Le Capitan/XXXVI

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XXXVI. Catachrèsis ![1]
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Cogolin, la veille, avait suivi son maître dans cette fabuleuse marche à travers Paris soulevé ; il avait assisté à cette chose inouïe : Capestang traînant jusqu’au Louvre le chef de l’émeute, le prince de Condé qui eût dû être le maître et qui se trouvait prisonnier.

"Le moins qui puisse arriver à M. le chevalier, ruminait-il, c’est d’être jeté à l’eau, ou peut-être pendu à quelque enseigne. Et si l’on pend ou si l’on noie mon maître, que me fera-t-on à moi ? On m’écorchera, peut-être ! Ah ! pauvre Cogolin !"

Nous devons ajouter à l’honneur de Cogolin que, bien qu’il se crût perdu, il emboîtait le pas et surveillait les moindres gestes du prince prisonnier. La traversée du Pont-Neuf, les bourgeois en armes, les clameurs, ces vastes bouillonnements de foules à travers lesquelles il se sentait emporté comme une paille, l’arrivée au Louvre, l’entrée de Capestang et du prince de Condé, toutes ces visions se succédèrent comme autant de rêves fantastiques. Et lorsque Cogolin vit que non seulement le chevalier avait passé sain et sauf, mais encore qu’il avait entraîné le prince dans le Louvre, il demeura ébahi, les yeux écarquillés, et murmura : « Corbacque ! »

Lorsque Cogolin se permettait le même juron que le chevalier, c’est qu’il était hors de ses esprits. Combien de temps demeura-t-il là, partagé entre la stupeur de se voir encore vivant et l’admiration que lui inspirait son maître, il ne s’en rendit pas compte. Lorsqu’il regarda autour de lui, il vit que la situation avait étrangement changé.

Le mot trahison courait de bouche en bouche. Le tumulte s’apaisait. Une inquiétude pesait sur les groupes nombreux qui voulaient espérer encore. Cette inquiétude se changea en terreur lorsqu’on vit sortir une compagnie de mousquetaires et une autre d’arquebusiers qui tenaient allumées les mèches de leurs arquebuses. Et lorsque le vieux maréchal d’Ornano apparut criant que le prince s’était soumis au roi et que les compagnies allaient faire feu sur les rebelles, les bourgeois s’enfuirent, jetant leurs pertuisanes pour courir plus vite. Cogolin avait détalé comme les autres. Lorsqu’il s’arrêta tout essoufflé, il se campa comme il avait vu faire son maître, et dit :

"Corbacque, nous avons remporté la victoire !"

S’étant essuyé le front, il réfléchit que sans aucun doute le chevalier passerait la nuit au Louvre. Un instant, il songea à aller se présenter au guichet de la grande porte. Il dirait simplement :

"C’est moi, Cogolin, l’écuyer du chevalier de Capestang."

Mais au bout de quelques pas qu’il avait commencés dans la direction du Louvre, un doute lui vint sur l’accueil qui lui serait fait et la célébrité de son nom. Alors il résolut de glorifier à lui tout seul la grande victoire. S’étant fouillé, il se rappela que, pour le moment, le chevalier était détenteur de la bourse, mais il vit qu’il se trouvait tout de même en possession de six écus. Cogolin résolut de manger et de boire les six écus jusqu’au dernier, persuadé que le lendemain matin il nagerait dans l’opulence, le roi ne pouvant manquer de couvrir d’or celui qui venait de le sauver.

Il jeta un coup d’œil autour de lui, et s’aperçut que sa fuite précipitée l’avait conduit jusqu’aux abords du Temple, dont la tour silencieuse dressait sa sombre masse dans le ciel noir, alors il se dirigea vers le centre de Paris.

En arrivant à l’angle de la rue du Chaume et de la rue des Quatre-Fils, il s’arrêta étonné du spectacle qui le frappait : des gens arrivaient du fond de Paris, par groupes de trois ou quatre, les uns à cheval, les autres à pied balançant d’une main la petite lanterne en papier qui éclairait leur route. Tous ces nocturnes promeneurs s’engouffraient sous la grande porte d’un vaste hôtel que Cogolin, en homme qui connaissait à fond son Paris, nomma sur-le-champ :

"L’hôtel de Guise ! fit-il entre ses dents. Or çà, est-ce qu’il y a ballet chez M. le duc, et tous ces gens viennent-ils donc y danser en l’honneur du triomphe de Sa Majesté ? Hum ! Voici des danseurs bien étranges, avec leurs mines mystérieuses, et ces crosses de pistolets que j’ai entrevues. Que diable se passe-t-il ce soir dans l’hôtel de Guise ?

— Au large !" gronda près de lui une voix.

Cogolin vit s’agiter une ombre, entendit le cliquetis d’une arme et, recourant une fois de plus à ses longues jambes, s’empressa de mettre une respectable distance entre lui et ceux qui faisaient si bonne garde autour de l’hôtel. Il parvint ainsi jusqu’à une certaine ruelle mal famée, appelée rue des Singes, nous ignorons pourquoi. Cette rue des Singes était un vrai cloaque, tant au moral qu’au physique. A droite et à gauche, une douzaine de maisons, de masures. Chaque rez-de-chaussée était un cabaret, chaque cabaret portait son enseigne, et toutes les enseignes s’enchevêtraient, se heurtaient et grinçaient au moindre souffle de vent.

Cogolin était affamé. Cogolin était assoiffé. Mais Cogolin était chaste... et même pudibond à ses heures. Il s’assit donc à une table où il se fit servir deux bouteilles de vin d’Anjou, du lard grillé, du jambon avec des œufs et autres choses épicées, mais il repoussa modestement la ribaude fanée, dépoitraillée, échevelée, qui émit la prétention de s’asseoir sur ses genoux.

Cogolin se mit donc à manger et à vider force gobelets en l’honneur de la victoire et de la fortune de Capestang ; tant et si bien qu’à la troisième bouteille il ne fut nullement surpris de voir installée sur ses genoux la ribaude tenace qu’il avait écartée d’un geste plein de dignité. Bref, Cogolin se vautra dans l’orgie ; il roula dans l’ivresse et l’abjection ; il fut un ivrogne fieffé ; il fut un paillard sans retenue. Cette débauche qui avait pour but de célébrer la gloire du chevalier son maître, dura une partie de la nuit.

Cogolin se vautra donc dans sa turpitude jusqu’au moment où il s’aperçut que la ribaude venait de s’éclipser tout à la douce et sans prendre congé de lui ; en même temps l’hôtesse appuyait ses deux poings sur la table et le regardait fixement du haut en bas.

"À boire ! dit Cogolin.

— Payez d’abord ce que vous avez bu et mangé jusqu’ici, car, Dieu merci ! vous ne vous privez de rien. Cela fait cinq écus tout juste."

Cogolin sourit. Il se rappelait parfaitement qu’il avait six écus. Il lui restait donc un écu à transformer en victuailles et en boissons.

"À boire ! répéta-t-il d’un ton suffisant. On a de quoi, je pense ! Avec six écus, on peut en payer cinq, j’espère ! Du vin, et du chenu, un peu !

— Payez d’abord", dit l’hôtesse.

L’hôtesse était parfaitement payée. En effet, Cogolin avait mangé et bu pour trois écus environ. Et elle venait d’en recevoir quatre de la ribaude qui, ayant subtilisé ses six écus à l’infortuné Cogolin, se contentait de deux pour sa part. Cette coquine donc n’avait eu d’autre but que de s’assurer si son client n’avait pas quelque autre magot. Mais Cogolin eut beau se fouiller, il ne trouva ni nouveau magot, ni les six écus. Il demeura atterré et leva vers la matrone, qui déjà posait ses deux poings sur ses hanches, geste préliminaire d’une bordée d’invectives, un visage navré, un regard voilé par les larmes du désespoir et du vin.

"Je n’ai plus rien, bégaya-t-il ; je ne sais comment la chose se fit, mais..."

Cogolin n’eut pas le temps d’achever…

"Fripon ! Bélître ! rugit l’hôtesse. Tireur de laine ! Pendard ! Ah ! tu bois et tu ne payes pas ! Ah ! peste qui t’étouffe ! Fièvre qui te mange ! Ah ! ribaud, sacripant, mauvais garçon, ladre-vert, paillard fourbe, parpaillot !"

Sous cette grêle d’injures, Cogolin eût gardé le calme qui convient à la vertu calomniée si elle n’eût été accompagnée d’une autre grêle beaucoup plus frappante : coups de poing, coups de pied, coups de bâton, de l’hôtesse, de son mari, du garçon, accourus aux cris ; vociférations, tumulte, gémissements, et finalement Cogolin arraché de son banc, poussé, repoussé, houspillé, fut jeté dehors d’une dernière bourrade, et alla rouler dans le ruisseau, tout meurtri, tout confus, tout saignant et poussant des plaintes lamentables.

Ayant gémi tout son soûl, et sans que personne s’avisât de venir le secourir, Cogolin, voyant qu’il ne gagnait rien à crier « Au feu ! » et « Au meurtre ! », se releva, se tâta, constata qu’il n’avait rien de cassé ; puis, tout étourdi du vin qu’il avait bu, de la rossée qu’il avait reçue, et de l’étonnement que lui causait l’inconcevable disparition de ses six écus, clopin-clopant, il se mit en route.

Il se dirigeait vers l’auberge de la rue de Vaugirard, non dans l’espoir d’y retrouver le chevalier, mais dans la pensée de se reposer dans le grenier et d’y cuver à son aise vin, rossée et le reste.

Le jour commençait à poindre lorsqu’un coup violent sur le nez étendit le malheureux Cogolin tout de son long sur la chaussée de Vaugirard, où il était parvenu tout en monologuant. Il entendit des vociférations furieuses. Il sentit sur son dos le pied d’une foule de gens qui, en courant, lui marchaient dessus. Affolé, ahuri, contus, moulu, éperdu, Cogolin parvint à se traîner dans un coin, et, redressant sa tête en gémissant, il demeura tout à coup stupide d’effarement devant ce qu’il voyait. Il se trouvait devant l’auberge du Grand-Henri, son auberge ! Des gens armés la cernaient ! La cour était pleine de gentilshommes, l’épée à la main.

"Quoi ! grogna Cogolin, c’est moi qui ai loué ce logis ! Oh ! que veut cette face de carême que je reconnais ?"

Cogolin se dégrisait. La face de carême, c’était quelqu’un qui venait de s’approcher de Concini et lui disait quelques mots, c’était Laffemas. Comme en rêve, Cogolin vit Laffemas s’élancer vers un hangar, et en sortir avec des fascines auxquelles il mettait le feu.

"Bravo, monsieur Laffemas ! hurla Concini.

— Laffemas ! gronda Cogolin. Laffemas ! mon sacripant de l’hôtel d’Angoulême ! Et pourquoi met-il le feu à mon auberge ? Je me plaindrai à M. le chevalier ! Oh ! le chevalier ! là ! il descend l’escalier ! miséricorde !"

Cogolin fit un effort pour se lever et parvint à se mettre sur ses genoux. Et, pétrifié, horrifié, les yeux agrandis par l’épouvante, il assista au dernier et rapide épisode de la prise de Capestang, il le vit succomber, il vit qu’on le jetait sur un cheval et, tout sanglotant, se mettant à suivre de loin la bande triomphante, il vit que tous ces gens qui entouraient son maître s’engouffraient dans l’hôtel Concini !

"Mon pauvre maître est perdu ! Mon pauvre chevalier est mort !"


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Un mois environ s’était écoulé depuis l’incendie du Grand-Henri, depuis cette matinée où le chevalier de Capestang fut emporté dans l’hôtel Concini comme dans un antre formidable d’où il avait toutes les chances possibles de ne pas sortir vivant – si toutefois il vivait encore au moment où il franchit le portail, attaché en travers d’un cheval.

Au jour où nous nous reportons maintenant, il pleuvait une de ces petites pluies entêtées qui semblent n’avoir aucun motif de s’arrêter jamais.

Un homme s’en allait le long de la rue de la Juiverie, serrant les épaules, se glissant sous les auvents des boutiques pour éviter l’eau qui s’égouttait des toits. Cet homme devait être remarquable, puisqu’on le remarquait et que les passants se retournaient pour le suivre un moment du regard. Sa jambe droite était ornée d’une botte encore munie de son éperon de fer. Le pied gauche n’était chaussé que d’une simple sandale de moine. Sur une sorte de justaucorps, dont la primitive couleur écarlate s’était transformée en lie-de-vin, il portait un manteau troué, reprisé, effrangé, rapiécé de jaune sur vert. Enfin, le chef de cet homme était accommodé d’une perruque filasse, ou du moins de quelque chose qui avait la prétention de figurer une perruque et qui n’était qu’un amas de chanvre informe. C’était Cogolin !

Mais en quel triste état ! Comme il était maigre, efflanqué, minable et misérable ! Ayant perdu sa perruque dans la bagarre de la ruelle aux Singes, Cogolin s’en était fait une lui-même avec des morceaux de cordes qu’il avait démêlées et peignées tant bien que mal. Son nez pointu s’allongeait et ses yeux louchaient terriblement lorsqu’il passait devant quelque rôtisserie.

Comme il s’avançait, lugubre, le nez sur la poitrine, crotté, trempé, ruisselant, ne songeant même plus à se garantir sous les auvents, tout à coup il donna de la tête dans le dos d’un bourgeois arrêté.

"La peste étouffe le maraud ! grommela le bourgeois.

— Excusez-moi, monsieur, je ne voyais pas, balbutia Cogolin.

— Vous ne voyez pas qu’on ne peut pas passer ! Il y a pourtant assez de monde dans la rue ! Où diable mettez-vous vos yeux ? Dans votre poche, peut-être ?"

Mais déjà Cogolin n’écoutait plus. Et ces yeux qu’on lui reprochait de mettre dans sa poche, il les ouvrait tout grands, tout arrondis de surprise, et les fixait avec stupeur sur quelque chose qui devait lui sembler extraordinaire.

"Ah ! ah ! murmura Cogolin. Qu’est-ce que cela veut dire ?"

Il y avait encombrement dans la rue. Plusieurs carrosses stationnaient sur le côté gauche, tandis que le reste de la chaussée était occupé par une foule de badauds, le nez en l’air. Or, sur le côté droit de la rue, devant une boutique spacieuse, des tréteaux avaient été élevés. Sur ces tréteaux, il y avait deux hommes qui se démenaient, gesticulaient et parlaient à la foule qui, à chaque instant, éclatait de rire. Sur cette estrade se dressaient trois tableaux : l’un, au centre, immense ; les deux autres, de plus modeste proportion, le flanquaient à droite et à gauche. Le tableau de gauche représentait une dame en vêtements de cour ; cette dame était entièrement chauve ; au-dessous, une pancarte portait ce simple mot : AVANT ! Le tableau de droite figurait la même dame, avec le même costume, mais pourvue d’une chevelure qui lui tombait aux talons ; la pancarte, dans sa simple éloquence, disait : APRÈS ! Cogolin porta son regard d’Avant à Après, du tableau de gauche tableau de droite, de la dame chauve à la dame chevelue. Puis, ces yeux écarquillés par l’effarement, il les ramena sur le grand tableau central, et tressaillit jusqu’aux fibres les plus insensibles de sa longue personne. En effet, cette peinture violemment enluminée représentait une sorte de déesse ou de magicienne. Et au-dessus de cette fée, ou de cette nymphe qui souriait en présentant du bout de ses doigts un pot à onguent, s’étalaient en lettres énormes ces mots qui firent béer Cogolin de stupeur et le firent frissonner d’un vague espoir :

A L’ILLUSTRE CATACHRESIS

"Catachrèsis !... rugit en lui-même Cogolin. Par la sambleu ! Par corbleu !... Catachrèsis ! Je ne rêve pas ! J’y vois clair ! Cornes de Satan ! C’est bien Catachrèsis ! Je me pincerais bien pour voir si je suis éveillé mais je ne peux pas, je n’ai plus que des os et un peu de peau dessus."

Son regard émerveillé, alors, descendit précipitamment de l’illustre souriante Catachrèsis aux deux hommes qui paradaient sur les tréteaux, il faillit s’affaiblir de joie, il eut un grondement de stupéfaction, sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles en un rire de bonheur, ses yeux pleurèrent !

"Lureau ! fit-il d’une voix étranglée. Maître Lureau !"

L’un de ces deux hommes, en effet, n’était autre que Lureau, le patron de l’ancienne auberge du Grand Henri. Lureau vendait à l’enseigne de la Catachrèsis l’onguent que Cogolin, pour lui arracher quelques pistoles et quelques poulets accompagnés de jambons et de pâtés, lui avait affirmé être souverain pour la repousse des cheveux ! Lureau berné faisait fortune en bernant à son tour le peuple de Paris ! Lureau possédait la boutique la plus achalandée de la rue Saint-Martin ! Lureau, le crâne orné d’une magnifique perruque qu’il jurait naturelle, débitait sans trêve ni relâche de petits pots emplis de graisse de bœuf mélangée de suie. Gentilshommes, bourgeois, artisans se pressaient devant la boutique ! Cogolin trépignait d’enthousiasme. À ce moment, quelqu’un le toucha l’épaule. Il se retourna et se vit près d’un carrosse de bonne mine au fond duquel était assise une jeune femme d’une éclatante beauté qui semblait examiner maître Lureau avec un étrange intérêt.

"Tiens ! pensa Cogolin, la jolie dame qui, aux Trois-Monarques, m’a donné neuf pistoles et qui vint faire visite à mon pauvre chevalier, à l’auberge du Grand-Henri."

C’était en effet Marion Delorme. Que voulait-elle donc ? Marion Delorme avait-elle reconnu sous les oripeaux du charlatan l’aubergiste du Grand-Henri ? Voulait-elle essayer de savoir, en interrogeant cet homme, ce qu’était devenu le chevalier de Capestang ? Peut-être. En tout cas, ce n’était pas elle qui avait touché Cogolin à l’épaule ; c’était un laquais galonné, chamarré, majestueux, qui, juché derrière le carrosse, s’était penché, et lui disait :

"Je ne me trompe pas ; c’est bien monsieur Cogolin que je vois ici ?"

Cogolin reconnut aussitôt la face rubiconde et vermeille ainsi que le ventre monumental du valet de Cinq-Mars.

"Monsieur de Lanterne ! s’écria-t-il en s’inclinant humblement. (C’est le ciel qui me l’envoie !)"

Lanterne rougit un peu, mais il sourit. Cogolin vit ce sourire et en inféra habilement que si Lanterne n’avait pas oublié tout à fait la leçon du renard au corbeau, sa vanité recherchait encore les délices de l’encens dont elle s’était enivrée avant cette leçon. Mais Lanterne voulait aussi une vengeance.

"Eh quoi ! fit-il, la figure bouffie de dédain, vous êtes à pied, monsieur Cogolin ?

— Hélas, oui, monsieur de Lanterne, je suis forcé d’aller pedetentin, comme disait mon patron le pédagogue, tandis que vous, peste, il vous faut un carrosse !

— Eh quoi ! reprit Lanterne avec une cruelle insistance, est-ce vous que je vois en si triste équipage, vêtu de guenilles comme un mendiant de la foire Saint-Laurent, et si maigre, si maigre...

— Qu’on vous verrait au travers de mon corps tant vous reluisez !

— Oui ! Et avec un pied chaussé d’une botte et l’autre d’une sandale !

— C’est que j’hésite si je dois entrer en religion ou si je dois me faire soldat !

— Et avec un manteau plein de trous...

— Au travers desquels passent le vent, la misère et la pluie, tandis que vous portez une livrée de bon drap toute couturée de galons, si bien qu’on me prendrait pour une pauvre lune à demi rongée et vous pour le soleil.

— Oui ! Et d’où vient une si affreuse misère, monsieur Cogolin ?

— Je vais vous le dire, monsieur de Lanterne. J’ai dans mon logis sept équipements complets, tout neufs, et, Dieu merci, bien pourvus de galons, j’ai sept chapeaux, j’ai sept paires de bottes...

— Ah ! Ah ! fit Lanterne en écarquillant les yeux. Et pourquoi sept ?

— Un pour chaque jour de la semaine, vous comprenez ? Mais j’ai fait vœu de me promener tel que vous me voyez pendant septante jours, en signe de deuil.

— Oh ! oh ! Et de qui portez-vous le deuil, monsieur Cogolin ? De votre mère, peut-être ?

— Hélas ! fit Cogolin, qui ne put retenir une grimace de douleur sincère, j’ai perdu celui qui me servait de père, de frère, de cousin, d’ami, celui qui était tout pour moi et sans qui je ne puis plus rien, j’ai perdu mon pauvre maître !

— Quoi ! M. le chevalier de Capestang ?

— M. de Capestang est mort voici tantôt un mois", fit Cogolin d’une voix lugubre.

Lanterne allait se récrier. Mais à ce moment, une main fine et gantée de soie saisit Cogolin par le bras, et Marion Delorme apparut à la portière du carrosse. Son beau visage était bouleversé. Elle était affreusement pâle et tremblait convulsivement.

"Que dites-vous ? bégaya-t-elle. Qu’avez-vous dit ? Que le chevalier de Capestang est mort !

— C’est-à-dire, madame... je n’en suis pas sûr ! dit Cogolin, le cœur tout remué par cette douleur de cette si jolie femme. Je disais seulement que j’ai perdu mon pauvre maître...

— Il est mort ! balbutia Marion d’un accent de désespoir. Je le vois bien ! Tu pleures ! Mort ! Mort !"

Et Marion se rejetant dans le carrosse éclata en sanglots.

"Madame, affirma énergiquement Cogolin, je vous jure que je n’en suis pas sûr !

— Alors, pourquoi pleures-tu ? Mais parle donc ! Qu’est-il arrivé. Tiens, prends cette bourse, et ne me cache rien !"

Cogolin, qui n’avait pas mangé depuis la veille, dont les dents claquaient de misère, dont le maigre corps grelottait sous la pluie, Cogolin eut un geste sublime. Il prit la bourse, et la laissa retomber sur les coussins de la voiture :

"Il ne sera pas dit, madame, que j’aurai exploité ma douleur et la vôtre, et que j’aurai fait argent du malheur survenu à mon maître M. Trémazenc de Capestang.

— Ah ! murmura Marion saisie, on voit bien de qui vous avez reçu les leçons, mais parlez, je vous en supplie, et n’omettez aucun détail, il faut que je sache tout."

Cogolin fit un récit rapide, mais fidèle, de tout ce qu’il avait vu l’auberge cernée par les gens de Concini, l’incendie allumé par Laffemas, la lutte suprême, le corps tout meurtri du malheureux jeune homme jeté travers d’un cheval et porté à l’hôtel Concini. Marion Delorme avait écouté avec une attention passionnée, les yeux agrandis par l’épouvante. À peine Cogolin eut-il terminé qu’elle se pencha et cria au cocher :

"Vite ! Touche à l’hôtel !"

Le carrosse fit demi-tour, s’élança et s’arrêta devant l’hôtel du marquis de Cinq-Mars. Marion Delorme courut à sa chambre. Ce qu’elle ferait, ce qu’elle voulait, elle ne le savait pas. Ce qu’elle faisait en ce moment, elle le savait à peine. Elle vivait une de ces minutes terribles qui laissent leur empreinte sur toute une existence. Elle pleurait à grosses larmes, sans se soucier de les essuyer ou de les cacher à la soubrette qui tournait autour d’elle. Elle s’assit, et, fiévreusement traça ces quelques mots :

« Je vous ai loyalement prévenu que peut-être, parfois, mon caprice m’entraînerait à prendre quelques heures de liberté. Je vous quitte, cher ami, pour un jour, peut-être, ou peut-être pour bien longtemps. Quoi qu’il arrive, soyez en repos ; je vous jure que, quant à la fidélité, vous n’aurez aucun reproche à me faire. Ne cherchez pas à savoir où je suis ni ce que j’entreprends, et tenez seulement pour assuré que, près ou loin de vous, Marion est assez fière pour respecter ses engagements. Adieu, mon très cher, à bientôt sans doute, ou peut-être à jamais. »

Elle cacheta, appela Lanterne, et lui tendit la lettre :

"Pour M. de Cinq-Mars quand il rentrera. Maintenant, souviens-toi bien de ceci, maître Lanterne : si tu touches un mot de la rencontre que nous avons faite rue Saint-Martin, je te fais chasser. Si tu dis que tu m’as vue pleurer, je te fais bâtonner. Si tu essaies de me suivre, de m’espionner, je te fais poignarder. Va, maintenant !"

Lanterne, la face décomposée par la terreur, saisit la lettre en allongeant le bras, de loin, et, malgré son ventre, disparut avec la rapidité d’un daim poursuivi. Pendant ce temps, Marion entassait de l’or et des bijoux dans une sacoche qu’elle remit à sa femme de chambre :

"Suis-moi, Annette ! fit-elle en s’élançant.

— Où allons-nous, madame ? demanda la soubrette.

— Pour quelques jours, répondit Marion Delorme, je reprends mon appartement à l’hôtellerie des Trois-Monarques... en face de l’hôtel Concini !"


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Cependant, Cogolin, après avoir un instant suivi des yeux, en hochant la tête, le carrosse qui fuyait, avait poussé un soupir de douleur ou peut-être, nous ne savons pas au juste, de regret pour la bourse qu’il avait refusée, qu’il eût encore refusée, mais qu’il était trop malheureux pour ne pas regretter tout de même un peu. Puis il se tourna vers les tréteaux au moment où Lureau, d’un air grave, saluait :

"Nobles dames et gentilshommes qui m’écoutez. (Frappant de sa baguette le tableau de gauche.) Ceci vous représente la haute et puissante duchesse de Mirliflor, dame espagnole qui accompagnait Sa Majesté la reine lorsqu’elle épousa notre sire Louis treizième que Dieu garde. Comme chacun peut s’en convaincre, cette noble princesse est chauve, ayant perdu ses cheveux à la suite d’une forte émotion. Ceci, donc, vous la représente avant l’emploi de l’onguent merveilleux inventé par l’illustre magicienne Catachrèsis ici présente. Y a-t-il quelqu’un qui puisse contester que cette malheureusement dame est entièrement chauve ? (Signes de dénégation dans la foule.)

« Maintenant, continua Lureau en frappant de sa baguette le tableau droite, voici la même duchesse de Mirliflor après qu’on lui eut frotté la tête avec l’onguent de la sublime Catachrèsis ! Chacun peut voir et même toucher. Voici la portraiture de la noble dame, et ses cheveux sont si longs, si touffus qu’elle peut s’en envelopper tout entière comme d’un manteau ! (Marques d’admiration nombreuses et formelles.) Mais, direz-vous, toi qui parles, peux-tu nous indiquer le lieu où se trouve cet onguent admirable ? Je réponds : Oui, messieurs ! Ce n’est ni en Chine, ni en Barbarie, ni à Pontoise, ni à Babylone, c’est à Paris ! c’est dans la rue Saint-Martin ! C’est dans cette boutique même que j’ai placée par gratitude et déférence sous l’invocation de l’illustre Catachrèsis ! (Satisfaction unanime de la, foule.) Mais, me direz-vous encore, toi qui parles, comment se fait-il que tu aies retrouvé le secret de la fabrication de ce sublime onguent ? Tu es donc bien savant ?

« Messieurs, je suis savant, c’est vrai ! Mais je suis modeste, aussi ! quoi qu’il m’en puisse coûter, je l’avoue, je le proclame : ce n’est pas moi qui ai retrouvé ce secret ! (Attendrissement général devant cette preuve de modestie et de sincérité.) Celui qui a retrouvé ce secret, messieurs, ce dont je bénis chaque jour le nom que je vais révéler (Cogolin dresse ses oreilles), celui enfin à qui l’humanité souffrante est redevable de ce miraculeuse découverte, c’est un illustre savant, un noble vieillard qui a fait trois fois le tour du monde, c’est le grand, le saint, le glorieux M. Cogolin ! (Lureau se découvre, long murmure dans la foule ; Cogolin demeure pétrifié, bouche béante, écrasé de stupeur.) Ce secret, continua Lureau en arrêtant d’un geste la musique enragée, ce secret, je l’ai donc acheté deniers comptants à l’illustre Cogolin ; j’y ai engagé toute ma fortune ; s’il était là, il pourrait vous le dire. (Heu, murmure Cogolin, tout sa fortune !) Je l’ai payé cinquante mille écus ! (Rumeur d’admiration.) Mais, me direz-vous encore, toi qui parles, puisque tu as payé cinquante mille écus le secret de Cogolin et de la Catachrèsis, tu sais bien que nous ne sommes pas assez riches pour acheter de cet onguent, qui doit être terriblement cher !

« Oui, messieurs, il est terriblement cher, l’onguent ! Mais rassurez-vous. En conséquence d’un vœu que je fis le jour où les cheveux me repoussèrent sur la tête, je ne vends pas l’onguent de Catachrèsis, je le donne ! (Applaudissements et bravos enthousiastes.) Je le donne ! Chacun peut en prendre autant qu’il en veut ! L’onguent ne coûte rien ! Pas un denier ! Pas un ducaton ! Pas une maille ! Pour ne pas me ruiner complètement, je fais seulement payer le pot qui le contient ! Une livre, une simple livre ! Qui n’a pas une livre pour acheter un pot enveloppé de la prière qu’il faut réciter, portant inscrits en lettres d’or les trois mots magiques, les trois talismans : Parallaxis ! Asclépios ! Catachrèsis ! Entrez ! Entrez dans la boutique de l’illustre Catachrèsis ! C’est pour rien ! Pour rien ! Entrez ! Musique ! »

Flûtes, violes et tambourin attaquèrent aussitôt une marche guerrière, tandis que dix, vingt, cinquante badauds se précipitaient dans la boutique où Mme Lureau débitait les fameux pots d’onguent. Cogolin abasourdi de ce qu’il venait d’entendre, émerveillé de ce qu’il voyait, Cogolin ahuri, pas bien sûr de ne pas être un illustre savant, Cogolin l’esprit ballotté par la stupeur, l’admiration, l’espoir de trouver tout au moins un bon dîner, Cogolin fendant la foule s’avança, radieux, la bouche en cœur, vers Lureau.

Lureau l’aperçut soudain ! Et Lureau pâlit ! Lureau fut saisi de terreur et de fureur ! Lureau gronda entre les dents :

"Ah ! tu viens me dénoncer, toi ! Ah ! tu veux m’empêcher de faire fortune, toi ! Attends ! Je vais te montrer de quel bois je me chauffe !"

Notes :

  1. Dans l'édition remaniée du Livre de poche, ce chapitre s'intitule : "Cogolin rencontre Marion".