brûle, me consume, me dévore ! Oh ! une goutte d’eau ! rien qu’une goutte !"

En parlant ainsi, il reculait devant ce mur de briques et de ciment qui bouchait la porte, comme le condamné recule d’un mouvement instinctif quand il voit l’échafaud. Il reculait, éperdu, fou de terreur et de fureur contre les bourreaux qui avaient imaginé pour lui une telle agonie. Il reculait, et soudain il trébucha. Sa tête heurta violemment un obstacle et il tomba sur les genoux. Dans le même moment, le jour se fit plus vif dans le réduit ; il y eut comme un bruit de glissement de quelque chose qui court et qui bondit ; puis, le silence : puis, très loin ou très bas, le bruit d’un objet, grès ou faïence, qui se brise sur des pavés.

Cet obstacle contre lequel Capestang venait de se choquer, c’était le toit en pente raide. Cet objet qui se brisait, c’était une tuile arrachée par le heurt de sa tête, et qui avait glissé, rebondit jusqu’au pavé d’une étroite courette. Capestang était tombé au-dessous de l’ouverture ainsi pratiquée, par où descendait maintenant un peu plus de lumière.

Et comme il était là, pantelant, essayant encore un geste de menace terrible, il sentit sur son front une délicieuse impression de fraîcheur, puis une autre, puis d’autres encore, et il entendit le roulement du tambour qui redoublait, et, ayant levé ses yeux hagards vers l’ouverture, il vit qu’il pleuvait à torrents… l’eau ruisselait, l’eau du ciel, bienfaisante, sauveuse, l’eau lui inondait la tête ; il se sentait renaître, son cœur s’apaisait, et alors, à cette eau du ciel, il tendit ses mains, son front, sa figure, il la respirait, l’absorbait avec une exquise frénésie… et il se relevait, il écartait une tuile, deux tuiles, il passait sa tête dans l’ouverture, reniflait, lampait l’averse, et bégayait :

"Ah ! que c’est bon, que c’est donc bon, l’eau généreuse du ciel !"

Mais alors, ayant baissé les yeux vers le sol, il frissonna : il vit que toute tentative de fuite était impossible sur ce toit à angle aigu où aucune aspérité ne permettait de s’accrocher, Capestang vit, qu’il se trouvait à soixante pieds des pavés d’une courette située sur les derrières de l’hôtel de Concini, c’est-à-dire qu’il n’avait qu’un moyen d’éviter l’agonie par la faim et la soif : c’était d’agrandir le trou, de se laisser tomber, et de se fracasser le crâne sur ces pavés !

"Eh bien, soit ! fit-il. Il ne sera pas dit qu’un Trémazenc de Capestang se sera laissé mourir comme un renard qui n’ose sortir du terrier, alors, que, vive Dieu ! je puis encore choisir la mort qui me convient ! Non, ruffians ! non, sacripants, vous n’aurez pas cette joie de ramasser mon cadavre ! Un Capestang sait mourir comme et quand il lui plaît, et braver encore en mourant la mort et la guigne !...

— Hein ?" dit pour la troisième fois la voix mystérieuse.

Et cette fois, Capestang l’entendit, l’étrange voix nasillarde qui jetait ainsi dans l’espace cette exclamation à la fois interrogative et stupéfaite. La voix, disons-nous, claironnait dans l’espace. Un instant, il lui sembla voir devant lui, dans l’espace, une tête étrange, pâle, grimaçante, et remarquable par sa complète calvitie.

"C'est l'ange de la pluie", fit-il.

Cependant il vit que, devant lui, la courette en question était fermée par une haute muraille sans aucune fenêtre ; mais cette muraille elle-même était surmontée d’un toit aigu, et vers le milieu de ce toit s’ouvrait une étroite lucarne. Ce fut à cette lucarne que ses yeux finirent par s’accrocher.

"Hein ?" fit-il à son tour avec étonnement.

En effet, cette lucarne encadrait une tête, – une tête ornée d’une énorme chevelure. Cette tête ouvrait des yeux effarés. Et ces yeux le fixaient avec une stupeur que Capestang prit pour de l’insolence, car, oubliant sa terrible situation, il se mit à vociférer :

"Dites donc, monsieur l’impertinent...

— Plus bas ! interrompit la tête.

— Comment, plus bas ? fit Capestang. Qu’est-ce à dire, monsieur le faquin ?

— Parlez plus bas, mon gentilhomme ! Eh quoi ! ne me reconnaissez-vous pas ?

— Si je vous reconnais ? Je vous connais donc ? Au fait, il me semble avoir déjà vu ce nez pointu, cette bouche fendue jusqu’aux oreilles, ces yeux ronds et cette extravagante chevelure. J’y suis, corbacque ! J’y suis, et je te maudis, puisque, en te rencontrant, je me suis heurté au malheur ! C’est bien toi qui t’appelles Laguigne, que la peste étouffe !

— Pardon, mon gentilhomme, dit la tête de la lucarne, je ne m'appelle pas Laguigne. Aujourd'hui, je m'appelle Lachance.

— Ce matin, pourtant, tu t'appelais Laguigne ?

— Pas ce matin, mon gentilhomme ! Hier ! C’est hier que je m’appelais Laguigne. Hier dans la matinée, quand j’ai eu l’honneur d’être à demi étranglé par l’illustre Rinaldo, et le bonheur d’être délivré par vous.

— Ainsi, dit Capestang, c’est hier que je t’ai rencontré près de cet hôtel du diable ? Ainsi, continua-t-il, c’est hier que je me suis colleté avec cette demi-douzaine de démons ? J’ai donc dormi tout le reste de la journée et toute la nuit ? Çà, que fais-tu là ?

— Mais je suis ici chez moi, dit l’homme.

— Chez toi ! Tu habites donc l’hôtel de Pantalon ?

— Pantalon ? fit Laguigne – ou Lachance – effaré.

— Concini. Il me fait appeler Capitan par ses sbires. C’est bien le moins que je le décore du nom de Pantalon, puisqu’il veut jouer la comédie avec moi.

— Je ne comprends pas. Mais au vrai, je ne suis pas ici dans l’hôtel d’Ancre. Je suis chez moi, c’est-à-dire dans la mansarde la plus élevée de cette maison, qui est la dernière du cul-de-sac Maladre qui a son goulot sur la rue Garancière, qui… mais, mon gentilhomme, si j’ose vous adresser une question, que faites-vous vous-même, la tête passée à travers ce toit, et recevant la pluie qui vous fouette ?

— Ce que je fais ici ? dit Capestang que la fièvre rendait loquace et à qui d’ailleurs la physionomie de cet inconnu inspirait une sorte de confiance. Je suis en train de mourir, voilà tout.

— Mourir ! c'est affreux ce que vous dites là !

— Affreux mais vrai. Les drôles m'ont gratifié de je ne sais plus combien de coups d'épée et, par surcroît, m'ont muré dans ce réduit, en sorte que si je ne m'achève pas moi-même, je mourrai de faim, à moins que je ne meure de mes blessures.

— Et vous dites que ce sont les gens de cet hôtel qui vous ont mis en si piteux état ?

— Eux-mêmes, corbacque !

— Quelle chance ! s’écria joyeusement Laguigne.

— Drôle ! gronda Capestang. Tu te moques de moi !

— Non. C’est que je vous prenais pour un fidèle du Concini, puisque vous paraissiez au mieux avec l’infâme Rinaldo. Je me réjouis donc de savoir qu’au contraire vous êtes son ennemi. Quant au reste, fiez-vous à moi. Je suis de Périgueux et les Périgourdins ont l’esprit inventif. De plus, j’ai fait la guerre sous le grand Henri IV, enfin, je suis dans un de mes jours où je m’appelle Lachance, et vous en profiterez !"

Là-dessus, la tête disparut, la lucarne se referma et Capestang qui se trouvait suffisamment rafraîchi, car la pluie n’avait cessé de tomber, rentra lui-même sa tête, tout ébahi de cette rencontre si toutefois le mot rencontre peut s’appliquer ici. Quoi qu’il en soit, l’espoir lui revenait, et avec l’espoir le désir de vivre.

Le premier soin de notre aventurier fut de se déshabiller et d’examiner ses blessures l’une après l’autre. Puis il mit sa chemise en lambeaux, s’en fit des bandes qu’il mouilla, en les exposant sur le toit, et pansa les blessures qu’il venait de dénombrer.

"Il y en a sept, réfléchit-il. J’ai donc sept coups à rendre, savoir : primo, le Concini. Ensuite, le Rinaldo. Ensuite, les cinq enragés. Cinq et deux font bien sept. Après quoi, je pourrai me reposer, comme le Seigneur. Il est vrai que le Seigneur a accompli six travaux pour se reposer le septième jour. Mais ce n’est pas ma faute s’ils sont sept, et si j’ai tout justement reçu sept coups de poignard ou de rapière."

Capestang, comme tous les aventuriers de cette époque, où il fallait savoir se recoudre soi-même tout en sachant découdre les autres, avait quelque teinte de chirurgie. Il put donc reconnaître avec une légitime satisfaction que, s’il avait de-ci de-là, un peu partout, les chairs labourées, aucune de ces blessures ne l’avait atteint en profondeur. Sans doute, il était fiévreux. Sans doute, il éprouvait de cuisantes brûlures. Mais, sous les compresses qu’il venait de poser à lui-même et dont il avait soin d’entretenir la fraîcheur, il sentait le travail des chairs qui se reprenaient.

"Cela mijote, murmurait-il. De plus, je puis remuer tête, bras et jambes. De plus, si j’ai soif, j’ai faim aussi, très faim. Il ne me manque donc rien, sinon un bon dîner et un bon lit. Un cuissot de chevreuil accompagné du moindre flacon de vin, et puis un bon somme de douze ou quinze heures voilà ce que me commanderait un chirurgien. Et c’est bien aussi ce que je me commande, puisqu’il n’y a pas de chirurgien ici."

Mais Capestang eut beau se commander ce traitement magnifique, il ne vit venir ni cuissot, ni flacon, ni lit. Cent fois dans la journée, il remit la tête à l’ouverture du toit. Mais la lucarne d’en face demeurait obstinément fermée. En outre l’averse avait cessé. Il avait soif. Il avait faim. Sa tête s’affaiblissait. Des vertiges le prenaient, de plus en plus fréquents. La souffrance devint terrible. Peu à peu, sa gorge se tuméfiait. Et une angoisse inexprimable s’emparait de lui.


La nuit descendit sur Paris. Capestang se coucha dans un coin du réduit obscur et chercha dans le sommeil un oubli momentané de sa misère. Mais le sommeil ne venait pas, et des idées affolantes traversaient son cerveau. Il était tombé dans une de ces douloureuses prostrations où le corps sent qu’il souffre, tandis que l’esprit bat la campagne. Il murmurait des mots sans suite et n’ayant aucune relation avec la situation où il se trouvait.

"Allons, bon, fit-il à un moment, voici les mouches à présent. En voici une grosse qui me chatouille le nez. Carogne de mouche, si je pouvais l’attraper ! Ah ! je la tiens !"

En même temps, il se réveilla et s'aperçut qu'il avait réellement saisi une mince cordelette qui, descendant de l'ouverture du toit, frétillait à quelques pouces au-dessus de son visage.

"Lachance !" fit-il avec un rugissement de joie, devinant aussitôt que cette corde n’avait pu lui être envoyée que par son voisin de la lucarne d’en face.

Il passa vivement sa tête dans l’ouverture et, en effet, il vit que la cordelette aboutissait à la toiture voisine, et dans l’obscurité distingua confusément un visage à la lucarne.

"Lachance ! répéta le chevalier.

— Non ! Laguigne, ce soir ! fit la voix de son voisin. Mais tout de même, tirez sur la corde, tirez doucement, et surtout ne lâchez pas le bout. J’ai eu assez de mal à vous l’envoyer. Voilà plus d’une heure que j’essaie mon adresse. C’est cela, tirez toujours."

Capestang tirait sur la cordelette qui venait à lui.Tout à coup, ses mains saisirent un paquet attaché par une ficelle à la corde. Il l’ouvrit le cœur tout battant. Le paquet contenait :

1° un flacon de vin ;

2° un pain tendre ;

3° un pâté dont l’odeur tout d’abord se porta aux narines de l’affamé.

Capestang poussa le cri que peut pousser un naufragé à qui une substantielle pitance tomberait du ciel. Il commença par vider d’une lampée la moitié du flacon qui contenait un généreux vin de Bourgogne, puis à belles dents frénétiques, attaqua le pain et le pâté. Quand la bouteille fut vide jusqu’à la dernière goutte, quand il ne resta plus miette du pain et du pâté, Capestang se sentit fort comme Samson.

"Que fais-tu Lachance ? dit-il alors, il me semble que j’entends comme un bruit de mâchoires ?

— C’est que je mange aussi, monsieur… mais excusez ma curiosité, ce pâté est-il vraiment bon ?

— Il l'était. Celui-ci fut une succulente délice. Merci, Lachance !

— Laguigne, vous dis-je. Laguigne, ce soir ! Figurez-vous mon gentilhomme, que depuis trois mois, je passe devant la boutique du pâtissier qui confectionne ces succulentes délices, comme vous dites. Depuis trois mois, je me promettais qu’au premier écu qui me tomberait du ciel, je mangerais un de ces pâtés. Or, hier vous me donnâtes un écu. Je me promis donc qu’aujourd’hui serait le jour béni où s’accomplirait mon vœu. Seulement, comme je vous ai juré d’être à vous à la vie à la mort, et que vous aviez grand appétit, je vous ai envoyé le pâté. Ce qui fait que je mange en ce moment un morceau de pain bis en tâchant de me figurer que c’est une tranche de pâté. Et comme je n’arrive pas à faire dans mon gosier cette transmutation que je préparais dans mon imagination, je dis que je dois m’appeler Laguigne."

Capestang fut attendri.

"Laguigne, dit-il, tu es un homme digne de Plutarque. Saint Martin n’eût envoyé que la moitié du pâté.

— Monsieur, je vous assure que vous me consolez, dit Laguigne. Mais ce n’est pas tout. Continuez maintenant à tirer. Tirez toujours.

— Serait-ce encore un pâté ? fit le chevalier.

— Non, monsieur, c’est une planche, tout simplement. N’ayez pas peur, elle est solide. Je l’ai essayée aujourd’hui. Tirez. Tenez bon."

Le chevalier obéissait machinalement. De la lucarne, il vit en effet sortir le bout d'une forte et longue planche que Laguigne poussait tandis qu'il tirait. Bientôt le bout de la planche vint s'appuyer à l'ouverture de son toit, tandis que l'autre extrémité s'appuyait au rebord de la lucarne.

"Voilà le chemin !" dit Laguigne.

Capestang frémit à l’idée de se hasarder sur ce pont fragile suspendu à soixante pieds de hauteur. Un vertige, un faux pas, et tout était fini ! Il frémit, mais il n’hésita pas. Rapidement, il agrandit l’ouverture en supprimant un certain nombre de tuiles, se mit debout sur la planche, et marcha de ce pas sûr et hardi de l’homme qui, ayant fait les sacrifices de sa vie, n’a plus rien à craindre. Quelques secondes plus tard, il se glissait à travers la lucarne de Laguigne. Alors seulement, la réaction nerveuse accomplissant son œuvre, il se laissa tomber sur un escabeau et essuya son front, où pointait une sueur froide.

Laguigne en même temps, ouvrait la porte de la mansarde, qui donnait sur un long couloir où Capestang entrevit des planches, des auges, des cordes – matériel des maçons qui réparaient les combles de cette maison, et dans lequel l’honnête et reconnaissant inconnu qui répondait à des noms si bizarres avait pu choisir, une fois la journée terminée, les instruments de délivrance auxquels le chevalier devait la vie et la liberté. Laguigne, donc, ayant ouvert sa porte, se mit à la lucarne, attira à lui la planche que peu à peu, il glissa dans le couloir, et qu’il remit en place avec la corde.

Alors, il alluma un lumignon à la fumeuse lueur duquel Capestang se vit dans une misérable chambrette ornée, pour tout meuble, d’un escabeau et d’un coffre. Il était assis sur l’unique siège. Mais le coffre l’intriguait.

"Qu’est-ce que c’est que ça ? ? demanda-t-il en soulevant le couvercle.

— Ma chambre à coucher et ma salle à manger, dit Laguigne. Quand je veux dormir, j’ouvre ce coffre et je me couche dans le foin qu’il contient. Quand je me mets à table, je ferme le coffre et sur le couvercle je mets mon couvert. Voilà. Ce matin, donc, à la première heure, je venais de ma chambre à coucher, et monté sur mon escabeau, j’examinais dans le ciel si je devais m’appeler ce jour Laguigne ou Lachance, car je suis quelque peu astrologue, lorsqu’il me sembla entendre des gémissements chez mon voisin, c’est-à-dire chez l’illustre maréchal d’Ancre. J’écoutai de toutes mes oreilles, et monsieur peut s’assurer qu’elles sont de taille convenable. Mais, n’entendant que la même plainte monotone, j’allais me retirer, après avoir décidé, vu la pluie torrentielle, de m’appeler Laguigne, lorsque j’entendis mon nom prononcé, me sembla-t-il dans le lieu même d’où partaient les gémissements. « Hein ? » m’écriai-je. Et je restai à mon poste. Peu après, je vis le toit se crever comme sous l’effort d’une catapulte intérieure, et une tête apparut : c’était la vôtre, monsieur. Vous me fîtes l’honneur de me raconter vos malheurs, je pris la résolution de vous tirer de votre cachot aérien, j’attendis la nuit pour agir, et vous savez le reste.

— Et tu m'as bel et bien sauvé, dit Capestang. Merci, mon brave Laguigne. Mais quelle magnifique chevelure tu as !

— Pardon, monsieur, rectifia l’homme qui rougit un peu et ne releva pas cet éloge décerné à ses cheveux. Comme j’ai eu l’honneur de vous sauver, j’ai résolu de m’appeler Lachance maintenant.

— Écoute, dit Capestang, si nous devons passer ensemble quelques jours ou quelques heures, fais-moi le plaisir de m’informer d’avance du nom que tu portes, c’est-à-dire de celui que tu choisis, afin que je ne risque pas de t’humilier en t’appelant Laguigne quand tu dois te nommer Lachance, ou de t’enorgueillir en te nommant Lachance quand tu t’appelles Laguigne."

L'homme réfléchit un moment, puis il dit :

"Monsieur, je vais vous dire : je m'appelle Cogolin.

— Cogolin maintenant ! Pourquoi Cogolin ? fit le chevalier exaspéré.

— Ce n’est pas ma faute, monsieur. On s’appelle ainsi dans ma famille de père en fils.

— Tu as décidément trop de noms !

— Mais je n'ai qu'un cœur, dit Cogolin, et je sens qu'il vous est attaché, comme je vous le disais, à la vie à la mort."

Capestang attendri cessa de gesticuler. Sa mauvaise humeur se dissipa. Car il y a des gens que la fièvre abat et terrasse. Il en est d’autres qu’elle rend furieux. Capestang était de ces derniers.

— Cogolin, dit-il, tu es un honnête homme. Mais, dis-moi, que fais-tu dans la vie ?

— Je cherche fortune, mon gentilhomme. C’est pour cela que je m’appelle tantôt Laguigne et tantôt Lachance, selon que cette fortune que je cherche semble s’approcher ou s’écarter de moi. En attendant, j’emploie mes dix doigts et l’intelligence que le ciel m’a départie du mieux que je peux pour assurer ma pitance au moins un jour sur deux. Courir après la balle perdue dans les jeux de paume et la rapporter au joueur, ouvrir la porte du cabaret renommé aux gentilshommes qui viennent s’y reposer, aider le charretier embourbé à sortir de l’ornière, tourner la broche dans telles rôtisseries, porter les billets doux de telles dames galantes, tantôt récompensé par l’amant, tantôt bâtonné par le mari, bref sortir le matin, regarder d’où vient le vent, et me mettre en quête du métier que j’exercerai pour un jour ou une heure, voilà ce que je fais dans la vie. Cela s’appelle chercher fortune, monsieur.

— Oui-da ! Eh bien ! Cogolin, figure-toi que moi aussi je suis venu chercher fortune !

— Vous trouverez, monsieur. Je vois cela à l'air de votre visage, à votre tournure, et puis, enfin, j'ai été autrefois au service d'un astrologue, ce qui fait que, à force de nettoyer les lunettes de mon maître, j'ai appris à m'en servir."

Cependant, Cogolin, avec une activité et une adresse de chirurgien, s’était mis à panser les blessures du chevalier au moyen de certain onguent qu’il venait de prendre sur une tablette, et comme Capestang s’étonnait de cette adresse :

"Monsieur, dit Cogolin, en sortant de chez l’astrologue, je suis entré en service chez un apothicaire qui a fini par me mettre à la porte parce que sa femme me faisait les yeux doux. Mais, pour ne pas m’en aller les mains vides, en disant un éternel adieu à l’apothicaire mâle et à l’apothicaire femelle, j’ai emporté un certain nombre de flacons, et petites boîtes d’onguents, ainsi que divers médicaments sucrés que j’ai absorbés un jour que j’avais faim, en suite de quoi j’ai été malade huit jours. Quant aux onguents, j’ai essayé aussi de les manger, mais il n’y a pas eu moyen, et bien m’en a pris puisque cela me permet de panser vos blessures. C’est fait, monsieur. Si vous le désirez, je vous cède ma chambre à coucher pour vous reposer cette nuit."

Capestang, la tête affaiblie par la perte de son sang, le front lourd par la suite du flacon de vin qu'il venait de vider, se glissa dans le coffre, dont le foin lui produisit l'effet du plus moelleux matelas. Il s'endormit d'un profond sommeil.

Lorsqu'il se réveilla le lendemain au grand jour, il trouva que la fièvre avait disparu, qu'il pouvait se pouvoir et marcher sans trop faire la grimace, et qu'il avait grand appétit.

"Cogolin, dit-il, je te prends à mon service. Tu me plais. Acceptes-tu ?

— Si j'accepte ? Mais c'est la fortune, monsieur ! Surtout après l’astrologue et l’apothicaire !

— Bon ! je t'indiquerai ton service. Pour le moment prends cinq ou six pistoles.

— Cinq ou six pistoles ! s’écria Cogolin enthousiasmé. Ah ! monsieur, pour un jour encore, laissez-moi m’appeler Lachance !

— Prends donc ces pistoles dans ma bourse, rends-toi à la grande friperie de la halle, emporte ces habits qui sont déchirés, et, sur leur mesure, rapporte-moi un équipement complet. En échange de l’habillement que tu emportes, tu te procureras une tenue qui convienne au valet du chevalier de Capestang. Va, Cogolin, et, en revenant rapporte-nous les éléments d’un bondîner."