Le Captain Cap/II/15

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Juven (p. 116-121).

CHAPITRE XV

La question des ours blancs devant le Captain Cap.


Il faudrait le crayon de Callot, doublé de la plume de Pierre Maël, pour donner une faible idée de l’émotion qui nous étreignit tous deux, le Captain Cap et moi, en nous retrouvant, après ces trois longs mois de séparation.

Nos mains s’abattirent l’une dans l’autre, mutuel étau, et demeurèrent enserrées longtemps. Nous avions peine à contenir nos larmes.

Cap rompit le silence, et sa première phrase fut pour me plaindre de revenir en cette bureaucrateuse et méphitique Europe, surtout dans cette burlesque France où, selon la forte parole du Captain, il est interdit d’être soi-même.

Cap parlait, parlait autant pour cacher sa très réelle émotion que pour exprimer, en verbes définitifs, ses légitimes revendications.

C’est ainsi que nous arrivâmes tout doucement devant l’Australian Wine Store, de l’avenue d’Eylau, là, où il y a une petite patronne qui ressemble à un gros et frais baby chilien.

Notre émotion devait avoir laissé des traces visibles sur notre physionomie, car le garçon du bar nous prépara, sans qu’il fût besoin de lui en intimer l’ordre, deux brandy cocktails[1], breuvage qui s’indiqua de lui-même en ces circonstances.

Un gentleman se trouvait déjà installé au bar devant une copieuse rasade d’irish whisky, arrosé d’un tout petit peu d’eau. L’irish whisky avec trop d’eau n’a presque plus de goût.

Cap connaissait ce gentleman ; il me le présenta :

— Monsieur le baron Labitte de Montripier.

J’adore les différentes relations de Cap. Presque toujours, avec elles, j’éprouve une sensation de pittoresque rarement trouvée ailleurs.

Le baron vient, paraît-il, de prendre un brevet sur lequel il compte édifier une fortune princière.

Grâce à des procédés tenus secrets jusqu’à présent, le baron a réussi à enlever au caoutchouc cette élasticité qui le fait impropre à tant d’usages. Au besoin, il le rend fragile comme du verre. Où l’industrie moderne s’arrêtera-t-elle, mon Dieu ? Où s’arrêtera-t-elle ?

Quand nous eûmes épuisé la question du caoutchouc cassant, la conversation roula sur le tapis de l’hygiène.

Le baron contempla notre brandy cocktail et fit cette réflexion, qui projeta Cap dans une soudaine et sombre ire :

— Vous savez, Captain, c’est très mauvais pour l’estomac, de boire tant de glace que ça.

— Mauvais pour l’estomac, la glace ? Mais vous êtes ivre-mort baron, ou dénué de tout sens moral, pour avancer une telle absurdité, aussi blasphématoire qu’irrationnelle !

— Mais…

— Mais… rien du tout ! Connaissez-vous dans la nature un animal aussi vigoureux et aussi bien portant que l’ours blanc des régions polaires ?

— ???

— Non, n’est-ce pas, vous n’en connaissez pas ? Eh bien, croyez-vous que l’ours blanc s’abreuve trois fois par jour de thé bouillant ?… Du thé bouillant sur les banquises ? Mais vous êtes fou, mon cher baron !

— Pardon, Captain je n’ai jamais dit…

— Et vous avez bien fait, car vous seriez la risée de tous les gens de bon sens. Les ours blancs des régions polaires ne boivent que de l’eau frappée et ils s’en trouvent admirablement, puisque leur robustesse est passée à l’état de légende. Ne dit-on point : Fort comme un ours blanc ?

— Évidemment.

— Et, puisque nous en sommes sur cette question des ours blancs, voulez-vous me permettre mon cher Allais, et vous aussi mon cher Labitte de Montripier, de vous révéler un fait d’autant moins connu des naturalistes que je n’en ai encore fait part à personne ?

— C’est une bonne fortune pour nous, Captain, et un honneur.

— Savez-vous pourquoi les ours blancs sont blancs ?

— Dam !

— Les ours blancs sont blancs parce que ce sont de vieux ours.

— Mais, pourtant les jeunes… ?

— Il n’y a pas de jeunes ours blancs. Tous les ours blancs sont de vieux ours, comme les hommes qui ont les cheveux blancs sont de vieux hommes.

— Êtes-vous bien sûr, Captain ?

— Je l’ai expérimenté moi-même. L’ours, en général, est un plantigrade extrêmement avisé et fort entendu pour tout ce qui concerne l’hygiène et la santé. Dès qu’un ours quelconque, brun, noir, gris, se sent vieillir, dès qu’il aperçoit dans sa fourrure les premiers poils blancs, oh ! alors, il ne fait ni une ni deux : il file dans la direction du Nord, sachant parfaitement qu’il n’y a qu’un procédé pour allonger ses jours, c’est l’eau frappée. Vous entendez bien, Montripier, l’eau frappée !

— C’est très curieux ce que vous nous contez là, Captain !

— Et cela est si vrai qu’on ne rencontre jamais de vieux ours ou des squelettes d’ours dans aucun pays du monde. Vous êtes-vous parfois promené dans les Pyrénées ?

— Assez souvent.

— Eh bien ! la main sur la conscience, avez-vous jamais rencontré un vieux ours ou un cadavre d’ours sur votre chemin ?

— Jamais.

— Ah ! vous voyez bien. Tous les ours viennent vieillir et mourir doucement dans les régions arctiques.

— De sorte qu’on aurait droit d’appeler ce pays l’arctique de la mort.

— Montripier, vous êtes très bête !… On pourrait élever une objection à ma théorie de l’ours blanc : c’est la forme de ces animaux, différente de celle des autres ours.

— Ah ! oui.

— Cette objection n’en est pas une. L’ours blanc ne prend cette forme allongée que grâce à son régime exclusivement ichtyophagique.

À ce moment, Cap affecta une attitude si triomphante que nous tînmes pour parole d’évangile cette dernière assertion, d’une logique pourtant peu aveuglante.

Et nous dégustâmes sur l’heure un rocky mountain punch[2] avec énormément de glace dedans, pour nous assurer une vieillesse vigoureuse.


  1. Glace en petits morceaux, quelques gouttes d’angustura, une demi-cuillerée de crème de noyaux, une autre de curaçao, finissez avec fine champagne. Agitez, passez zeste de citron, buvez.
  2. Dans un verre à gobbler rempli de glace pilée, deux cuillerées de sucre en poudre, le jus d’un demi-citron, demi-verre de vieux rhum, une cuillerée à bouche de marasquin, finir avec du Saint-Marceaux, un morceau de sucre candi, fruits selon la saison. Dégustez avec un chalumeau.