Le Capitan/XVIII

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XVIII. Une soirée au Louvre
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Concini avait pris, comme on l’a vu, le chemin du Louvre. Pendant tout le trajet, au fond de son carrosse, Concini avait tenu dans ses mains le flacon que lui avait remis Rinaldo.

"Huit jours, murmurait-il, huit jours encore, et grâce à cette liqueur que Lorenzo a fabriquée pour moi, l’orgueilleuse fille d’Angoulême s’avouera vaincue et baissera la tête."

Il frissonna à cette idée.

"Oh ! continua-t-il, si cela arrive, je te couvrirai d’or. Lorenzo, sublime savant ! Et pourquoi cela n’arriverait-il pas ? Pourquoi Lorenzo n’aurait-il pas retrouvé l’élixir d’amour comme il a retrouvé l’aqua-tofana ? Jamais jusqu’à ce jour, il ne s’est trompé."

Et, ce flacon, il le serrait convulsivement dans ses doigts crispés. Et ce flacon, nos lecteurs le savent, contenait non pas un élixir d’amour et de vie, mais un poison qui, sans la tuer, devait décomposer le sang de celle qu’aimait Concini !

C’était la vengeance de Léonora Galigaï ! Concini versant lui-même à Giselle la liqueur maudite qui devait détruire sa beauté, c’est cela que Léonora avait inventé… et c’est cela qui allait s’exécuter !

Concini donc, arriva au Louvre vers l’heure où Léonora Galigaï, dans la boutique du Pont-au-Change, avait avec Lorenzo ce formidable entretien auquel nous avons assisté. C’était l’heure où le nain lui remettait le poison qui devait tuer Louis XIII.

Concini, escorté de ses gentilshommes qui, selon leur ordinaire, menaient grand bruit comme s’ils se fussent trouvés en pays conquis, monta l’escalier qui conduisait aux appartements de la reine mère, Marie de Médicis. Concini arriva dans la grande galerie que, tous les soirs, traversait le jeune roi. Elle était déserte, silencieuse – sauf la garde et quelques courtisans encore fidèles. Et ce soir-là, Concini, tout à coup, tressaillit, pâlit, fronça les sourcils. Quoi ? Qu’y a-t-il ? Les gardes ne lui rendent pas les honneurs ? Le capitaine Vitry lui tourne le dos et cause tranquillement avec Saint-Simon, le premier écuyer ?

Concini a senti courir sur sa nuque le frisson des peurs mortelles… Est-ce que le roi se révolte contre lui !... Oh ! mais, cette révolte… c’est sa mort, à lui, Concino ! Il tremble. Le hideux pressentiment s’empare de lui ; c’est l’effondrement ! D’un frénétique effort, il secoue la terreur, et il gronde.

"Corpo di Cristo ! C’est la bataille ! Soit ! Léonora, Léonora ! Tu es la sibylle de mes destinées, et ton œil noir a vu clair dans ma vie : je dois mourir... ou devenir le maître absolu !"

Concini marcha à Vitry et lui frappa rudement sur l’épaule. Vitry se retourna :

"Monseigneur !

— Eh bien ! mon brave Vitry."

Et, à petites tapes méprisantes, Concini continuait à frapper l’épaule du capitaine. Blanc de fureur, Vitry recula de deux pas. Mais Concini le rejoignit, et, les yeux dans les yeux :

"On ne rend plus les honneurs ?

— C’est l’ordre. Le roi seul, à partir de ce soir...

— Bien, Vitry ! interrompit le maréchal d’Ancre. Qui t’a fait capitaine ? Qui t’a mis ici ? Réponds. Le roi ? Ou moi ? Tu as peur d’honorer ton bienfaiteur, hein ? Crie donc, toi aussi : « Mort à l’affameur ! » Comment appelles-tu cela ? Moi je dis : lâcheté !"

Le capitaine devint livide. Un instant, sa main tremblante descendit jusqu’à la garde de son épée. Mais, secouant la tête, il se contenta de répéter :

"C’est l’ordre.

— Et qui a donné l’ordre ? gronda Concini.

— Moi !" répondit une voix rude.

Une tenture s’écarta. La haute taille du maréchal Ornano s’encadra dans le velours. Concini jeta autour de lui un regard sanglant et vit ses gentilshommes prêts à dégainer.

"Patr’ eterno ! murmura sourdement Ornano. (Par le Père Éternel !) Qu’un de ces petits-maîtres fasse un geste, et j’empoigne le Florentin !"

Concini, brusquement, s’apaisa. Des yeux, il contint ses gens. Avec cette soudaineté qui faisait de son masque une merveille de comédie, il prit son air le plus riant.

"Bonsoir, maréchal, dit-il de sa voix chantante et zézayante, bonsoir, mon cher maréchal. Je vous cherchais justement. Vous savez qu’il est question de choisir un gouverneur pour Monsieur[1] ?

— Eh bien ? fit Ornano en fronçant les sourcils.

— Eh bien ! j’ai pensé que nul n’était plus digne d’occuper ce poste de confiance que votre fils Jean-Baptiste. Il est juste que le pacificateur du Dauphiné soit récompensé jusque dans ses enfants. Réfléchissez à cela, mon cher maréchal, et, sous deux jours, dites-moi si vous acceptez ou si vous refusez."

Ornano avait reçu le coup en pleine poitrine. Voir son fils pourvu d’un poste qui en eût fait un des premiers personnages de la cour, cela passait ses espérances. Il demeura donc tout étourdi et, avant qu’il ne fût revenu de sa stupeur, il vit Concini qui, lui faisant de la main un signe gracieux, s’éloignait, suivi, au plutôt environné de son escorte étincelante, bruyante, papillonnante, manteaux agités, éperons sonnants, vision de splendeur et de force. À l’instant où ce groupe rutilant disparaissait, une porte, à l’autre bout de la galerie s’ouvrit ; une voix cria :

"Le roi !"

Louis XIII entra, vêtu de noir, le pas nonchalant et timide, l’œil soupçonneux ; il s’appuyait au bras d’Albert de Luynes ; les gardes abaissèrent les pointes de leurs hallebardes, les quelques courtisans perdus dans la galerie se mirent sur un rang et s’inclinèrent. Le roi passa, muet et pâle, dans ce grand silence. Alors seulement, le maréchal d’Ornano reprit ses esprits. Il se tourna vers Vitry et, avec un sourire pareil à un coup de stylet :

"Je crois que M. d’Ancre vous a dit un mot qui vaut son pesant de vendetta...

— Oui, monsieur, répondit Vitry avec une froideur terrible ; il a dit : lâcheté.

— Vous croyez ? Diable ! diable ! mon pauvre Vitry, comment allez-vous vivre avec ça sur la joue ?

— C’est bien simple, maréchal : je laverai !

— Et avec quoi ?

— Avec du sang !"

Ces quelques demandes et réponses faites d’une voix basse et rapide contenaient toute une tragédie. Au dernier mot de Vitry, Ornano se recula, demeura un instant pensif, puis, secouant sa rude tête de reître :

"Je m’en vais essayer de gagner quelques pistoles au jeu du roi. Ce sera toujours autant de pris sur ma solde arriérée."

Concini, ayant laissé son escorte dans le salon attenant à la galerie, s’élança dans un couloir, monta dans un escalier, et parvint à une antichambre où étaient postés en des attitudes raidies huit magnifiques suisses de la garde de la reine mère. Sans faire attention à ces hommes, Concini ouvrit une petite porte et passa dans une pièce déserte, où il attendit quelques minutes, palpitant, l’œil et l’oreille aux aguets.

Une tenture s’agita d’un mouvement imperceptible. Concini ne s’en aperçut pas. A pas furtifs, il se dirigea vers la porte qui faisait vis-à-vis à cette tenture et frappa un léger coup. La porte s’ouvrit. Une jeune femme apparut. Concini, sans un mot, tira de sa poche une bourse pleine d’or. La femme s’en saisit.

"Tu es toujours à moi ? murmura alors Concini.

— Puisque vous payez, monseigneur.

— Elle est là ? reprit-il d’une voix qui tremblait.

— Oui, monseigneur."

Concini poussa un soupir. A l’autre bout de la pièce, la tenture s’agita.

"Que fait-elle ? Que dit-elle ? Est-ce qu’elle pleure ?

— Elle est trop fière pour cela. Ce qu’elle fait ? Rien. Ce qu’elle dit ? Je l’ignore, car elle ne daigne parler qu’à la reine !"

Et la femme jeta un vif regard vers la tenture, qui s’immobilisa. Brusquement, Concini sortit de son pourpoint le minuscule flacon que lui avait remis Rinaldo et le tendit à la servante, qui l’examina curieusement.

"Écoute, dit-il alors d’une voix plus sourde. Il faut qu’elle en prenne trois gouttes tous les soirs pendant huit jours.

— Du poison ! ah ! monseigneur ! fit la femme en élevant la voix.

— Tais-toi, folle ! gronda Concini. Ce n’est pas du poison. C’est… comprends-moi… elle me déteste... et quand elle aura vidé ce flacon... elle m’aimera !

— Un élixir d’amour !

— Tu l’as dit !"

La tenture s’agita encore, puis redevint immobile.

"En ce cas, monseigneur, vous pouvez compter sur moi.

— Elle boira ? palpita Concini.

— Je m’en charge.

— Et moi, je me charge alors de ta fortune, entends-tu !" murmura Concini enivré.

La femme fit une révérence. Et Concini, sur la pointe des pieds, regagna la porte par où il était entré, traversa l’antichambre, descendit rapidement, et se dirigea rayonnant, vers la salle où se tenait le jeu du roi. Dès qu’il fut sorti, la tenture se souleva et Marie de Médicis apparut, pâle, agitée, dans l’encadrement du velours. La servante courut à elle, se courba presque jusqu’à l’agenouillement, puis se relevant, lui tendit le flacon.

"Madame, commença-t-elle, il veut que...

— C’est bien, j’ai entendu, interrompit la reine. Regagne ton poste."

La reine avait saisi le flacon, et, tandis que la servante disparaissait, elle-même s’effaça de l’autre côté de la tenture. C’était une vaste salle, une sorte d’atelier encombré de sièges, où s’entassaient des coussins de soie, avec des tables où s’éparpillaient des plans et des épreuves de gravures, et enfin, dans un coin une presse où luisait la plaque de cuivre rouge à laquelle Marie de Médicis travaillait alors.

La reine, lentement, traversa la pièce immense qui était son lieu de travail et de repos. Près de la presse, elle s’arrêta, contempla un instant le flacon qu’elle tenait à la main, et murmura :

"Élixir d’amour !"

Un tressaillement l’agita jusqu’au fond de l’être : ses beaux yeux noirs lancèrent des éclairs. Brusquement, elle posa le flacon sur l’encadrement de fer de la presse, saisit un marteau et frappa d’un seul coup furieux. Le cristal se brisa. Le liquide se répandit…

Alors, Marie de Médicis porta la main à ses yeux : elle pleurait !

"Quarante ans ! j’ai quarante ans... voilà le mal ! murmura-t-elle ! Oh ! je me défendrai ! Je ne veux pas vieillir. Je ne veux pas être abandonnée. Concino est mien. Il restera mien... Et puisque j’ai donné ma vie à cet homme, il faut que sa vie soit à moi ! Je veux... oh ! ne suis-je donc pas la reine ! Je veux... Giuseppa !"

La jeune femme que nous avons entrevue tout à l’heure, apparut, et s’avança.

"Giuseppa, dit Marie de Médicis, en contenant les frémissements de sa voix, cette damoiselle...

— Giselle d’Angoulême, Majesté !

— Oui. Eh bien, il faudra... écoute : il est impossible qu’elle continue à demeurer au Louvre. Le Louvre n’est pas une prison, après tout !

— C’est vrai, madame, dit Giuseppa en tâtant pour ainsi dire les mots l’un après l’autre, le Louvre est un palais. Mais en descendant au fond des caves, plus bas que les caves, on trouve les oubliettes."

Marie de Médicis tressaillit. Une légère rougeur monta à son visage.

"Les oubliettes ! fit-elle d’une voix sourde. Depuis Catherine, nul n’en sait le chemin. Cette jeune fille ne m’a fait aucun mal. Et, cependant, elle me gêne, ajouta-t-elle avec une froideur sinistre. Je ne veux plus la voir ici. Tu attendras donc que tout soit endormi dans ce palais, puis tu la feras sortir, tu me comprends ?

— Oui, madame. Et une fois dehors ?

— Eh bien ! Qu’elle aille où elle voudra ! fit Marie de Médicis qui, de rouge qu’elle était, devint pâle. De cette façon, je serai débarrassée d’elle. Car il est impossible qu’une jeune fille se trouve seule dans les rues vers les onze heures du soir, sans qu’il lui arrive quelque accident... non, cela est tout à fait impossible !"

Et la reine Maria jeta un regard à la servante : ce regard était terrible.

"Tout à fait impossible, répéta Giuseppa.

— Va donc, et songe à m’obéir."


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Onze heures et demie venaient de sonner. Le roi s’était retiré dans sa chambre. Les courtisans s’en allaient, tandis que les valets éteignaient les flambeaux. Dans la salle de jeu du roi, il n’y avait plus que quelques gentilshommes qui, l’un après l’autre, s’enveloppaient de leurs manteaux pour quitter le Louvre. Ornano venait de s’en aller, furieux d’avoir perdu les pistoles qu’il comptait gagner. Concini, au contraire, comptait ostensiblement son gain.

"Parbleu ! avait grogné Ornano, il triche.

— Prenez, faquins !" disait à ce moment Concini, en distribuant aux valets l’or qu’il avait gagné.

Et lui aussi s’apprêta à se retirer. À ce moment, Léonora Galigaï entra dans la salle et se dirigea droit vers son mari, Concini la vit venir, le front soucieux.

"Concino, murmura Léonora, la reine veut te parler."

Il y avait du désespoir, de l’amertume et une volonté farouche dans sa voix. Concini avait froncé les sourcils.

"Il faut y aller ! reprit rudement Léonora. Il le faut, entends-tu ?

— Eh bien ! j’y vais ! Mais que peut-elle avoir à me dire ? C’est bien, Léonora, dans une heure je vous rejoins à l’hôtel."

Concini fit un mouvement pour se retirer. Léonora le saisit par le bras, d’une étreinte nerveuse et puissante. Alors, il la regarda... et il vit qu’elle était livide.

"Quoi encore ?" fit-il.

Elle respira péniblement. Son sein se souleva. Ses lèvres étaient blanches. Ses yeux noirs fulguraient. Laide, difforme, elle avait à cette minute la sombre beauté fatale que donne aux visages les plus insignifiants l’amour déchaîné sous la tourmente de la jalousie.

"Il y a Concino, que j’en ai assez ! Il y a que je souffre à mourir, et que je ne veux pas que mon cœur éclate sous l’effroyable pression de la douleur. Concino, il faut en finir. Je hais cette reine Maria, je la hais vois-tu ! Il n’y a pas une fibre de mon être qui ne soit pétrie de haine.

— Et pourtant, cara, tu m’envoies à elle !

— Oui, fit Léonora frissonnante. Il le faut. Ce soir plus que jamais. Car, ce soir, c’est le commencement de la fin !"

Concini sentit une vague épouvante se glisser jusqu’à son cœur. Il connaissait trop la redoutable compagne de sa vie pour supposer un seul instant que les mystérieuses paroles étaient vides de sens.

"Le commencement de la fin ! répéta-t-il machinalement.

— Concino, reprit-elle en le dévorant jusqu’à l’âme de son regard embrasé, tu m’as dit que dans une heure, tu viendrais me rejoindre à l’hôtel ?

— Je te le jure !

— Eh bien ! tu ne m’y trouveras pas ! Ce soir, je reste au Louvre !"

Il frémit. L’instant terrible approchait. Il en eut le pressentiment rapide. Dans la salle tous les flambeaux, sauf un, étaient éteints. Au fond, bien loin d’eux, un valet attendait, tout raide. Ils étaient immobiles dans cette lueur diffuse, plus terrible que l’obscurité : le silence pesait sur eux. Et, dans ce silence, la voix de Léonora, imperceptible, murmura :

"Tout est prêt, Concino ! Angoulême, Guise, Condé sont à Paris, prêts à agir avec leurs acolytes. Le trône sera au plus fort. Laisse-les faire et profite de leurs actes. Le plus fort, ce sera toi ! Concino, prépare ton âme, prépare ton bras, l’heure est proche !

— Mais... lui ! le roi ! balbutia Concini, frappé de vertige.

— Dans deux jours, dans quatre au plus, il n’y aura plus de roi en France ! acheva Léonora Galigaï dans un souffle... Car ce soir, Concino, ce soir, entends-tu, ce soir, tandis que tu seras auprès de la mère du roi, je serai, moi, au chevet de Louis XIII… Va, maintenant !"

Et avant que son mari ne fût revenu de la prodigieuse stupeur qui le paralysait, elle s’éloigna lentement, et il la vit enfin disparaître vers l’intérieur du Louvre, pareille à un spectre. Alors, chancelant, il se mit en route. Le valet éteignait le dernier flambeau. La nuit fut opaque.

Concini admettait l’assassinat du roi, mais comme un de ces événements qui ne sortent pas du domaine du rêve. Devant l’imminence de la réalité, il sombra dans l’épouvante. Pourtant, à mesure qu’il se rapprochait des appartements de la reine mère, il s’efforçait de dompter sa terreur. Avec la foudroyante rapidité de l’imagination que talonne la peur, il organisa son acte à lui.

Si la chose s’accomplissait, s’il n’avait qu’à monter les marches du trône, il se laisserait pousser au pouvoir suprême. Si des obstacles surgissaient, il préparerait sa fuite.

Dans les deux cas, il comprit qu’il avait besoin de Marie de Médicis. Plus que jamais, il devait la tenir en son pouvoir : demain, il briserait l’instrument, si demain apportait au monde cet événement encore dans les limbes : Concino Concini roi de France !

Il apprêta donc toute sa séduction, il apprêta son visage, son sourire, sa flatterie et sa tendresse, tout ce qui faisait de lui le dieu de cette femme livrée à une passion de l’âge terrible. En pénétrant dans l’antichambre que nous avons signalée, Concini vit Giuseppa qui l’attendait. Alors, sa pensée fit volte-face. Alors, l’image de Giselle, un instant effacée de son esprit y reparut triomphante. Il s’avança rapidement vers Giuseppa, lui saisit la main de sa main brûlante et lui murmura à l’oreille :

"Est-ce fait ? As-tu commencé à lui verser l’élixir ?"

Giuseppa se dégagea, eut un geste que Concini ne comprit pas et répondit :

"La reine vous attend !"

En même temps, elle soulevait la tenture de velours, et Concini vit Marie de Médicis assise dans un fauteuil, qui souriait d’un étrange sourire. Dans le même instant, il reprit tout son sang-froid, s’arma de tendresse dévouée, et s’avança, courbé, souriant, toute son attitude était un sourire.

"Majesté, chère Majesté, me voici à vos ordres, murmura Concini.

— Asseyez-vous, Concino", dit la reine, écartant ainsi du premier coup toute étiquette, et indiquant nettement que c’était la femme, non la reine qui avait mandé le maréchal d’Ancre.

Concini, d’ailleurs, obéit sans discussion.

"Ainsi, chère Maria, vous ne m’en voulez plus ? fit-il d’une voix caressante.

— Comment vous en voudrais-je, Concino ? dit-elle avec une sorte de gravité. Accablée d’ennuis, entourée d’ennemis, je n’ai que vous pour me consoler. Et d’ailleurs, de quoi vous en voudrais-je ? De la petite scène de l’autre jour ? C’est vrai, j’ai eu un moment de jalousie, mais c’est passé...

— Oh ! chère ! bien chère !

— Et puis, continua Marie de Médicis avec la même gravité, je ne puis plus maintenant être jalouse de la fille de M. d’Angoulême..."

Concini tressaillit violemment. Il connaissait Marie de Médicis aussi bien qu’il connaissait Léonora Galigaï. À ces étranges paroles de la reine, il comprit, il sentit qu’il allait apprendre quelque chose d’effrayant. Et toute son énergie, il l’employa à recevoir le choc, d’un visage souriant toujours. Marie de Médicis, cependant, d’un geste machinal, jouait avec le gland de soie du coussin sur lequel elle était assise. Les yeux perdus dans le vague, elle continua :

"Votre plan politique, mon cher, était admirable. Détenir cette jeune fille prisonnière et dire au père qui l’adore : « Ou vous cesserez de conspirer, ou vous ne verrez plus votre enfant ! », oui, c’était d’une imagination subtile et de bonne guerre. C’est un malheur que ce plan ne puisse plus être exécuté, car le duc d’Angoulême devient dangereux.

— Nous réduirons le duc, je vous le jure, dit Concini d’une voix altérée. Mais pourquoi ce plan que vous dites de bonne guerre ne peut-il plus être exécuté ?"

Marie de Médicis, alors, regarda Concini en face et répondit :

"Parce que Giselle d’Angoulême n’est plus en notre pouvoir."

Concini étouffa un rugissement.

"Évadée ! gronda-t-il.

— Oui ! dit Marie de Médicis avec un calme effroyable.

— Nous la reprendrons ! oh ! nous la reprendrons ! balbutia Concini qui, à cet instant, oublia toute prudence. Il le faut voyez-vous ! Ah, comprenez donc ! Si la fille nous échappe, le père devient... Oh ! mais comment ce malheur est-il arrivé ?

— Remettez-vous, amico caro", fit Marie de Médicis avec une douceur aussi effroyable que le calme que nous signalions.

Concini se frappa le front. D’un énergique effort de volonté il dompta la rage qui voulait faire explosion sur ses lèvres.

"Pardonnez-moi, Maria, fit-il, et ne voyez dans mon émotion que ce qui y est réellement. Mon dévouement s’alarme des malheurs qui peuvent résulter de cette évasion. Mais nous reprendrons cette fille de rebelle – rebelle elle-même – et la Bastille, cette fois, saura nous la garder.

— C’est impossible, prononça Marie de Médicis avec une tranquillité sinistre. Nous ne pouvons pas reprendre Giselle d’Angoulême.

— Et pourquoi ?" demanda violemment Concini.

Marie de Médicis répondit doucement :

"Parce que Giselle d’Angoulême s’est évadée dans la mort : elle vient de se tuer !"

La reine, en prononçant ces mots, se leva. Concini demeura sur son tabouret, écrasé, foudroyé, la gorge serrée par une affreuse angoisse, livide, hagard, sans un mot, sans pensée, effondré dans l’horreur… tout tournait autour de lui, et ce mot résonnait sourdement dans sa tête : « Morte ! Morte ! » Seulement, de ses lèvres entrouvertes s’échappait un râle précipité. Marie de Médicis le contemplait avec une joie sombre et farouche.

"Morte ! bégaya enfin Concini. Morte !

— Morte !" répéta la reine.

Concini ne pleura pas. Peut-être y avait-il en lui plus de rage encore que de douleur. Giselle lui échappait à jamais. Évadée dans la mort ! Il ne posa aucune question. Il souffrait atrocement. Il n’avait qu’une idée : s’en aller, fuir, se réfugier en quelque solitude pour crier, sangloter, hurler sa souffrance. Il voulut se lever... Marie de Médicis le retint d’un geste et cria :

"Giuseppa !"

La servante favorite, servante de mystérieuses besognes, entra.

"Giuseppa, dit la reine, raconte à M. le maréchal ce qui est arrivé ce soir à cette fille…

— C’est bien triste, madame, dit tranquillement Giuseppa. Pour obéir aux ordres de Votre Majesté, j’avais proposé à la demoiselle de sortir du Louvre, à condition que ce serait la nuit, et qu’elle ne ferait aucune tentative pour s’éloigner de moi. D’ailleurs, deux gentilshommes du service de la reine devaient nous suivre. La demoiselle accepte avec joie, et me charge de transmettre ses remerciements à Sa Majesté généreuse. Bon. Sur les dix heures, nous quittons le Louvre. Je lui demande de quel côté elle veut se diriger. Elle me répond qu’elle aimerait respirer la fraîcheur du fleuve. Bon. Nous remontons donc la Seine. La demoiselle semblait calme, heureuse de cette promenade. Nous arrivons au-dessus du Pont-au-Change. Tout à coup, la demoiselle me dit : « Je ne puis plus vivre ainsi, je suis trop malheureuse. » Et elle se met à courir sur la berge vers le fleuve. Je pousse un cri. M. de Lux et M. de Brain, qui nous escortaient à distance, accoururent. Trop tard ! La demoiselle s’était jetée dans le fleuve. Pas de bateau. Personne. M. de Brain se précipite à l’eau et s’épuise en vains efforts : le courant avait entraîné la malheureuse jeune fille sous les arches du pont. Là, elle est prise par les tourbillons. Un instant, nous la distinguons dans la nuit. Puis, plus rien, sinon que M. de Brain s’est allé coucher avec une grosse fièvre, le pauvre jeune homme.

— C’est bien, Giuseppa, tu peux te retirer, ma fille", dit la reine.

Giuseppa fit la révérence et disparut. Concini demeurait stupide d’horreur. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il éprouvait le vertige de la douleur qui désorganise un cerveau, anéantit les facultés, ravage une intelligence comme un ouragan fait d’un paysage. Marie de Médicis, doucement, posa sa main sur son front, et murmura :

"Tu souffres, dis ?"

Une rafale d’épouvante secoua jusque dans ses fondements l’esprit de Concino. Il se vit impuissant à cacher cette douleur qu’il fallait dissimuler à tout prix. Car cette douleur, c’était sa passion pour Giselle, avouée, proclamée. C’était la rupture immédiate avec son amante royale. C’était l’effondrement. Car dans cette minute même... oh ! dans cette tragique minute, Léonora Galigaï versait le poison au fils de la reine !…

"Tu souffres !" répéta Marie.

Et tout s’effondra dans l’âme de Concini. Léonora, le poison, le crime, le régicide, la lutte pour la puissance, trône, sceptre, tout disparut devant cette seule image : les flots de la Seine roulant vers le néant le corps de l’adorée ! Ses yeux se dilatèrent, sa bouche se crispa, sa poitrine se souleva, les sanglots grondèrent, roulèrent dans sa gorge, éclatèrent parmi des cris, des plaintes, des gémissements atroces… L’aveu ! La rupture ! Marie allait le chasser ! Tout était perdu ! Et, brusquement, un étonnement infini descendit sur lui. Marie, doucement, enlaçait son cou de ses deux bras ; Marie plus doucement, appuyait sa tête sur son sein ; Marie, plus doucement encore, murmurait :

"Pleure, va, pleure, amico caro... qui pourrait te consoler, sinon celle qui t’aime ? Pleure sans crainte, dis-moi ta souffrance et ton amour... je te consolerai moi, je te guérirai, je ne suis plus, je ne puis plus être jalouse... PUISQU’ELLE EST MORTE !"

Le récit de Giuseppa était rigoureusement exact, sauf quelques détails. Giuseppa avait réellement proposé à l’hôtesse ou plutôt à la prisonnière de la reine une promenade nocturne, que Giselle étonnée, avait acceptée sur-le-champ, avec le secret espoir d’une évasion. Les deux femmes sortirent du Louvre, Giuseppa babillant à tort et à travers, pour étourdir sa compagne, et Giselle silencieuse, l’esprit alerte, le cœur ferme. Elle se savait surveillée par des hommes qui suivaient à distance : ou du moins Giuseppa le lui avait affirmé. Mais Giselle ne connaissait pas la peur. Elle assura à sa ceinture le petit poignard qu’elle y portait, et résolue à reconquérir sa liberté, se tint prête à tout événement, tandis que, passive en apparence elle se laissait conduire au gré de la servante qui, respectueusement, lui offrait son bras.

Les rues étaient désertes et noires. De loin en loin, des groupes étranges leur apparaissaient : tire-laine embusqués ou lentes patrouilles du guet. Alors Giuseppa tremblait et invoquait la Vierge et les saints. Giselle tout à coup s’arrêta, regarda autour d’elle et vit que l’instant était propice.

Elles se trouvaient un peu au-dessus du Pont-au-Change, dont les maisons à toits aigus et à croisillons de bois enjambaient la Seine.

"Il faut nous quitter ici ! dit Giselle avec fermeté. Ne résistez pas, c’est inutile. Vous serez chassée, c’est probable. Mais si vous voulez vous présenter demain à cette même place, vous y trouverez quelqu’un qui vous remettra cinq mille livres. Adieu !"

D’un mouvement rapide elle se débarrassa de Giuseppa et fit quelques pas en revenant vers le pont. Giuseppa n’avait pas dit un mot, pas jeté un cri. Seulement, un sourire funèbre balafra comme un éclair son visage. Elle ne fit pas un mouvement pour suivre Giselle. Seulement, elle se pencha pour voir ce qui allait se passer dans ce recoin de ténèbres et de crimes, et elle vit ! Deux, trois, quatre ombres qui surgissaient et barraient la route à la fugitive…

Ce fut rapide comme une vision. Pas de lutte, pas de cris. Ces ombres entourant Giselle, cela forma un groupe sinistre qui s’agita, tourbillonna dévala vers le fleuve, vers l’eau noire qui s’engouffrait sous les arches ouvertes comme des gueules fuligineuses d’où sortaient des plaintes. Puis il y eut un cri, un seul, une clameur de détresse. Et, dans le même instant, le bruit soyeux de l’eau qui s’ouvre et se renferme. Puis, ce fut tout. Giuseppa, à demi courbée, penchée sur cette scène d’horreur ; Giuseppa le front mouillé de sueur, les yeux exorbités, se redressa alors lentement. Les ombres la rejoignirent, et l’une d’elles murmura :

"C’est fait !..."


Notes :

  1. « Monsieur » – le frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans. (Note de l'auteur)