Le Capitan/XLII

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XLII. Débuts de trois fameux comédiens
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Nous avons laissé Cogolin, si nous avons bonne mémoire, au moment où, la bouche en cœur, tout confit en politesse, l’âme gonflée d’orgueil et l’estomac tout joyeux d’espoir, il s’avançait vers Lureau, qui venait de proclamer à la face de la multitude que l’inventeur du sublime onguent de la Catachrèsis, c’était lui – lui ! le savant et illustre Cogolin !

"Le jour serait-il enfin venu où, cessant de m’appeler Laguigne, je vais pouvoir me congratuler moi-même sous le nom harmonieux de Lachance ?"

Ainsi songeait Cogolin, et cependant, il fendait d’un coude victorieux les flots de la foule qui se précipitait pour acheter des pots d’onguent.

"Après un mois de misère, continuait-il, après la funeste obligation où je me suis trouvé de faire trois nouveaux crans à ma ceinture de cuir pour me serrer le ventre, l’heure ineffable aurait-elle sonné enfin, à l’horloge déréglée de mon estomac, où j’aurai le droit de m’asseoir devant une table étincelante et parfumée de choses dont la seule image me fait venir l’eau à la bouche ? Puisque j’ai trouvé sans le savoir un onguent mirifique, puisque Lureau lui-même déclare que j’en suis l’illustre inventeur, il faut qu’il me donne un bon prix de ma trouvaille. Et s’il ne veut pas s’exécuter, tout au moins m’offrira-t-il à dîner. Corbacque ! comme disait mon ancien maître le sire Capestang ! Eh bonjour, maître Lureau !"

Lureau l’avait aperçu, et, depuis quelques instants, le regardait venir du coin de l’œil.

"Entrez, entrez ! Suivez la foule ! tonitrua l’ex-aubergiste sans paraître remarquer Cogolin.

— Hé ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Hé ! maître ! monsieur Lureau ! s’exclamait Cogolin en multipliant les sourires, les œillades – car Lureau représentait la fortune.

— Suivez ! Suivez ! Il y en a pour tout le monde ! Plus de chauves, messieurs !

— Et moi ! fit Cogolin en retirant sa perruque de chanvre. Maître Lureau ! Mon cher monsieur Lureau, ne reconnaissez-vous pas votre bienfaiteur, votre ami Cogolin ?

— Plus de chauves ! rugit Lureau. Entrez ! Suivez ! Suivez !"

Cogolin, désespérant d’attirer sur lui l’attention du superbe Lureau, entra dans la boutique où Mme Lureau souriante, empressée, vêtue à peu près de même que la magicienne Catachrèsis du tableau extérieur, distribuait les pots d’onguent avec la manière de s’en servir. A peine y fut-il que Mme Lureau, abandonnant sa clientèle, alla à lui :

"Quel magnifique chauve ! s’écria-t-elle. Tenez, monsieur, voici qui vous fera chevelu comme saint Absalon. C’est une livre seulement.

— Mais, madame, balbutia Cogolin effaré.

— Quel chauve ! Jamais on ne vit chauve plus chauve. Quoi ! Pas le plus mince cheveu ! Pas une ombre de poil sur le crâne ! Ah ! peste, je donnerais cent livres pour être chauve à ce point, afin de voir pousser mes cheveux !

— Mais... murmura Cogolin ébahi.

— Quoi ? Que dit-il ? Il n’a pas le sou ! Eh bien, pour vous, mon brave, ce sera pour rien ! (Les acheteurs entrés dans la boutique entouraient curieusement Mme Lureau et Cogolin.) Pour rien ! glapissait Mme Lureau. pour rien ! Regardez, messieurs, voici un brave chauve comme jamais vous n’en vîtes ! Dans huit jours, il aura tellement de cheveux qu’il ne pourra plus passer par cette porte. Allons, brave homme, c’est pour rien !"

En même temps, elle saisissait Cogolin par les épaules, le courbait et le maintenait la tête penchée vers un baquet rempli d’une graisse noire. Un courtaud accouru du fond de l’arrière-boutique, sur un signe de Mme Lureau, plongea ses deux mains dans le baquet, et se mit à enduire le crâne de l’infortuné... Cogolin se débattait et criait. Le courtaud frottait. Le crâne, le front, les joues, bientôt, disparurent sous une couche de l’enduit fuligineux ; il en avait plein les yeux, il en avait plein la bouche.

D’une secousse, Cogolin parvint enfin à s’arracher aux mains de son bourreau, tandis que les clients partaient de rire. Il s’essuya les yeux tant bien que mal, et la première figure qu’il aperçut alors fut celle de Laffemas qui, l’ayant reconnu peut-être, le considérait avec une attention soupçonneuse.

"Diable ! pensa Cogolin. Heureusement que je suis changé en Maure. À quelque chose malheur est bon : l’infâme ne me reconnaîtra pas. (À ce moment d’ailleurs, Laffemas disparut vers le fond de la boutique.) Mais, madame, reprit Cogolin en se tournant vers Mme Lureau, ne me reconnaissez-vous donc pas ? Je suis Cogolin, votre ami Cogolin.

— Que dit-il ? s’écria Mme Lureau. Patron ! Holà ! maître Lureau ! voici un drôle qui prétend être l’illustre Cogolin !"

Les acheteurs d’onguent, amusés et croyant à une parade intérieure faisant suite à la parade des tréteaux, firent cercle dans la boutique. Laffemas n’était pas le moins attentif.

"Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ? cria Lureau en accourant aux cris de Tabarin.

— C’est ce maroufle, c’est ce pendard qui soutient urbi et orbi, coram populo, qu’il s’appelle Cogolin !

— Mais, mon cher monsieur Lureau, balbutia Cogolin avec un sourire navré, regardez-moi…

— Eh bien ! je te regarde ! Et tu dis ? Voyons que dis-tu ? qu’oses-tu prétendre ?

— Que je suis Cogolin, par tous les diables ! cria l’infortuné, poussé à bout et bouleversé d’indignation.

— Quelle hérésie ! rugit Lureau.

— Quel effronté mensonge ! glapit Mme Lureau. Et, s’armant de bâtons, ils se mirent à frapper à tour de bras, aidés par quelques-uns des acheteurs d’onguent, parmi lesquels le plus acharné était encore Laffemas.

— Grâce ! miséricorde ! vociférait Cogolin.

— Avoue ton nom ! hurlait Lureau.

— Laguigne ! Je m’appelle Laguigne !" sanglota Cogolin.

Roué de coups, moulu, barbouillé de suie grasse, poussé de main en main, Cogolin fut jeté dehors et il disparut bientôt.

"Voilà, pensait Lureau, qui lui ôtera l’envie de venir me demander une part sur les bénéfices de la Catachrèsis !

— Laguigne ! murmurait Laffemas en inscrivant ce nom sur ses tablettes. L’écuyer du chevalier s’appelle Laguigne. Bon. Puisque le maître a reçu son compte, tâchons que le valet reçoive aussi le sien.

— La peste étouffe le misérable Lureau ! rugissait Cogolin tout en courant. Voilà donc le dîner qui m’attendait chez lui ! Mais, si je souhaite la peste à Lureau, que souhaiterai-je à ce sacripant, à ce Laffemas ! Comme il frappait ! Je lui souhaite une bonne fièvre qui l’emporte en deux jours… Non ! j’y perdrais. Je lui souhaite donc de vivre jusqu’à ce que nous puissions nous retrouver seul à seul, et alors !"

Cogolin acheva sa pensée par un moulinet des bras qui n’augurait rien de bon pour le dos de Laffemas. Tout en geignant, pestant et roulant force projets de vengeance, tout contrit de son aventure, plus affamé que jamais Cogolin avait gagné la Seine et, descendu sur le bord de l’eau, il se débarrassa tant bien que mal de l’onguent catachrèsique dont il avait été frotté. Ce soir-là, le pauvre diable dut se contenter d’un croûton de pain qu’il gagna en tournant la broche pendant deux heures dans une rôtisserie.

Quatre jours s’écoulèrent, pendant lesquels la guigne acharnée lui tint fidèle et sinistre compagnie. Le quatrième jour, au soir, Cogolin s’installa sur le Pont-Neuf et essaya de tirer le manteau du premier bourgeois qu’il vit passer. Mais ce fut le bourgeois qui le roua de coups et finalement lui enleva son propre manteau, si peu qu’il valût : Cogolin était tombé sur un voleur. Le cinquième jour, au matin, Cogolin, en sortant de l’ex-auberge du Grand-Henri, où il couchait dans une caisse remplie de foin, se frappa le front, ce qui signifie généralement qu’on a ou qu’on croit avoir une bonne idée.

Cette idée consistait à aller trouver Lanterne, le valet de Cinq-Mars.

"Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? se dit Cogolin en tressaillant de joie. En l’appelant M. de Lanterne, j’aurai à dîner. Si je l’appelle monseigneur, il me donnera une pistole, peut-être. La vanité de l’homme est insondable, disait mon ancien maître le régent."

Cogolin raisonnait en subtil personnage, comme le pourceau de La Fontaine. Il se hâta donc vers l’hôtel de Cinq-Mars où, ayant été introduit non sans peine, il se trouva enfin face à face avec Lanterne, plus majestueux et rubicond que jamais. Lanterne se bottait et endossait un habit de voyage, aidé par un des petits ardélions de l’hôtel.

"Ah ! monsieur de Lanterne, fit Cogolin d’une voix tremblante, vous partez donc ?

— Mon Dieu oui, monsieur de Cogolin, dit Lanterne. Une minute plus tard, je n’eusse pas eu l’honneur de votre visite."

Cogolin eut un douloureux tressaillement.

"Pourquoi m’appelle-t-il M. de Cogolin ? songea-t-il avec angoisse. Est-ce qu’il espère que je vais l’inviter à dîner ? (Tiens, c’est une idée ! C’est lui qui paiera, voilà tout.) Ah ! monsieur de Lanterne, vous me voyez tout heureux d’être arrivé à temps pour vous rendre le dîner que vous me fîtes l’honneur de m’offrir à la Sarcelle-d’Or. J’espère que vous ne me ferez pas l’affront de refuser la fricassée de poulet, le cuissot de chevreuil, le pâté d’anguille et la marmelade de pommes que j’ai fait faire à votre attention !"

Lanterne toisa Cogolin. Et il est certain qu’il est difficile de voir plus violente antithèse que celle formée par ces deux êtres, l’un resplendissant de santé, l’autre maigre à voir le jour à travers, l’un vêtu de bon drap, l’autre à peine couvert de misérables loques : le chien gras et le loup maigre – c’était le loup maigre qui invitait le chien gras à une franche lippée ! C’était tout cela qu’exprimait le sourire de Lanterne, sourire d’homme supérieur.

"De la marmelade de pommes ? fit-il en se caressant le menton. Hum ! C’est ma folie."

Et Lanterne commença de descendre un escalier.

"Je le savais ! s’écria Cogolin, qui se mit à suivre en tremblant d’espoir.

— Monsieur de Cogolin, dit Lanterne en descendant dans la cour de l’hôtel, vous saurez que M. le marquis, mon maître, a reçu cette nuit un cavalier venu à franc-étrier d’Effiat pour lui annoncer que son noble père est à l’agonie.

— Ah ! ah ! Diable ! Eh bien, ce sera un repas de funérailles, voilà tout ! Et au lieu du vin blanc dont j’ai commandé six bouteilles pour vous, nous boirons de ce vin d’Effiat qui est si rouge qu’il en est noir…

— Monsieur de Cogolin, continua Lanterne en montant sur une borne pour enfourcher un normand trapu qui l’attendait tout sellé, vous saurez qu’au reçu de cette triste nouvelle, M. le marquis de Cinq-Mars a fait atteler son carrosse de voyage et qu’il y est tout aussitôt monté avec Mme la marquise, qui, fort heureusement, rentra hier soir à l’hôtel...

— Oh ! oh ! Avec Mme la marquise ? Eh bien, en l’honneur de Mme la marquise, nous ajouterons une de ces crèmes en pot que la patronne de la Sarcelle-d’Or fait si fondantes et si parfumées.

— De la crème en pot ! s’écria Lanterne en se mettant en selle. Je me ferais tuer pour la crème en pot. Monsieur de Cogolin, vous saurez que M. le marquis m’a donné l’ordre de le rejoindre à Orléans, faute de quoi, il doit m’arracher les oreilles. Un conseil, monsieur de Cogolin : mangez ma part de crème et de marmelade à mon intention, et en souvenir de la leçon que vous me fîtes l’honneur de me donner.

— Monsieur Lanterne !" s’écria Cogolin désespéré en voyant que le laquais de Cinq-Mars franchissait la porte de l’hôtel.

Lanterne se retourna sur sa selle, et dit :

"À bientôt, monseigneur !"

Cogolin demeura foudroyé par ce mot, qu’il avait compté servir comme suprême amorce à la vanité de Lanterne, et s’asséna un grand coup de poing sur le crâne.

"Hors d’ici !" fit rudement le suisse en le poussant dehors.

Il y avait près d’un quart d’heure que Cogolin avait vu se refermer les portes de l’hôtel, et il était encore là, se demandant si c’était bien vrai. Sa dernière espérance était partie en croupe derrière Lanterne. En d’autres temps, Cogolin eût certainement été humilié d’avoir été battu par Lanterne avec ses propres armes. Ce gros benêt s’était moqué de lui qui, au total, ne manquait pas d’esprit. Mais vraiment, Cogolin avait trop faim pour songer à pareilles misères. Il avait faim, ah ! vraiment faim, le pauvre diable. Cogolin s’en était allé, triste à la mort. Où allait-il ? Il ne le savait guère. Qu’allait-il advenir de sa pauvre carcasse, spectre ambulant, image vivante – encore vivante – de la Faim ? Minable et lamentable, sa maigre échine frissonnant aux bises d’automne sous son misérable justaucorps mangé de trous, traînant sa botte de reître et sa sandale de moine, n’en pouvant plus enfin, il s’assit sur une borne dans une rue déserte, et, la mâchoire dans la main, les yeux brillants de fièvre, songea à son malheur. Sans doute, il demeura assez longtemps immobile sur cette borne. Quand il se sentit un peu reposé, il poussa un long soupir de détresse et il fit un mouvement pour se lever.

"Ne bougez pas, de grâce, fit une voix près de lui. Encore deux coups de crayon, et c’est fini..."

Cogolin, étonné, leva la tête et, à quatre pas, vit un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, tête fine, noble, tourmentée, regard intense, l’épée au côté – ce qui prouvait qu’il était de noblesse – vêtu avec une sorte de fantaisie charmante, bien que ses habits fussent de fort bon drap. Cet étrange inconnu tenait dans sa main gauche un cahier de bonne dimension couvert d’une reliure en carton qui lui servait de support ; de la main droite, il maniait un crayon. Il contemplait fixement Cogolin une, minute, puis crayonnait. Cogolin, devant cette apparition, demeura bouche béante.

"Encore quelques coups de crayon, répéta l’inconnu, et ce sera parfait. Ne bougez pas, je vous en supplie."

L’inconnu éloigna de lui son cahier, au bout de son bras tendu, cligna des yeux, ramena le cahier, crayonna encore une minute, puis murmura :

"Quel admirable gueux ! et pourtant... quelle tristesse de se heurter à de tels modèles ! Comment vous appelez-vous, mon ami ?

— Laguigne, répondit Cogolin. Hélas ! je m’appelle Laguigne.

— Laguigne ! s’écria l’inconnu. Admirable ! Merveilleux ! Nul nom ne pouvait mieux convenir."

Le jeune homme inscrivait le nom de Laguigne sous une esquisse vigoureuse et sobre qui dénotait la facture d’un puissant visionnaire des choses et des êtres. Puis il referma son cahier et le mit dans une poche suspendue à sa ceinture.

"Tenez, mon ami", dit-il alors en offrant un écu au misérable gueux.

Cogolin vit luire la pièce d’argent. Il trembla. Ses yeux se troublèrent. Il la saisit enfin et baissa la tête en pleurant.

"Pauvre diable ! murmura le jeune homme.

— Monsieur, fit Cogolin, comment vous remercier ? Vous me sauvez la vie.

— C’est moi, au contraire, qui doit vous remercier, dit l’inconnu. Je suis honteux de vous offrir si peu de chose pour la pose à laquelle vous vous êtes soumis de si bonne grâce.

— Votre nom, monsieur, je vous en prie, pour que je puisse le bénir.

— Ma foi, j’ai grand besoin, en effet, de bons souhaits, puisque j’entreprends un long, bien long voyage. Tel que vous me voyez, je viens de Nancy, en Lorraine, et m’en vais jusqu’à Rome. Vous m’avez dit votre nom, mon brave ; la politesse veut donc que je vous dise le mien : je m’appelle Jacques Callot."

Ayant fait un geste amical à Cogolin, le futur auteur des Bohémiens,des Misères de la guerre, des Hideux et des Gueux s’éloigna et bientôt disparut.


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Cogolin, serrant frénétiquement dans sa main l’écu qui, réellement, lui sauvait la vie, se remit en marche et entra tout droit dans le premier cabaret qu’il trouva sur son chemin. Ce cabaret était situé à l’angle de la rue des Lombards, c’est-à-dire sur le carrefour formé par cette rue et celles des Arcis et Saint-Martin, c’est-à-dire sur les endroits les plus fréquentés de Paris. Il portait en enseigne un homme vêtu de noir comme un commissaire, et s’emparant d’un sac d’écus – avec cette exergue : Au Borgne-qui-prend.

Le borgne, c’était le commissaire de l’enseigne. Sur la gauche de ce cabaret s’ouvrait un hangar d’assez vastes dimensions qui, pour le moment, se trouvait vide.

Cogolin s’assit à une table, plaça devant lui, en évidence, l’écu qui répondait de lui, commanda du pain et du vin, des œufs et du jambon, et se mit à dévorer. Lorsque les œufs et le jambon eurent été engloutis, Cogolin s’aperçut qu’il avait encore faim et commanda bravement qu’on lui servit un des poulets qui rôtissaient devant la haute flamme d’une immense cheminée. Lorsque le poulet eut été réduit à l’état de squelette parfaitement nettoyé, Cogolin s’aperçut qu’il avait encore soif et demanda une bouteille d’un vin de Beaugency alors fort en honneur. Lorsque le flacon fut épuisé jusqu’à la dernière goutte, Cogolin constata que faim et soif étaient enfin à peu près apaisées mais que, de son écu de six livres, il ne lui restait plus que deux sols et trois deniers.

Cogolin ne s’en émut pas outre mesure : il se trouvait dans cet état de béatitude qui fait que l’estomac ne croit plus à la faim, la gorge à la soif et l’esprit à la misère. Il employa donc ses deux sols et ses trois deniers à fumer de la nicotiane dans une pipe en terre, tout comme un grand seigneur, car la pipe était alors un luxe. Adossé au mur, enveloppé des odorants nuages de nicotiane, béat et rassasié, Cogolin jetait autour de lui de vagues regards qui, à la fin, se posèrent avec intérêt sur trois personnages assis non loin de lui et paraissant être des garçons boulangers.

Ils étaient en effet tous trois vêtus en mitrons. Le premier était petit, boulot, avec un nez pointu et des yeux vifs. Le deuxième était long et maigre, avec un nez mélancolique. Le troisième avait un ventre comme une barrique, des épaules comme un bœuf, et un nez vermeil. Ces trois êtres tenaient avec le patron du Borgne-qui-prend une conversation des plus animées. L’hôte semblait les connaître parfaitement et paraissait leur faire des remontrances amicales.

"Ainsi, dit-il à la fin, vous êtes bien décidés ? Vous quittez la boulangerie de mon voisin Lescot pour vous faire baladins, bateleurs, comédiens, je ne sais quoi de damnable et de damné ?

— C’est fait ! s’écria l’homme au nez pointu, nous quittons le pétrin pour le char de Thespis !

— Quoi, mon cher Legrand, réfléchissez.

— Il n’y a plus de Legrand. Je m’appelle désormais Turlupin.

— Et vous, reprit l’hôte, vous, mon brave Guéru, si doux, si poli, voyez un peu.

— Il n’y a plus de Guéru ! dit l’homme au nez mélancolique. Je suis Gautier-Garguille. À bas le fournil et vivent les tréteaux !

— Et vous, mon pauvre Robert, si paisible, si...

— Il n’y a plus de Robert ! cria l’homme au nez vermeil. Je suis Gros-Guillaume. Cela se voit assez, que diable ! Plus de farine au visage ! À moi le masque antique !"

L’hôte poussa un soupir et considéra les trois mitrons avec une profonde commisération.

"Voilà, songea Cogolin, trois gaillards qui m’inspirent une irrésistible amitié."

L’homme au nez pointu, qui paraissait être le chef de ce trio, c’est-à-dire Legrand, c’est-à-dire Turlupin, reprit en s’adressant au patron du Borgne qui prend :

"Or, mon maître, en attendant que nous puissions jouer sur un vrai théâtre comme ces messieurs de la rue Mauconseil[1], comme nous avons besoin d’un lieu couvert pour y donner nos représentations, nous avons pensé à vous.

— À moi ! s’écria l’hôte stupéfait. Non, non, par tous les diables, je n’ai pas envie de me damner !

— Vous avez, reprit Turlupin sans se démonter, vous avez un grand imbécile de hangar qui peut loger cent spectateurs sans compter les tréteaux. Nous désirons désidérativement votre hangar. Et vous aurez pour vous un quart de la recette !

— Un quart de la recette ? Oh ! oh ! fit l’hôte soudain alléché. Et que ferez-vous payer à chaque personne ?

— Pour assister à nos turlupinades, il en coûtera à chacun deux sols six deniers. Calculez. Votre fortune est faite si seulement nous avons tous les jours une centaine de spectateurs."

L’hôte calcula en effet. Et il trouva sans doute que sans être la fortune annoncée, la somme était bonne à prendre, car il tendit sa main en disant :

"Tope !

Evohé !" hurlèrent les trois mitrons.

C’est ainsi que dans la grande salle du cabaret du Borgne-qui-prend, fut fondée l’association de Turlupin, Gautier-Garguille et Gros-Guillaume, association qui devait bientôt prospérer au point d’inquiéter les comédiens officiellement privilégiés.

"Ce n’est pas tout ! s’écria Legrand (dit Turlupin), lorsque les quatre compères eurent vidé une bouteille à leurs succès futurs, il nous manque un personnage qui aura d’ailleurs un rôle des plus faciles puisqu’il n’aura rien à dire. Gautier-Garguille, Gros-Guillaume et moi, nous avons la langue assez bien pendue pour occuper l’auditoire. Par malheur, aucun de nous ne sait convenablement recevoir les coups de bâton. Il nous faut quelqu’un qui sache se faire étriller dans les règles.

— Recevoir des coups ? fit l’hôte perplexe. Ne comptez pas sur moi pour jouer ce personnage-là."

À ce moment, Cogolin qui avait attentivement écouté toute cette discussion, se leva, s’avança vers Turlupin, mit la main sur son cœur et, la figure balafrée par un immense sourire, prononça :

"Moi, monsieur, je sais !"

Le trio stupéfait contempla une minute cette figure de faune chauve et rieur, l’aspect minable de ce grand corps courbé en une salutation pieuse et matoise à la fois.

"Superbe ! dit Turlupin.

— Superlatif ! dit Gautier-Garguille.

— Supercoquentieux !" dit Gros-Guillaume. Cogolin salua de nouveau et se tint modeste devant les trois futurs comédiens, comme devant trois juges. Turlupin le considéra avec attention, et lui dit :

"Ainsi, l’ami, vous savez recevoir des coups de bâton !

— J’en ai fait depuis quelques jours un apprentissage approfondi, répondit Cogolin. Coups de bâton, coups de poing, coups de pied, coups de griffe, j’ose assurer à ces dignes seigneurs baladins que je sais tout recevoir. Il paraît que c’était ma vocation. Messieurs, j’ai vainement essayé de tous les métiers : aucun n’a voulu de moi, il n’y a guère que les coups de bâton qui me réussissent. Messieurs, je suis à la recherche d’une honorable position dans le monde. Je ne demande pour tous gages que la niche et la pitance. Et encore je puis me passer du gîte : j’en ai un. Mais, pour Dieu, la Vierge et les saints, que je sois assuré de manger à ma faim et boire à ma soif. Mettez-moi donc à l’essai, et je veux être pendu si vous n’êtes satisfaits de ma manière de me faire étriller, gourmer et rosser."

Ce discours obtint tout le succès qu’en espérait Cogolin. Séance tenante, l’ancien écuyer du chevalier de Capestang, l’ancien laquais d’astrologue, de régent et d’apothicaire fut embauché dans la société Turlupin en qualité de valet de comédie, aux conditions mêmes qu’il avait énoncées, c’est-à-dire qu’il fut engagé pour recevoir des volées de coups de bâton, moyennant la nourriture. Pauvre Cogolin, il avait enfin trouvé une position sociale !

Notes :

  1. Où se trouvait le théâtre de l’hôtel de Bourgogne dont les comédiens avaient privilège de représenter mystères et tous jeux récréatifs. (Note de l'auteur)