Le Capitan/XXIII

La bibliothèque libre.

XXIII. Cogolin
◄   XXII XXIV   ►





En arrivant au logis, le premier soin de Capestang fut de courir aux écuries pour voir si son cheval Fend-l’Air avait été ramené par Cogolin. Non seulement il ne vit pas Fend-l’Air, mais il eut beau appeler Cogolin par des cris et des vociférations qui réveillèrent toute la maisonnée, Cogolin ne répondit pas. Le chevalier se jeta tout habillé sur son lit, persuadé qu’il ne pourrait fermer l’œil, et décidé à attendre la rentrée de son digne écuyer, d’abord pour lui tirer les oreilles et ensuite dans l’intention de faire au loin quelque rude chevauchée destinée à calmer ses nerfs.

Mais Capestang avait compté sans sa robuste jeunesse ; il était étendu depuis cinq minutes qu’il sentit alors la réaction de la fatigue corporelle et cérébrale ; et il s’endormit d’un lourd sommeil peuplé de rêves étranges, puis ces visions elles-mêmes s’effacèrent. Il était plus de midi, lorsque le chevalier se réveilla de cette pesante torpeur ; il vit avec étonnement qu’il faisait grand jour dans sa chambre.

"Oh ! fit Capestang. Quelle heure peut-il bien être ?

— L’heure de dîner, monsieur, j’en jure par les dires de mon véridique estomac. Vous n’avez pas idée comme mon estomac connaît les heures ; c’est une horloge que j’ose qualifier impitoyable, surtout les jours où...

— Cogolin ! fit Capestang à demi joyeux, à demi furieux, en reconnaissant son valet.

— Non, monsieur, Laguigne, aujourd’hui. Laguigne ! Nom détestable que je reprends bien malgré moi et qui, cependant, est justifié par...

— Te tairas-tu, misérable drôle ! interrompit Capestang qui s’assit sur le bord de son lit.

— Je me tais.

— Parle ! Où as-tu passé la nuit ? Comment n’ai-je plus trouvé mon cheval au moment où j’en avais le plus grand besoin ? Explique-toi, ou je t’arrache les cheveux !

— C’est impossible, monsieur, dit majestueusement Cogolin.

— Hein ? Et pourquoi, corbacque ?

— Parce que je suis chauve. Regardez."

Cogolin, exécutant lui-même la menace de son maître, saisit à pleines mains la toison qui ornait son crâne et tira dessus : la toison lui resta dans les mains et le crâne apparut luisant, poli, dépourvu du moindre cheveu. Capestang demeura effaré devant ce crâne. Et Cogolin, replaçant sa perruque sur sa tête, dit simplement :

"Le ciel m’est témoin, monsieur, que jamais je ne vous eusse révélé ma lamentable calvitie ; c’est vous qui m’y avez forcé. Maintenant, pour comble, vous allez peut-être me renvoyer ? Vous ne voudrez peut-être pas d’un serviteur sans cheveux ?

— Non, rassure-toi, mon pauvre Cogolin, fit le chevalier, moitié riant, moitié ému par le ton avec lequel son valet avait prononcé ces derniers mots. Mais, dis-moi, que t’est-il arrivé ?

— Tiens ! s’écria Cogolin, une idée !

— Il t’est arrivé une idée cette nuit ?

— Si fait ; c’est-à-dire non. C’est à propos de ma calvitie. Enfin, je m’entends. Quant à ce que vous me faites l’honneur de me demander, voici l’exacte vérité.

— Un instant, mon cher Cogolin, interrompit Capestang de sa voix la plus flatteuse. Ne disais-tu pas tout à l’heure qu’il était... voyons, répète-moi ce que te disait ton estomac et ce que le mien me crie impérieusement.

— Ah ! ah ! Eh bien ! monsieur, je disais qu’il était l’heure de dîner.

— Eh bien ! dînons donc, mon cher Cogolin.

— Laguigne, monsieur ! Mais soit : dînons !"

Et Cogolin, sans bouger de sa place, se mit à se tourner les pouces, les deux mains croisées sur son ventre.

"N’est-ce que cela qui te retient ? fit Capestang avec un commencement d’inquiétude. Peu de chose me suffira pour ce matin. Tu demanderas à maître Lureau une simple omelette aux lardillons.

— Une omelette. Bene ! fit Cogolin d’un ton de maître d’hôtel.

— Il va sans dire, continua Capestang en reprenant courage, que tu joindras à l’omelette un de ces pâtés de mauviettes ou d’ortolans, dont maître Lureau détient le secret.

— D’alouettes, monsieur ! rectifia Cogolin.

— C’est cela. Sans compter, je pense, quelque friture de Seine et, au fait, comme les goujons me donnent toujours un appétit d’enfer, il ne sera pas mauvais que tu joignes à ces hors-d’œuvre quelque plat de résistance, comme pourrait l’être un bon perdreau étouffé dans son jus à la casserole, plus quelque légère tranche de venaison, daim ou chevreuil à ton choix. Je m’en rapporte à ton goût pour les desserts, car tu auras ta part du tout, heureux faquin.

Optime ! dit Cogolin. Friture, omelette, pâté, perdreau, venaison. Optime, dis-je. L’argent, monsieur ?

— Qu’est-ce à dire, drôle ?

— C’est-à-dire que maître Lureau, en me présentant sa note qui monte à six pistoles, quatre livres, huit sous, m’a prévenu qu’il ne donnerait plus un croûton de pain, plus une goutte d’eau avant d’avoir été payé.

— Eh bien, paye, animal ! Tu tiens ma bourse : paye, et finis-en avec ce traître d’hôte à qui, à mon tour, je ferai payer cher son impertinence. Paye, puisque tu tiens la bourse.

— La bourse, monsieur ! La bourse ! s’écria lamentablement Cogolin.

— Oui, la bourse aux neuf muses, avec leurs petits.

— Eh bien, je l’avais, monsieur, mais je ne l’ai plus ! Parties les muses ! Envolés, les petits !"

Capestang demeura atterré devant ce fait brutal. Venu à Paris presque sans argent, il avait alors au moins l’espoir devant lui. Maintenant qu’en fait de fortune il n’avait réussi qu’à se créer d’implacables ennemis, la perte de sa pauvre bourse lui apparaissait comme la catastrophe suprême. Où aller ? À qui s’adresser dans ce Paris où il ne connaissait que des gens décidés à le tuer !

"Alors, murmura-t-il avec une grimace, j’étais déjà menacé d’être poignardé, embroché, éventré par une foule d’enragés qu’il est inutile d’essayer de compter, je n’y arriverais pas. Il me manquait d’être menacé de mourir de faim. Voilà la fortune, voilà la chance !

— Laguigne, monsieur, Laguigne", dit énergiquement Cogolin.

Une révolte mit Capestang debout et lui fit arpenter à pas furieux sa chambre devenue trop étroite pour cet accès de rage contre la destinée. Pendant une demi-heure, tous les corbacque, les mort-du-diable, les ventrebleu, les corbleu, rugirent, tempêtèrent, hurlèrent. Capestang menaça la terre et le ciel, jura de pourfendre Cinq-Mars, d’estocader Concini et Rinaldo, de faire une capilotade de Guise, de Condé, de Richelieu et, finalement, d’une voix de tonnerre, appela Cogolin qu’il ne voyait plus. Cogolin s’était fourré sous la table. À l’appel de son maître, il reparut en tremblant.

"Vous avez dîné, monsieur ? demanda-t-il.

— C’est pardieu vrai ! L’injustice du sort m’a coupé l’appétit. Je n’ai plus faim.

— Eh bien ! monsieur, si vous voulez, pour votre dessert, je vous raconterai comment j’ai failli perdre la vie.

— Raconte ! dit Capestang qui se jeta sur son lit et serra d’un cran la boucle de sa ceinture.

— Monsieur le chevalier, dit Cogolin en retirant sa perruque comme on retire son chapeau pour saluer, n’a pas été sans remarquer que la rue Dauphine n’est encore qu’une route encombrée de palissades, d’échafauds, et de matériaux de construction ; c’est à peine si l’on pourrait compter cinq ou six maisons achevées dans cette rue. Or, l’une de ces maisons achevées et habitées se trouve juste en face de l’hôtel où vous pénétrâtes hier. Au-dessus de cette maison en remontant la rue, on ne trouve que belles palissades de sapin. Lorsque vous fûtes entré, donc, me laissant votre cheval à garder, je commençai par contourner l’une de ces palissades, j’entrai dans un terrain en friche, et j’attachai à un madrier les deux bêtes. Là, monsieur, vous eussiez pu trouver votre Fend-l’Air, si vous l’aviez cherché en sortant.

— La bourse, parle-moi de la bourse perdue ! grogna Capestang.

— J’y arrive, monsieur. Je n’y arriverai que trop tôt. Ayant attaché les bêtes, je me rapprochai de la maison dont je viens de vous parler. Je m’étais accroupi dans un renfoncement, derrière un tas de poutres et de moellons, et je commençais à m’assoupir lorsque je fus réveillé par le bruit d’une porte qui s’ouvrait. Je risquai le plus clairvoyant de mes deux yeux vers cette porte qui était celle de la maison située en face de l’hôte d’Angoulême, et j’en vis sortir deux hommes, dont l’un alluma une petite lanterne. Tous deux se mirent à considérer l’hôtel..."

Capestang se remit debout et commença à oublier la bourse.

"Je n’étais séparé des deux escogriffes que par l’épaisseur des madriers. Je les voyais et les entendais distinctement. L’homme à la lanterne demanda : « Ainsi, ils sont venus ?... » L’homme sans lanterne répondit : « Ils y sont. Je les ai vus de ma fenêtre. Allez dire à monseigneur que, s’il veut, le coup de filet sera de bon rapport. – Peste ! reprit l’homme à la lanterne, M. de Richelieu... »

— Richelieu ! interrompit sourdement Capestang.

— Oui, monsieur. « M. de Richelieu, donc, choisit son heure. Vous êtes ici en surveillance, maître Laffemas. Surveillez donc. » Là-dessus, l’homme à la petite lanterne s’éloigna. Mais brusquement, il revint sur ses pas et ajouta : « Savez-vous ce que je ferais à votre place ? – Dites. – Eh bien ! mon cher monsieur Laffemas, à votre place, j’essaierais d’entrer là-dedans. Ce serait un coup de maître. » Et, cette fois, l’homme s’éloigna pour ne plus revenir.

— Et que fit Laffemas ? interrogea le chevalier haletant.

— Sans doute, il jugea que le conseil était bon : il entra.

— Dans l’hôtel ?

— Oui, monsieur. Seulement, ce ne fut point par la porte. Le drôle traîna une forte planche jusque sur le quai. Là, il y a le mur qui enclôt les jardins. Il dressa la planche contre le mur et se mit à grimper. Ma foi, monsieur, je grimpai derrière lui et arrivai juste à point pour voir une ombre s’enfoncer dans une petite porte qui ouvre sur le pavillon d’arrière. Je sautai dans le jardin, j’allai à la petite porte, je trouvai un escalier que je montai à tout hasard, mais plus de Laffemas ! Je me mis à errer dans l’obscurité, pestant contre l’idée qui m’était venue. Tout à coup, j’entends des vociférations lointaines, comme venues des entrailles de la terre.

— Je sais ce que c’était. Passe, dit Capestang.

— Le bruit s’apaise soudain. Je m’étais tapi dans une encoignure de corridor. Au bout d’une heure environ, n’entendant plus rien, j’allais sortir de mon trou, lorsque je vois le corridor s’éclairer. Je me rejette dans mon réduit, c’est-à-dire au fond de ce cul-de-sac qu’était ce corridor. Et alors, j’entends des pas qui montent un escalier. Puis apparaît un vieux serviteur tout de noir vêtu, portant un flambeau à trois cires. Puis un homme, un seigneur de haute mine, donnant la main à une demoiselle d’une éclatante beauté, mais triste, pâle comme une morte.

— Giselle ! Giselle ! cria le chevalier en lui-même.

— Tous ces gens, monsieur, passèrent comme des ombres au bout de mon corridor, c’est-à-dire dans un long couloir qui faisait croix avec le mien. Eux passés, je m’avance, je laisse juste passer mon œil droit au détour du mur, et je les vois qui entrent dans une pièce tout au fond. J’allais me retirer assez mécontent de mon expédition, lorsque j’aperçus... quoi ? Notre Laffemas qui, à dix pas de moi, dans le long couloir, sortait d’une encoignure pareille à la mienne et se dirigeait vers la pièce où étaient entrés le seigneur et la demoiselle. Notre homme s’est mis à écouter, l’oreille collée à la porte. Moi, monsieur, je n’entendais rien. J’enrageais. Mais j’étais décidé à suivre jusqu’au bout le Laffemas, pour l’étrangler un peu. Tout à coup, donc, je le vois qui recule vivement. Il descend un escalier. Je descends derrière lui. Il franchit le mur à l’endroit où il avait posé sa planche. Je franchis. Et je le vois posté à l’angle du quai et de la rue Dauphine. J’allais sauter sur lui. À ce moment, j’entendis le bruit sourd d’un carrosse qui se mettait en marche, partant me sembla-t-il, de la porte de l’hôtel...

— Ah ! fit vivement Capestang. Et où a été ce carrosse ?

— C’est justement ce que j’ai voulu savoir, monsieur. Je me suis dit que la chose vous intéressait sûrement. Il paraît qu’elle intéressait également le Laffemas. Car il s’est mis à courir derrière le carrosse, et moi, derrière lui à distance. La voiture franchit le Pont-Neuf, tourne à droite et entre enfin dans la rue des Barrés, non loin de Saint-Paul. Je vois Laffemas s’arrêter à l’angle de la rue en même temps que j’entends le carrosse s’arrêter aussi. Puis, presque aussitôt, la voiture repart et Laffemas, alors, s’avance dans la rue. Je me rapproche de lui. Et j’arrive sur notre homme au moment où il murmurait : « C’est là. Bon ! – Monsieur, lui dis-je en l’abordant, deux mots. – Holà ! cria-t-il, je vous préviens que je n’ai pas un denier sur moi. – Monsieur, je ne suis pas un tire-laine, et n’en veux pas à votre bourse. – À quoi en avezvous donc ? – À vous. Monsieur l’espion, monsieur l’écouteur, monsieur le suiveur, si vous savez une prière, dites-la, car je veux vous rompre les os, je veux... » Monsieur, je n’eus pas le temps d’achever, continua Cogolin. Le Laffemas fit un bond terrible en arrière et se mit à fuir. Je m’élançai. Ou plutôt, je voulus m’élancer. À ce moment, monsieur, il me sembla que le ciel s’écroulait sur ma tête et que la terre s’effondrait sous mes pas : je venais de recevoir sur le crâne un coup de je ne sais quoi qui m’étendit tout raide. Je n’eus que le temps de voir deux sacripants empressés à me fouiller, et je m’évanouis… Quand je revins à moi, il faisait presque jour, et je n’avais plus de bourse !"

Capestang n’écoutait plus. Il se promenait avec agitation, se demandant ce que signifiait ce carrosse qui, parti de l’hôtel d’Angoulême, s’était rendu rue des Barrés.

"Alors, acheva Cogolin, je me mis en route vers la rue Dauphine, et, derrière ma palissade, je retrouvai Fend-l’Air et son compagnon, qui n’y comprenaient rien. Et je rentrai au logis, mourant de faim, monsieur. Mais voyant monsieur le chevalier si parfaitement heureux aux bras de Morphée, comme disait mon maître le régent, j’eus la patience d’attendre le réveil de monsieur, dans l’espoir que monsieur donnerait à manger à son fidèle écuyer.

— La rue des Barrés, murmurait Capestang, qu’est-ce qu’il peut y avoir rue des Barrés ?

— La rue des Barrés ? fit Cogolin d’un ton dédaigneux. Une triste rue où on ne voit pour tout potage qu’un maigre cabaret à l’enseigne du Moine Barré, plus une rôtisserie étique à l’enseigne de la Sarcelle d’Or. Tout dans cette rue est paisible, tout y sent son frocard, et, en effet, elle fut jadis régentée par le couvent des moines barrés[1]. Maisons muettes, fenêtres aveugles... triste rue !"

Une chose que Cogolin ignorait, c’est que Charles IX, roi de France, venait souvent dans cette rue, où il avait acheté une fort belle maison bourgeoise pour la douce et bonne Marie Touchet. C’est dans cette maison (où nous eûmes occasion de conduire ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu s’intéresser à notre précédent ouvrage Les Pardaillan paru dans la collection du Livre populaire) qu’était né celui qui s’appelait maintenant comte d’Auvergne, duc d’Angoulême. La maison était dans l’apanage du duc conspirateur.

"Monsieur, reprit Cogolin, si vous voulez, je vous conduirai à l’endroit exact où s’est arrêté Laffemas en disant : « C’est là, bon ! » Mais je vous ferai remarquer que si vous avez dîné de colère, je n’ai rien mangé, moi, et je meurs de faim. Mort pour mort, je regrette de ne pas avoir été tout à fait assommé par mes deux tire-laine, corbacque !

— C’est bien, dit Capestang. Je sors chercher de l’or. Mais retiens bien ceci, maître Cogolin : si jamais je te surprends encore à te servir du même juron que moi, je t’enlève ta perruque et te force à te montrer à toute l’auberge avec ton crâne d’ivoire."

Là-dessus, Capestang s’élança au-dehors sans écouter Cogolin qui lui disait :

"Qu’à cela ne tienne, monsieur ! Je n’en veux plus de ma perruque ! Je veux que tout le monde sache que le chevalier de Trémazenc de Capestang est servi par un valet sans cheveux !

Et il fit comme il disait. Il arracha sa perruque, la jeta dans un coin et se dirigea vers la salle commune du Grand Henri avec cet air d’intrépidité victorieuse qu’il avait vu prendre à son maître.

Capestang, décidé à trouver de l’argent, descendit dans Paris, passa la Seine et parvint jusqu’à la grande halle. Les rues avoisinantes n’étaient guère que des succursales du vaste marché. Ce fut dans la rue de la Ferronnerie que le hasard poussa le chevalier. Brusquement il entra dans une boutique de ferraille et, déchaussant ses éperons, les plaça sur la table. Ces éperons étaient d’argent massif : c’était le dernier des souvenirs qu’il eût emportés de Capestang. Puis il choisit une paire d’éperons d’acier et les chaussa incontinent. Déjà, le marchand, habitué à toutes les pratiques, pesait sans s’étonner, les éperons d’argent.

"Voilà, mon gentilhomme, dit-il : déduction faite de votre emplette, il vous revient quarante-huit livres tout juste.

— Quarante-huit livres ! La fortune ! songea Capestang. Mais, à ce moment, ses yeux tombèrent sur une fine et longue rapière, vraie lame de Milan, qu’il essaya en la pliant, et, comme il était sans épée, chose non seulement indigne d’un Trémazenc, mais encore particulièrement dangereuse dans sa situation, il ceignit la rapière.

— Vous me redevez un écu ! dit le marchand."

Capestang regarda l’homme de travers et d’un air tel que le marchand se hâta d’ajouter :

"Mais ce sera pour l’honneur d’avoir acquis votre pratique, mon gentilhomme !

— A la bonne heure !" grommela le chevalier, qui n’ignorait pas d’ailleurs, qu’au prix où était l’argent massif, le boutiquier gagnait encore trois ou quatre écus dans cette opération.

Il revint alors sur ses pas jusqu’à la place de Grève ; puis, ayant interrogé un passant, il enfila la rue de la Mortellerie et se trouva tout porté à la rue des Barrés. Mais il eut beau fouiller la rue du regard, il ne vit que maisons sévèrement fermées, portails rébarbatifs, fenêtres closes, faces muettes et aveugles de logis impassibles. Capestang s’en retourna comme il était venu.

"Au surplus, se dit-il, quand même ce serait Giselle que ce carrosse aurait amenée, quand même je saurais où la trouver, quand même je serais devant elle, que pourrais-je lui dire ? Allons, allons, ajouta-t-il en riant, je deviens fou. N’en parlons plus. N’y songeons plus. Mais que va dire maître Cogolin quand il saura que je rentre sans argent ? Or çà, est-ce que réellement, je vais me laisser mourir de faim ? Car j’ai faim, corbacque ! J’enrage de faim et de soif."

Réellement, le pauvre chevalier était affamé. Il éprouvait de furieux tiraillements d’estomac, il sentait le vertige s’emparer de sa tête vide. Il arriva à l’auberge du Grand Henri en se disant :

"Tant pis ! Je vais commander un dîner de prince. Et si maître Lureau refuse, je mets le feu à l’auberge, j’embroche l’hôte et le fais rôtir à la flamme de sa bicoque !"

Il dit, et ouvrit la porte de sa chambre. Et il demeura cloué sur place, muet de stupeur, les yeux arrondis, la bouche béante. En effet, dans cette chambre où il s’attendait à trouver l’infortuné Cogolin à demi mort de faim, c’était un spectacle joyeux, fantasque et même imposant qui s’offrait à lui.

Dans l’embrasure de la fenêtre, une grande cage à claire-voie contenait une quinzaine de jeunes poulets. Au-dessus de la commode, attachés par des ficelles aux solives du plafond, se balançaient majestueusement deux jambons flanqués chacun de deux saucissons. Sur le marbre de ladite commode, trois pâtés superposés l’un sur l’autre, le plus gros servant de cariatide aux deux autres, formaient une tour dorée, croustillante. Cette fortification gastronomique était protégée par deux compagnies de bouteilles poussiéreuses, l’une à droite, l’une à gauche, et chaque compagnie se composait d’une vingtaine de soldats alignés en parade. Enfin, au milieu de la chambre, la table toute dressée était couverte de victuailles de formes et d’apparences diverses. Et Cogolin, à l’apparition de Capestang, prononçait gravement :

"Monsieur le chevalier est servi !

— Ah ! mon brave Laguigne ! s’écria Capestang en se précipitant à table.

— Pardon, monsieur : Lachance !" dit Cogolin.

Notes :

  1. Les Carmes, qui portaient un costume noir barré de blanc. D’où le nom de barrés que leur donnait le peuple. (Note de l'auteur)