Le Captain Cap/II/44

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Juven (p. 256-259).

CHAPITRE XLIV

Où Cap prouve jusqu’à l’évidence qu’il aime à se rendre compte.


— Oui, mon cher, je suis comme ça, j’aime à me rendre compte par moi-même.

— Vous êtes un sage, Captain.

— Ainsi, on prétend que par les matinées de brouillard, comme celle d’aujourd’hui, l’absorption d’un verre de rhum est éminemment hygiénique ; assurons-nous-en.

Un petit café, précisément, nous tendait les bras :

— Garçon, deux verres de rhum.

— Voilà, messieurs.

Quand nous eûmes dégusté :

— Il n’est pas fameux, garçon, votre rhum.

— Nous en avons du meilleur, monsieur, à soixante centimes le verre.

— Je parie que c’est le même.

— Pour qui monsieur nous prend-il ? s’indigna le garçon.

— Alors, donnez-nous deux verres de ce fameux rhum… J’aime bien me rendre compte.

Le second rhum ressemblait au premier comme un frère à son jumeau.

Nous sortîmes, non sans avoir manifesté notre mécontentement par quelques vocables triviaux et désobligeants.

Tout près de là, un écriteau, posé sur des bourriches d’huîtres devant l’humble établissement d’un marchand de vin, attira notre attention : Arrivage direct tous les matins.

— Quelle blague ! fit mon ami. Arrivage direct ! Arrivage des halles centrales probablement. Si nous nous rendions compte ?

Rien ne creuse comme deux verres de mauvais rhum absorbés coup sur coup : je consentis.

Nous arrosâmes les huîtres d’un léger vin blanc assez guilleret, suivi d’un petit vin gris des Ardennes de l’authenticité duquel mon méfiant ami voulut s’assurer.

Le petit vin gris des Ardennes se laissa déguster avec une telle complaisance que, cinq minutes plus tard, une bouteille de sauterne le remplaçait sur la table.

— Du sauterne ! Ah ! il doit être chouette, son sauterne !… Enfin, nous allons bien voir.

Ce système d’investigation se poursuivit ainsi pendant toute la matinée.

La plupart des apéritifs connus furent l’objet d’une sérieuse enquête personnelle.

— Je vous parie que ce n’est pas du vrai Pernod !… Gageons que ce quinquina n’est pas du vrai Dubonnet !…

Et moi, pour flatter la manie de Cap, je m’informais si le curaçao était du vrai curaçao de Reischoffen, et si la bouteille d’anisette portait bien la signature Béranger.

Midi sonna.

Nous nous disposions à prendre mutuellement congé, quand le Captain avisa deux messieurs qui filaient sur leur tandem, tels deux cerfs lancés d’une main sûre.

— Messieurs, messieurs ! arrêtez-vous, cria mon ami.

L’un des deux gentlemen se retourna, interrogatif.

— Oui, vous ! insista Cap. Stoppez tous les deux au plus vite !

Les messieurs s’arrêtèrent, descendirent et vinrent à nous.

— Merci, messieurs, d’avoir si gracieusement obéi à ma prière. Maintenant, je vois que vous êtes deux ; vous pouvez continuer votre promenade.

— Mais, monsieur, que signifie ?…

— Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple. Je voulais m’assurer que vous étiez deux, parce que, si vous n’aviez été qu’un, c’est que j’aurais été, moi, abominablement gris… J’aime bien me rendre compte.

Et Cap conclut :

— Puisque nous ne sommes pas gris, qui nous empêche de prendre un excellent brandy shanteralla[1] ?

— Rien, Cap, rien au monde ne saurait nous prohiber cette démarche.


  1. Le brandy shanteralla, peu recommandé au sexe frêle, se prépare ainsi : dans glace en morceaux, versez une cuillerée à bouche de curaçao, une de chartreuse jaune, une d’anisette, complétez avec bon cognac.