Le Capitan/XL

La bibliothèque libre.

XL. Par l’épouvante
◄   XXXIX XLI   ►





Lorsque Capestang, après la bataille du Grand-Henri, se sentit revenir à la vie et ouvrit les yeux, il se vit sur un lit de sangles. Il voulut relever la tête et il lui sembla qu’elle était si pesante, que jamais plus il ne pourrait la soulever. Il voulut remuer un bras, et une grimace de douleur signifia que c’était là une tentative qu’il n’avait pas le droit de se permettre. Il voulut, au moins, agiter ses jambes, et un cri de souffrance lui échappa. Alors, il se mit en colère.

"Mort du diable ! Est-ce qu’ils ont profité de mon sommeil pour mettre une tête en plomb ? Et mes bras, ils sont donc bourrés d’aiguille ? Et mes jambes ! Je suis sûr qu’ils m’ont mis des sangsues aux jambes, mille sangsues, corbacque !"

La vérité, c’est qu’il était couvert de blessures, qui pour ne pas être absolument dangereuses n’en étaient pas moins fort cuisantes. Notre aventurier délirait quelque peu. La fièvre le gagnait. Il tâchait pourtant à mettre un peu d’ordre dans ses idées et ses souvenirs, et il put à peu près reconstituer tout ce qui lui était arrivé depuis la veille, c’est-à-dire depuis le moment où il avait fait prisonnier et conduit au Louvre le prince de Condé, jusqu’à la minute où enfumé comme un renard dans le grenier de l’auberge, il avait descendu l’escalier extérieur et s’était jeté sur les gens de Concini. À partir de là, et sur sa situation présente, il ne savait pas grand-chose, sinon qu’il mourait de soif.

Pourtant, à force de ruser avec ses blessures, à force d’adresse et aussi de courage, il parvint à la longue à s’asseoir sur son petit lit, le dos appuyé au mur, et passa en revue les diverses estafilades qui, de-ci de-là, tailladaient sa peau. Sans être chirurgien, il avait déjà donné et reçu assez de coups pour se connaître en blessures, et ce fut avec une vive satisfaction bien naturelle qu’il constata qu’aucune n’était grave.

"Des égratignures, fit-il, non sans une nuance de dédain pour les assaillants. Corbacque ! Mes coups, à moi, portent mieux ! Voyons, où suis-je ? (Il se mit à inspecter la salle basse et étroite.) Hum ! M’est avis que je dois être au Châtelet ou au Temple, à moins que ce ne soit à la Bastille. Que veut faire de moi l’illustre Concini d’Ancre ? Me faire passer en jugement pour rébellion ? Ho ! ho ! Mais je suis mort en ce cas ! Tiens au fait, pourquoi ne m’ont-ils pas achevé, tandis qu’ils me tenaient ?"

Cette dernière idée le fit tressaillir et jeter autour de lui un regard soupçonneux et inquisiteur : il cherchait la cruche, le pot, le récipient quelconque rempli d’eau que dans tout cachot, dans toute cellule, le geôlier, pour féroce qu’il soit, ne manque pas de placer près du prisonnier. La salle où il se trouvait ne recevait qu’un peu de jour par une imposte munie de barreaux, mais enfin ce jour était suffisant pour lui permettre de découvrir promptement la cruche en question. Or, il n’en vit aucune ! La cellule, la prison, le cachot quelconque où il se trouvait était dégarni de toute espèce de meuble ou d’ustensile : il y avait les quatre murs, et c’est tout. Hormis le lit de sangle, pas une planche, pas une table, pas un escabeau. Rien. Capestang sentit sur sa nuque un frisson qui cette fois ne venait pas de la fièvre.

"Oh ! murmura-t-il. Je ne suis pas dans une prison ordinaire, il me semble ! Mais alors, où suis-je ? Où m’ont-ils mis ! Et pourquoi ne m’ont-ils pas achevé quand ils me tenaient ! Et pourquoi n’y a-t-il pas d’eau dans cette salle ?"

La soif ardente, la fièvre, les brûlures qu’il éprouvait par tout le corps, cette faiblesse qui s’emparait de lui, toutes ces causes réunies lui ôtèrent la faculté de raisonner, et ce fut sans doute heureux pour lui, car cette affreuse vision de la mort par la soif commençait à se dessiner sur l’écran de son imagination. Le chevalier retomba dans une sorte d’atonie.

Ce fut un sommeil fiévreux, un de ces étranges sommeils que connaissent tous les blessés, où les forces du corps anéanti semblent se réfugier dans l’imagination décuplée, centuplée, où les visions se succèdent, s’enchevêtrent.

Bien entendu, tous ces rêves qui chevauchaient le cerveau du jeune homme évoluaient autour d’un pivot central : la soif. Carafes limpides, ruisseaux murmurants, nappes d’eau, pluies torrentielles, flacons, muids de vin, tous les liquides apparaissaient dans ces décors inventés par la fièvre, et ils étaient aussi insaisissables que l’eau pure qui fuyait les lèvres altérées de Tantale. Plus de dix fois, le pauvre chevalier aperçut des êtres qui lui apportaient à boire et se sauvaient en riant dès qu’il essayait de saisir la tasse ou le gobelet qu’ils lui présentaient. Concini, le roi, Laffemas, Condé, le duc d’Angoulême, et même Giselle, vinrent ainsi tour a tour exaspérer sa soif. Puis, ce fut une femme qu’il ne put reconnaître parce qu’elle était masquée. Elle s’approcha de lui, un gobelet à la main. Mais Capestang se méfiait.

"Attends, gueuse ! grommela-t-il. Tu vas payer pour les autres !"

Et il fit un si violent effort pour saisir le spectre qu’un grand cri de souffrance lui échappa et qu’il retomba tout pantelant sur sa couchette, désespéré. Mais, l’instant d’après du désespoir il passa au ravissement. Le spectre ne se sauvait pas comme les autres ! La femme s’approchait jusqu’à le toucher ! Elle plaçait sur ses lèvres le bord d’un grand gobelet d’argent ! Et il buvait ! Avec délice, avec frénésie, il buvait jusqu’à la dernière goutte cette boisson qui n’était pas seulement le plus exquis des rafraîchissements, mais qui devait aussi contenir quelque mélange réconfortant, car presque aussitôt il se sentait renaître !

"Madame, balbutia-t-il, soyez bénie !"

Ce mot fit violemment tressaillir l’inconnue qui, après s’être penchée sur lui, se relevait lentement.

"Qui êtes-vous ? reprit le chevalier. Pourquoi venez-vous au secours de ma détresse ?

— Êtes-vous en état de faire quelques pas ? dit l’inconnue sans répondre à la question.

— Je puis l’essayer. Mais où voulez-vous me conduire ?

— Je veux vous sauver. Voilà tout. Pourquoi ? Comment ? Peut-être le saurez-vous plus tard. En ce moment, employez toutes vos forces à marcher. Au besoin, je vous soutiendrai. Et d’ailleurs, le chemin n’est pas long."

Le chevalier se mit debout. La tête lui tourna et il eut un geste comme pour s’appuyer sur la dame au masque de velours noir. Mais il se raidit, rassembla toutes ses forces – fouettées sans doute par la boisson qu’il venait d’absorber.

"Mort-Diable ! fit-il en essayant de reprendre toute la fierté de son maintien habituel. Un Trémazenc de Capestang souffrirait d’être soutenu par une dame, alors que son devoir est de les soutenir ! Plutôt mourir !

— Capitan !" gronda l’inconnue entre ses dents et en haussant les épaules.

Capestang n’entendit pas le mot et ne vit pas le geste. Il se mit à marcher héroïquement. Cet adverbe, nous le décernons en juste récompense à l’effort du chevalier, car plus d’un, et des plus braves, se fût arrêté dès le premier pas. Il surmonta la souffrance et se mordit les lèvres pour ne pas hurler à chaque mouvement. Seulement, un brouillard flottait sur ses yeux. Il sentait le délire le reprendre. Il s’aperçut vaguement qu’il traversait une autre salle, puis une cour, puis il crut comprendre qu’il descendait un escalier, qu’il entrait enfin dans une chambre et qu’il se laissait tomber sur un lit...


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Léonora Galigaï n’avait eu aucune peine à écarter les deux gardes que Rinaldo avait placés devant la porte de la salle où le chevalier avait été ; enfermé en attendant que Concini prît une décision. Quant au motif qui la poussait – non pas à sauver l’aventurier – mais à l’empêcher de mourir des blessures qui provenaient du fait de Concino, il n’y en avait pas d’autre que l’horoscope que Lorenzo venait de lui communiquer depuis quelques jours. Concino était perdu s’il tuait ou faisait tuer Capestang par le fer ou le poison, la faim ou la soif, l’eau ou le feu.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Pendant quelques jours, le chevalier de Capestang fut admirablement soigné par la dame au masque de velours qui, comme beaucoup de grandes dames de son époque, semblait avoir des notions de chirurgie élémentaire très suffisantes. Elle se faisait aider par un noir silencieux comme une tombe, mais adroit comme un écuyer savant. Seulement la dame ne répondait à aucune de ses questions. C’est tout au plus si, parfois, d’un accent étrange, elle murmurait :

"Allons, prenez patience."

Tout à coup, elle ne vint plus. Les blessures étaient alors en bonne voie de guérison, et le Nubien suffisait à la tâche. Une chose qui étonna fort le chevalier et lui donna à penser, c’est que la mystérieuse inconnue, à la dernière visite qu’elle lui fit, lui demanda la date exacte de sa naissance, le lieu, l’année, le jour, l’heure et même la minute s’il pouvait l’indiquer.

"Facilement, avait répondu Capestang, car il y a au castel de Trémazenc un livre manuscrit où sont détaillés les événements advenus à la famille. J’y ai donc vu, écrit de la main même de ma mère, que je vins au monde le 15 du mois de mars de l’an 1594, à deux heures précises du matin."

Ces renseignements furent portés par la Galigaï à l’astrologue du Pont-au-Change afin qu’il pût recommencer l’horoscope avec des données exactes. A partir de ce jour, Capestang ne revit plus celle qui l’avait si bien soigné. Mais comme il était parfaitement traité, que sa table se garnissait trois fois par jour de succulents solides et de généreux liquides, comme le lit et les fauteuils étaient excellents, le prisonnier ne s’inquiéta pas.

"Lorsque je serai complètement guéri, pensait-il, on me conduira dehors. Ce ne sera pas mal vu. Vive Dieu ! je commence à oublier la couleur du soleil, moi. Allons, patience comme elle me disait ! Mais qui est-elle ? Et quel intérêt peut-elle éprouver pour moi ?"

Vers le vingtième jour, le chevalier était tout à fait remis. Il se levait depuis quelque temps déjà et il avait trouvé à son chevet un équipement complet de cavalier, car le sien était en loques. Trois ou quatre jours se passèrent encore. Le chevalier se trouvait solide comme avant la bagarre, et il l’était en effet. Il s’exerçait à soulever un fauteuil à bras tendus. Il faisait des lieues en marchant autour de sa chambre. Et la pensée de la liberté tournait à l’idée fixe. L’incertitude peu à peu l’exaspérait. Car ignorer combien de temps on doit être enfermé est une chose intolérable.

Et ceci se compliquait de ce fait que la dame au masque noir n’avait aucun intérêt à le garder prisonnier. Car, pourquoi l’avoir si admirablement soigné ? Pourquoi le si bien traiter ? Que se passait-il ? Qui était cette inconnue ? Où l’avait-on mis ? Pourquoi le gardait-elle là ? Le chevalier se sentait étouffer. Il commença par interroger le Nubien au moment où il apportait ses repas. Et comme le Nubien ne lui répondait pas, il le menaça de l’étrangler, de lui couper les oreilles, de l’écorcher vif. Le Nubien parti, Capestang prit une résolution formelle : il attendrait la prochaine visite de ce noir silencieux et, au lieu de le menacer, lui sauterait à la gorge, l’étranglerait quelque peu, puis il s’en irait tranquillement. Seulement, à partir ce moment, le Nubien ne reparut plus !

Au moment du repas, le chevalier stupéfait vit s’ouvrir un guichet travers duquel le noir plus silencieux que jamais lui passa victuailles et flacons. Capestang prit les plats, prit les flacons, puis essaya brusquement d’atteindre son geôlier à travers le guichet. Mais alors le guichet se referma. Il mangea, il but, il dévora avec rage. Puis il essaya d’enfoncer la porte : peine perdue.

Alors, de jour en jour, d’heure en heure, la fureur et la terreur allèrent croissant ; le chevalier brisa les fauteuils et le lit ; il sonda les murs ; essaya d’arracher les dalles ; il cria, vociféra, rugit tous les jurons et toutes les insultes que lui fournissait le vocabulaire des corps de garde ; il eut des heures de folie furieuse et des heures d’abattement ; et finalement, il vint à se dire, avec des frissons de terreur, qu’il était destiné à vivre toujours là ! Dans cette pièce sans jour, presque sans air ! Sans savoir où était ! Il allait mourir là !

Après un de ces dîners où il tâchait d’apaiser sa rage en la passant sur quelque pâté, il se mit à réfléchir profondément. Depuis combien de temps était-il là ? Il l’ignorait. Faisait-il jour ? Faisait-il nuit ? Était-ce le matin ? Ou le soir ? Il ne savait pas. Le même flambeau de cire éclairait sa prison. La même ténèbre opaque l’envahissait quand il éteignait le flambeau. Peu à peu, le chevalier sentait son accent de fureur lui revenir. Tout à coup, il voulut se lever pour arpenter sa chambre à grands pas et il s’aperçut alors que ses jambes le portaient à peine. Il eut la force de remplacer la cire près de s’éteindre par une autre toute neuve, car il en avait une provision, il retomba lourdement sur un fauteuil à demi démoli.

"Que diable m’arrive-t-il ? grogna le chevalier. Je n’ai plus de jambes. Mes bras sont de plomb. J’ai mangé et bu comme d’habitude. Holà ! mais je m’affaiblis, corbacque !"

D’un vigoureux effort, il surmonta l’étourdissement qui venait de le faire vaciller.

"Ah, si ce démon noir entrait maintenant ! Comme je me soulagerais en lui serrant sa vilaine gorge passée à la suie !"

Comme il pensait ceci, Belphégor entra. Capestang poussa un rugissement et se leva pour s’élancer ; mais tout aussitôt retomba, il voulut tout au moins se soulager par une belle bordée d’invectives ; mais ces jurons, si bien sentis qu’ils fussent, il dut se contenter de les penser : quant à la langue, elle était comme paralysée ! Belphégor lui prit la main, souleva le bras, puis lâcha : le bras retomba pesamment.

"Bien ! murmura le Nubien qui s’en alla tranquillement comme il était entré.

— Bien ! rugit Capestang dans sa pensée. Le misérable trouve que c’est bien ! Attends un peu, scélérat, attends que les forces me soient revenues, et tu verras si c’est bien ! Ah çà, que se passe-t-il dans ma tête ? Il me semble que j’entends comme une musique très lointaine. Oh ! voici le sommeil qui vient. Quel sommeil ! Je crois que je vais dormir huit jours de suite, ah ! dormir ! si je pouvais dormir !"

Et il ne le pouvait pas ! Il éprouvait un insurmontable besoin de dormir et il ne s’endormait pas. Ses mains, bientôt se glacèrent. Des bruits étranges, réels ou imaginaires, emplirent sa tête, une stupeur paralysait sa pensée, puis il entendit comme des voix chuchotant derrière cette porte qu’il n’avait pu défoncer, tout ce qui restait de forces, par une prodigieuse volonté, se concentra dans son oreille ; il écouta, et il entendit ! il parvint à entendre ! il entendit une voix, et brusquement, l’horreur fit irruption dans son âme, car la voix disait :

"Tu prendras le chevalier de Capestang, TU L’ATTACHERAS À LA PLANCHETTE, ET TU LE FERAS DESCENDRE..."


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Non par paroles, car il ne se sentait la force d’en prononcer aucune, mais par sa pensée affolée, bégayante, prise de vertige, le chevalier de Capestang se dit :

"Il me prendra ? Il m’attachera à la planchette ? Il me fera descendre ? Qu’est-ce que la planchette ?... DESCENDRE !... OÙ ?..."

A ce moment, Belphégor entra ! Le Nubien s’en vint droit à Capestang, le prit par la main, et lui dit :

"Venez."

Le jeune homme se raidit. L’effort de résistance qu’il déploya eût brisé des chaînes s’il eût été enchaîné par les membres. Mais c’était son être entier qui était enchaîné. Chaque muscle, chaque nerf, chaque fibre, tout en lui était réduit à l’impuissance. Il se raidit de toute sa puissance. En réalité, il crut se raidir ; en même temps qu’il se hurlait à lui-même : « Je n’irai pas ! oh ! non ! non ! Je ne veux pas ! », en même temps, il obéissait ! Il se levait ! Il se mettait péniblement en marche ! Il suivait Belphégor ! Ce fut la marche à l’horreur. Chaque pas était un monde d’horreur. Chaque pas était une répétition du même gigantesque effort pour ne pas marcher ! Et il marchait ! Et ce qui faisait l’horreur de cette marche, c’était justement qu’il ne voulait pas faire un pas de plus, et qu’il le faisait. Sa force ? éteinte. Sa volonté ? abolie ? Son intelligence ? il lui en restait juste assez pour comprendre qu’il était sous l’influence de quelque boisson infernale, et que là où on le menait, là où il allait sans pouvoir ne pas y aller, ce devait être horrible.

Et pourquoi ce devait-il être horrible, cette planchette ? cette descente ? Qu’est-ce qu’une planchette a d’horrible ? Qu’est-ce qu’une descente a d’horrible ?

Oh ! il ne le savait pas ! Mais il le devinait, il le sentait, il le flairait, il le voyait à tout et à rien. La voix qui avait donné l’ordre dégageait de l’horreur. L’attitude du Nubien dégageait de l’horreur. Et surtout, oh ! surtout, c’est dans l’exaspérée répulsion de son corps et de son esprit qu’il trouvait la preuve que cela allait être horrible.

Brusquement, il entra dans du noir. Il devina vaguement qu’il longeait un couloir. Puis, il eut la sensation qu’il montait une marche, deux marches, plusieurs marches qu’il voulut compter sans y parvenir. Mais il éprouva ce que devait être une longue montée. Du moins, il le crut. Et après les marches, tout à coup, il rentra dans la lumière, mais une lumière pâle, blafarde, suffisante à peine pour montrer les ténèbres entassées dans la petite pièce où il se trouvait.

Au même instant, il vit la planchette.

C’était une planchette en fer. Elle mesurait deux mètres de longueur[1], quatre-vingts centimètres de largeur et dix centimètres d’épaisseur. Elle était debout. Elle s’appuyait à une sorte de pilier. Ce pilier était rond et pouvait mesurer un peu plus d’un mètre de diamètre. Aux bords de cette planche étaient adaptés neuf anneaux de fer de différentes circonférences. Seulement chacun de ces anneaux s’ouvrait en deux demi-circonférences. En rapprochant et en emboîtant l’une dans l’autre ces deux demi-circonférences comme les deux branches d’un cadenas, on obtenait l’anneau fermé. Nous avons parlé d’un pilier : il était exactement au centre de la salle. La salle était ronde. Elle mesurait un peu plus de six mètres de diamètre. Nous avons dit que la planche était debout contre le pilier : elle était fixée par le bas à une sorte d’extumescence, ou de bourrelet en fer qui faisait le tour du pilier. Ce bourrelet pouvait former une saillie d’environ vingt centimètres, et pour le moment, semblait être le soubassement du pilier.

Capestang vit la planchette. Avec la foudroyante instantanéité que l’esprit acquiert dans les rêves morbides, il comprit, il vit clairement que la planchette, c’était cette énorme et massive planche de fer. Du même regard, il vit cet ensemble formidable que formaient les anneaux, pinces ouvertes pour happer, et la planche, et le bourrelet de fer, et le pilier de fer au milieu de cette salle ronde comme un puits. Oui, le pilier lui-même, le lourd, monstrueux pilier était de fer ; ce devait être du fer poli ou de l’acier, car il luisait vaguement, il avait des lueurs grasses comme le cylindre frotté d’huile de quelque gigantesque machine. Pourquoi cette planche ? Pourquoi ce pilier ? Pourquoi ce bourrelet ? Pourquoi ces anneaux ? Pourquoi cette salle ronde comme un puits ? Une seconde, ces questions tombèrent sur le cerveau de Capestang, en avalanche. Chacune d’elles fut un coup de masse porté à son crâne. Pourquoi ! Pourquoi ! Il se hurla à lui-même : « Pour l’accomplissement de l’horrible ! »

Il se raidit pour reculer, dans cette révolte vitale, dans ce suprême sursaut d’agonie que tous les animaux sans exception éprouvent devant l’instrument de mort. Il entendit en lui-même une sorte de hurlement prolongé. Dans le même instant, Belphégor le poussa contre la planchette, le dos à la planchette. Et Capestang vit que deux anneaux de fer, deux des pinces ouvertes s’étaient refermées et encerclaient ses chevilles. La seconde d’après, il entendit le bruit sec de deux autres anneaux qui se refermaient : ses deux poignets étaient pris ! Après les chevilles et les poignets, les deux coudes furent saisis. Puis les deux genoux. Puis enfin, le neuvième et dernier anneau l’empoigna par le cou. L’Horrible l’enlaçait de ses neuf bras. Les neuf pinces de fer l’avaient happé par les chevilles et les genoux, par les coudes et les poignets, et enfin par le cou. Ainsi, il ne pouvait plus faire un mouvement. Il était incorporé à la planchette.

Des idées comme en enfantent les cauchemars glissaient, pareilles à des larves, sur sa conscience à demi abolie. Il eût maintenant consenti à toutes les tortures à condition de pouvoir au moins bégayer avec ses lèvres paralysées ce qui hurlait en lui. Puis, ces notions mêmes disparurent, il ferma les paupières. Tout à coup, il sentit la vie et la vigueur lui revenir à flots pressés. Il ouvrit les yeux et vit que le Nubien lui faisait respirer l’âcre et subtil parfum d’une liqueur contenue dans un menu flacon.

"Il m’empoisonne ! songea Capestang. Enfin ! Enfin ! Je vais être délivré par la mort !"

Et il respira avec frénésie ! Et soudain il comprit qu’en lui l’horreur se surajoutait à l’horreur : non ! On ne l’empoisonnait pas ! On cherchait seulement à dissiper cette torpeur artificielle qui l’empêchait de bien comprendre sa situation ! Il fallait qu’il comprît tout ! tout ! tout quoi ? Et il sentit son intelligence redevenir lucide, ses membres reprendre toute leur souplesse et toute leur vigueur, sa langue se délier.

Capestang, alors, comprit la vérité. Il crut comprendre. Il s’affirma qu’il comprenait : on l’avait attaché là pour le faire mourir de faim et de soif, comme il avait entendu dire que cela se pratiquait encore au fond de certaines oubliettes. Alors, l’horreur disparut. Du moment qu’il fut maître de toute sa pensée, du moment qu’il se trouva en présence de quelque chose de positif, si affreux que fût le supplice entrevu, il cessa d’avoir peur. Et ce fut d’une voix presque calme qu’il apostropha Belphégor :

"Chien maudit, espères-tu donc voir trembler un Capestang devant la mort ? Allons donc, démon ! Regarde, va ! installe-toi devant moi ! Regarde, étudie mon agonie, si longue qu’elle doive être. Et va ensuite rapporter à l’abominable vampire qu’est ta maîtresse, que le chevalier de Trémazenc de Capestang est mort comme il a vécu, sans peur."

Belphégor le regarda un instant, et murmura :

"Bien."

Le même mot que lorsqu’il était venu s’assurer de l’artificielle docilité obtenue chez le prisonnier. Puis il sortit. Ce départ du Nubien fut un coup de foudre pour Capestang qui commença à entrevoir que peut-être il n’avait pas tout compris. Il bégaya :

"Bien ! Quoi, bien ? Il s’en va ? Il ne va donc pas assister à agonie ? Je ne vais donc pas mourir ici ?"

Quelques minutes se passèrent, bien courtes sans doute, mais suffisant pour qu’il pût mesurer ce qu’il y avait d’horreur présente et d’horreur encore inconnue en cette aventure : pris par des ennemis qui l’eussent infailliblement condamné à mort, il leur est arraché par une femme couvert de blessures, il est soigné par cette même femme jusqu’à guérison complète ; et alors, cette même femme le fait prendre et attacher, enchaîner à ce formidable engin dont il est impossible de soupçonner la destination... Qui est cette femme ? Mystère. Pourquoi l’avoir sauvé, guéri ? Mystère. Pourquoi le fait-elle attacher à la planchette ? Mystère. Que lui veut-elle ? Mystère. Veut-elle le tuer ? Mystère. Et si elle veut le tuer, quelle mort veut-elle lui infliger ? Mystère. C’était cette effroyable accumulation de mystère qui donnait à son aventure un caractère d’horreur. Et comme il songeait ainsi, tout à coup, il se rappela la deuxième partie de l’ordre infernal :

"Tu l’attacheras à la planchette... et tu le feras descendre."

"Descendre ! râla le jeune homme. Où vais-je descendre ? Comment vais-je descendre ? Pourquoi vais-je descendre ? Que signifie ici le mot descendre ?"

A ce moment, la planchette entra en mouvement. Le chevalier se sentit frémir jusqu’aux moelles, il s’arc-bouta des reins et de la tête et des pieds dans un frénétique effort, il sentit ses muscles se tendre comme des cordes, il entendit craquer ses nerfs, mais le formidable effort fut vain : pas un des solides anneaux ne céda : ses chevilles, ses poignets, ses coudes, ses genoux, son cou demeurèrent invinciblement saisis, il demeura incorporé à la planchette, et il comprit qu’il commençait à descendre. Il crut le comprendre, il s’affirma que la descente commençait. Mais le spectre de l’Horreur accroupi sur son cerveau lui disait :

"Attends ! Attends ! Ce n’est pas encore cela ! Tu ne commences pas encore à descendre !"

Capestang avait une rude volonté, une force d’âme tout à fait anormale, une intrépidité d’esprit dont il s’était donné à lui-même mille preuves éclatantes, une endurance de la chair qui parfois, quand il était libre sous le soleil, lui avait fait dire avec un sourire d’orgueil : « Je suis bâti de fer et d’acier. » Cette volonté, cette force d’âme, cette endurance, il les employa à se dire : « Je n’ai pas peur ! Je ne veux pas avoir peur ! Je n’aurais pas peur ! »

Le mouvement de la planchette était lent, uniforme, il avait la douceur de l’inexorable. La planchette s’écartait du pilier de fer. Elle évoluait sur deux énormes charnières. Elle s’en écartait par le haut ; mais le bas demeurait soudé au bourrelet que nous avons signalé. La planchette décrivait donc sur sa base un arc de cercle.

Il en résultait que la tête de Capestang décrivait la même ligne courbe, tandis que ses pieds demeuraient à peu près au même point. Il en résultait aussi que la planchette, de la position verticale, passait sans secousse à la position horizontale. Il en résulta enfin que Capestang finit par se trouver placé dans une position parallèle au plancher de la salle, face à ce plancher, et à un pied à peine de ce plancher. La planche de fer ayant pris la position horizontale, et Capestang le dos à la planche et face au sol de la salle maintenu par les neuf anneaux, il y eut un arrêt.

"Je n’irai toujours pas plus loin que le plancher !" songea Capestang.

Dans la seconde où il se disait cela, la Peur entra en lui. La Peur fit irruption dans son esprit, dans son âme, dans tout son être. Il se sentit frissonner comme jamais dans sa vie il n’avait frissonné. Le plancher, ce plancher au-delà duquel il ne pouvait aller plus loin, le plancher de la salle s’ouvrait ! Le plancher se mettait en mouvement et se reculait, se rentrait dans les murs ! Le plancher disparaissait. Et alors, Capestang comprit le sens de l’Horreur.

Alors, il sentit la Peur l’étreindre à la gorge. Car, c’était vraiment d’une prodigieuse horreur ; le plancher, une fois disparu, rentré dans les murs. Capestang se vit suspendu au-dessus d’un abîme sans fond, face à l’abîme, face au vertige. Cet abîme, c’était un puits et il pouvait regarder, essayer de percer les ténèbres, il n’en voyait pas le fond ! Y avait-il un fond ? Et qu’y avait-il dans ce fond ? Des ténèbres. Rien que ténèbres.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Dans ce puits s’enfonçait le pilier de fer. Le pilier s’enfonçait et bientôt se perdait dans les ombres accumulées. Le pilier, donc, occupait exactement le centre de la circonférence formée par le puits. Les yeux hagards de Capestang, étant donné sa position horizontale, face à l’abîme, se portaient naturellement sur ce pilier auquel s’adaptait le bourrelet qui lui-même soutenait la base de la planche de fer. Et comme il regardait ce pilier, il fut secoué d’un tressaillement mortel.

Horreur sur horreur ! Ce pilier n’était pas un pilier. Qu’était-ce donc ? Ce pilier était une vis gigantesque ! Une vis en fer poli ou en acier dont les arêtes luisaient confusément comme si elles avaient été frottées d’huile ! Une vis qui s’enfonçait dans un abîme !

Capestang, de ses yeux exorbités, distinguait nettement le filet en hélice qui régnait autour de la pièce centrale et descendait en tire-bouchon. Et alors aussi il distingua mieux ce bourrelet de fer auquel, par de puissantes charnières se rattachait la planche. Et il vit, il comprit l’ineffable horreur de ce mécanisme : ce bourrelet, c’était l’écrou géant de cette vis géante ! Et il suffisait que l’écrou se mît en mouvement pour que la planche de fer à laquelle il était attaché commençât, sa descente en spirale ! Mais pourquoi oh ! pourquoi la formidable vis ! Il allait donc être broyé dans il ne savait quel monstrueux engrenage ?


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Brusquement, le titanesque mécanisme entra en activité. L’écrou se mit à tourner autour de la vis. La planche tourna. Et Capestang vit qu’il commençait à descendre.

Il descendait en tournant autour de l’énorme vis centrale, ses pieds au bourrelet, c’est-à-dire à l’écrou, sa tête à un pied de la muraille circulaire du puits, sa face tournée vers l’abîme.

Il descendait et tournait lentement, d’un mouvement doux, uniforme sans secousse, sans bruit, sans un grincement. Il descendait dans du silence. Il descendait dans de la nuit. Le mouvement à la fois descendant et giratoire lui causait un vertige des sens qu’il n’essayait même pas de combattre ; car le vertige des sens dans cette inoubliable minute de terreur n’était rien comparé au vertige de la pensée.

Il pantelait. Une sueur d’agonie ruisselait sur son corps et y traçait des zébrures glacées. Il cherchait, de toute la frénésie de son cerveau poussée à l’extrême limite où commence la folie, il cherchait un moyen de se détruire, de se tuer, d’échapper par la mort à la prodigieuse épouvante de cette descente. Mais quoi ? Comment ? Il essaya d’une pression de sa gorge sur l’anneau qui le maintenait par le cou. Mais la position de l’anneau était calculée sans doute pour enlever au patient ce suprême recours en grâce. Il descendait. Jusqu’où descendrait-il ? Pendant combien de temps ? Des coups violents frappaient ses tempes, et c’était le sang qui affluait par ressacs à son cerveau. Et il descendait. L’inexorable mouvement de descente giratoire continuait dans le silence vers les ténèbres. Et les ténèbres étaient toujours plus basses que lui. Car à mesure qu’il descendait, le puits, autour de lui, s’éclairait, d’une sorte de lueur indécise et pâle, suffisante pour qu’il continuât à voir les ténèbres au-dessous de lui, à voir l’abîme qui l’attirait comme un Maelström souterrain, à voir la vis géante, à voir l’écrou, à se voir soi-même, descendre, descendre, sans fin, sans arrêt, descendre et tourner, la tête rasant les murailles du puits, descendre et tourner lentement uniformément, inexorablement, comme si cela devait durer des siècles ! Alors, oh ! alors, il sentit qu’un sens nouveau, inconnu, naissait, développait en lui avec une rapidité de météore, et que ce sens devenait le maître absolu de tous ses sens, de toutes ses pensées.

Et c’était là le sens de l’ÉPOUVANTE.

Capestang, enfin, saisissait la vérité ! Et cette vérité, c’était qu’il ne serait pas broyé, qu’il était condamné à descendre sans fin, sans jamais savoir où il descendait, vers quels fonds et ce qu’il y avait dans ses fonds, dans du silence, dans de la ténèbre, à descendre vers la mort. Alors, tout à coup, comme dans un effort de son désespoir forcené, il essayait de fermer les yeux et qu’il n’y parvenait pas, dans ce moment, il entendit que le puits s’emplissait d’une rumeur étrange, exorbitante, inouïe. C’étaient des cris stridents, aigus, comme les hommes ne peuvent en pousser. C’était une lamentation affreuse, qu’une oreille humaine n’eût pu entendre. C’était un hurlement frénétique qui battait de ses monstrueux échos les parois du puits infernal. C’était enfin la voix de l’épouvante. Et Capestang s’aperçut que ces cris sortaient de sa gorge, à lui ! Que cette lamentation, c’était sa plainte à lui ! Que c’était lui qui proférait ces hurlements ! Que cette voix d’épouvante, c’était sa voix à lui !

L’effroyable cauchemar se développa dans son uniformité mortelle. L’écrou géant continua de tourner lentement autour de la vis géante. La planche de fer poursuivit sa descente en spirale. Capestang hurlait.

Il hurlait à la mort, d’un hurlement pareil à ceux des chiens qui deviennent fous. Tout craquait en lui, muscles, nerfs et pensée.

Il descendait !

La descente, l’horrible, l’infernale descente vers la mort ? Non ! puisqu’il n’y avait rien qui pût le tuer ! Vers quelque chose de plus hideux que la mort : la descente dans l’Épouvante !


Notes :

  1. Nous employons ici, exceptionnellement, les termes de mesure dont on se sert de nos jours. Cela évitera au lecteur le souci de transformer mentalement les toises, pouces et lignes, en centimètres. (Note de l'auteur)