Le Captain Cap/II/17

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Juven (p. 127-132).

CHAPITRE XVII

Où le Captain Cap réussit sans appareil à ascensionner avec la régularité d’un oiseau.


Ce pauvre Captain Cap commençait à me raser étrangement, avec ses aérostats, ses machines volantes, planantes et autres, qui m’indiffèrent également.

J’allais prendre congé sur un quelconque motif, quand un gentleman d’aspect robuste, et qui avait semblé prendre un vif intérêt aux grandes idées de Cap, se leva, s’approcha, nous tendant le plus correctement du globe sa carte, une très chic carte de chez Stern, sur laquelle on pouvait lire ces mots :


SIR A. KASHTEY
Winnipeg.


Nous aimons beaucoup le Canada, Cap et moi, et la rencontre d’un Canadien, même d’un Canadien anglais, nous transporte toujours de joie.

Aussi accueillîmes-nous, d’une mine accorte, ce noble étranger qui voulut bien consentir à accepter un champagne-gobbler[1].

Quand nous eûmes échangé les préliminaires de la courtoisie courante :

— C’est que, continua sir A. Kashtey, l’aérostation, ça me connaît un peu !… J’en ai fait jadis dans des conditions peut-être uniques au monde !

Je vis Cap lever d’imperceptibles épaules… Conditions uniques au monde !… Téméraire étranger !

Sans se laisser démonter, Kashtey ajouta :

— Le particulier de mon ascension, c’est que le ballon, c’était moi-même.

Sir A. Kashtey, après avoir eu la politesse de faire remplir nos verres, dit encore :

— Il y a une dizaine d’années de cela… Je commandais le brick King of Feet, chargé d’acide sulfurique, à destination d’Hochelaga. Une nuit, à l’embouchure du Saint-Laurent, nous fûmes coupés en deux, net, par un grand steamer de la Dark-Blue Moon Line et nous coulâmes à pic, corps et biens.

— Triste !

— Assez triste, en effet ! Moi, j’étais chaussé de mes grosses bottes de mer en peau de loup-phoque, imperméables si vous voulez, mais peu indiquées pour battre le record des grands nageurs. Je fus néanmoins assez heureux pour flotter quelques instants, sur une pâle épave. À la fin, engourdi par le froid, je fis comme mon bateau et comme mes petits camarades : je coulai. Mais… écoutez-moi bien, je n’avais pas perdu une goutte de mon sang-froid, et mon programme était tout tracé dans ma tête.

— Vous êtes vraiment un homme de sang-froid, vous !

— J’en avais énormément dans cette circonstance : la chose se passait fin décembre.

— Très drôle, sir !

— Du talon de ma botte, je détachai de la coque de mon brick un bout de fer, qu’après avoir émietté dans mes mains d’athlète, j’avalai d’un coup. Doué, à cette époque, d’une vigueur peu commune, j’empoignai une des touries naufragées d’acide sulfurique et j’en avalai quelques gorgées.

— Tout ça, au fond de la mer ?

— Oui, monsieur, tout ça au fond de la mer ! On n’est pas toujours dans des conditions qui vous permettent de choisir son laboratoire. Ce qui se passa, vous le devinez, n’est-ce pas ?

— Nous le devinons ; mais expliquez-le tout de même, pour ceux de nos lecteurs qui ne connaissent M. Berthelot que de nom.

— Vous avez raison !… Chaque fois qu’on met en contact du fer, de l’eau et un acide, il se dégage de l’hydrogène… Je n’eus qu’à clore hermétiquement mes orifices naturels, et en particulier ma bouche ; au bout de quelques secondes, gonflé du précieux gaz, je regagnais la surface des flots. Mais voilà !… Comme il est dit dans la complainte de la criminelle famille Fenayrou, j’avais mal calculé la poussée des gaz. Ne me contentant pas de flotter, je m’élevai dans les airs, balancé par une assez forte brise Est qui me poussa en amont de la rivière. Ce sport, nouveau pour moi, d’abord me ravit, puis bientôt me monotona. Au petit jour, j’entr’ouvris légèrement un coin des lèvres, comme un monsieur qui sourit. Un peu d’hydrogène s’évada ; me rapprochant peu à peu de mon poids normal, bientôt, je mis pied à terre, en un joli petit pays qui s’appelle Tadousac et qui est situé à l’embouchure du Saguenay. Connaissez-vous Tadousac ?

— Si je connais Tadousac ! Et la jolie petite vieille église ! (la première que les Français construisirent au Canada). Et les jeunes filles de Tadousac qui vendent des photographies dans la vieille petite église au profit de la construction d’une nouvelle basilique !

(Et même si ces lignes viennent à tomber sous les yeux des jeunes filles de Tadousac, qu’elles sachent bien que messieurs P. F., E. D., B. de C., A. A. ont gardé d’elles un souvenir imprescriptible à la fois et charmant[2]).

Sitôt fermée ma parenthèse, le gentleman de Winnipeg termina son récit avec une aisance presque injurieuse pour ce pauvre Cap :

— Dès que j’eus mis pied à terre, j’exhalai le petit restant d’hydrogène qui me restait dans le coffre, et je gagnai la saumonnerie de Tadousac en chantant à pleine voix cette vieille romance française que j’aime tant :

Laissez les roses aux rosiers
Et les éléphants au lord-maire.


Visiblement contrarié, Cap haussa les épaules murmurant :

— Ce bonhomme-là ne me fait pas l’effet d’un personnage bien sérieux.


  1. Remplissez de glace pilée un grand verre, une cuillerée à café de curaçao, une autre de crème de noyaux, finissez avec tisane de Saint-Marceaux. Remuez, une tranche orange, une tranche citron, fraises et fruits selon la saison. Agitez, versez sur le tout, sans mélanger, un filet de porto rouge ; Dégustez avec chalumeau.
  2. Comme c’est loin tout ça ! Et dire que ces délicieuses jouvencelles sont peut-être actuellement d’énormes dondons aggravées de mille marmailles !