Le Capitan/XXXII

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XXXII. Barre à bas !
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C'était vrai ! l’auberge du Grand-Henri n’était plus ! Décrochée l’enseigne qui montrait aux passants la silhouette du Béarnais couronné de laurier et vidant sa pinte avec une grimace de jubilation ! Déserte, la grande salle commune, disparus les brocs d’étain luisant, les faïences à fleurs, les étincelantes casseroles de cuivre de la cuisine, tables de chêne aux pieds tors, escabeaux ! Quel cataclysme avait changé en un désert morne ce lieu qui, la veille, le jour même, était animé par les éclats de voix des routiers, le choc des gobelets, les rires des servantes ?

Il n’y avait pas eu cataclysme : il y avait eu coup d’État, coup de tête de maître Lureau. Le digne aubergiste, plus chauve que jamais, en butte aux quolibets de sa femme et aux railleries de ses clients, à qui Mme Lureau s’était empressée de raconter l’histoire de la fameuse pommade, l’aubergiste, devenu sombre en voyant, selon sa propre expression, sa clientèle fondre comme beurre à la poêle, l’aubergiste qui, de plus en plus, négligeait sa cuisine pour courir aux miroirs et voir si, par hasard, un cheveu, un seul, ne viendrait pas proclamer l’infaillibilité de l’invention de Cogolin, maître Lureau, donc, aigri, hargneux, inconsolable, avait eu tout à coup une idée de génie.

Ayant pris son auberge en grippe, il résolut de se défaire de son auberge, et d’entreprendre un autre commerce. Lequel ? C’est ce qu’on verra par la suite. Toujours est-il que Lureau était allé trouver, à l’insu de sa femme, un de ses confrères qui, cinq cents pas plus loin, tenait une auberge à l’enseigne de la Bonne-Encontre. Il était arrivé à ce confrère le contraire de ce qui arrivait à Lureau. La Bonne-Encontre avait naturellement hérité des clients qui avaient fui le Grand-Henri. D’où nécessité pour le patron de la Bonne-Encontre de s’agrandir et de perfectionner ses moyens d’action dans le temps même où le patron du Grand-Henri songeait à ce qui s’appelle une liquidation générale.

Il résulta de cette double situation qu’il y eut entre les deux patrons qui, jusque-là, s’étaient mutuellement souhaité la peste et la fièvre, un entretien fort long et fort amical ; à la suite de quoi, maître Garo, patron de la Bonne-Encontre, s’en vint rendre visite à son confrère, et sans avoir l’air de rien estima, pesa, compta. Après quoi, Garo, avec un soupir, aligna sur la table un certain nombre de piles d’écus et pistoles que Lureau, avec un sourire fit tomber dans un petit sac de peau.

Ce jour-là donc, Lureau, en rentrant à l’auberge du Grand-Henri, commença par faire apporter une échelle et décrocha l’enseigne, non sans verser une larme.

Mme Lureau demeura stupéfaite d’abord. Puis, mettant ses deux poings sur ses hanches, elle envoya à son époux une de ces bordées d’invectives devant lesquelles Lureau, en mari bien dressé, avait coutume de fuir. Mais, cette fois, il ne s’enfuit pas et, laissant crier sa femme, il ordonna aux rares clients de la salle commune d’avoir à déguerpir à l’instant. Puis il rassembla les valets, garçons et filles, leur paya leurs salaires et les pria d’aller, tout de ce pas, chercher fortune ailleurs. Les invectives de Mme Lureau avaient atteint au tragique des imprécations, mais voyant que l’aubergiste, pour la première fois de sa vie conjugale, ne manifestait aucun signe de repentir ou d’émotion, elle prit le parti de s’évanouir, tout en surveillant du coin de l’œil les allées et venues de Lureau.

À ce moment, deux ou trois charrettes s’arrêtèrent sur la route, devant l’auberge ; puis plusieurs hommes entrèrent, et, dirigés par maître Garo, commencèrent à entasser sur les véhicules les tables, escabeaux, bahuts, tonneaux, batterie de cuisine, et le reste.

Or, tandis que s’accomplissait ce déménagement – cette abdication – il y avait dans l’auberge deux hommes qui assistaient à cette opération, l’un avec une sorte d’intérêt pensif, l’autre avec une inquiétude grandissante. Le premier était un étranger. Le deuxième, c’était Cogolin.

"Alors, murmurait celui-ci, nous voici sans logis ? il est bien heureux, par ma foi, que j’ai eu l’idée de faire gagner dix-huit cents livres à M. le chevalier. Mais que va-t-il dire en rentrant ?"

Ce remue-ménage, en effet, se passait dans le temps où Capestang courait rue des Barrés, où nous l’avons vu à l’œuvre. Cogolin, hochant la tête et songeant, non sans quelque remords, qu’il était la cause première de cette déconfiture, regagna l’appartement de son maître, c’est-à-dire la chambre de Capestang et le petit cabinet où il avait, lui, établi ses pénates. La chambre était vide, et vide le cabinet ; lit, table, chaises, fauteuils, tout était enlevé. Cogolin s’assit sur le plancher, décidé à attendre là le retour du chevalier.

"Allons, mon brave, il faut vous en aller, fit tout à coup Lureau qui, faisant une dernière tournée dans l’auberge, venait d’apparaître sur le seuil de la chambre."

Cogolin secoua la tête.

"Comment, non ! s’écria l’hôte. Mais j’ai vendu le Grand-Henri, et...

— Crime de haute trahison, maître Lureau ! Vous vendez un roi ! Le propre père de notre sire !"

Lureau demeura un instant stupéfait. Mais sûr de son droit et de la pureté de ses intentions, il reprit d’un ton goguenard :

"Crime ou non, il faut déguerpir de céans. Sans compter que vous me devez..."

Cogolin tira de sa poche une poignée d’écus et les montra à Lureau ébahi. L’hôte allongea la main et prenant sa figure la plus souriante :

"Monsieur Lureau, dit Cogolin en faisant disparaître les pièces blanches, j’ai là dix écus qui sont bien à votre service. Mais c’est donnant donnant. Laissez-moi ici. Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Et je paye d’avance !"

Lureau se creusa la cervelle pour résoudre ce problème : pourquoi Cogolin, qui n’avait pas payé la chambre alors qu’elle était logeable et bien meublée, la payait-il d’avance, maintenant qu’elle était vide ? Mais comme, en somme, peu lui importait, il conclut le marché, empocha les écus de Cogolin et l’assura qu’il pourrait rester dans l’auberge déserte.

"Toutefois, ajouta-t-il, ces écus que je viens de recevoir ne constituent pas une avance.

— Voilà qui est un peu fort ! dit Cogolin très indigné.

— C’est simplement un acompte sur ce que vous me devez, reprit sereinement Lureau. Donc, c’est maintenant qu’il faut payer l’avance. Mais rassurez-vous, ce ne sera pas en argent.

— Ah ! ah ! Et comment vous paierai-je, en ce cas ?

— En me répétant les trois mots magiques, dit Lureau.

— Oh ! oh ! Peste ! Corbacque ! Comme vous y allez ! Trois mots qui valent leur pesant d’or, une fortune ! Monsieur Lureau, j’aime mieux m’en aller. Tant pis pour vous et tant mieux pour moi si vous avez oublié les trois talismans."

Cogolin se leva. Lureau qui, au mot fortune avait tressailli, le saisit par le bras.

"Restez, monsieur Cogolin, s’écria-t-il, restez, je vous en supplie !

— Non, non ! Cela coûte trop cher ! dit audacieusement Cogolin. Bien, si vous voulez que je reste, rendez-moi mes dix écus."

Lureau eut avec lui-même un court débat. Le résultat de ses réflexions fut que les dix pièces à l’effigie du roi de France réintégrèrent la poche Cogolin étonné.

"Mais, fit l’hôte en tendant un crayon et du papier à Cogolin, vous allez m’écrire là-dessus les trois mots magiques.

— A l’instant même, dit Cogolin, à condition que vous les payiez une pistole pièce. Trois pistoles, monsieur Lureau. C’est pour rien ! Des mots dont chacun vaut mille écus d’or peut-être !"

Nouveau débat intérieur de l’aubergiste, nouveaux soupirs, et enfin triomphe de Cogolin, qui reçut les trois pistoles réclamées, en sorte que non seulement il ne versa pas le moindre ducaton pour la location passée et future, mais encore qu’il réalisa un bénéfice appréciable. Jugeant sans doute qu’il ne pouvait plus rien tirer de Lureau, il saisit le crayon, et sous le regard avide et ému de l’aubergiste, il écrivit : Parallaxis, Asclèpios, Catachrèsis.

Lureau saisit le précieux papier, le plia respectueusement et le fit disparaître.

"Quel est le plus important des trois mots ? demanda-t-il alors.

Catachrèsis ! répondit Cogolin sans hésitation. C’est le nom d’une divinité de l’Olympe.

Catachrèsis, bon !" fit Lureau qui, après avoir souhaité toutes sorte de prospérités à Cogolin, se retira radieux.

Celui-ci demeura donc maître du champ de bataille ; au fond il éprouvait cependant quelque remords d’avoir ainsi dupé le digne aubergiste si confiant et candide. Mais à ce moment, Lureau, redescendant l’escalier qui menait à la salle commune, se frottait les mains et murmurait :

"Ce pauvre Cogolin ! Je l’ai battu à plates coutures."

Il n’y avait plus personne, excepté cet étranger que nous avons vu tout à l’heure assister au déménagement avec un certain intérêt. Au costume, à l’épée, à l’attitude hautaine, on voyait assez que c’était un gentilhomme. Lureau s’approcha de lui, le bonnet à la main.

"Monsieur, lui dit-il, vous le voyez, je vais fermer et n’attends plus que votre départ pour me retirer moi-même.

— A qui appartient cette masure ? fit l’inconnu sans paraître avoir entendu l’invitation.

— A moi-même, mon gentilhomme, répondit dignement Lureau. Une masure ! ajouta-t-il in petto. Au diable l’impertinent !"

L’étranger, sans plus s’occuper de l’hôte, examinait la salle et murmurait à part lui :

"Auberge abandonnée et fermée. Rue déserte. Pas de maisons voisines. Salle spacieuse, loin du bord de route. Je crois que cela fera admirablement bien l’affaire de M. le prince, et nul ne s’avisera que nous nous réunissons ici, ni les sbires de Concini, ni les espions de cet hypocrite évêque de Luçon, ni même, ajouta-t-il avec un sourire, M. le duc d’Angoulême ! Allons, morbleu, il faut que Condé se décide ! Barre à bas ! Bourbon contre Bourbon ! Et quant à Angoulême, maintenant qu’il a déblayé le gros de l’ouvrage, nous verrons à le réduire à merci. Et quant à M. de Guise, vraiment les merlettes de Lorraine ne..."

La rêverie du gentilhomme, qui semblait avoir complètement oublié Lureau, fut brusquement interrompue par ledit Lureau :

"Monsieur, j’ai le regret de vous répéter que je vais fermer la masure. Je serais donc très obligé à monsieur de vouloir bien sortir de la masure. A moins qu’il ne plaise à monsieur d’être enfermé dans la masure.

— Dites-moi, mon brave, fit le gentilhomme, qui dédaigna de relever le ton acrimonieux de l’hôte, que va maintenant vous rapporter votre bicoque ?

— Rien, monsieur, rien ! Qui voudrait me louer une pareille masure ! Une si misérable bicoque ! grogna Lureau exaspéré. Passe encore pour masure ! continua-t-il en lui-même. Mais bicoque ! Fièvre maligne ! Un mot de plus, et je dirai son fait à cet insolent qui...

— Eh bien ! si tu veux, interrompit l’inconnu, je te loue ton taudis, moi."

Au mot taudis, Lureau se redressa comme un coq. Mais presque aussitôt il se courba dans un salut aussi respectueux que son ventre pouvait le lui permettre ; l’impertinent gentilhomme venait de sortir de sa poche une bourse que l’aubergiste soupesa d’un regard expert.

"Cinquante pistoles, dit l’étranger. Pour six mois. C’est le double de ce que vaut votre chenil pour un an. Est-ce marché conclu ?

— Marché conclu, monseigneur ! s’écria Lureau cramoisi de fureur – car chenil avait donné à ses oreilles comme le suprême outrage – mais en même temps il saisissait la bourse. Je vais faire dresser l’acte, si monseigneur veut bien me dire son nom.

— Pas besoin d’acte. Remets-moi simplement les clefs, fais-moi le plaisir de déguerpir et souviens-toi que je t’écorche vif si tu as le malheur de reparaître avant six mois dans ta taupinière.

— Ah ! monseigneur, murmura Lureau, vous me faites pleurer !"

Et Lureau en effet essuya ses yeux humides. Mais lui-même n’eût su dire s’il pleurait de la joie des cinquante pistoles qui lui tombaient du ciel, de la terreur d’être écorché vif, ou enfin de la honte ultime d’entendre appeler sa maison une taupinière. Ses larmes, toutefois, ne l’empêchèrent pas d’obéir promptement à ce seigneur chez qui la générosité le disputait à l’insolence.

Ayant donc rassemblé toutes les clefs, il en fit un trousseau qu’il remit à l’inconnu. Celui-ci s’était absorbé dans ses réflexions. En sorte qu’il n’entendit pas Lureau lui adresser ses respectueux adieux.

Après quoi, l’aubergiste sortit de la maison avec sa femme et s’éloigna en toute hâte. Il n’avait pas fait cent pas qu’il s’arrêta court en se frappant le front : il venait de se rappeler soudain que, dans l’auberge tout entière louée au gentilhomme, il avait laissé Cogolin, qui s’y trouvait installé de droit, en vertu de l’étrange pacte de location conclu sur les trois mots magiques ! Un instant, Lureau songea à revenir sur ses pas pour expulser Cogolin. Mais il réfléchit qu’il risquait de se faire écorcher vif, puisqu’il avait juré de ne plus reparaître de six mois dans l’auberge.

"Et puis, conclut Lureau en continuant sa route vers le centre de Paris, cela lui apprendra à ce gentilhomme mal embouché ! Un taudis ! chenil ! Que dis-je ? Une taupinière ! La plus belle maison de la rue Vaugirard !"


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Quant au gentilhomme en question, persuadé qu’il n’y avait personne dans l’auberge, il jeta dans un coin les innombrables clefs du trousseau, se contentant de celle qui fermait la porte extérieure. Il se retira donc emportant cette seule clef. Lureau avait, avant de s’en aller, tiré les contrevents de toutes les fenêtres. Dès lors, l’auberge, veuve de son enseigne, portes et fenêtres closes, eut l’aspect parfaitement désert d’une maison inhabitée depuis longtemps. Cependant, Cogolin du haut de l’escalier intérieur avait assisté au marché conclu entre le gentilhomme et maître Lureau. D’abord, Cogolin envoya à tous les diables ce colocataire qui pouvait devenir gênant. Puis il réfléchit que ce seigneur de haute mine ne voudrait sûrement pas habiter une auberge qui, déjà, au temps de splendeur, n’était vraiment qu’une bicoque. Il supposa donc que l’inconnu voulait faire de l’ancienne auberge un entrepôt de marchandises de contrebande et cessa de s’en inquiéter.

La nuit était venue depuis longtemps. Lorsque Cogolin jugea que le moment approchait où le chevalier de Capestang rentrerait, il descendit dans la cour, par l’escalier extérieur qui serpentait aux flancs de la maison, et ouvrit la porte charretière en faisant tomber la barre. Puis il se mit à faire les cent pas sur la route. Il commençait à se dire que le chevalier ne rentrerait pas de la nuit, lorsqu’il l’aperçut qui arrivait à grands pas, et il faut dire qu’il le reconnut d’abord parce que Cogolin était un peu comme les chats, dont il avait la matoiserie et l’œil perçant ; ensuite, parce que Capestang, toujours reconnaissable à ses attitudes matamores, l’était cette nuit-là plus que jamais.

"Eh ! monsieur, murmura Cogolin, vous me marchez sur les pieds ! Hé là ! monsieur le chevalier, ne reconnaissez-vous pas votre fidèle écuyer ? (Il a peut-être gagné encore une centaine de pistoles au tripot !) Monsieur, je suis bien votre valet, bien que vous m’ayez enfoncé une côte d’une bourrade !

— Ah ! c’est toi, mon pauvre Cogolin ! Je te prenais pour quelque prince embusqué.

— Dieu vous bénisse, monsieur !

— Et comment t’appelles-tu ce soir ? fit Capestang avec une formidable bonne humeur.

— Moi ! (Aurait-il tout perdu et serait-il devenu fou ?) Mais Cogolin, monsieur, toujours Cogolin !

— Eh ! non ! Lachance, animal ! Tu t’appelles Lachance ! Nous nous appelons Lachance !

— C’est vrai, monsieur. (Il a gagné !) Je l’avais oublié. Je m’appelle Lachance !

— Eh bien ! et moi aussi, Cogolin !

— Monsieur, j’ai toujours pensé que vous étiez né sous une heureuse étoile. Votre horoscope est formel sur ce point. Et, sans indiscrétion, combien avez-vous gagné ce soir ?

— Gagné ! Gagné quoi, imbécile ?

— Écus, pistoles, doublons, nobles ou ducats ?"

Capestang haussa les épaules et dédaigna de répondre.

Cogolin se mit à lui raconter ce qui venait de se passer au Grand-Henri pendant son absence.

"Bon ! fit le chevalier. Eh bien ! selle les chevaux, et nous allons chercher quelque hôtellerie digne de moi. Aussi bien, je souffrais de voir un Trémazenc de Capestang logé comme un faquin. Nous irons au Rameau-d’Or, qui est fréquenté par la haute noblesse et se trouve d’ailleurs tout près du Louvre, où j’aurai affaire sous peu, vu que le roi m’attend. T’ai-je dit que le roi ne peut plus se passer de moi ? Au surplus nous sommes riches, puisque nous avons cent quatre-vingts pistoles.

— Cent quatre-vingt-trois, monsieur ! rectifia Cogolin, maître Lureau m’a payé son terme : trois pistoles.

— Bah ! Je croyais au contraire que c’était nous qui devions de l’argent à cet aubergiste chauve, mais galant homme.

— Eh bien ! nous nous trompions ; c’est lui qui est notre débiteur ! Mais, si vous m’en croyez, nous passerons au moins cette nuit à notre ancien logis, qui est sûr et où vous êtes à l’abri de cette meute de princes, ducs, évêques et autres léopards à deux pattes qui jalousent votre fortune future et vous veulent le mal de mort. J’ai organisé dans le grenier, avec quelques bottes de paille et de foin, une chambre à coucher comme vous n’en trouverez pas de pareille, même au Rameau-d’Or, même au Louvre ! Oh ! oh ! qui donc nous suit, là ?

— Où cela, fit Capestang avec un geste capable de faire reculer une douzaine d’assaillants.

— Là ! fit Cogolin à voix basse. Cette ombre qui se glisse, la voici qui rampe ! Attention !"

Capestang bondit vers l’ombre signalée qu’il distingua une seconde, très nettement. Mais il ne trouva rien. Homme ou bête ou spectre, la chose entrevue s’était évanouie.

"Pourtant, il y avait quelqu’un ! murmura Cogolin.

— Bah ! fit Capestang en reprenant son chemin, quelque pauvre diable qui a faim, ou quelque gentilhomme qui, ayant perdu au jeu, cherche fortune dans la rue ! Il eût mieux fait de m’attendre ; je lui eusse donné d’abord une leçon d’armes, puis deux ou trois pistoles."

Cogolin fit entendre un grognement de protestation et se tâta pour s’assurer que la bourse aux pistoles était bien en place : on se rappelle que c’est Cogolin qui tenait la bourse. Les deux hommes s’éloignèrent. Alors d’un recoin où il s’était jeté à plat ventre quelqu’un se leva et murmura :

"Ouf ! J’ai cru ma dernière heure venue et j’en ai encore la suée de mort dans le dos. Inutile d’aller plus loin il me semble ? Il rentre à l’auberge, c’est évident. Mais qu’a-t-il été faire dans la maison de Marie Touchet ? Et comment a-t-il pu y entrer ? Et pourquoi si longtemps y est-il resté ?... Nous le saurons, puisqu’il doit être arrêté cette nuit par les gens de Concini. En tout cas, il faut que Richelieu soit mis tout de suite au courant de ce nouvel accident."

Et Laffemas, après un dernier regard jeté dans la direction où Capestang avait disparu, s’élança, de son allure oblique et glissante de cloporte qui regagne son trou dans les ténèbres.


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Le chevalier de Capestang était seul au monde : pas de parents, pas d’amis. Il n’avait que Cogolin. Mais Cogolin était plus et mieux qu’un serviteur dévoué. Cogolin ne manquait ni d’esprit ni de cœur. Cogolin était parfaitement capable d’écouter avec le recueillement nécessaire le récit que le chevalier entreprit. En effet, Capestang voulait absolument raconter son bonheur à quelqu’un. Il raconta donc. Et Cogolin écouta. Après avoir raconté pendant deux ou trois heures, Capestang allait passer au détail de ce qu’il comptait entreprendre, lorsqu’un ronflement sonore et prolongé lui apprit la cause du religieux silence que gardait Cogolin. Capestang ne s’indigna pas. Il se contenta de secouer son écuyer sur le tas de foin où il s’était endormi – nous avons oublié de dire que cette scène nocturne se passait dans le grenier de l’ex-auberge.

"Cogolin, dit Capestang aussi froidement que cela lui était possible, aimes-tu mieux écouter ou être traîné par les pieds jusqu’à cette lucarne et précipité sur la route ?

— Mais, monsieur, j’écoute de toutes mes oreilles, bredouilla Cogolin en se réveillant.

— Mais tu écoutes aussi avec ton nez, puisque tu ronfles ?

— Monsieur, dit Cogolin, je vais vous dire. Lorsque j’enrage de sommeil comme en ce moment, et que, pourtant, la tyrannie d’un maître me force à veiller, eh bien, je veille, oui, par respect ; mais je me donne l’illusion de dormir en m’amusant à ronfler. Donc, j’écoute et je ronfle."

Cette explication suffoqua le chevalier, qui se fût sans doute porté à quelque excès d’indignation, si un bruit venu du dehors n’eût tout à coup attiré son attention : une voiture, ou une charrette, un véhicule quelconque, venait de s’arrêter devant la porte de l’auberge. Cet incident eut aussi pour effet de mettre immédiatement sur pied Cogolin. Tous deux s’approchèrent de la lucarne, se penchèrent et virent alors à la lueur d’une lanterne que tenait un homme, une lourde charrette couverte d’une bâche que déjà trois ou quatre hommes enlevaient.

"Dépêchons ! ordonna celui qui tenait la lanterne.

— Tiens ! murmura Cogolin, je m’en doutais. C’est le gentilhomme qui a loué l’auberge…

— Quel gentilhomme ?" fit Capestang.

Cogolin, en quelques mots, mit le chevalier au courant de ce qui s’était passé au moment du départ de maître Lureau.

"Je pense, ajouta-t-il, que ce gentilhomme veut faire du Grand-Henri un entrepôt de contrebande. Voyez, ces gens portent toutes sortes de marchandises dans la grande salle."

En effet, les travailleurs nocturnes s’activaient à décharger la charrette, qui était bondée de ce que Cogolin appelait des marchandises. En vingt minutes ce fut fait. La porte de l’auberge fut refermée par le gentilhomme. Alors, la voiture fit demi-tour et s’éloigna avec un bruit de cahots. Capestang remarqua que, pourtant, on avait eu soin d’entourer de paille les roues du lourd véhicule. Quelques instants plus tard, la rue était redevenue déserte et silencieuse.

"Allons voir la contrebande", dit Capestang.

Ils descendirent. A ce moment, le jour commençait à poindre. Mais la salle commune était encore plongée dans l’obscurité. Cogolin alluma une lanterne. Et alors, voici ce que vit Capestang. Rangées contre le mur se dressaient cinquante arquebuses et cinquante piques ; à la hampe de chaque pique était attaché un solide poignard : à la crosse de chaque arquebuse était lié un pistolet de combat.

"Oh ! oh ! fit Capestang. Contrebande de guerre !"

Dans un coin, sur des toiles qu’on avait eu soin d’étendre sur les carreaux, s’entassaient en bon ordre des costumes complets – des costumes de la garde royale ! – Capestang examina le premier des buffles qui lui tomba sous la main – sortes de cuirasses en cuir fauve que l’on revêtait par-dessus le pourpoint en de certaines circonstances où la cuirasse de fer eût été trop lourde ou incommode.

"Guerre de rues !" murmura Capestang qui pâlit.

Sur la poitrine et sur le dos du buffle était brodée un L (Louis) surmontée de la couronne royale et entourée de deux branches de laurier.

"Le chiffre royal ! murmura pour la troisième fois Capestang.

— Diable ! fit Cogolin, est-ce que ce gentilhomme contrebandier serait un agent du roi ? Est-ce que Sa Majesté chercherait à frustrer ses propres revenus ?"

Capestang ne répondit pas. Fiévreusement il comptait les costumes, puis les arquebuses et les piques.

"Cinquante ? fit-il. Il y a là de quoi faire cinquante gardes !

— Jamais Sa Majesté n’aura été mieux gardée ! observa Cogolin. Tiens ! Qu’est-ce qui vous prend ?"

Capestang allait et venait d’un pas furieux. Parfois, il poussait un grondement. Ses yeux étincelaient. Son bras exécutait des moulinets féroces.

"À qui en a-t-il ? fit Cogolin en se réfugiant derrière une pile costumes. Hé ! monsieur le chevalier, vous êtes tout pareil au capitan qu j’ai vu à la foire Saint-Germain lorsqu’il s’apprête à pourfendre...

— Toi aussi ! cria Capestang, qui s’arrêta court.

— Comment moi aussi ? Miséricorde, auriez-vous l’intention de me pourfendre ?

— Imbécile ! rugit Capestang. Tu ne vois pas que je les tiens ! Tais-toi Pas un mot ! Remontons à notre grenier et faisons-y bonne garde ! Nous n’en bougeons plus. Tu n’en sortiras que pour aller nous chercher à manger. Et les chevaux ? il faudra leur trouver un coin où l’on ne puisse les découvrir. Ou plutôt, écoute. Tu vas les conduire à la prochaine auberge et tu les y logeras pour huit jours. Quant à nous !... Cogolin, ma fortune est faite pour le coup !

— Je veux bien, monsieur, dit Cogolin. Mais nous devrions aller loger au Rameau-d’Or près le Louvre ! Je me suis laissé dire que la cuisine y est délicate, et, puisque notre fortune est faite...

— Tais-toi !" gronda Capestang qui recommença son moulinet, ses appels du pied et ses attitudes féroces comme s’il eût défié cinquante ennemis.

Tout s’exécuta comme venait de le dire le chevalier. Les chevaux furent mis en pension à l’auberge de la Bonne-Encontre, distante de cinq cents pas, c’est-à-dire qu’on pouvait les retrouver vite en cas de besoin et qu’on en était débarrassé pour le moment ; Capestang et Cogolin s’installèrent dans le grenier comme s’ils n’eussent jamais dû le quitter. Cogolin sortait la nuit seulement pour aller chercher des vivres.

Cinq jours se passèrent. Cinq mortelles journées pendant lesquelles Capestang eut mille fois la pensée de renoncer à cette faction qu’il s’était imposée. Le soir du cinquième jour, il n’y tint plus et décida que le lendemain matin on décamperait. Cette nuit-là, Capestang ne dormit pas.

"Cinq jours perdus ! grondait-il. J’ai dit à Giselle que je partais pour la conquérir, que je bouleverserais Paris et le royaume ! Et voici cinq jours que je me vautre dans la paille. Ah ! capitan ! misérable capitan !"

Il se rongeait les poings. A ce moment-là, il était environ onze heures. Le silence était absolu. Les ténèbres profondes. Capestang secoua Cogolin qui dormait et lui dit furieusement :

"Va chercher les chevaux ! Je n’attendrai pas jusqu’à demain !"

Dans cet instant, il perçut le faible bruit d’une porte qui s’ouvre ! Il écouta, palpitant. Cette porte qu’on ouvrait, c’était celle de l’auberge !

"Enfin ! gronda le chevalier. Ils y viennent !

— On monte au grenier !" souffla Cogolin.

Il tira son poignard. Ils étaient debout tous deux, penchés, toute leur activité réfugiée dans l’ouïe. C’était vrai ! Quelqu’un montait ! Cogolin montra son poignard. Capestang secoua la tête, saisit son écuyer au collet, l’entraîna dans le recoin le plus éloigné du grenier, l’aplatit à plat ventre sur le plancher et se coucha lui-même. C’était derrière quelques bottes de paille. Le grenier s’éclaira faiblement. Capestang releva doucement la tête et vit une figure qui s’encadrait dans la lucarne qui donnait sur la cour et où commençait l’escalier extérieur. Cet escalier, comme dans beaucoup d’auberges, desservait les chambres. Il partait de la cour en grimpant obliquement le long d’une fenêtre de la salle commune, et aboutissait à une galerie qui courait le long du premier étage. De là, il s’élançait par un retour jusqu’à une deuxième galerie, puis, par un raidillon, aboutissait à la lucarne du grenier. L’homme que venait d’apercevoir Capestang prit pied dans le grenier et fit quelques pas en élevant sa lanterne. Capestang sentit une sueur froide lui mouiller les tempes ; sa main se crispa sur son poignard et cette pensée, comme un éclair lugubre, illumina son cerveau :

"Tant pis ! qu’il me découvre, et c’est un homme mort !"

Heureusement pour lui – et sans doute aussi pour Capestang – l’homme s’arrêta vers le milieu du grenier, promena la lueur de sa lanterne dans les angles, puis se retira en disant :

"Personne. Bon !"

Capestang, soulagé, respira. L’homme redescendit donc, et Capestang rampa aussitôt vers la lucarne son poignard entre les dents. Dans la cour, il reconnut le gentilhomme qui avait escorté la charrette. Autour de lui, il y avait quatre hommes tenant chacun une lanterne.

"Dans les écuries ?

— Personne !

— Dans les chambres ? Dans les greniers ?

— Rien !

— Aux alentours ?

— Personne !

— Bon ! reprit le gentilhomme après ce rapide rapport. Allumez les flambeaux dans la grande salle. Rabattez soigneusement les contrevents de façon qu’on ne voie pas de lumière. Que l’un de vous se place devant la porte et y reste en surveillance. Les trois autres sur la route jusqu’au détour de la rue de Tournon pour montrer le chemin à monseigneur, qui ne saurait tarder."

A ces mots, le gentilhomme regagna la route, sans doute pour se porter lui-même au-devant de celui qu’il attendait. Capestang serra le bras Cogolin comme pour lui donner l’ordre suprême et se laissa glisser le long de l’escalier jusqu’à la galerie du premier étage. Là, il entra dans un couloir et, se retournant, vit Cogolin près de lui. Cela s’était fait en quelques secondes.

"As-tu peur ? demanda Capestang dans un souffle.

— Mettez-moi à l’épreuve ! fit Cogolin.

— Es-tu homme à risquer ta vie ? Je te préviens que nous serons deux contre dix ou vingt, peut-être. Si tu as peur, va-t’en. Je ne veux pas être déshonoré par un valet trembleur. Si tu te sens de force à regarder la mort, suis-moi…

— Je vous suis !" dit Cogolin avec une sublime indifférence.

Sublime, car, dans le fond, il avait peur et donnait à tous les diables le chevalier qui se mêlait là de ce qui ne le regardait pas et parlait de se battre à deux contre vingt.

"Que faudra-t-il faire ? reprit Cogolin.

— Comme moi, répondit Capestang. Si je ne bouge pas, tu ne bouges pas. Si je fonce, tu fonceras. Si je me fais tuer, tu te feras tuer. Viens !

— Peste ! grogna Cogolin en lui-même. La fièvre l’étouffe ! (Mais il suivit Capestang pas à pas.) Ma dernière heure est venue ! Il en parle bien à son aise. Tu te feras tuer !"

Capestang s’était élancé, rapide, léger, silencieux, comme un fauve qui, dans les ténèbres d’une forêt, choisit son affût. Il descendit l’escalier intérieur. Au bas de cet escalier, il s’arrêta. Cogolin vit alors qu’ils se trouvaient dans la cuisine où, si souvent, il avait vu maître Lureau, pourpre du feu de ses fourneaux, commander à ses marmitons la manœuvre des casseroles. La cuisine obscure était séparée par une porte vitrée de la salle vivement éclairée. Huit ou dix gentilshommes étaient assemblés là. Mais de seconde en seconde, il en venait d’autres ; bientôt ils furent trente, bientôt la salle fut bondée. Capestang remarqua à ce moment que l’un des conspirateurs accrochait au mur du fond un cartouche représentant l’écu des princes de Condé Bourbon, avec les fleurs de lis et la barre en travers. Lorsque ce conspirateur se retourna, Capestang vit que c’était le gentilhomme qui, pour six mois, avait loué l’auberge à maître Lureau : il était monté sur une longue table où trois chaises avaient été disposées. Cogolin regardait aussi et il songeait :

"Qu’un seul de ces contrebandiers ait l’idée d’entrouvrir cette porte, et je suis un homme mort. Ah ! monsieur le chevalier, fit-il d’un ton de reproche, voici l’heure où décidément je dois m’appeler Laguigne."

Capestang se retourna furieusement, saisit l’infortuné Cogolin à la gorge et le colla contre le mur :

"Comment dis-tu que tu t’appelles ? grogna-t-il.

— Laguigne, monsieur !" râla Cogolin.

Capestang serra. Ses doigts s’enfoncèrent dans la gorge.

"Comment prétends-tu que tu t’appelles ? Répète un peu.

— Lachance, monsieur, Lachance !…

— À la bonne heure, dit Capestang qui lâcha prise. Et fais-moi le plaisir de prendre une figure convenable pour un homme qui s’appelle Lachance. Car si, par malheur, je m’aperçois que tu es Laguigne, je t’étrangle tout net."

Cogolin se mit aussitôt à sourire joyeusement ; mais ce sourire de joie était si lugubre que Capestang ne put s’empêcher de rire.

"Allons, dit-il, console-toi. Ne sais-tu pas que si, d’aventure, tu es étripé par ces dignes gentilshommes, ce sera un grand honneur pour toi que d’être mort en compagnie d’un Trémazenc de Capestang ?"

Et Capestang sincèrement convaincu qu’il avait fourni à son écuyer la plus belle des consolations, reprit son poste au moment où deux nouveaux gentilshommes s’étant hissés sur la table du fond, prenaient place sur les chaises. L’un de ces trois était donc celui qui avait loué l’auberge, qui avait fait apporter les costumes et les armes. Le deuxième était inconnu de Capestang. Quant au troisième, il le reconnut pour l’avoir vu à l’auberge de la Pie-Voleuse, à Meudon.

"Le prince de Condé ! fit-il. Tiens, tiens, et où est ce cher M. de Guise ? Et le duc d’Angoulême, où est-il ? Est-ce que ces messieurs joueraient à cache-cache ?

— Messieurs, disait à ce moment le prince de Condé, M. de Rohan va nous expliquer où nous en sommes et ce que nous pouvons entreprendre avec chance de succès."

Un grand silence s’établit dans la salle. Le gentilhomme qui était locataire de maître Lureau se leva.

"Peste ! dit Capestang à Cogolin, tu es colocataire avec un Rohan... mes compliments.

— Je marche d’honneur en honneur, fit Cogolin avec un soupir de détresse.

— Messieurs, dit le duc de Rohan d’une voix forte, puisque nous ne pouvons plus compter sur le duc d’Angoulême (Capestang tressaillit : « Oh ! oh ! songea-t-il, est-ce que le père de Giselle a renoncé à ses prétentions ? ») puisque nous savons très bien que M. de Guise, manquant à la foi donnée, agit en secret et veut se passer de notre concours, il est juste et légitime que nous agissions de notre côté.

— Oui, oui !" crièrent les conjurés tout d’une voix.

Le prince de Condé seul demeura pâle et froid.

"Messieurs, continua Rohan, pourquoi le duc de Guise prétend-il nous évincer ? C’est qu’il est resté Guise. C’est qu’il est bien le fils de celui qui mit son pied sur le cadavre de Coligny. C’est que, comme son père, il est chef du parti catholique ; et que nous tous, messieurs, convertis ou non, nous sommes encore des huguenots.

— Oui, oui ! grondèrent les conjurés d’une voix furieuse.

— Le débat qui se poursuit aujourd’hui n’est donc qu’une nouvelle part du grand débat qui a abouti à la Saint-Barthélemy. Messieurs, voulons-nous nous laisser évincer, écarter de la vie publique, et peut-être encore massacrer ? Nous n’avons qu’à nous croiser les bras et laisser faire M. d Guise qui, avant un mois, sera ce que son père a rêvé d’être : roi de France Et si Lorraine règne, messieurs, malheur aux parpaillots maudits, convertis ou non !"

Un frémissement de rage et de haine parcourut l’assemblée. Le discours de Rohan n’était que l’exacte et forte impression d’une situation que chacun d’eux connaissait. Capestang vit des visages enflammés, des mains qui cherchaient la garde des épées, des yeux qui étincelaient.

"Corbacque ! fit-il, voilà des hommes qui se feront tuer jusqu’au dernier s’il le faut. Quoi qu’ils veuillent ou fassent, ce sont de rudes hommes.

— Messieurs, continua Rohan, la lutte n’a cessé d’être entre Guise et Condé. Pour en finir, pour unir nos efforts en vue du triomphe de la seigneurie sur les prétentions exorbitantes de la monarchie, partisans de Guise et partisans de Condé, nous avions écouté les conseils du vieux Cinq-Mars et adopté le duc d’Angoulême comme moyen terme. Mais puisque Angoulême n’est plus possible (« Pourquoi le père de Giselle n’est-il plus possible ? » se demanda Capestang), puisque la trêve entre Guise et Condé se trouve ainsi rompue, en avant, mordieu ! Tirons l’épée comme nos pères firent à Jarnac et à Moncontour ! Fonçons les premiers, abattons Lorraine, et France est à nous !"

Un trépignement d’enthousiasme prouva à l’orateur que tous les conjurés n’attendaient que le moment de foncer. Et un grand cri, alors, monta de cette assemblée :

"Barre à bas ! Barre à bas !

— Messieurs, balbutia le prince de Condé en se levant livide.

— Barre à bas ! Barre à bas !

— Eh bien ! oui, hurla Rohan. Barre à bas ! Messieurs, vive le roi !"

En même temps il saisit le cartouche qu’il avait accroché au mur et qui figurait les emblèmes de Condé ; ce cartouche, il le retourna, l’accrocha au même endroit, et l’on vit alors qu’il portait les même emblèmes, mais sans la barre ! La barre qui distinguait la branche des Condé de la branche royale n’y était plus ! C’était, dès lors, l’écu royal ! Les applaudissements éclatèrent ; les épées jaillirent hors des fourreaux et jetèrent des éclairs ; les bras armés d’acier se levèrent tout droit comme pour un serment ou une menace ; et les visages convulsés reflétèrent la violence des sentiments qui se déchaînaient dans ces âmes, tandis qu’une clameur palpitait comme une décharge d’arquebuses :

"Vive le roi !"

"Oh ! oh ! gronda Capestang. Vive le roi ! Lequel ? Ce n’est déjà plus Charles X, c’est-à-dire Angoulême ! Ce n’est plus Louis XIII. Oui, mais je suis le chevalier du roi, moi ! Attention, Capestang, voici enfin l’occasion de faire fortune et de conquérir Giselle !"

Dans la salle, le calme s’était rétabli. Rohan achevait :

"Il faut que ce soir M. le prince de Condé se décide. Quant à moi, messieurs, moi et mes amis, nous aurons quitté Paris dès demain, si de cette réunion ne sort pas le coup de foudre qui mettra en miettes le trône."

Tous les regards convergèrent sur le prince de Condé qui, blafard, le front couvert de sueur, était loin de montrer l’attitude d’un prétendant résolu à vaincre ou à mourir.

"Messieurs, dit-il, votre cause est la mienne. Nous avons pris avec le duc d’Angoulême et le duc de Guise des dispositions qui se trouvent anéanties par la trahison de Concini. Si notre féal ami le duc de Rohan nous prouve qu’il y a chance de succès, je suis prêt à risquer ma vie."

Rohan sourit. Il s’inclina devant le prince de Condé :

"Sire", dit-il...

Un tonnerre de bravos salua ce mot. Et Condé lui-même sentit une flamme monter de son cœur jusqu’à son front.

"Sire, dit Rohan, voici les dispositions que j’ai prises, moi, pour assurer le succès du coup de main d’où dépend votre fortune et la nôtre. Demain des bandes vont parcourir la ville dès le matin...

— Quoi ! dès demain ! interrompit le prince.

— Pourquoi attendre ? Et qu’attendrions-nous, monseigneur ? Une nouvelle trahison ? Monseigneur, il faut que nous sachions sur qui et sur quoi compter ; le moment est venu, et tout est prêt.

— Poursuivez votre démonstration, dit froidement Condé.

— Je poursuis. Ces bandes sont organisées. Elles ont chacune leur chef et leur mot d’ordre. En quelques heures, elles se grossiront de tous les mécontents de la ville et les mécontents, c’est Paris tout entier. Ces bandes, donc, ces fleuves d’hommes ainsi grossis d’une foule de torrents, iront battre de leurs flots les principaux îlots de Paris où se trouvent concentrées les forces royales : le Temple, la Bastille, l’Arsenal, le Châtelet et les autres. Admettez-vous que ces diverses forteresses étant pour ainsi dire assiégées, le Louvre se trouvera parfaitement isolé et à notre merci ?

— C’est possible, dit Condé. Poursuivez.

— Je poursuis, reprit Rohan dans le formidable silence d’angoisse qui pesait sur l’assemblée. Vers la nuit tombante, Paris se trouve en pleine émeute. Aucune des troupes royales ne peut marcher sur le Louvre, où se trouvent tout juste les gardes. Supposez qu’à ce moment une compagnie de ces gardes soit ici, avec nous..."

Un long tressaillement parcourut les conjurés.

"Une compagnie de cinquante gardes ! continua Rohan. Cette compagnie marche sur le Louvre où elle rentre sans difficulté. Elle marche aux appartements du roi, elle établit des postes à toutes les portes du Louvre, et nous qui sommes entrés avec elle, nous sommes maîtres du Louvre, maîtres du royaume ! Qu’en dites-vous, monseigneur ?"

Et dans la rumeur soulevée par les dernières paroles de Rohan, le prince de Condé répondit d’une voix ferme :

"Je dis que je suis prêt, si réellement nous avons avec nous une compagnie de cinquante gardes. Êtes-vous sûr que cette compagnie ne faillira pas au dernier moment ? Qu’elle sortira du Louvre pour se joindre à nous ?

— La compagnie est déjà ici ! s’écria Rohan d’un accent de triomphe La compagnie, monseigneur, ce sont tous ces braves gentilshommes qui nous entourent. Il y a ici, dans cette auberge même, cinquante costumes écussonnés aux emblèmes du roi, et les armes réglementaires..."

De violentes acclamations éclatèrent. Condé tendit sa main à Rohan, qui s’inclina et la baisa, hommage royal qui redoubla l’enthousiasme de l’assemblée.

"Un dernier mot, pourtant ! reprit Condé quand le silence se fut rétabli.

— Oh ! grommela Capestang dans sa cuisine, voici un prince à qui il faudra que je demande des leçons de prudence !

— Nous avons une compagnie, continua Condé. Elle porte le costume et les armes des gardes du roi ; c’est bien. Elle peut donc s’approcher facilement de la grande porte du Louvre. Mais là, pour entrer, il nous faut le mot de passe, Rohan, avez-vous pensé à cela ? Sans ce mot, nous ne pouvons rien.

— Monseigneur, dit Rohan, je pourrais vous répondre que sans mot de passe nous pourrions toujours donner l’assaut. Mais rassurez-vous, on nous attend dans le Louvre. Et quant au mot qui demain sera donné à tous les postes du Louvre, je le connais. C’est : CAPESTANG. Messieurs, demain rendez-vous général ici, à cinq heures exactement, pour nous transformer en gardes du roi. Et quant à vous, monseigneur, pour recevoir vos derniers ordres, je vous attendrai à quatre heures, c’est-à-dire une heure avant. Monseigneur, un mot, un seul. Viendrez-vous ici demain, à quatre heures ?"

Un silence tragique s’abattit sur l’assemblée. Les destinées du royaume se jouaient dans cette minute. Condé eut une suprême hésitation, puis, levant la main comme pour prêter serment, il prononça :

"Demain, à quatre heures, je serai ici, et nous marcherons sur le Louvre."