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Le Capitan/XXXVII

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XXXVII. Les astres parlent
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Le jour même où ces événements se passaient rue Saint-Martin, Léonora Galigaï était assise dans sa chambre vers huit heures du soir, devant son mari. Une petite table en bois des îles tout incrustée d’argent les séparait et supportait un flambeau qui seul éclairait cette vaste pièce. L’opulente chambre était ainsi noyée d’ombre ; les deux visages de Concino et de Léonora, seuls, vivement éclairés par le flambeau, surgissaient en relief du fond de ces ténèbres, comme on voit sur certaines toiles de Rembrandt. Et ces deux têtes pâles, comme pétrifiées par l’intensité d’attention, étaient pareilles à ces figures de marbre entrevues sur un tombeau dans le fond d’une crypte.

Ils étaient donc l’un devant l’autre, accoudés à la petite table, immobiles, insensibles en apparence, et ne vivant que par leurs regards croisés. Les yeux de Concino Concini exprimaient la haine portée à son paroxysme, ceux de Léonora l’amour porté jusqu’à l’exaltation. Concino ne voyait pas cette irradiation de tendresse éperdue que dégageait la physionomie de sa femme ; et Léonora ne voyait pas cette effluence de mort que dégageait la physionomie de son mari. Concino songeait à tuer Léonora. Et elle songeait qu’elle aimait encore mieux le tuer plutôt que de ne pas avoir son amour.

Voici ce qu’ils disaient :

"Vous avez voulu me parler, Léonora. Depuis trois jours je résiste à votre appel. Depuis un mois, je me suis arrangé pour ne pas vous voir. C’est que je n’étais pas sûr de ne pas vous étrangler dès que je serais devant vous. Ce soir, je crois que je suis un peu plus maître de moi ; pourtant, je suis venu sans armes. Tenez, Léonora, si j’avais mon poignard à ma ceinture, je crois que je vous tuerais."

Léonora hochait tristement la tête ; une effroyable amertume gonflait son cœur. En écoutant ces paroles prononcées par le seul être qu’elle aimait au monde, elle en arrivait à souhaiter l’exécution de ces menaces. Elle refoula un sanglot.

"Vous êtes-vous demandé, Léonora, ce que sont devenus les deux hommes que vous avez envoyés rue des Barrés la nuit où j’ai arrêté le duc d’Angoulême, et où je devais m’emparer... d’elle ! ajouta-t-il avec soupir atroce. Les deux gaillards vous ont bien servie, Léonora ! Mais où sontils ? Où sont Lux et Brain ? Demandez-le à la Seine et elle vous dira peut-être jusqu’où elle a roulé leurs cadavres sanglants."

Ils ne bougeaient ni l’un ni l’autre. Leurs faces se touchaient presque. Concini grinça des dents.

"Voyons, poursuivit-il, vous m’avez forcé à venir. Que me voulez-vous ? Écoute, Léonora, tu m’as d’abord enlevé Giselle, c’est-à-dire tout ce que j’aime. Tu m’as ensuite enlevé Capestang, c’est-à-dire tout ce que je hais. Tu as donc agi comme mon ennemie mortelle. Tu sais ce qu’est notre mariage : une association pour la conquête de la fortune et pouvoir. Il fut formellement convenu entre nous qu’il ne serait jamais question d’amour de toi à moi, de moi à toi. Il fut entendu que nous serions libres. Jamais je ne me suis inquiété de savoir si tu avais un amant. Est-ce vrai ? Va, viens, sors, rentre, jour ou nuit : t’ai-je une seule fois demandé des comptes ? Pourquoi m’en demandes-tu, à moi ? Je ne te haïssais pas ! Au contraire, j’admirais ton esprit fécond, ta force d’âme, et je me fiais à ton ambition pour faire aboutir la mienne. Entraîné par le vol vertigineux de tes ailes puissantes, j’étais sûr de monter au faîte des grandeurs. Pourquoi t’es-tu mise à m’aimer ?"

Il la fixa rudement, de ses yeux où les afflux de sang mettaient des filaments rouges. Et elle écoutait, impassible, pareille à un marbre, l’homme aimé, l’homme adoré lui dire bouche contre bouche qu’il aimait une autre et que jamais il ne l’aimerait, elle ! Jamais ! Seulement deux larmes roulaient sur ses joues livides, silencieusement. Elles descendaient, tombaient puis, deux autres jaillissaient, et sans arrêt, sans frémissement, Léonora pleurait.

"Qu’as-tu fait de Giselle ? reprit Concini au bout d’un court silence qui leur parut à tous deux d’une mortelle longueur. J’aime cette fille. Je l’aime. Je sens, je devine, je sais que tu ne l’as pas tuée. Tu la réserves pour je ne sais quoi... Tu m’as d’abord juré que je la reverrais. Où ? Quand ? Le moment est-il venu, dis, Léonora ? Est-ce pour cela que tu m’as appelé ? Ah ! maudite ! maudite ! Tu me vois souffrir, tu vois que je ne vis plus, tu vois que cette passion insensée me ronge peu à peu, et me tue, tu vois que je vais à la folie, tu sais mes nuits sans sommeil, mes affreuses nuits pleine de sanglots, car tu viens écouter à ma porte, tu sais tout cela, Léonora spectre de jalousie, et tu n’as pas pitié ! Et c’est cela qui te rend forte ! Tu sais que je ne puis te tuer tant que tu la tiens en ton pouvoir..."

À son tour, Concini fut secoué d’un sanglot. Alors, Léonora, dans un souffle, prononça :

"Concino, tu la reverras."

Concini tressaillit. Longuement, il fixa ce visage sur lequel roulaient des larmes silencieuses. Il secoua violemment la tête.

"Je te jure que tu la reverras ! répéta Léonora Galigaï.

— Quand ! haleta Concini.

— Dans trois jours.

— Où ! râla Concini.

— Ici ! dit Léonora. Et dans trois jours, ici, tu reverras le chevalier de Capestang.

— Trois jours ! Trois jours encore ! gronda Concini, la tête dans les mains. Et pourtant, elle est sincère. Je le vois. Elle ne me trompe pas. Trois jours ! ajouta-t-il avec une sorte d’ivresse sauvage. Trois jours encore, et mon amour, ma haine, tout ce qui fait ma vie... qui sait si j’aurai la force de vivre, jusque-là ? Si je ne me serai pas tué avant !"

Il s’arrêta haletant. Depuis un mois, Concino Concini avait bien changé. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. À tel point que la « maladie de M. le maréchal ! » faisait le sujet de toutes les conversations à la cour et à la ville. Concini se mourait de rage… La disparition successive de Giselle et de Capestang lui avait porté un coup terrible. Capestang, en effet, dès le jour même où il avait été emporté dans l’hôtel, avait disparu sans que ni Concini ni aucun de ceux qui le surveillaient eût pu savoir ce qu’il était devenu. Seulement, Léonora avait dit au maréchal :

"Je tenais déjà Giselle ; j’ai voulu tenir aussi Capestang. Lorsqu’il en sera temps, vous les reverrez tous les deux."

Cependant, Léonora ne pleurait plus. Par un prodige de volonté, elle arrivait à se donner une physionomie presque indifférente, alors que les passions déchaînaient des tempêtes dans son esprit et dans son cœur. Elle jeta sur Concini un sombre regard de pitié.

"Je t’ai fait venir, dit-elle. Tu vas savoir pourquoi. D’abord Marie est sur le point de t’abandonner...

— Que Marie de Médicis fasse, dise, tente ce qu’elle voudra. Peu m’importe. J’ai assez de cette hypocrite comédie que je joue près d’elle. Je veux vivre enfin, ne fût-ce que quelques jours ! Ah ! vivre ! Me laisser vivre sans être forcé de sourire ! Sans subir les baisers de cette femme que j’exècre !"

C’est à sa femme ! C’est devant celle qui s’appelait marquise d’Ancre qu’il avouait, proclamait l’adultère !

Il ne gardait même plus ce masque conventionnel de respect, et ils étaient dans une si monstrueuse minute de vérité, ils venaient de se placer si en dehors de toute convention que Léonora ne s’étonnait pas de cet excès d’imprudence. Avec une formidable tranquillité, elle reprit :

"Oui, mais tu te feras assassiner, mon Concino. (Il tressaillit, jeta des yeux hagards autour de lui.) Et moi, je ne veux pas que tu meures ! Car je t’aime, moi ! Écoute, si Maria t’abandonne, le roi jettera le masque, et la meute de tes ennemis se ruera sur toi. Tu es un homme mort. Ne peux-tu dissimuler quelques jours encore ? Écoute ceci : tu as fait édifier vingt potences dans Paris pour y pendre quiconque s’aviserait de parler de toi en mal. Tous les jours, on y pend quelqu’un. C’est bien. Les potences florentines, comme on les appelle, ont muselé Paris. Mais sais-tu ce que j’ai vu, hier, à l’une de ces potences, pas loin d’ici, à celle que tu as fait placer à la Croix-Rouge ? J’ai vu pendue l’effigie de Concino Concini, avec cette pancarte au cou :

Son corps à la voirie, son âme à Léviathan."

Un frisson de terreur se glissa le long de l’échine de Concini.

"Je commence à t’intéresser, dis, mon Concino ? continua Léonora avec ce calme terrible du belluaire qui veut dompter un fauve. Oui, Paris est las de nous. Oui, sous ces fenêtres, parfois, j’entends des cris de mort et il me semble alors que je respire une atmosphère empestée de haine. Il me semble que je vois s’ouvrir devant nous l’abîme où nous allons rouler tous deux ! Que Maria se lasse à son tour ! Qu’elle ôte sa main protectrice de dessus nos têtes, et tout est fini ! C’est la cour qui nous déchire, c’est le peuple qui nous meurtrit. C’est peut-être l’échafaud qui se dresse pour toi, pour moi !" ajouta Léonora en frissonnant à son tour, ses yeux noirs perdus vers les coins obscurs de la chambre, comme si elle eût évoqué quelque sanglante vision.

Concini claquait des dents. La peur, tout à coup, entrait dans son cerveau par toutes les portes qu’y ouvrait Léonora. La peur le mordait au cœur. Il ne cherchait pas à la cacher. Il oubliait jusqu’à Capestang, jusqu'à Giselle. Il ferma un instant les yeux et alors il vit cette potence dont Léonora venait de parler. Il la vit non pas avec une effigie, mais avec son corps. Il vit le peuple furieux traîner ce corps comme il avait traîné celle de Coligny jusqu’au gibet de Montfaucon.

"Nous ne pouvons même plus fuir ! reprit Léonora comme si elle eût deviné la pensée secrète qui se faisait jour dans l’esprit du maréchal. Il est trop tard, Concino, nous avons commencé à gravir les échelons qui conduisent au pouvoir : il nous faut ou tomber ou monter jusqu’en haut. Si nous tombons, nous nous brisons les reins ; si nous montons, nous dominons pour toujours ce peuple qui hurle à nos pieds et montre les crocs avec lesquels il espère nous déchirer.

— Monter ! Monter ! murmura sourdement Concini dans une sorte de grondement de peur, de rage et d’ambition. Mais comment monter ? Est-ce que ce Léviathan même qui doit emporter mon âme ne semble pas protéger le petit Louis !

— Oui ! dit Léonora avec cette froideur obstinée, sinistre qu’ont les hallucinés, une première fois, le cheval emporté a été arrêté ! Une deuxième fois, le poison a été renversé ! La troisième fois sera la bonne, Concino ! Cette fois-ci, mes précautions seront prises. Laisse-moi faire. Laisse-toi faire ! Je ne te demande pas autre chose que d’avoir confiance en mon amour jusqu’au jour où j’aurai mis la couronne sur ta tête adorée, où je t’aurai fait roi de France, où tu pourras alors faire casser notre mariage par le pape, et où je m’éloignerai contente de mon œuvre, contente de mourir en me disant : « Mon Concino règne, et c’est à moi qu’il le doit ! »"

Ces choses horribles et admirables, elle les disait du même ton de froideur concentrée. Elle les pensait. Elle était effroyable comme le Meurtre, et sublime comme le Dévouement. Elle était surhumaine, ou plutôt hors de toute humanité. Concini la contemplait avec un mélange de terreur et d’admiration. Mais pas une lueur de pitié n’éclaira ce cœur enlisé dans l’égoïsme. Léonora reprit :

"Le terrain est déblayé. Angoulême à la Bastille, Condé à la Bastille. Guise ? Nous en viendrons à bout en lui offrant l’épée de connétable. Laisse-moi faire, te dis-je ! Je te préviendrai lorsque sonnera l’heure de ta destinée. Concino, connais-moi tout entière : si je t’ai arraché Giselle et ce misérable Capestang, ce n’est pas pour soustraire l’une à ta passion, l’autre à ta haine. C’est parce que les astres te défendent d’être en contact avec ces deux êtres tant que tu n’auras pas mis le pied sur les marches de ce trône où tu seras au-dessus des hommes, si près de Dieu que les astres même devront t’obéir. Concino, j’ai fait tirer par Lorenzo l’horoscope de Giselle et de Capestang !"

Non seulement Concino ne fut pas étonné, mais encore il écouta avec une profonde attention ce que Léonora avait à lui dire sur l’horoscope du chevalier de Capestang et de Giselle d’Angoulême.

Tout le monde, roi, princes, évêques, peuple, croyait aux démons, aux fantômes, et surtout à la science des astres. Maria de Médicis croyait à l’astrologie. Léonora Galigaï, esprit ferme, audacieux, de vaste envergure, n’était peut-être soutenue dans ses rêves de grandeur que par des prédictions d’astrologue. Quant à Concino Concini, il admettait sans contestation tout ce qu’admettait son époque.

Léonora Galigaï continua d’une voix sourde :

"Lorenzo, sur mon ordre, a fait l’horoscope de Giselle et de Capestang, et ce qu’il m’a révélé, Concino, m’a fait frissonner de peur, moi qui n’ai peur que d’une chose au monde : c’est qu’il t’arrive malheur !"

Et Concini vit en effet qu’elle pâlissait encore et qu’un rapide tremblement nerveux l’agitait.

"Et que t’a-t-il dit ? balbutia-t-il dans un souffle. Qu’a-t-il vu dans la destinée de ce capitan du diable, et dans sa destinée à elle ?"

Léonora se pencha sur Concini :

"Voici ses paroles, voici ce que disent les astres. Écoute :

« Quiconque touchera à Giselle d’Angoulême mourra dans les trois jours. Quiconque tuera Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang, mourra dans les trois jours. »"

Concini s’effondra dans son fauteuil.

"Mais alors bégaya-t-il, ivre de rage, d’amour, de haine, oh ! mais alors, elle m’échappe ! Je dois donc consentir à mourir ! Eh bien...

— Tais-toi ! gronda Léonora, Lorenzo a dit autre chose encore."

Elle souffrait affreusement. D’une main elle essayait de comprimer les battements de son cœur, de l’autre elle pressait son front pâle comme l’ivoire. Ainsi Concini aimait assez cette fille pour risquer la mort ! Il le pensait ! Il allait le dire ! Ce fut une des heures les plus effrayantes dans vie de cette femme qui en connut de si terribles. Elle se remit un peu, essuya la sueur glacée qui coulait sur son visage. Concini, haletant attendait sans un regard de pitié pour cette douleur.

"Qu’a dit encore Lorenzo ! rugit-il. Parle ! Tu veux donc me faire mourir toi-même !

— Il a dit, répondit Léonora d’une voix morne, il a dit encore ceci : « Seul un roi peut, sans danger, toucher à ces deux êtres ! »

— Un roi !" murmura Concini pantelant.

Léonora Galigaï se leva. Une sorte de calme étrange, fatidique était descendu sur elle. Ses attitudes avaient on ne sait quelle sérénité de sacrifice accompli jusqu’au bout. Ses yeux noirs dégageaient une douceur d’amour absolu.

"Concino, dit-elle, maintenant, tu me connais ! Maintenant, tu sais ce que vaut Léonora Galigaï ! Maintenant, tu sais pourquoi je t’ai arraché Capestang et Giselle. Seul un roi peut toucher à ces deux êtres sans danger de mort. Je ne veux pas que tu meures, mon Concino. Et comme tu mourrais si tu portais la main sur Capestang, comme tu mourrais aussi si Giselle t’était enlevée pour toujours, il faut que tu sois roi !"

Elle garda un instant le silence, pensive, tandis que Concini la contemplait avec une sorte de respect superstitieux !

"Va maintenant, mon Concino. Laisse-moi travailler à ta royauté c’est-à-dire à la satisfaction de ton amour et de ta haine. Va, laisse-moi, car je suis au bout de mes forces."

Concini éperdu, ébloui, livide de joie, de terreur, d’espérance, Concini se leva et, lentement s’approcha d’elle, cherchant un mot, un geste de reconnaissance. Mais elle l’arrêta et simplement répéta :

"Va !"

Il s’en alla, docile, courbé, comme il eût obéi à la voix d’une puissante magicienne. Lorsqu’il fut sorti, Léonora Galigaï retomba dans son fauteuil évanouie. Concini rentra dans son vaste et somptueux cabinet des audiences, appela un valet et fit allumer toutes les lumières. Il était transfiguré. Une joie insensée le faisait palpiter. Et il rugissait :

"Je revis. Je me réveille. Je sors de la tombe. Corps du Christ ! Je connais en cette minute le sens prodigieux de ce mot : le bonheur ! La revoir ! Dans trois jours ! Et quand je ne la verrais pas ! Elle vit, c’est l’essentiel. Léonora ne ment pas. Léonora me la livrera quand… quand je pourrai sans danger porter la main sur elle ! Un roi seul, dit Lorenzo... Soit ! Je serai roi. Ne le suis-je pas déjà en fait ? Léonora le veut : j’aurai le titre. Et, avec le titre, j’aurai l’amour ! Et quant au misérable Capitan, quelle vengeance, quel supplice, quand je pourrai sans danger porter la main sur lui !"

Ayant fait allumer tous les flambeaux, comme nous venons de le dire, Concini ordonna :

"Envoie-moi Rinaldo !"

Rinaldo apparut et salua son maître avec cette familiarité mêlée de respect goguenard qui lui était particulière.

"Que fais-tu, Rinaldo ? gronda Concini. Que font Pontraille, Chalabre, Montreval, Louvignac, Bazorges, ces illustres chefs dizainiers[1] ? Que font les autres ? Sans doute, ils emploient leur temps à se curer les ongles, à s’admirer au miroir. Pendant ce temps, on m’insulte par la ville. Des hobereaux, en pleine place Royale, déclarent qu’ils me veulent fouetter. Corpo di Dio ! En serai-je réduit à provoquer moi-même mes insulteurs publics ?"

Rinaldo eut un sourire poivre et sel.

"Ne faites pas cela, monseigneur, dit-il. Vous auriez à dégainer contre toute la cour, et vraiment ce serait trop pour un seul homme, si brave que soit cet homme.

— Alors, hurla Concini, dis tout de suite que je dois me laisser bafouer, gourmer, cracher au visage !

— Non pas, per bacco ! Nous sommes à l’œuvre, monseigneur. J’en tuai trois pour ma part, depuis huit jours. Chalabre en a tué un ; Louvignac, deux ; tous les autres ont des rendez-vous. La place Royale ! Eh ! monseigneur, on n’y voit que nous. Et pour un ruban qui nous déplaît, pour une œillade, pour tout et pour rien, nous dégainons. Mais que diable, nous ne pouvons pas tuer tout Paris en un jour ! Ah ! depuis votre maladie, monseigneur, les langues se délient, c’est vrai, mais, par toutes les tripes du Saint-Père, nous nous délions les bras, nous ! C’est à tel point qu’on a inventé pour nous un mot nouveau.

— Et quel est ce mot, mon brave Rinaldo ? fit Concini calmé.

— Peuh ! Ils nous appellent les Raffinés d’honneur. Le fait est que notre honneur est devenu raffiné et chatouilleux en diable, il lui faut son cadavre quotidien, sans quoi il se fâche.

— C’est bien, Rinaldo, c’est bien, mon ami. Passe donc demain matin chez le trésorier du roi avec un bon de deux cents pistoles que je te ferai remettre, et distribue-les à nos braves. Va, Rinaldo, va, je ne suis plus malade, et demain, je veux aller place Royale pour voir comment les choses s’y passent.

— Oh ! oh ! grommela Rinaldo en se retirant, il va y avoir de la besogne pour les Raffinés d’honneur ! Peste ! si monseigneur se montre et que son honneur soit aussi raffiné que le nôtre, je plains la bonne ville de Paris. Deux cents pistoles ? Hum ! Cela me paraît d’une avarice un peu raffinée aussi !

— Envoie-moi M. Gendron !" dit Concini au valet.

M. Gendron était l’intendant général de l’hôtel d’Ancre. C’était un homme tout noir d’habits, tout blanc de cheveux, l’œil vif, très intelligent, très épris de belles fêtes et de mises en scène grandioses.

"Monsieur Gendron, lui dit Concini, je compte donner bientôt fête."

L’intendant se courba en deux comme si on lui eût fait une faveur personnelle.

"Je veux que ce soit beau, entendez-vous, monsieur Gendron. Je veux que Paris en crève de jalousie, comprenez-vous ? Je veux qu’on sorte de chez moi enivré, ébloui, avec le souvenir d’un faste féerique, saisissez-vous bien ?"

L’œil de Gendron étincela. Il se redressa et dit :

"Monseigneur, il en sera parlé. J’ose vous assurer que Paris ne dormira pas de quinze jours.

— Bien. Passez la nuit à me faire un plan détaillé de cette fête, donnez-moi ce plan demain matin. Maintenant, dites-moi, combien vous faut-il d’argent pour cette féerie ?

— À la dernière, monseigneur, nous dépensâmes soixante mille livres Je crois qu’avec cent mille...

— Très bien. Et combien de jours vous faut-il pour tout préparer ?

— Un mois, monseigneur, ce ne sera pas de trop.

— Je veux cette fête dans trois jours, dit Concini. (Gendron, habitué à réaliser l’impossible, ne sourcilla pas.) Je la veux dans trois jours. Et puisque vous serez forcé de perdre en argent ce que vous gagnerez en temps, je porte à cent cinquante mille livres le crédit dont vous avez besoin. Allez."

L’intendant disparut, combinant des merveilles dans son imagination enfiévrée.

"Mon valet de chambre !" commanda Concini.

Ce Fiorello, que le lecteur a déjà entrevu, se montra quelques instants plus tard.

"Viens m’habiller, dit Concini en se dirigeant vers son appartement.

— Quel costume ? demanda Fiorello du ton dont un général, au nom de la bataille, demanderait à son état-major : « Quel corps d’armée faisons-nous marcher ? »

— Celui que tu voudras, fit Concini, pourvu que tu me fasses beau, élégant, à damner, je vais présenter mes hommages à Mme la reine mère."

Notes :

  1. Les spadassins, les Ordinaires de Concini, au nombre d'une cinquantaine, étaient divisés en sections de dix hommes, chacune ayant à sa tête l'un des personnages nommés ici. Rinaldo commandait le tout. On sait que chacun des Ordinaires recevait mille livres d'appointements. ce qui fait que d'Aubigné leur donne un nom que nous n'oserions répéter si la vieille orthographe n'en faisait presque un mot latin, c'est-à-dire capable de braver l'honnêteté. Il les appelle les coyons de mille livres. (Note de l'auteur)