Le Capitan/XIX

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XIX. L’empoisonneuse
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Au Louvre, tout était silence et mystère. Léonora Galigaï, retirée dans l’appartement qui lui était réservé près de celui de Marie de Médicis – car souvent son service de première dame d’honneur de la reine l’obligeait à passer la nuit dans le château – Léonora Galigaï, assise dans un fauteuil, écoutait le silence et regardait le mystère. Elle venait d’éteindre la lampe qui brûlait près d’elle sur le marbre d’une petite table et, au fond des ténèbres qui l’enveloppaient de leur suaire, au fond des ténèbres qui roulaient leurs volutes sur sa pensée, elle méditait.

Léonora Galigaï hésitait. Ce roi, cet obstacle, cet ennemi, c’était un adolescent. A peine un peu plus de quinze ans. Il était beau, un peu triste de se sentir si seul, il aspirait la vie, inspirait la pitié, et il fallait le tuer ! Ce mot éclata comme un coup de tonnerre dans l’esprit de Léonora. Dans le même instant, elle fut debout. Presque aussitôt, lente, rigide, le front dur, légère, invisible, impalpable pour ainsi dire, l’empoisonneuse se mit en route vers la chambre du roi, vers le meurtre !

Léonora Galigaï connaissait admirablement le Louvre dans ses tours et détours. Mais sans doute elle avait longuement et depuis longtemps étudié le chemin qu’elle parcourait. Car non seulement elle ne se trompait pas à chacun des nombreux carrefours de corridors qu’elle rencontrait, mais encore elle marchait avec la même sûreté qu’en plein jour.

Louis XIII couchait dans une vaste chambre située au-dessus du cabinet des armes de Charles IX. Dans l’antichambre, dormait le valet préféré du roi. En avant de l’antichambre, il y avait une pièce assez vaste, où se tenaient les gardes. Il était donc impossible d’arriver la nuit jusqu’au roi sans passer d’abord sur le ventre à douze hommes bien armés, puis sans tuer le valet de chambre.

Maintenant, si nous pénétrons dans la chambre royale, voici ce que nous voyons.

Deux hautes fenêtres qui donnent sur la Seine et dont les rideaux de brocart sont hermétiquement clos. Les murs sont recouverts de soie bleue fleurdelisée d’argent. Une table en bois d’ébène au milieu. Sept ou huit immenses fauteuils du temps d’Henri III. Enfin, un lit monumental dont les tentures sont faites de la même étoffe que les rideaux des fenêtres. Près de la tête du lit, une petite table. Et sur cette table, dans une amphore de cristal enchâssée d’or, la boisson rafraîchissante que le jeune roi a coutume de boire quand il se réveille la nuit. À côté, une coupe d’or.

Tout contre la tête du lit, une toute petite porte se dissimule dans la soie des tentures murales... cette porte est condamnée !... Car cette porte, si le jeune roi de quinze ans pouvait l’ouvrir, eh bien ! il trouverait là le chemin qui conduirait à l’appartement de la jeune reine Anne ! Un étroit couloir où nul ne peut entrer !... Le roi a épousé depuis dix mois Anne d’Autriche. Mais ils sont si jeunes tous deux ! Ce n’est encore qu’un mariage politique ; plus tard, quand la reine mère le jugera convenable, alors seulement la petite porte s’ouvrira, la porte qui conduit à l’amour ! En attendant, elle est condamnée, la petite porte d’où viendra l’amour.

Dans le lit immense, vaguement éclairé par les dernières lueurs de la veilleuse suspendue au plafond par une triple chaînette d’or, voici le roi qui dort paisiblement et sourit à on ne sait quel rêve.

Le roi dort... Autour de lui, au loin, dans le Louvre, le silence est profond… Rien, aucun bruit, aucun grincement, rien ne trouble ce silence, rien, pas même cette porte qui s’ouvre tout près du chevet du lit. Et cette porte, c’est la petite porte condamnée, celle où commence le couloir dans lequel nul ne peut pénétrer, nul ne pénètre... c’est la petite porte d’amour dans laquelle soudain, s’encadre une figure de spectre.

Ce n’est pas l’amour qui vient, c’est la mort.


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Léonora Galigaï, parvenue à ce point de sa terrible marche à travers le silence et les ténèbres, s’arrête un moment, suffoquée, pantelante, la main crispée sur son sein pour comprimer son cœur. Comment était-elle là ? Par où avait-elle passé ? Comment n’avait-elle pas rencontré âme vivante ? Elle ne savait pas ! Elle vacillait ; elle se soutenait au chambranle de la porte, pâle dans sa robe noire.

Cela avait duré une minute ou deux. Ce temps suffit à l’empoisonneuse pour s’accoutumer au vertige. Elle fit un mouvement, se pencha, et regarda le roi endormi.

Alors, avec des gestes précis, calculés d’avance, mais si ouatés de silence qu’ils devenaient des gestes de fantôme, elle déboucha le flacon qu’elle tenait à la main. Son bras s’allongea. Les yeux rivés sur la figure du roi, elle versa le poison dans la coupe d’or. Puis elle acheva de remplir la coupe avec la boisson contenue dans l’amphore.

Alors elle referma la petite porte... Et dans l’étroit couloir, elle attendit. L’oreille collée à la porte, Léonora attendait… Quoi ? Ce n’était donc pas fini ? Qu’attendait-elle ? Non ! ce n’était pas fini ! Léonora jugeait qu’elle n’était pas au bout de sa besogne ! Léonora ne voulait pas s’en aller avant d’être sûre que c’était fini !

Elle voulait entendre le roi se soulever dans sa couche lorsqu’il s’éveillerait, comme cela lui arrivait plusieurs fois par nuit ! Elle voulait recueillir les bruits, si imperceptibles qu’ils fussent, que Louis ferait en saisissant la coupe d’or ! Elle voulait se retirer seulement quand elle pourrait se dire :

"Maintenant, il a bu ! Maintenant, il est empoisonné ! Maintenant je n’ai plus qu’à aller chez Lorenzo et lui demander la fleur qui tue ceux qui ont bu !"

Et elle attendit, figée, raidie, toute sa vie réfugiée dans le sens de l’ouïe. La pendule sonna deux heures... puis la demie... Puis trois heures. Parfois un meuble craquait. À d’autres moments, elle entendait un soupir du roi endormi. Mais ces bruits la laissaient insensible. Sa volonté décuplée en puissance, sa volonté farouche, formidable, écartait tout autre bruit que celui qu’elle attendait... et elle l’entendit enfin !

Elle perçut distinctement, avec une aveuglante clarté, car le sens de l’ouïe se confond avec celui de la vue à certains moments d’hystérie cérébrale, elle entendit... elle vit... oui, elle vit par ses oreilles... elle vit le roi se réveiller, se soulever et saisir la coupe de poison ! Un rugissement effroyable gronda au fond de son être. C’était fini. Louis XIII allait boire ! Concini serait roi de France !

À ce moment une rumeur lointaine éclata, non plus une rumeur imaginaire ! Des bruits de voix qui vociféraient, de pas qui couraient, des gens hurlaient : « Arrête ! Arrête ! » Le roi sautait à bas de son lit en criant :

"Holà ! que veut dire ceci !"

Léonora Galigaï se redressait, éperdue, rugissante, écumante. La porte officielle, la porte gardée s’ouvrait violemment et la chambre à coucher s’emplissait de monde !

Il sembla à Léonora que la terre se disloquait sous ses pieds et que le ciel croulait sur sa tête !