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Le Capitan/XXXIX

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XXXIX. Les souterrains de l’hôtel d’Ancre
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Minuit sonnait, et pourtant une foule de peuple encombrait encore la rue de Tournon, et surtout les abords de l’hôtel Concini splendidement éclairé. Ce peuple se taisait. Il regardait. De chaque côté de la grande porte, une fontaine avait été installée. Chacune de ces fontaines, de minute en minute, rejetait du feu, et ces coulées de feu étaient tantôt rouges, tantôt bleues, ou vertes. Dès que la fontaine cessait de rejeter du feu, elle laissait couler du vin, et c’était d’excellent vin d’Espagne. Chacun avait le droit de s’approcher et de remplir son gobelet. Cette magnificence, ce souci d’associer la foule à la fête qu’il donnait, valaient au maréchal d’Ancre une sorte de trêve dans la haine populaire. Mais à certains regards, à certaines rumeurs sourdes, à certains frissons qui parcouraient cette foule on sentait que la haine couvait.

Cette fête, pour dire la vérité, fut une réelle féerie.

M. Gendron l’intendant général de l’hôtel, en était vraiment le précieux metteur en scène.

Durant toute la fête, l’hôtel fut constamment éclairé à l’intérieur par huit cents flambeaux de cire parfumée et colorée de différentes couleurs, et à l’extérieur par plus de mille lanternes vénitiennes. À mesure qu’une invitée montait le grand escalier dont chaque marche supportait une statue portant des fleurs précieuses, dès que l’invitée mettait le pied sur le palier, une jolie fille vêtue en nymphe s’avançait en lui offrant un bouquet. Chacun de ces bouquets portait au milieu une rose, et sur cette rose, il y avait une goutte de rosée ; cette gouttelette était un diamant.

Il y eut trois orchestres composés chacun de vingt musiciens : un pour la salle du souper ; un pour la salle de danse ; un pour la salle de comédie. La salle de danse, immense et fastueusement ornée de tapisseries des Flandres offrit cette inoubliable invention, que le service des rafraîchissements, au lieu d’être confié aux valets, fut fait par des statues de marbre : et ces statues, c’étaient de belles filles aux formes impeccables qu’au moyen de draperies et de masques blancs on avait transformées en déesses marmoréennes.

Nous ne dirons rien du souper qui fut un poème de délicate gastronomie. Après les danses, vint le souper. Après le souper, vint la comédie. On joua une farce alors fort en vogue, mais qui, selon les habitudes des comédiens du temps, fut arrangée et adaptée au goût du superbe amphitryon. Cela s’appelait : Le Capitan rossé.

Nous avons, en quelques lignes, indiqué le plus rapidement possible les éléments de la fête de Concini. Mais combien nous regrettons de ne pas pouvoir essayer ici une peinture de ces vastes salles où dans la magie des lumières, dans le parfum des fleurs rares, dans la mélodie des orchestres tourbillonnait une foule qui à elle seule était un tableau d’une suprême élégance et d’une magnificence de coloris auprès desquelles nos foules de fêtes modernes, en habit, ne sont que des cohues de croque-morts.

Et toute la force, toute la fortune de Concino Concini étaient là, dans cette opulence radieuse, dans ces sourires qu’il distribuait avec des promesses, dans ce luxe si écrasant qu’il en devenait admirable, dans cette élégance enveloppante, universelle de cet homme qui trouva le moyen de glisser un mot à chacun de ses invités, une enivrante flatterie à chacune de ses invitées.


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Au-dehors, la foule du peuple regardait de loin et parfois laissait entendre un grondement de menace. Les cours étaient pleines de gardes, de spadassins, de bravi armés en guerre, la main à la crosse du pistolet ou au manche du poignard, prêts à tout. Et au-dessous de cette apothéose triomphale, dans les souterrains de l’hôtel rutilant de lumières, se déroulait un drame effroyable.


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La plupart des grandes dames accourues à l’invitation de Concini portaient un masque suspendu à leur ceinture. Non seulement il était toléré par la bienséance, mais encore il était imposé par la mode. On le mettait sur le visage, on l’ôtait, selon le caprice. Nul ne pouvait s’étonner de voir une femme masquée pendant toute la soirée s’il lui plaisait de ne pas montrer son visage.

Au moment où les invités se pressaient au délassement, c’est-à-dire à la farce du Capitan rossé, une de ces femmes qui n’avait pas encore retiré son masque de velours rouge, assise au dernier rang de la galerie, vêtue avec une simplicité relative, se sentit touchée au bras par quelqu’un. Elle se retourna et vit une dame également masquée, mais de velours noir, qui lui faisait signe de la suivre.

Pendant toute la soirée, la dame au masque rouge n’avait cessé de suivre les évolutions de Concini, qu’elle ne perdait pas de vue. Sans doute elle reconnut la dame au velours noir, car elle se leva et la suivit.

C’était le moment où, dans son sac, le Capitan recevait une volée de coups de bâton que lui administraient Pulcinello, Arlequin et Pantalon, c’est-à-dire que, dans la grande galerie transformée en salle de spectacle, roulait un tonnerre de rires. Nul ne fit donc attention aux deux femmes qui s’éloignaient, silencieuses, sombres, fatales, l’une avec son masque rouge, l’autre avec son masque noir, pareilles à des anges des ténèbres. Parvenues enfin à une chambre écartée, elles retirèrent leurs masques.

Et alors apparut le visage tragique de Léonora Galigaï. Alors apparut le visage enfiévré de la reine mère.

Marie de Médicis et la Galigaï se regardèrent une minute en silence. Et peut-être les pensées qu’elles lurent l’une chez l’autre leur firent-elles peur, car d’un même mouvement, elles détournèrent la tête. Marie de Médicis avait devant elle la femme de son amant. Léonora Galigaï avait devant elle la maîtresse de son mari. Et toutes deux étaient là poussées par le même amour. Depuis bien longtemps, Marie savait que Léonora savait. Il y avait entre elles une sorte de concordat qui leur permettait de vivre côte à côte sans se haïr et de se regarder sans rougir. Marie avait toujours évité d’approfondir si Léonora était jalouse ou si elle aimait son mari. Léonora, esprit lucide et ferme, n’avait pourtant jamais eu le courage de comparer son amour à celui de Marie.

Ce soir-là, ce soir de fête, en cette minute où les mélodies lointaines leur parvenaient par bouffées, elles démasquèrent leurs âmes comme elles venaient de démasquer leurs visages. Ce fut terrible. Ce fut d’une monstrueuse simplicité, et ce fut d’une tragique impudeur. Cela tint en quelques mots qu’elles échangèrent sans éclat de voix, sans geste, sans oser se regarder en face.

"Léonora, dit Marie de Médicis, je ne puis plus vivre ainsi. Je souffre trop.

— Moi aussi, Maria, je souffre", dit Léonora Galigaï.

C’était la première fois que l’épouse appelait ainsi la maîtresse de nom familier : Maria. La reine n’en fut ni choquée ni étonnée, ou pour mieux dire, elle ne s’en aperçut même pas. Il n’y avait plus là une reine et sa dame d’atours : il y avait deux femmes – et quelles femmes !

"Tu souffres aussi ! reprit la reine. Tu l’aimes donc ?

— Autant que vous pouvez l’aimer, Maria. Seulement cet amour vous fait vivre, vous. Et moi, je meurs du mien. Votre passion occupe votre cœur trop longtemps vide. Ma passion à moi mord, lacère, griffe et broie mon cœur.

— Tu n’es pas jalouse de moi ?

— Non, Maria.

— Pourquoi ? Dis-moi pourquoi, Léonora !

— Parce qu’il ne vous aime pas."

Il y eut une minute d’effroyable silence pendant lequel elles eussent pu entendre leurs cœurs.

"Il ne m’aime pas ! Seigneur, que m’apprends-tu là ? Il ne m’aime pas ! Douce Vierge Marie, sainte patronne de ma vie, que vais-je devenir ? Léonora, répète-moi cette chose terrible. Est-ce vrai ? Est-ce possible ? Sois franche, et je te ferai donner quelque beau bénéfice : n’est-ce pas la jalousie qui te fait parler ainsi ? Et toi ? Est-ce qu’il t’aime ? Dis, oh ! dis, si peu que ce soit, il doit t’aimer.

— Moi, Maria ? Je lui fais horreur. Quant à vous, je me suis mal exprimée. J’ai voulu dire qu’il ne vous aime pas en ce moment.

— Je respire, je renais. Tu as raison. C’est vrai. L’infidèle n’est pas venu me voir depuis plus d’un mois. Léonora, il veut donc que je meure ? Car je ne compte pas la courte et froide visite qu’il me fit, il y a trois jours.

— Vous savez ce qu’il y a entre votre amour et lui. Terrible obstacle, Maria !

— Ah, oui ! Giselle d’Angoulême.

— Oui, Maria. S’il a été malade un mois, c’est parce que je lui avais arraché Giselle. Si vous l’avez revu tout fiévreux de joie, il y a trois jours, c’est parce que je lui ai juré que ce soir il reverrait Giselle.

— Donc, fit la reine, les lèvres crispées, cette fête splendide ?

— Cette fête insensée, Maria, c’est pour célébrer la nuit où il doit revoir Giselle !"

Encore un silence. La reine reprit :

"Et tu l’aimes, toi ?

— De toute ma chair exaspérée de son dédain, de toute ma pensée où il règne depuis Florence, de toute mon âme dont il est l’idole, de tout mon sang qui brûle quand il s’approche et se glace quand il s’en va."

La reine frissonna longuement.

"Alors, dit-elle, tu l’aimes sans espoir ?

— Oui, madame, sans espoir."

Encore un silence, très long cette fois. Au loin, les musiques jouaient un air très doux et très lent. Comme les fois précédentes, la reine recommença :

"Tu ne me hais pas ?

— Non, Maria. Au contraire, je vous suis dévouée. S’il fallait mourir pour vous, je mourrais. Je suis heureuse qu’il soit à vous, puisqu’il ne veut pas être à moi. En effet, vous assurez sa fortune, et c’est pourquoi j’aime votre amour pour lui.

— Oh ! je te comprends. Je comprends ta vie, à présent. Léonora, tu es une âme splendide. Quant à sa fortune, sois tranquille. Ce que j’ai jusqu’à ce jour n’est rien auprès de ce que je veux faire. J’ai mon projet Et ce sera un rude coup de tonnerre dans le royaume. Laisse-moi faire. Et alors, tu dis qu’il a une passion pour cette poupée ? Tu dis que sans cette Giselle, c’est moi, c’est moi seule qu’il aimerait ? Eh bien ! par le saint jour de Dieu, qu’elle meure donc ! Léonora, tu vas m’aider !

— Je suis ici pour cela, Maria !"


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Il y eut alors une détente. Du moment où elles ne parlèrent plus d’elles-mêmes, du moment où elles sortirent de la formidable impudeur de ce colloque, du moment où il ne fut plus question simplement que d’un assassinat, elles se regardèrent. Seulement si la reine avait à peu près son même visage (à part cette teinte livide qui est comme un reflet du crime), c’est à peine si elle reconnut la figure de Léonora, convulsée, décomposée par l’effort qu’elle avait dû faire. Et alors, tout naturellement, ce fut la Galigaï qui reprit :

"Giselle d’Angoulême est ici, madame. Mais vous savez que, d’après l’horoscope de Lorenzo, nous ne pouvons la faire mourir ni par le poison ni par le fer, ni par la faim ou la soif, ni par le feu, ni par l’eau, ni enfin par aucune mort exigeant l’intervention humaine.

— Et cela est bien vrai, dit Marie de Médicis, puisqu’elle s’est sauvée de la Seine où elle a été jetée. Mais comment faire, alors ?

— J’ai trouvé le genre de mort qui convient, et qui ne convient peut-être qu’à elle seule.

— Et de quoi veux-tu la faire mourir ?

— DE DOULEUR", répondit Léonora.

La reine mère eut un sursaut de terreur sous ce mot qui tomba des lèvres de Léonora. Elle considéra la Galigaï comme l’ange du mal et, joignant mains elle murmura :

"Ceci est horrible, Léonora. Je n’ai jamais hésité, tu sais, quand il s’agissait d’intérêts supérieurs. J’ai employé tour à tour le poison et le poignard. C’est moi qui ai donné l’ordre à Lux et à Brain de jeter cette fille à la Seine. Tu vois. Mais faire mourir une créature par douleur, il me semble, Léonora, que tu usurpes les armes réservées à Dieu seul."

Elle se signa avec une sincère dévotion et, rapidement, murmura une prière.

"Nous n’avons pas le choix, reprit Léonora, glaciale et formidable. Les astres ont parlé. Quant à moi, j’aimerais mieux croire qu’il n’y a pas de soleil au ciel, plutôt que de supposer que la science de Lorenzo peut être en défaut. J’ai eu mille preuves de son infaillibilité. Et cette dernière encore vient s’ajouter aux autres : que Giselle a échappé à la mort par l’eau. Or, madame, les astres disent que nous ne pouvons la faire mourir par aucun des moyens qui exigent l’emploi de la main humaine. Sans quoi, c’est sur Concino que retomberait le sang versé. Donc, ou Giselle mourra par un moyen ordinaire et Concino entrera dans la mort en même temps qu’elle, ou elle ne mourra pas, et Concino sera à jamais lié à elle par son amour.

— Assez, Léonora, assez. Il faut nous conformer aux ordres des puissances supérieures. Mais explique-moi comment cette fille pourra mourir de douleur, et quel genre de douleur tu verseras en elle.

— C’est à l’âme et non au corps qu’il faut frapper Giselle d’Angoulême. Depuis la nuit où j’ai pu m’emparer d’elle, j’ai passé des heures, quelquefois des jours entiers à l’étudier. Elle est de celles qui se donnent une fois, une seule fois dans leur vie, mais qui se donnent tout entières. Sa pensée, son âme, un jour, elle les a données, et c’est fini. Elle aime. Et son amour, à elle, n’est pas comme chez vous, chez moi, chez toutes, une partie de sa vie. C’est toute sa vie. Giselle n’a qu’une raison de vivre : son amour. L’amour est le piédestal de sa vie. Brisé le piédestal, la statue tombera et se brisera.

— C’est là une étrange fille, Léonora, fit la reine pâle de jalousie.

— Eh bien, supposez que Giselle d’Angoulême soit mise tout à coup en présence du cadavre de celui qu’elle aime, qu’elle le voie mort."

Marie de Médicis frissonna. Léonora calme, continua sa démonstration :

"Giselle mourra, madame. Ou son cœur éclatera dans sa poitrine, et elle tombera morte sur le corps de son fiancé ; ou bien elle traînera quelques jours à peine une misérable existence… mais non ! ce qui est vrai, ce qui est sûr, c’est qu’elle mourra sur le coup, frappée au cœur mieux que par une balle d’arquebuse. Or, madame, vous le savez : le chevalier de Capestang est ici."

Marie de Médicis demeura pensive et frissonnante. Un meurtre ne lui faisait pas peur. Mais les sombres spéculations de Léonora Galigaï la faisaient trembler. Pourtant, elle secoua la tête comme pour écarter les pensées de terreur, et murmura :

"Mais le chevalier de Capestang lui-même n’est-il pas soumis aux mêmes influences que Giselle d’Angoulême ? Lorenzo l’a dit : on ne peut le faire mourir ni par le feu, ni par l’eau, ni par le fer, ni par le poison, ni par la faim, ni par la soif, ni par rien de ce qui exige l’emploi de la main humaine. Je conçois la mort de Giselle par la douleur. Mais pour qu’elle meure, il faut qu’elle soit mise en présence de Capestang mort. Comment le feras-tu mourir, lui ?"

Léonora Galigaï répondit :

"PAR L’ÉPOUVANTE..."


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Léonora avait fait un signe à Marie de Médicis. Et la reine s’était mise à la suivre, la tête pleine de bourdonnements funèbres, elle frissonnait, ses yeux hagards se rivaient à Léonora par une sorte de force magnétique. Elle lui apparaissait comme l’inexorable archange de la mort la conduisant terme au-delà duquel on ne va pas plus loin. Et pourtant elle marchait. Elle eût tout donné pour se reprendre et fuir. Mais elle marchait.

Léonora entra dans sa chambre à coucher, puis dans sa chambre de toilette et, par un escalier dérobé connu peut-être d’elle seule, gagna cette petite cour isolée dont nous avons déjà parlé – une courette large à peine de trois toises et séparée des autres cours par une haute muraille. Là s’ouvraient deux portes, l’une, en fer, porte basse et trapue, jamais ouverte, à en juger par la rouille et les poussières accumulées, donnait sur le fond du cul-de-sac Maladre, qui débouchait sur la Garancière. C’est par là que passait Léonora quand elle quittait secrètement l’hôtel. L’autre porte, en bois vermoulu, disloquée, s’encastrait dans les soubassements de cette partie de l’hôtel et ouvrait sur un escalier aboutissant à une cave étroite où l’on avait entassé toutes sortes de vieux meubles inutiles, et à demi pourris. Personne ne venait jamais là, car cette cave encombrée, inutilisable, n’aboutissait à rien. Léonora et la reine descendirent dans cette cave.

Entre les escabeaux, les fauteuils démembrés, les tables pourries, parmi cet entassement de choses mortes, il y avait une façon de sentier que le hasard semblait avoir tracé et dans lequel s’engagea Léonora. Elle aboutit ainsi à un vaste bahut dont elle ouvrit le double battant, et elle dit :

"Voici notre chemin. Il est temps de remettre votre masque. Car il ne faut pas que l’on vous reconnaisse."

La reine obéit silencieusement et couvrit son visage de son masque rouge. Alors Léonora poussa le fond du bahut adossé au mur. Le panneau de bois glissa dans une rainure et une ouverture suffisante pour une personne apparut. Là commençait un étroit escalier tournant. Léonora saisit la main de la reine et l’entraîna. Marie de Médicis descendit dans les ténèbres. Elle grelottait. Elle avait peur. Elle ne voyait plus Léonora. Mais elle sentait sa main glacée qui étreignait la sienne. Tout à coup, une faible lueur frappa ses yeux. Elles firent quelques pas de plain-pied, en suivant un couloir, et enfin Marie de Médicis vit qu’elle se trouvait dans une pièce qui semblait être une antichambre. Léonora la regardait fixement et dit :

"Êtes-vous décidée ?"

La reine eut une courte hésitation ; mais surmontant cette faiblesse – ce remords peut-être :

"Oui ! répondit-elle sourdement.

— Rappelez-vous, madame, que seule une tête couronnée peut sans danger donner l’ordre...

— Oui, reprit alors la reine avec plus de fermeté ; et, puisqu’il en est ainsi, c’est moi que les astres désignent, puisque je suis reine.

— Vous vous rappelez exactement les paroles que vous devez prononcer ? Celles-là et pas d’autres ?

— Je me les rappelle, dit la reine, et je suis prête à les prononcer !"

Un sourire livide erra sur les lèvres de Léonora Galigaï.

Sourire de triomphe et d’orgueil : elle était plus subtile et plus puissante que les astres ! Elle les trompait ! Elle allait tuer Giselle et Capestang, sans employer aucun des moyens dont la main humaine peut se servir pour tuer ! Et l’ordre de mort allait être donné sans danger pour Concino : « Un roi », avait dit Lorenzo. Un roi ? Une tête couronnée, roi OU REINE !

Léonora Galigaï ouvrit une porte. Les deux femmes pénétrèrent alors dans une salle de faible dimension, éclairée par deux flambeaux qui se consumaient tristement, soigneusement dallée, meublée d’un petit lit de repos, d’une table et d’un bon fauteuil. Sur cette salle s’ouvraient trois portes : la première, celle par où elles venaient d’entrer ; la deuxième sur le panneau de gauche, la troisième sur le panneau du fond. Dans le fauteuil était installé un homme qui, à l’aspect de Léonora, se leva. Cet homme, c’était le Nubien Belphégor.

Nous devons dire que Léonora et Belphégor connaissaient seuls les substructions de cette partie de l’hôtel. Était-ce la Galigaï qui avait fait agencer ces souterrains dans la portion que nous avons décrite, et surtout dans celle qu’il nous faudra décrire ? Ce n’était pas possible : le secret de pareils travaux eût été infailliblement surpris par Concini ou Rinaldo, ou quelque autre des nombreux agents qui pullulaient dans l’hôtel. Il est donc vraisemblable que ces substructions dataient de la fondation même de l’antique logis.

Quelque hasard aidé sans doute par le raisonnement, permit à la Galigaï de découvrir un jour cette partie souterraine où elle venait de s’aventurer. Il lui fut ensuite facile d’y faire les changements, adaptations et aménagements qui lui convenaient. Mais jamais elle ne souffla mot à personne de sa découverte, que sans doute elle dut utiliser plus d’une fois. Nul ne connaissait donc l’existence de ces caveaux où, probablement, elle dut a différentes reprises, descendre pour s’assurer que le secret de ses vengeances ou de sa politique était toujours bien gardé par ces pierres séculaires dont l’épaisseur avait étouffé bien des sanglots.


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Léonora Galigaï, sans s’inquiéter de Belphégor, alla à la porte gauche et poussa un judas qui, par un mécanisme de double grille, devait être invisible de l’intérieur.

"Regardez !" dit-elle à la reine.

Marie de Médicis s’approcha, et, dans une chambre convenablement meublée, elle vit Giselle d’Angoulême. Soit fatigue soit accablement moral, la jeune fille s’était endormie dans un fauteuil. Elle était pâle et amaigrie. Mais malgré le sommeil et la pâleur, son visage et son attitude exprimaient encore cette indomptable fierté qui était l’essence de son caractère. La reine demeura une minute au judas, détaillant avidement cette beauté, qu’elle comparait peut-être à sa propre beauté si près de faner – car tout à coup, avec un geste de rage froide, elle se recula. Léonora sourit : elle attendait sans doute ce mouvement. Elle se retourna vers Belphégor.

"Tu t’ennuies, hein ? fit-elle presque joyeusement. Patience. Cela va finir. Tu vois cette dame qui porte un masque rouge ? Eh bien, elle va donner un ordre. Tu lui obéiras comme à moi-même."

Le Nubien s’inclina profondément devant la reine et mit la main sur son cœur.

"Que fait le prisonnier ? reprit Léonora.

— Simple, doux comme un agneau…

— Il a donc bu ?

— Oui. Voici un peu plus d’une heure. Et depuis je suis entré chez lui sans qu’il ait fait un mouvement. On pourrait le mener à l’abattoir. Il ne s’en apercevrait pas."

Léonora se tourna vers Marie de Médicis et lui dit :

"Il est temps…

— Belphégor, dit la reine, m’obéiras-tu, quel que soit l’ordre ?"

Le Nubien eut un sourire terrible et gronda sourdement :

"Oui, puisque ma maîtresse l’a dit !"

Marie de Médicis eut une dernière lueur d’hésitation. Son regard froid troubla. La sueur pointa à la racine de ses cheveux. Elle esquissa rapidement un signe de croix puis, comme répétant une leçon, elle prononça :

"Écoute donc, Belphégor : Tu prendras le chevalier de Capestang c’est-à-dire le prisonnier, pendant qu’il est sous l’influence de l’élixir qu’il a bu. Tu l’attacheras à la planchette. Et tu le feras descendre."

Une sorte de rugissement de terreur gronda sur les lèvres du Nubien, qui leva sur Léonora des yeux égarés. Mais Léonora ne regardait ni Belphégor ni la reine : elle voulait n’avoir en rien participé à l’ordre de mort. Marie Médicis continua :

"Quand il sera mort, tu le porteras sur son lit. Alors, tu iras chercher Giselle d’Angoulême, c’est-à-dire la prisonnière, tu l’amèneras dans la chambre du mort sans lui faire aucun mal, tu la mettras en présence du cadavre et tu t’en iras en fermant la porte."

Le Nubien haletait. Pourtant, il se courba et murmura :

"J’obéirai !"

Léonora, alors, le regarda avec une sorte de douceur et posa sa main sur le bras nu de Belphégor :

"Allons, fit-elle, dans deux heures tu seras délivré, mon brave serviteur. Et songe que ta récompense pour ces quelques jours d’ennui sera telle, que tu n’auras jamais plus besoin de servir personne."

Le Nubien secoua la tête. Et Léonora vit alors qu’il y avait comme du désespoir dans ses yeux.

"Il n’y a qu’une récompense que je désire, gronda-t-il. Mais ni vous, ma souveraine maîtresse, ni personne au monde, ne peut me la faire obtenir.

— Qui sait ?" fit Léonora avec un sourire enchanteur.

Et avant que le Nubien fût revenu de la stupeur où le plongeait ce mot, Léonora Galigaï, saisissant la main de la reine, l’avait entraînée et toutes deux avaient disparu.


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Rentrées dans l’appartement de Léonora, les deux femmes, la reine et la Galigaï se regardèrent.

"Va, prononça la reine, je t’attendrai ici. Mais combien de temps tout cela va-t-il durer ?

— J’ai déjà fait l’expérience de la mort par l’épouvante, dit Léonora d’une voix qui était comme l’écho d’un rêve. Une demi-heure suffit. Mettons une heure pour le chevalier, qui, paraît-il, est très brave. Dans deux heures, nous pourrons descendre : il y aura deux cadavres dans les souterrains."

Et Léonora, remettant sur son visage son masque de velours noir, rentra dans la fête au moment où les orchestres attaquaient une joyeuse marche. La foule enivrée se répandait à travers les somptueuses salles inondées de lumières. Les pierres précieuses étincelaient. Les costumes de satin et de soie chatoyaient. On entendait ce long murmure qui est comme le soupir de la joie, la respiration du bonheur.

Léonora traversait les groupes enfiévrés. Elle marchait, silencieuse et lente, et ceux qui, dans cette fête délirante, avaient conservé leur sang-froid, frissonnaient à voir passer ce spectre. Elle vit enfin Concino Concini. Il était vêtu avec une élégance fastueuse qui éclipsait toutes les élégances et toutes les opulences. Il était radieux, resplendissant. Il était vraiment beau. C’était le dieu de cette féerie. Léonora le saisit par le bras au moment où il passait près d’elle.

"Toi ! fit-il tout palpitant. Je te cherchais. Que viens-tu m’annoncer Léonora ? Les trois jours sont écoulés. Dis ! oh ! dis ! Vais-je la voir ?

— Dans deux heures, tu la verras !" répondit Léonora.

Et elle s’éloigna, laissant Concini pantelant d’une joie terrible, livide de bonheur.