Le Capitan/XXIV

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XXIV. Comment naquit une de nos industries les plus florissantes[1]
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Lorsque la faim du chevalier eut succombé sous des attaques réitérées, lorsque Cogolin eut rempli de xérès le verre de son maître, car l’usage était de clore un bon repas par un coup de vin d’Espagne ou des Iles, notre héros, alors, se renversa sur le dossier de son fauteuil et, des yeux, interrogea le génial improvisateur de ce souper. Cogolin, pour toute réponse, toucha du bout de l’index son crâne luisant, dépourvu de perruque.

"C’est-à-dire que tu as eu une bonne idée ? fit Capestang.

— Je veux dire, monsieur, que je me suis rappelé que j’étais chauve et que je me suis également rappelé trois mots.

— Trois mots ? Quels mots ? Et à quel sujet...

— Patience, monsieur. Voici d’abord les trois mots : Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis[2]. Remarquez, monsieur que j’ai servi tour à tour un astrologue, un apothicaire et un régent, trois catégories d’animaux à deux pattes plus ou moins en accointance avec les puissances invisibles.

— Eh bien ? fit Capestang en fronçant les sourcils, car il commençait à se demander si maître Cogolin ne se moquait pas de lui.

— Eh bien ! l’astrologue parlait toujours de Parallaxis,et avec quel respect, monsieur ! L’apothicaire n’avait à la bouche que le mot Asclèpios, et il disait même : Le divin Asclèpios. Enfin, le régent ôtait son bonnet, oui monsieur, quand il parlait de Catachrèsis, qui est sans doute quelque magicienne. À force de les entendre, j’ai retenu ces trois noms-là, décidé à m’en servir quelque jour pour quelque incantation. Le jour est venu... J’ai fait mon incantation…

— Et tu as réussi ? demanda Capestang qui, malgré sa prétention de ne s’étonner de rien, arrivait mal à dissimuler son effarement.

— Voyez, monsieur ! fit Cogolin qui, d’un geste et d’un regard triomphants, embrassa table, commode, cage à poulets, jambons, pâtés, saucissons, bouteilles...

— C’est pardieu vrai. Mais comment as-tu fait ? Assieds-toi, Cogolin, assieds-toi, je le veux, ajouta le chevalier en se rappelant que le roi l’avait fait asseoir devant lui. Assieds-toi, corbacque !

— Merci, monsieur. Voici donc..." dit Cogolin, qui avait fini par s’asseoir devant le verre que le chevalier venait de lui remplir.

Voici en résumé ce que l’écuyer raconta à son maître. Cogolin, au moment où Capestang s’était éloigné pour se mettre à la recherche d’un peu de ce métal sans lequel il est peut-être possible d’être heureux, mais non de dîner dans une auberge, Cogolin s’était dirigé tout droit vers la salle commune du Grand-Henri, après avoir jeté sa perruque dans un coin. Son entrée provoqua un éclat de rire général parmi les buveurs et les servantes. Au bruit de ce rire ; maître Lureau accourut. Mais il ne partagea pas l’hilarité de ses clients et valets. Au contraire, il considéra Cogolin sans cheveux avec une sympathie qu’il n’avait jamais témoignée à Cogolin chevelu. Maître Lureau, on se le rappelle, était parfaitement chauve.

"Au moins, se dit-il, je ne serai plus seul. À deux, on supporte mieux l’infortune et les quolibets."

Et il chercha à se rapprocher de Cogolin pour lui faire son compliment. Mais Cogolin qui, du coin de l’œil le guettait comme le chat guette la souris, traversa la grande salle d’un air préoccupé et se dirigea vers la porte de sortie, où Lureau le rejoignit au moment où il mettait le pied sur les marches du perron.

"Ah ! monsieur Cogolin, s’écria-t-il en prenant une physionomie de condoléances, qu’est-il arrivé à vos cheveux ?

— Peuh ! fit Cogolin d’un air très détaché. J’ai perdu mes cheveux cette nuit à la suite d’une forte émotion, c’est vrai, mais...

— Comment ! En une seule nuit ? interrompit l’hôte.

— Oui. C’est comme cela que je les perds toujours, moi. Une peur, un mauvais rêve et mes cheveux tombent en une heure de temps, mais...

— Voilà qui est étrange. Moi, il m’a fallu des années, dit Lureau en passant sa main sur son crâne poli, et en soupirant. Mais vous venez de dire : « C’est comme cela que je les perds toujours. »

— Sans doute... C’est que vous êtes plus lent que moi en besogne Moi, il ne me faut qu’une heure.

— La chose vous est donc déjà arrivée ? fit l’hôte en ouvrant des yeux énormes.

— C’est la cinquième ou sixième fois. Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis.

— Plaît-il ?

— Je dis : Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis. Ce sont trois mots qu’il faut que je répète toute la journée, afin que mes cheveux repoussent la nuit prochaine. A vous revoir, maître Lureau !

— Eh ! un instant, que diable ! cria Lureau en saisissant Cogolin par le bras.

— C’est que je suis pressé, voyez-vous. Parallaxis ! Il n’est pas agréable de servir de cible aux mauvais plaisants...

— À qui le dites-vous !

— Ni de faire peur aux femmes... Asclèpios !

— Hélas ! la mienne ne peut pas me sentir à cause de cela.

— Ni de risquer de s’enrhumer, Catachrèsis ! Laissez-moi donc courir où j’ai affaire.

— Et vous dites, reprit Lureau, qu’avec ces trois mots-là vous faites repousser vos cheveux en une nuit ?

— En une heure de temps. Exactement le temps qu’il a fallu pour les faire tomber. Mais ne me serrez pas si fort, je vous prie.

— Oh ! monsieur Cogolin, dit Lureau d’une voix tremblante, enseignez-les-moi, dites !

— Volontiers, car j’ai de l’estime pour vous : Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis ! Mais les mots sans la pommade sont insuffisants.

— Ah ! il y a une pommade ? s’écria maître Lureau en retenant énergiquement Cogolin.

— Un merveilleux onguent, Asclèpios ! Permettez, maître Lureau, je cours me procurer les ingrédients nécessaires ; j’y mettrai les vingt pistoles que mon maître m’a données aujourd’hui, mais, vous comprenez, la chose en vaut la peine.

— Peste ! je vous crois. Mais quels sont ces ingrédients ? demanda avidement Lureau.

— D’abord, il me faut une bonne pinte de sang tiré de huit poulets jeunes, dodus et bien constitués, blancs autant que possible. Aussi, je cours chez un marchand de volailles que...

— Mais nous avons une basse-cour, que diable ! s’écria Lureau. Et ensuite, que faut-il ?

Parallaxis. Il me faut la cuisse tout entière d’un bon cochon bien en chair, à condition que cette cuisse ait été préparée pour être conservée salée et fumée. Aussi, je cours chez...

— Mais nous avons des jambons, par la Vierge sainte ! Et il me semble qu’un beau jambon peut faire votre affaire. Et ensuite, que faut-il ?

Catachrèsis ! Vous allez me mettre en retard, maître Lureau. Ensuite, il me faut de la chair de lièvre en quantité, et je dois prendre la précaution de la hacher menu, de l’entremêler de tranches de chair à saucisse, d’envelopper le tout de bardes de lard, d’y adjoindre du thym, de l’hysope, du laurier, de placer le tout dans une pâte fine préparée d’avance et de faire cuire au four pendant deux heures. Si je ne trouve pas de la chair de lièvre, je me contenterai de chair de bécassines ou d’alouettes. Vous voyez que je n’ai pas de temps à perdre.

— Mais, d’après ce que vous dites là, un ou deux de mes pâtés peuvent très bien s’employer à votre onguent.

— Vous croyez ? fit Cogolin.

— J’en suis sûr. Et ils ont l’avantage d’être tout faits d’avance. Et ensuite, que faut-il ?

— Ah ! maître Lureau, vous m’arrachez tout mon secret. Ensuite, je cours chercher une vingtaine de bouteilles d’un liquide extrait d’une certaine plante qu’on nomme vigne ; mais il faut que le liquide ait vieilli : s’il est jeune, l’onguent est perdu. Il faut, de plus, que la plante d’où il a été extrait ait poussé sur certains coteaux de Bourgogne, ou en des lieux lointains, tels que Syracuse, Malaga ou Xérès. Adieu, laissez-moi courir, Parallaxis !

— Monsieur Cogolin, fit l’hôte non sans majesté, il me semble que quelques bouteilles de vin feront l’affaire, et sachez que j’ai de tous ces vins-là dans ma cave, et bien d’autres encore. Et ensuite, que faut-il ?

— Ensuite ? fit Cogolin en réfléchissant. C’est tout. Vous comprenez, je verse les vingt bouteilles de vieux liquide dans une grande bassine que je mets au feu sur le coup de minuit. Quand le vin se met à bouillir, j’égorge mes huit poulets pour obtenir le sang que je mêle au vin. Je laisse mijoter une heure. Bon. Je précipite alors dans la bassine ma cuisse de cochon…

— C’est-à-dire le jambon.

— Appelez-la ainsi, si cela vous convient. Et pour mieux faire, j’y joins une vingtaine de rondelles de la chair d’un autre cochon réduite en cette forme ronde et allongée qu’on nomme...

— Un saucisson ! s’écria Lureau triomphant.

— C’est possible. Je laisse le tout se réduire pendant deux heures. Bon. Je précipite alors dans le mélange ladite chair de lièvre ou de mauviettes avec sa croûte de pâte…

— Le pâté, hein ?

— Peu importe le nom, maître ! J’attends que le tout, par la cuisson, se soit réduit à la valeur d’un fond de bassine. Je passe dans un linge fin, et j’en extrais environ un demi-verre d’une gelée qui constitue mon onguent. Alors, je m’oins la tête. Je dis trois Pater. Je prononce trois fois Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis... une heure après, mes cheveux sont repoussés. Adieu, maître, je cours aux provisions.

— Monsieur Cogolin ! supplia l’hôte.

— Hé ! monsieur Lureau, je vous vois venir ! Vous voulez me demander la moitié de l’onguent que je vais me préparer ! Mais que n’en faites-vous autant, puisque je vous ai donné la recette !"

Ces derniers mots constituaient ce que de nos jours on appellerait un bluff sublime. Ils eussent détruit jusqu’à l’ombre du soupçon si Lureau en avait eu. Mais Lureau n’avait pas plus de soupçon que n’en ont eu, n’en ont et n’en auront jamais les innombrables moutons bêlants qui sont sûrs de recouvrer celui-ci l’appétit, celui-là ses cheveux, cet autre la jeunesse, et cette autre la beauté, en achetant un onguent dûment cacheté d’un Asclèpios,d’une Catachrèsis et d’une Parallaxis.

"Voyons, maître, faites votre onguent vous-même !

— J’y pensais, avoua Lureau ; mais ce sont ces trois diables de mots que je ne pourrai jamais convenablement prononcer.

— Trois talismans, maître ! Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis, voilà, c’est facile ! Adieu !

— Jamais je n’y arriverai, monsieur Cogolin, dit résolument Lureau, je fournis les ingrédients. Il me faut la moitié de votre onguent !

— Impossible. L’onguent est indivisible.

— Indivisible. Ah ! peste ! je n’avais pas songé à cela, moi ! Indivisible ! Quel malheur !

— Tenez, j’ai pitié de vous. Envoyez-moi les ingrédients en double, et je fais deux onguents, un pour vous, un pour moi. En double, entendez-vous ?

— Si j’entends ! s’écria Lureau radieux. Seize poulets au lieu de huit pour les deux pintes de sang, deux jambons au lieu d’un, et le reste à l’avenant. Dans dix minutes, tout cela sera dans votre chambre, avec deux bassines. Et vous pourrez vous mettre à l’œuvre. Mais les noms ?

— Soyez tranquille : je les prononcerai pour vous. Quant aux trois Pater, il est indispensable que vous les récitiez vous-même. Vous êtes chrétien, je suppose ?

— Oh ! monsieur Cogolin ! Et bon catholique, je m’en vante."


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Tel fut le récit que fit Cogolin à Capestang, qui déclara que son valet était homme de génie.

"Bien, ajouta le chevalier, mais demain, il faudra que tu présentes un onguent à notre hôte.

— Il est tout prêt, monsieur, dit Cogolin, qui exhiba un petit pot de verre rempli d’une sorte de graisse noirâtre."

Là-dessus, Capestang se coucha et rêva de chevelures absaloniennes ; il rêva aussi que le roi lui envoyait mille pistoles ; il rêva aussi que le duc d’Angoulême le suppliait d’accepter la main de sa fille. Pour en finir, nous dirons que, si Capestang rêva, si Cogolin dormit comme un sourd, Lureau ne ferma pas l’œil de la nuit. Au matin, il alla chercher Cogolin. Et il poussa un cri de stupeur émerveillée : la chevelure du drôle lui apparut plus fournie, plus ondoyante encore qu’avant la chute. Après s’être suffisamment extasié devant Cogolin, il l’emmena en hâte dans la chambre la plus reculée de son auberge, s’y enferma à double tour, et se frotta consciencieusement le crâne avec la graisse noirâtre en question. Cependant, il récitait avec ferveur ses trois Pater, tandis que Cogolin répétait : Parallaxis, Asclépios, Catachrèsis. La moitié du pot y passa. Puis, maître Lureau, dans un accès de joie folle et de générosité bien rare chez lui, glissa cinq ou six pistoles dans la main de Cogolin, qui les empocha incontinent.

Puis, Lureau se couvrit la tête d’un madras et se mit à vaquer à ses occupations d’un air de satisfaction qui étonna Mme Lureau. D’heure en heure, le digne aubergiste courait à sa chambre, retirait le madras, et se regardait avidement au miroir. Hélas ! pas le moindre duvet n’apparaissait encore. Le lendemain rien ! Le surlendemain, toujours rien ! Lureau raconta son aventure à sa femme et se frotta le crâne avec le reste de l’onguent. Mme Lureau examina, flaira, tâta le fameux onguent, et finit par s’écrier :

"Mais c’est de la graisse de bœuf mélangée avec de la suie !

— Taisez-vous, pécore ! Vous n’entendez goutte à la Catachrèsis, et feriez mieux d’aller surveiller vos casseroles."

Mme Lureau obéit en haussant les épaules. Cependant l’aubergiste, ne voyant toujours rien venir, au bout de quatre ou cinq jours, se plaignit à Cogolin, qui lui répondit :

"Mon cher monsieur Lureau, que vous ai-je dit ? Que mon onguent faisait repousser les cheveux en autant de temps qu’il en avait fallu pour les faire tomber. Et c’est bien naturel !

— C’est juste ! dit Lureau, inébranlable dans sa foi.

— Les miens sont tombés en une heure. Ils ont donc repoussé en une heure. Les vôtres ont mis des années à tomber, ce qui prouve que vous êtes moins vif que moi. Il faudra donc quelques années pour qu’ils repoussent... Patience, donc ! Et d’ailleurs, il est inutile de vous frotter encore ; une seule fois suffit !

— Comment n’ai-je pas songé à cela !" fit l’aubergiste en se frappant le front.

Seulement, à partir de ce jour, le patron du Grand-Henri passa les trois quarts de son existence à observer son crâne dans un miroir. Il en résulta qu’il laissa brûler ses sauces, que ses pratiques l’abandonnèrent rapidement et que bientôt il fut ruiné.



Notes :

  1. Ce chapitre a été supprimé dans l'édition du Livre de Poche.
  2. Mots grecs : Parallaxis (parallaxe : terme d’astronomie), Asclèpios (Esculape, nom du dieu de la médecine chez les grecs), Catachrèsis (catachrèse, nom d’une figure de rhétorique). (Note de l'auteur)