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Le Capitan/XLIII

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XLIII. Fend-l’Air
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Le chevalier de Capestang avait perdu connaissance, au moment où attaché par neuf anneaux de fer à la planche de fer qui descendait en tournant vers l’invisible fond du puits, il avait senti sa tête s’égarer ; le puits sans fond visible lui apparut comme la demeure de l’épouvante ; ses hurlements résonnèrent à ses oreilles comme les cris de l’épouvante qui l’appelait. Alors, il s’évanouit. Lorsqu’il revint à lui, il se vit dans un bon lit. Il regarda autour de lui, et constata que la chambre où il se trouvait était ornée et meublée avec cette somptuosité banale mais coûteuse d’un appartement du premier ordre dans une hôtellerie de premier ordre. En face de lui, il y avait deux fenêtres, et comme la lumière passait à travers les rideaux entrouverts, il eut cette sensation de délicieux frisson qu’on éprouve à revoir un spectacle émouvant qu’on n’a pas vu depuis des années.

"Tiens ! fit-il, le soleil !"

Ce fut sa première parole, et sa première impression. Cette double coulée de soleil il la contempla longtemps sans se demander où il se trouvait et comment il était venu là.

"La joyeuse matinée ! songea le chevalier. Corbacque, la belle chevauchée que je vais demander à mon brave Fend-l’Air ! Voilà qui dissipera cette pesanteur que je me sens à la tête. Que diable ai-je bu hier ?"

Il souleva la tête ; mais elle retomba aussitôt comme si elle eût été attachée à l’oreiller. Alors il demeura immobile, les yeux agrandis, fixés sur les images qui s’évoquaient tour à tour, pareilles à des lointaines visions évanouies aussitôt qu’apparues. Il revoyait la bataille du Grand-Henri dessinée en vigoureux relief ; puis la prison où il s’était trouvé presque mourant de soif, mourant de ses blessures, et cela aussi se présentait avec une certaine netteté ; puis l’apparition de la dame inconnue qui l’avait emmené, soigné, guéri ; et déjà, les détails s’estompaient ; puis son séjour dans une chambre souterraine, sous la surveillance du Nubien ; puis enfin... là, les images évoquées devenaient confuses. Des ténèbres s’accumulaient dans ce coin de sa mémoire. Le puits, la planche de fer, la vis titanesque, cet effroyable agencement de choses de fer qui grouillaient, oui, cela revivait, mais comme un rêve, un affreux rêve dont l’imagination cherche à reconstituer les péripéties…

"Quel abominable cauchemar ! se dit le chevalier. Ah çà, mais je suis donc sorti de la chambre souterraine ? Et la dame qui me soigna, qu’est-elle devenue ? Est-ce un rêve, elle aussi ? Et ce démon noir ?... Ho ! qui sont ces deux-là ?"

À ce moment, en effet, deux hommes entraient dans la chambre ; ils se dirigèrent vers son lit. L’un était vêtu d’une robe noire. L’autre était vêtu de blanc et tenait son bonnet blanc à la main. Le premier était grand, mince, maigre, pâle, et portait des lunettes sur le nez. Le second était gros, court, et de face flamboyante. À eux deux, ils formaient une apparition fantastique.

"Qui êtes-vous ? grogna le chevalier. Où suis-je ? Qui m’a conduit ici ?

— Chut ! fit l’homme en noir en lui prenant une main.

— Silence ! fit l’homme blanc en roulant vers la porte des regards effrayés.

— Or çà, mes maîtres, suis-je dans une maison de fous ? cria Capestang. Suis-je fou moi-même ? Qui êtes-vous, vous la face de carême ? Et vous, trogne enluminée, qu’êtes-vous ?"

Ces exclamations furent suivies d’une bordée de jurons. Il continua en jetant des regards furieux sur l’homme noir.

"Vous avez une figure à tuer les gens, rien qu’en les regardant à travers vos lunettes…

— Monsieur a toute sa connaissance, dit l’homme noir. Le julep a fait merveille. Encore une douzaine de petites saignées et, dans un mois il n’y paraîtra plus. La fièvre s’en va.

— La fièvre t’étouffe toi-même ! rugit le chevalier. Essaye un peu de me saigner ! Ah ! misérable, je ne m’étonne plus d’être si faible ! Drôle, tu as profité de mon sommeil pour m’enlever au moins une pinte de sang !"

Le médecin – car c’en était un – tirait déjà sa lancette. Mais le chevalier, saisissant son oreiller, le lui envoya à la tête à toute volée.

Le médecin battit précipitamment en retraite vers la porte, mais avant de la franchir, il se retourna pour crier :

"Vous serez saigné, où j’y perdrai mon bonnet de docteur !

— Drôle ! Faquin ! Je te saignerai comme un poulet, je te larderai, je te ferai cuire dans ton jus !"

On ne sait jusqu’où se fût portée l’exaspération du chevalier, si l’homme blanc, après avoir escorté le médecin jusqu’à la porte, ne fût revenu vers le lit en disant :

"À propos de poulet, monsieur tâterait-il bien d’un de nos chapons ?

— À la bonne heure, voilà qui est parler, mon ami ! Quel est ce misérable ruffian qui sort d’ici et qui me veut assassiner ?

— Ah ! c’est un bien grand médecin.

— Et vous, mon cher, qui êtes-vous ?

— Pour vous servir, je suis maître Gorju, patron de l’hôtellerie des Trois-Monarques.

— À la très bonne heure ! Voilà une profession avouable. Eh bien ! mon cher monsieur Gorju, c’est très volontiers que j’accepterais un cartel d’un de vos chapons, à condition qu’il entre dans la lice cuirassé de quelque bon pâté et escorté de deux flacons de vin d’Anjou."

L’hôte fila avec la rapidité d’une hirondelle et bientôt reparut accompagné d’un garçon qui portait une petite table toute servie. Il aida à se lever et à s’habiller le chevalier, à qui la tête tournait bien encore un peu, mais qui, somme toute, se vit de force à diriger une bonne attaque sur le chapon. Maître Gorju, après avoir soigneusement fermé la porte, le servait avec des attentions délicates.

"C’est charmant, pensait le chevalier, et ceci m’a tout l’air d’être le pendant de ce fameux dîner que je trouvai impromptu dans le château enchanté de Meudon."

Ce souvenir en éveillant d’autres, l’image de Giselle se présenta à lui, et il en éprouva une telle angoisse qu’il laissa retomber la cuisse de chapon qu’il tenait à la main.

"O mon Dieu ! s’écria l’hôte, est-ce que votre faiblesse vous reprend ?

— Non, répondit Capestang en poussant un soupir, j’ai soif."

Maître Gorju s’empressa de remplir un verre jusqu’à ras bord et le chevalier le vida d’un trait. Cependant, à mesure que le chapon disparaissait, à mesure que le niveau du vin baissait dans les bouteilles, notre aventurier sentait les forces lui revenir au galop et les pensées roses se lever en foule dans son esprit, comme autant de fées gracieuses qui lui souriaient.

"Voyons, mon cher hôte, dit-il en se renversant dans l’excellent fauteuil où il était installé, expliquez-moi comment je suis ici et depuis quand je m’y trouve ; expliquez-moi comment je trouve à mon chevet ce magnifique costume que je viens de revêtir et cette belle rapière qui m’a l’air de venir en ligne droite de Milan ; expliquez-moi surtout par quelle féerie je suis installé dans un luxueux appartement de l’une des plus luxueuses hôtelleries de Paris…

— La plus luxueuse, monsieur !

— Soit ! Par quel prodige, enfin, moi, pauvre aventurier sans sou ni maille, je me vois l’objet des attentions empressées d’un homme aussi important que vous.

— Monsieur, dit l’hôte, vous êtes ici depuis sept jours. Pendant cinq jours et cinq nuits vous avez battu la campagne. Avant-hier la fièvre s’en alla. Hier vous dormîtes comme un loir, et vous voilà remis, Dieu merci, très capable de vous lever, de marcher, enfin, de... de...

— De m’en aller ? hein ?

— Oh ! monsieur. L’appartement est payé pour un mois d’avance, avec la nourriture, le médecin. Je suis forcé de vous le déclarer, ajouta maître Gorju en avalant sa salive.

— Mais enfin, corbacque ! qui m’a amené ici ? Quel lutin ? ou quel ange ?

— Un homme, monsieur, qui vous portait sur ses épaules, un robuste gaillard, ma foi !

— Un homme ? Dites-moi, un noir ? une façon de Maure ou de Nubien ?

— Ma foi, fit l’hôte embarrassé, je n’ai pas remarqué sa couleur.

— Et qui a payé ? Est-ce cet homme ?

— Non, monsieur. C’est une dame que je ne connais pas, ajouta maître Gorju avec le même embarras. Elle vous a fait déposer dans ce lit et m’a donné ses ordres en ajoutant que si je ne les suivais pas à la lettre, je serais écorché vif.

— Vous qui avez l’habitude, au contraire, d’écorcher les autres ! Cela vous eût un peu changé, hein ?

— Ah ! monsieur ! En tous cas, l’homme qui vous apportait et la dame qui a tout payé ont disparu sans que je puisse savoir qui ils sont et de quel côté ils ont tiré. Voilà, monsieur. Tout est clair.

— Clair ? grommela l’aventurier en se prenant le front à deux mains. Clair ! Je veux être saigné vingt fois comme ce drôle m’en menaçait si je vois clair dans ma situation. Tout n’est que ténèbres, comme dans le puits de mon cauchemar, ajouta-t-il en frissonnant. Dites-moi, mon cher. Vous me disiez que j’ai battu la campagne pendant une semaine… N’aurais-je pas parlé de quelque chose comme un puits sans fin, avec une vis, une planche qui tourne.

— Si fait, monsieur. Vous avez rêvé tout haut, hier ou avant-hier, et vous parliez de cela.

— C’était bien un cauchemar, murmura le chevalier. Il est évident qu’au moment où, dans la chambre souterraine on m’a fait boire un narcotique, c’était pour pouvoir me transporter ici. J’ai rêvé tout le reste, et le narcotique m’a donné une fièvre qui a duré sept jours, voilà !"

Dans le fond, le chevalier ne croyait pas un mot de l’explication qu’il se donnait à lui-même. Mais à la seule idée d’admettre la réalité de l’effroyable engin d’épouvante, ses cheveux se hérissaient, son front se couvrait d’une sueur froide, son cœur cessait de battre.

"Voyons, reprit-il en secouant la tête, d’après ce que vous me dites, je puis donc rester encore une bonne quinzaine ici et être défrayé de tout sans bourse délier, opération qui me serait d’ailleurs difficile, vu que je n’ai pas de bourse ?

— Vingt-trois jours, monsieur, rectifia Gorju avec un soupir. Le plus bel appartement de l’hôtellerie. La nourriture la plus délicate. Les meilleurs vins. La dame a dit : « Comme pour un prince. » Et pendant vingt-trois jours encore, vous avez droit à être ici traité comme un prince.

— Mais, dit le chevalier en se redressant, les armes de ma famille valent bien celles d’un prince !

— Je n’en doute pas, monsieur. Donc, nous disons vingt-trois jours.

— Non, mon cher hôte, non, rassurez-vous, fit le chevalier en riant. Les vingt-trois jours seront votre bénéfice et la digne récompense de vos bons soins désintéressés.

— Ah ! monsieur ! s’écria Gorju enthousiasmé, je ne sais si vous avez les armes d’un prince, mais vous en avez la générosité. Monsieur, je suis bien votre serviteur !

— Hum ! si je n’avais que la générosité de tel prince que je connais. Mais si j’ai pu, malgré moi, être hébergé pendant que j’étais privé de connaissance, il ne convient pas à un Trémazenc d’accepter l’hospitalité d’une inconnue, alors que ses jambes peuvent le porter et ses bras le défendre !

— Ainsi, monsieur, vous me quitteriez ?

— Aujourd’hui même, mon brave."

Un violent combat parut se livrer dans l’esprit de maître Gorju, tiraillé par deux démons également redoutables : l’avarice et la peur. Ce fut la peur qui l’emporta.

"En ce cas, monsieur, dit-il avec un sourire intraduisible, la dame inconnue m’a laissé ceci pour vous le remettre le jour même de votre départ. Et puisque ce jour est arrivé..."

L’hôte posa devant Capestang une bourse de soie. Le chevalier la vida devant lui. Elle contenait cent pistoles. Il demeura un instant pensif ; puis se levant, il repoussa les pièces d’or et mit dans son sein la bourse de soie.

"Je garde la bourse, dit-il. À vous les pistoles.

— Monsieur, bégaya l’hôte pâle d’émotion, ceci a été prévu par la dame. Je serai embastillé si...

— Eh bien, donnez-les à ce ruffian de tout à l’heure pour les saignées qu’il ne m’a pas faites. Quant à celles qu’il m’a faites, je les lui paierai avec cent coups de pied dans le ventre. Adieu et merci, mon cher !"

Là-dessus, l’aventurier ceignit la rapière en question et sortit, laissant Gorju si stupéfait et si ému que c’était lui qui semblait se relever d’une fièvre maligne.


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"Voyons tout d’abord ce qu’a pu devenir mon brave Fend-l’Air, se dit le chevalier quand il fut dehors. Sans lui, je ne suis qu’une moitié de moi-même."

Le lecteur a peut-être oublié que le cheval de Capestang et celui de Cogolin avaient été mis en pension à l’auberge de la Bonne-Encontre, rue de Vaugirard, un peu plus loin que le Grand-Henri. Mais Capestang n’avait garde d’oublier, lui... Pour se rendre à la Bonne-Encontre, en évitant de passer devant l’hôtel Concini, Capestang pouvait descendre la rue de Tournon et remonter ensuite à la route de Vaugirard par le Vieux-Colombier et la rue du Pot-de-Fer. Mais Capestang se fût cru déshonoré d’avoir l’air de fuir. Il passa donc devant cet hôtel d’Ancre où il était accouru de si bon cœur le jour de son arrivée à Paris et qui, maintenant, lui apparaissait plus sinistre que la Bastille ou le Temple. Et pourtant, il ignorait totalement que c’était dans cet hôtel d’Ancre qu’il avait été enfermé, détenu un mois dans une chambre souterraine, et que là, enfin, sous cet édifice, existait l’horrible réalité de son horrible cauchemar.

Comme il venait de dépasser le grand portail encombré de gardes, deux jeunes gentilshommes qui, se donnant le bras et riant entre eux, sortaient de l’hôtel, s’arrêtèrent soudain en apercevant Capestang qui, d’un pas de matamore, la tête droite, le poing sur la hanche, l’attitude insolente, passait sur l’autre bord de la rue.

"Lui ! murmura Chalabre. Ah çà ! mais, plus on le tue, plus il nous nargue !

— Le Capitan ! fit Bazorges. Oh ! le démon d’enfer !"

Tous deux pâlirent. Mais, se remettant aussitôt de leur émotion, ils se dirent quelques mots. Bazorges rentra en toute hâte dans l’hôtel. Chalabre se mit à remonter la rue, à vingt pas derrière le Capitan !

Arrivé à l’entrée de l’auberge où son cheval avait été mis en garde, notre aventurier vit quatre hommes dans une grande cour, desquels l’un était un valet d’écurie qui faisait trotter un cheval en le tenant à la main, et les trois autres regardaient. Du premier coup d’œil, Capestang reconnut son Fend-l’Air. Du deuxième coup d’œil, il reconnut son écuyer Cogolin et maître Garo, patron de la Bonne-Encontre. Du troisième coup d’œil, il reconnut le personnage devant qui Garo et Cogolin faisaient trotter Fend-l’Air afin de le lui vendre : c’était ce spadassin de Concini qu’il avait éborgné d’un coup d’épée le jour où, dans une salle de l’hôtel d’Ancre, après son entrevue avec le maréchal, il avait failli être assassiné par messieurs les Ordinaires : c’était Pontraille !

Fend-l’Air trottait la tête haute, le genou relevé, la queue en panache, souple, nerveux, superbe. Le valet le ramena devant le groupe formé par Pontraille émerveillé, Garo frétillant et Cogolin lugubre. Pontraille leva les sabots de la bête, ouvrit la bouche, souleva les paupières, passa la main à rebrousse-poil sur le dos de l’animal pour s’assurer qu’il n’était pas chatouilleux, agita son chapeau à plumes devant ses yeux pour s’assurer qu’il n’était pas peureux ; enfin, il se livra à cet examen méticuleux qu’un bon cavalier fait subir à un cheval au moment de l’acheter. Fend-l’Air se prêta docilement à toutes ses fantaisies. Pontraille le fit seller, sauta dessus, le fit marcher, reculer, trotter, galoper sur le pied gauche et sur le pied droit, volter et demi-volter à toutes allures. Enfin, mettant pied à terre devant Garo :

"Voilà, dit-il, une merveilleuse bête. Je la prends, mon brave homme. Vous me conduirez ce cheval demain matin à l’hôtel d’Ancre, et vous y toucherez les cinq cents livres que vous demandez.

— Et qui sont un bien modeste prix pour une telle monture, dit Garo en se frottant les mains.

— D’accord ! fit Pontraille en continuant d’admirer le magnifique animal que le valet ramenait à l’écurie.

— Hélas ! mon pauvre maître, à quelle extrémité suis-je réduit !" murmura Cogolin en essuyant une larme.

A ce moment, parti on ne savait d’où, retentit un coup de sifflet. Fend-l’Air dressa les oreilles, leva le nez au vent, naseaux ouverts, œil étincelant, et se mit à frapper du sabot.

"Allons, hue donc !" fit le valet en le tirant par la bride.

Pour toute réponse, Fend-l’Air se leva sur ses pieds de derrière, pointa, puis, retombant, exécuta un écart prodigieux qui fit lâcher prise au valet et l’envoya rouler à dix pas. Garo s’élança avec d’autant plus d’ardeur qu’il tenait à prouver la docilité de la bête. Mais alors, sur un deuxième coup de sifflet, le cheval se jeta d’un bond au milieu de la cour ; et alors commença une série de ruades frénétiques, de sauts-de-mouton fantastiques, d’écarts brusques, de tête-à-queue imprévus – une danse étrange, affolée, affolante.

"Oh ! murmura Pontraille, il me semble que j’ai déjà vu cette enragée manœuvre-là quelque part. oh ! oh ! je me souviens ! ce fut dans le bois de Meudon ! Tripes du pape ! C’est le cheval du Capitan ! Mais alors ?"

Tout empressé, tout pâle, Pontraille sortit de l’auberge sans vouloir écouter Garo qui lui jurait que jamais... c’était la première fois… Le spadassin se mit à courir vers l’hôtel d’Ancre. Garo, furieux, saisit un fouet et s’approcha de Fend-l’Air, qui, maintenant, paisible, s’ébrouait comme une brave bête qui a bien répété sa leçon. Garo leva le fouet.

"Prenez garde, dit une voix derrière lui, vous allez vous faire tuer."

Garo se retourna et demeura frappé de stupeur comme s’il eût vu la tête de Méduse.

"Monsieur le chevalier ! balbutia-t-il, tout pâle.

— Monsieur le chevalier ! hurla Cogolin, ivre de joie. Mon maître ! Mon cher maître ! Ah ! je..."

Le pauvre Cogolin n’en put dire davantage : soit terreur superstitieuse, soit plutôt excès de bonheur, il vacilla sur ses jambes et tomba à genoux, à demi évanoui.

"Allons, lève-toi, fit Capestang en lui tendant la main. Je te pardonne d’avoir voulu vendre mon cheval.

— Ah ! monsieur, bégaya Cogolin, est-ce bien vous ? Ah ! jamais je n’éprouvai joie pareille non, pas même le jour où vous me tirâtes de cette main enragée qui me mordait à la gorge, ah ! oh ! je...

— Lève-toi, corbacque ! Et tu feras après tes salamalecs ! Non ? Tu ne veux pas de ma main ?

— Le respect, monsieur le chevalier, le respect !

— Oh ! bien, en ce cas, je vais t’aider !"

Capestang saisit Cogolin par l’oreille et le remit debout.

"Ah ! monsieur, fit Cogolin, maintenant je vois que c’est bien vous, et vous bien vivant !

— Allons, l’hôte, fit le chevalier, donnez-nous une de vos bonnes bouteilles pour remettre d’aplomb le cœur de mon écuyer... ah ! te voilà, toi !" ajouta-t-il.

Fend-l’Air était accouru et avait posé sa grosse tête osseuse sur l’épaule de son maître. Capestang la caressait avec un inexprimable attendrissement et murmurait :

"Oui, c’est moi… allons, c’est bien... nous allons reprendre nos chevauchées, nos bonnes rescousses, tu n’as pas maigri, hein ? non, tu as été bien traité ; sois tranquille, je ne te quitterai plus."

Sur ce, Fend-l’Air fut réintégré à l’écurie, où il se laissa paisiblement conduire, et Capestang entra dans la salle de l’auberge, escorté par Garo qui flageolait sur ses jambes de stupeur et d’inquiétude, et, par Cogolin qui tournait autour de lui, levait les bras au ciel, jetait son chapeau en l’air pour le rattraper au vol, enfin se livrait à une mimique effarante, mais touchante, à laquelle il joignait force exclamations et cris de joie. Capestang ne laissait pas que d’être ému. Mais il croyait de sa dignité de montrer un visage impassible. Enfin, lorsqu’il eut obligé Cogolin à avaler une forte rasade qui, en effet, remit en place le cœur du fidèle écuyer :

"Explique-moi, maraud, traître, pendard, explique-moi pourquoi tu voulais vendre mon Fend-l’Air."

Cogolin tourna la tête vers Garo, comme pour implorer son aide ; mais Garo s’était éclipsé.

"Monsieur, dit-il, ce n’est pas moi, je vous jure. La preuve, c’est que j’avais, depuis le jour néfaste où je vous vis emmener tout sanglant, oublié complètement mon cheval et le vôtre, tant la douleur me tournait l’esprit.

— Pauvre garçon ! murmura le chevalier.

— La douleur, monsieur ! Et aussi la misère. Mais voilà qu’hier M. Turlupin...

— Turlupin ?

— Oui. Donc, M. Turlupin et MM. Gautier-Garguille et Gros-Guillaume...

— Gautier-Garguille ! Gros-Guillaume ! Ah çà, drôle, que signifient ces noms de bateleurs ?

— Ces messieurs sont, en effet, une société de comédiens, parmi lesquels je me suis embauché.

— Tu joues la comédie, maintenant ? fit le chevalier ébahi.

— Oui, monsieur ; à l’enseigne du Borgne-qui-prend. C’est moi qu’on met dans le sac pour recevoir la volée de coups de bâton, mais il faut vous dire que ces messieurs ont soin de frapper à côté."

Le chevalier éclata de rire.

"Eh ! monsieur, fit Cogolin, qui, dans sa joie, riait aussi, il arrive bien parfois que le bâton s’égare sur mes reins ; mais je suis habitué ; comme je le disais à ces messieurs, j’ai appris : je sais ! Donc, hier, ces messieurs, devisant entre eux, disaient qu’ils avaient besoin de leurs chevaux. Alors, j’ai poussé un grand cri. Je me suis rappelé mon rouan et M. Fend-l’Air. Je me suis dit qu’avec le prix de mes deux bêtes, je pouvais vous éviter une humiliation ?

— Une humiliation, à moi ? Veux-tu avoir les oreilles arrachées ?

— Monsieur, fit Cogolin. Je suis votre écuyer. Que dira l’histoire si jamais elle apprend que l’écuyer d’un Trémazenc de Capestang fut réduit à recevoir des volées de bois vert, pour vivre ?

— Tiens, c’est vrai. Tu n’es pas bête. Bois ceci, et continue.

— Donc, reprit Cogolin, après avoir vidé le verre que lui tendait le chevalier, je me suis dit qu’il fallait coûte que coûte trouver une autre position dans le monde, et que cette position, je la trouverais avec l’argent que me rapporterait la vente des deux chevaux. Je suis donc venu. J’ai parlé de la chose à maître Garo, qui a commencé par me demander cent cinquante livres pour la nourriture des deux bêtes ; puis, il a ajouté qu’il trouverait un acquéreur si je voulais lui laisser la moitié du produit de la vente. J’ai consenti ; il y avait dans la salle un gentilhomme qui se reposait en buvant de l’hydromel. Maître Garo lui a parlé. On a sorti votre cheval de l’écurie et vous savez le reste ; mais, je puis vous le dire, j’étais bien malheureux de vendre le destrier de mon maître, d’autant plus que la vue de M. Fend-l’Air me rappelait plus vivement ce maître que je croyais mort !

"Tu me croyais mort, mon pauvre Cogolin ?

— Oh ! monsieur, pensez-vous que sans cela je me serais permis de vendre votre cheval ?

— Oui, tu as pu t’y tromper, puisque moi-même je me suis cru mort. Mais me voici. Plus de coups de bâton. Cogolin ; plus de comédiens ; tu vas reprendre ton service d’écuyer.

— Ah ! monsieur le chevalier peut croire qu’en ce moment je recevrais volontiers cent coups de bâton tant ma joie est grande de vous retrouver et de reconquérir près de vous l’honorable position que j’occupais !

— Pauvre Cogolin ! fit le chevalier attendri, tu ne me quitteras plus. Mais as-tu donc tant souffert de la misère ?

— La misère, monsieur ? s’écria Cogolin en levant les bras. La faim, la soif, le froid, la chaleur, la fièvre, la rage au ventre, l’enfer au gosier, j’ai connu le fond de la misère, monsieur, j’ai vu à mes trousses tous ces spectres ! Repoussé, hué, malmené, vilipendé, renié même par maître Lureau, que dis-je bafoué même par cet imbécile de Lanterne.

— Lanterne ? interrompit le chevalier, il me semble que j’ai entendu ce nom-là.

— Oui, monsieur ; c’est le valet de confiance de M. le marquis de Cinq-Mars.

— Cinq-Mars ! murmura sourdement le chevalier, qui se sentit tressaillir.

— Voyez à quel point je méritais de m’appeler Laguigne ! continua Cogolin. Un matin, donc, à demi-mort de faim, n’ayant plus que juste la peau sur les os pour ne pas passer pour un squelette, je vais chez Lanterne dans l’espoir de trouver au moins une moitié de dîner, puisque je n’étais plus qu’une moitié d’homme. Fatalité, monsieur : je tombe juste au moment où Lanterne montait à cheval : il partait pour rejoindre, à Orléans, le marquis et la marquise de Cinq-Mars, qui eux-mêmes... holà, monsieur, qu’avez-vous ?"

Capestang venait de sursauter sur son escabeau ; il s’était dressé, pâle comme la mort ; il avait saisi les poignets de Cogolin, terrifié, et, d’une voix rauque, il grondait :

"La marquise de Cinq-Mars ! Il y a donc une marquise de Cinq-Mars à présent ! Que dis-tu ? Voyons. Répète.

— Lanterne, monsieur, c’est Lanterne qui m’a appris la chose : le père de M. de Cinq-Mars est mourant en son domaine d’Effiat, en Bourbonnais. Alors, M. le marquis et Mme la marquise de Cinq-Mars sont partis."

Capestang lâcha Cogolin, porta une main à son front et fit deux ou trois fois le tour de la salle, d’un pas furieux.

"Marquise de Cinq-Mars ! râla-t-il. Pardieu ! le mariage a eu lieu ! Ah ! Giselle, Giselle ! C’est donc vrai ! C’est fait ! Elle a épousé Cinq-Mars ! Et moi ! moi ! que vais-je devenir ? Oh ! la rejoindre à tout prix, la revoir ! lui reprocher sa duplicité ! Corbacque ! Je lui dirai, je lui prouverai..."

Le malheureux jeune homme s’arrêta tout à coup : un sanglot l’interrompit. Mais bientôt la rage et la jalousie reprenaient le dessus :

"Et j’ai épargné ce Cinq-Mars ! Mort du diable ! Mais gare ! gare !... Quand sont-ils partis ? reprit-il en revenant à Cogolin.

— Il y a juste six jours, monsieur, répondit Cogolin tout tremblant.

— Et tu dis qu’ils allaient à Orléans ?

— À Orléans, d’abord ; puis à Effiat, dans le Bourbonnais.

— C’est bon, va me seller Fend-l’Air !"

Cogolin obéit passivement. Le chevalier se laissa tomber sur un escabeau. A ce moment, maître Garo surgit du fond de la cuisine, son bonnet à la main, salue et dit :

"J’ai entendu monsieur donner l’ordre à son laquais de seller son cheval.

— Eh bien ? fit Capestang, les sourcils froncés.

— Eh bien, dit Garo en saluant très bas, je me permettrai de faire remarquer à monsieur qu’il me doit pour la garde, l’entretien, la nourriture de deux chevaux, soit en paille, foin, avoine, plus quelques barbotages de son pour le cheval de monsieur, plus...

— Te tairas-tu, bourreau ! interrompit le chevalier d’un si rude accent de menace que Garo se colla contre un mur et s’y aplatit de son mieux. Sache que je n’ai point d’argent sur moi, continua Capestang, mais comme je ne puis manquer de faire fortune, tu seras un jour ou l’autre payé au triple. Pour le moment, ne me romps pas les oreilles, ou c’est moi qui t’arrache les tiennes.

— Monsieur, bégaya Garo vert de peur, mais soutenu par son bon droit, vous ne voudrez pas ruiner un pauvre aubergiste. Puisque vous n’avez pas d’argent, je vais vous proposer un arrangement qui en mettra dans votre poche, tout en me payant : laissez-moi le cheval de votre laquais, et non seulement je vous tiens quitte, mais encore je vous redois cent cinquante livres, que je vous paie à l’instant même.

— Voilà une idée. Donne tes quinze pistoles.

— Monsieur, dit Cogolin qui entrait à ce moment, les chevaux sont sellés."

Garo alignait quinze pistoles sur un coin de table. Capestang en mit dix dans sa poche, et remit les cinq autres à Cogolin en lui disant :

"Mon pauvre Lachance, tu me rejoindras plus tard. Ou bien c’est moi qui viendrai te retrouver.

— Quoi ! Monsieur ne m’emmène pas ! Monsieur me renvoie ! Monsieur me chasse ! Je perds monsieur juste au moment où je croyais l’avoir retrouvé pour toujours ! Oh ! la guigne acharnée qui me persécute !"

Et Cogolin fondit en larmes.

"Tu me fends le cœur, dit Capestang. Mais si longues que soient tes jambes, tu ne pourras me suivre à pied. Longjumeau, Etampes, Orléans, et le reste... ce sont de rudes étapes. Console-toi, je serai bientôt de retour. Où loges-tu ?

— Hélas ! monsieur ! Au coin de la rue des Lombards, à l’enseigne du Borgne-qui-prend. Puisque monsieur m’abandonne, je suis bien forcé de retourner chez M. Turlupin pour y recevoir des volées de coups de canne."

Quelques minutes plus tard, notre aventurier sautait sur Fend-l’Air, qui piaffait de joyeuse impatience, et, s’éloignait d’un bon trot, disparaissant bientôt au fond de la route de Vaugirard. Cogolin, tout triste, reprenait le chemin de la rue des Lombards. Et Garo, entrant dans une salle de l’auberge, y trouva Pontraille qui s’était heurté à Chalabre lequel, on s’en souvient, suivait le chevalier depuis la rue de Tournon.

"Messieurs, dit l’aubergiste, il part pour Orléans, par Longjumeau et Étampes.

— Et Bazorges qui ne nous amène pas de renfort ! gronda Chalabre.

— L’attaquons-nous à nous deux seuls ?" fit Pontraille.

Chalabre haussa les épaules.

"Ne te change pas en capitan toi-même, dit-il sincèrement. Quand on veut prendre ou tuer un pareil démon, il faut être douze, et encore, quand il est pris, quand il est tué, il en revient ! Attendons nos camarades, puisque nous savons quelle route il prend !"