Le Captain Cap/I/Une réunion électorale du Captain Cap

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Juven (p. 18-26).

UNE RÉUNION ÉLECTORALE DU CAPTAIN CAP




La séance est ouverte à neuf heures et demie.

Elle est présidée par le citoyen Maurice O’Reilly, dont l’éloge n’est plus à faire, et dont les électeurs du IXe ont pu maintes fois apprécier la valeur.

La présidence d’honneur est décernée au grand proscrit Alphonse Allais, victime de l’infâme bureaucratie[1].

Après avoir en quelques phrases brèves, mais énergiques, exposé les idées générales du Captain Cap, le citoyen Maurice O’Reilly donne lecture de trois télégrammes qui viennent d’arriver :

Saint-Malo.

À vous de cœur et en dépit de tous.

Alphonse Allais.

Porte un toast à la santé du Captain Cap, et bois à ses succès.

Raoul Ponchon.
Le Havre.

Amis du Havre réunis café Régis, nous chargent d’envoyer bons souhaits au vaillant Captain Cap, et poussent trois hurrahs en son honneur.

Fraternellement vôtres.

Jules Heuzy, Albert René, Vallette, Siegfried, Fautrel.

Le Captain Cap visiblement ému se lève, et après avoir déclaré qu’il est extrêmement touché de ces marques de sympathie, termine en disant qu’on verra par la suite si oui ou non il en est digne.

Le citoyen Berthez prend alors la parole en ces termes :


Citoyens,

Je connais depuis fort longtemps le Captain Cap, je l’ai suivi dans bien des opérations ; j’ai même eu l’heureuse occasion de l’accompagner dans un de ses voyages : j’ai donc pu l’apprécier mieux que tout autre, et c’est à ce titre, citoyens, que je demande la parole.

Albert C…, connu surtout sous le nom de « Captain Cap », a raison d’être fier de ce dernier titre, car il l’a conquis au péril de sa vie, mille fois menacée.

Citoyens, je vais essayer de vous retracer les différentes phases de l’existence tourmentée du Captain Cap.

C’est une lourde tache que je m’impose, étant donné le peu de moyens oratoires dont je dispose, mais j’ai la ferme conviction que vous écouterez avec indulgence le récit que je me propose de vous faire.

Le Captain Cap, imbu dès sa plus tendre enfance des principes démocratiques, fut ce qu’on appelle un enfant précoce, ou plus vulgairement un « petit prodige » ainsi que le constatait souvent un vieil ami de la famille, mort depuis, de la rupture d’un vaisseau — ce qui, je le ferai remarquer en passant, indique nettement l’idée de navigation qui régnait dans l’entourage du Captain Cap.

En dépit de la position aisée dont jouissaient ses ascendants, le Captain Cap voulut s’asseoir sur les bancs de l’école communale.

De bonne heure il développa ses théories sur la bureaucratie…

À dix ans, il placardait un manifeste sur les murs de l’école, ce qui l’eût infailliblement fait expulser de ladite, si, par un discours plein de philosophie, il ne s’était aussitôt réhabilité aux yeux de ses professeurs, qui déclarèrent hautement n’avoir jamais rencontré de précédent à ce phénomène intellectuel.

À cette époque déjà lointaine, le Captain Cap n’était donc pas le premier venu. Et alors (comme maintenant) il eût été puéril ou déloyal de le nier. (Applaudissements.)

Je continue. À mesure que le Captain Cap avance en âge, on le voit triompher dans nos lycées, défendant énergiquement ses principes, et faisant des prosélytes.

Enfin, à dix-huit ans, écœuré de notre incurable routine, et las de combattre en vain l’indécrottable esprit bureaucratique européen, il se dirige vers l’Amérique.

Là, citoyens, une vie nouvelle commence pour le Captain, et, s’il m’était permis de jurer ici, sur ma propre tête, je crois qu’il me serait impossible de trouver une formule assez énergique pour vous dire que, sans l’instruction qu’il possède et l’incoercible énergie qui le caractérise, nous n’aurions peut-être pas aujourd’hui la joie de le présenter à vos suffrages. (Très bien, très bien !)

Je ne vous énumérerai pas tous les exploits du Captain Cap, sa vie dans le Far-West et en Australie, ses mille aventures maritimes, ses travaux scientifiques…, non, ce serait trop long. D’autres le feront du reste mieux que moi en temps voulu.

Il débarque en Amérique avec soixante francs ; se met courageusement au travail, entre au service d’un armateur, et, grâce à son intelligence, à son sang-froid et à sa perspicacité, triomphant de tous les obstacles et menant à bien les diverses missions qui lui sont confiées, il conquiert enfin son titre de Captain.

Plus tard, ayant acquis une ferme en Californie, il a maille à partir avec les Indiens. Mais Cap est un cavalier de premier ordre, sa carabine est plus sûre que celle du terrible Red-Shirt et nul mieux que lui ne sait manier le bow-knife ; en huit jours, il scalpe trois chefs-indiens et met ses agresseurs en déroute.

Je vous ai parlé tout à l’heure de l’incomparable sang-froid du Captain. Une simple anecdote à ce sujet :

Un train de 200 personnes (parmi lesquelles le Captain Cap) descendait une pente formidable sur une des lignes les plus considérables de l’Amérique, lorsque soudain, le frein vint à se briser en dépit des efforts désespérés du mécanicien.

Le convoi se mit alors à rouler avec une rapidité vertigineuse. Des cris déchirèrent l’air, et la panique fut telle que la plupart des voyageurs affolés se précipitèrent sur la voie et furent réduits en miettes impalpables.

Lorsqu’après vingt-deux heures, le train s’arrêta enfin, on trouva le Captain Cap qui tranquillement assis sur un sac de maïs fumait sa pipe en lisant un vieux numéro du Herald

Je pense, citoyens, que de tels exploits se passent de commentaires. (Oui, oui, bravo !!!)

Si je vous conte ces choses, citoyens, si je vous conte ces choses stupéfiantes et si j’ajoute ensuite qu’à quelques années de là, ayant perdu son navire et sa cargaison dans les mers polaires, le Captain Cap sauva son équipage découragé et décimé par le scorbut, si je vous énumère rapidement quelques-unes des aventures du Captain, ce n’est pas, croyez-le bien, pour vous éblouir. C’est simplement pour vous montrer que cet homme qui est à la fois un marin, un savant et un philanthrope peut vaillamment conduire la barque dont vous avez résolu de lui confier la barre.

Voilà l’homme que j’avais à vous présenter. Jugez-le, et interrogez-le.

Pour moi, je me retire persuadé que, dès à présent, vos voix lui sont acquises. (Applaudissements frénétiques.)


Le citoyen Paul Frény ayant ensuite énuméré les qualités artistiques du Captain Cap, et démontré en quelques mots, combien il serait avantageux pour un quartier d’artistes, d’avoir un tel représentant, d’une façon claire et précise le Captain Cap répond aux différentes questions qui lui sont successivement posées par les citoyens Quinel, Georges Albert, Brandimbourg etc.


Le citoyen Howard Symonds, demande à interroger le Captain en anglais au sujet de la question anti-européenne.

Le Captain répond alors qu’il est, malgré tout, un enfant de la vieille Europe, Parisien et Français. Ce qu’il veut combattre et anéantir, c’est la routine et les idées bureaucratiques qui sont la honte de l’Europe. (De nombreux applaudissements accueillent ces paroles.)


Le citoyen Brunais, interroge le Captain au sujet des fontaines d’eau chaude.

Le Captain répond en ces termes :

— Je ne suis pas, pour le moment du moins, partisan des fontaines d’eau chaude, attendu que je veux m’occuper du peuple et non le leurrer. On veut établir des fontaines d’eau chaude pour des gens qui n’ont pas de domicile ou qui, logeant dans des bouges, possèdent d’insuffisants mobiliers. L’eau chaude leur serait donc inutile puisqu’ils ne sauraient où la mettre. Avant d’éblouir le peuple en lui promettant de l’eau chaude, il faut donc lui fournir des récipients pour la recueillir. (Très bien, très bien ! Applaudissements unanimes.)


À onze heures et demie, le citoyen Maurice O’Reilly lève la séance. Une haie se forme sur l’avenue Trudaine et trois hurrahs sont poussés en l’honneur du Captain qui regagne sa voiture.

À ce moment, l’enthousiasme devient si considérable, qu’on dételle le cheval, et que la voiture du candidat est traînée par ses électeurs sur un parcours de 20 mètres.

Mais le Captain Cap se dérobe aux ovations.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il saute dans un autre fiacre et le chapeau levé, il disparaît en criant :

— Plus de bureaucratie ! Plus de routine européenne ! Plus de sauvages blancs !


Le secrétaire du Comité,
Signé : Georges Auriol.

  1. M. Alphonse Allais ne se trouvait pas, en effet, à Paris ce jour-là. Si ses souvenirs sont exacts, il était en Normandie, mais — soyons justes avant tout — l’infâme bureaucratie n’avait rien à voir à ce déplacement.