Le Cardinal de Mazarin/01

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Le Cardinal de Mazarin
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 931-961).
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LE CARDINAL


DE MAZARIN




S’il est des temps où, pour triompher de ses ennemis, il faut les surpasser par le génie et par l’audace, — dans les jours ternes et incertains qui succèdent d’ordinaire aux luttes ardentes, quand les intérêts occupent seuls la scène où s’agitaient naguère les passions, il suffit, pour rester au pouvoir après y être monté, de révéler à la société l’égoïsme des prétentions qui la troublent, et d’inspirer le mépris de ses adversaires à défaut du respect pour soi-même. Que, sans s’élever au-dessus du niveau commun, on soit doué d’assez d’adresse pour profiter de leurs fautes, d’assez d’obstination pour se raffermir par leurs défaillances ; qu’on ne se laisse détourner du but ni par les échecs ni par les injures ; qu’on ne recule au besoin ni devant les avances qui désarment ni devant les manœuvres qui divisent ; qu’on soit enfin moins soucieux de sa propre dignité que du succès, — et le jour vient de s’imposer souverainement à la lassitude universelle. Ce sont là des victoires qu’on doit plutôt à la faiblesse de ses ennemis qu’à sa propre force, et qui rapportent moins de gloire que de puissance ; mais elles n’en ont pas moins une importance considérable par la plénitude d’autorité qu’elles assurent, encore que l’œuvre soit en elle-même plus grande que l’ouvrier.

C’est demeurer, je crois, dans les termes de la plus stricte équité que de caractériser ainsi le rôle historique et la personnalité du ministre qui, après des épreuves que de plus nobles cœurs auraient probablement déclinées, finit par disposer de toutes les ressources de la France avec une sécurité que n’avait jamais possédée Richelieu. Le cardinal Mazarin a provoqué les appréciations les plus contradictoires, et ceci ne pouvait manquer d’arriver, car si, d’une part, son nom se rattache aux choses les plus considérables de son temps, de l’autre une popularité universelle est acquise aux nombreux monumens littéraires où toute une génération a consigné le souvenir de ses ressentimens et laissé la trace de ses haines. Le négociateur des traités de Munster et des Pyrénées se montre à la postérité à travers la volumineuse collection des mazarinades, La fronde s’est vengée de son heureux vainqueur en écrivant sa vie, et les spirituels héros de cette révolution avortée ont été mieux servis par leur plume que par leur épée. D’ailleurs, il faut bien le dire, ce ne sont pas seulement les ennemis du cardinal qui ont compromis sa mémoire vis-à-vis de la postérité : les hommes associés à sa cause n’ont guère rendu meilleur témoignage de ses qualités personnelles, et nul chef de gouvernement n’a compté moins d’amis parmi ses propres créatures. Que le cardinal de Retz amoindrisse l’homme dont l’habileté le contraignit à passer dans le dénûment et dans l’exil une vie qu’il aspirait à rehausser de toutes les splendeurs de la fortune et de la puissance ; que Mme de Montpensier fasse grimacer la figure du ministre contre lequel elle livra des batailles pour le punir de n’avoir pas fait de son mariage la plus grande affaire de la monarchie ; que Pierre Lenet, un fidèle serviteur du prince de Condé, que Guy Joly, un ami non moins dévoué du coadjuteur, que d’autres encore, engagés dans les débats du parlement et les entreprises des princes contre le représentant de l’autorité monarchique, peignent celui-ci sous les plus tristes couleurs, cela n’a rien que de naturel, et nous savons aujourd’hui mieux qu’en aucun temps de quel œil l’esprit de parti voit les personnes, et avec quelle modération il les juge ; mais le repoussement inspiré par Mazarin se reproduit avec une expression presque aussi vive dans les écrits laissés par la plupart des hommes demeurés fidèles à la régente et liés à la politique du cardinal. Le comte de Brienne, qui exerçait sous lui la charge de secrétaire d’état, le marquis de Montglat, grand-maître de la garde-robe, toujours inoffensif et toujours dévoué à la reine, parlent de son ministre en des termes qui diffèrent peu de ceux qu’emploient les ennemis connus de Mazarin. Dissimulation et fausseté, égoïsme et avarice, ce sont là des imputations qui se rencontrent aussi fréquemment dans les écrits des serviteurs d’Anne d’Autriche que dans ceux des hommes de la fronde. Il n’est pas jusqu’à l’inoffensive Mme de Motteville qui, à travers les réserves de son dévouement à sa royale maîtresse, ne laisse percer à chaque page la répugnance que lui inspire l’homme qui, « outre son avarice, méprisait les belles-lettres et tout ce qui peut contribuer à la politesse, et ne croyait pas que les dames fussent dignes de son estime, si par leurs intrigues et leurs malices elles ne trouvaient le moyen d’acquérir sa confiance[1]. »

Au témoignage d’autrui il faut enfin joindre celui de Mazarin lui-même. Or nous voyons par sa correspondance avec la reine, durant son séjour hors du royaume en 1651, de quelles suspicions jalouses il poursuit Fouquet, Servien, Letellier et surtout de Lyonne, placés ou maintenus par lui auprès de la régente pour servir ses intérêts et préparer son retour. L’amertume de ses plaintes constate que si l’homme d’état attend quelque chose de la solidarité politique qui lie ces agens à ses destinées, il ne compte manifestement sur aucun dévouement personnel. Rien d’étonnant dès lors que nulle voix amie ne vienne rompre l’éclatant concert d’injurieuses accusations formé par ses adversaires implacables. En présence de tant d’écrits diffamateurs, il était difficile que la postérité ne poussât pas la rigueur jusqu’à l’injustice, et qu’elle ne perdit pas de vue les remarquables qualités de Mazarin pour ne voir que ses défauts. Ainsi est-il arrivé pendant tout le cours du XVIIIe siècle et durant la première partie du nôtre. De nos jours, une réaction s’est produite en sens inverse, et je crois qu’elle tend à son tour à dépasser la mesure de la vérité. Quelques esprits auxquels ne manquent assurément ni la science ni l’élévation voudraient placer Mazarin à côté de Richelieu, peut-être même au-dessus de lui. Devenu sceptique par fatigue et par déception, notre temps honore surtout le succès. Celui-ci est à nos yeux une si grande chose, que nous inclinons fort à croire qu’on ne l’obtient jamais que par de grandes qualités, et que nous faisons toujours des esprits éminens de ceux auxquels n’a pas manqué cette consécration souveraine. Le succès a donc grandi au-delà de sa juste mesure le ministre mort au sein d’une omnipotence que Louis XIV même ne lui aurait jamais disputée, tant il avait identifié la royauté avec lui-même. Les expédiens souvent très vulgaires de Mazarin, ses ruses qui viennent fréquemment compromettre ses propres intérêts et l’enlacer dans des embarras d’où il ne sort que par les fautes de ses ennemis, son ardeur à garder le pouvoir lors même que celui-ci demeure stérile entre ses mains, tout cela a été transformé ou commenté avec plus de subtilité que d’exactitude. On a enfin attribué à son initiative personnelle les traités que Gustave-Adolphe avait préparés par son sang et Richelieu par son génie, traités glorieux que celui-ci avait en quelque sorte écrits d’avance pour ses successeurs, quels qu’ils pussent être, en élevant sa patrie au plus haut point de la puissance et en précipitant l’Espagne sur la pente d’une décadence irrémédiable.

Je voudrais rétablir la physionomie de ce ministre, exalté par l’esprit de système après avoir été rabaissé par l’esprit de parti ; je voudrais montrer quel fut cet homme, qui, s’il n’est pas le politique profond entrevu par quelques-uns, a du moins sur ses diffamateurs l’incontestable avantage de les avoir tous achetés. Cette tâche m’attire d’autant plus, que derrière Mazarin on peut contempler la société française tout entière dans la variété de ses mœurs, de ses intérêts et de ses aspirations, si vagues alors, mais si animées. Ce ministre ne s’imposa pas en effet à son siècle comme son formidable prédécesseur au point de le remplir tout entier. La nation française se révéla durant la fronde avec une liberté d’allures qu’elle ne pouvait avoir sous le cardinal-duc et qu’elle perdit bientôt sous le regard dominateur de Louis XIV, liberté naïve, pittoresque et qu’il faudrait appeler toute charmante, si, au sein de cette société pleine de confiance et d’illusions, ne se révélaient dans tous les rangs des blessures séculaires et des misères politiques dès lors à peu près incurables. Il faut étudier cette époque avec ses tendances si contraires et dans tous ses avortemens pour comprendre ce qui manquait à la France de nos pères la veille du jour où le grand roi, héritier du labeur de ses ancêtres et des nôtres, tira la dernière conséquence de l’œuvre poursuivie durant huit siècles. Par un concours de circonstances qui n’a pas été assez remarqué, la fronde, ce mouvement si violent et si stérile, met en relief dans ses phases successives l’esprit de toutes les classes de la société française. C’est d’abord la bourgeoisie qui occupe la scène durant la période parlementaire, puis elle s’efface pour céder la place à l’aristocratie, qui ne sait pas mieux profiter de ses premiers succès ; bientôt après se montre la populace, toujours semblable à elle-même, et qui prépare par ses violences le triomphe de la royauté absolue. La fronde fut, qu’on veuille bien me passer le mot, le microcosme de notre histoire.


I

Après les tentatives qui mettent l’ordre social en péril viennent les avortemens qui le troublent sans l’ébranler ; après les combats livrés par les factieux viennent les illusions de ceux chez lesquels des prétentions impuissantes survivent à une influence évanouie. La France en était là à l’avènement de l’enfant qui succédait à Louis XIII. La puissance monarchique avait vaincu, mais elle n’avait pas fait encore preuve décisive de sa force, non plus que ses vieux antagonistes n’avaient eu celle de leur défaite. La royauté, devenue depuis les jours de Hugues Capet le symbole et l’instrument de l’unité nationale, rencontra d’abord en face d’elle l’esprit féodal, dont l’influence avait pénétré les mœurs, les lois, l’église, la famille, et jusqu’au sol lui-même dans l’infinie variété de ses divisions, de ses coutumes et de ses idiomes. J’ai pris plaisir à suivre ailleurs[2] dans ses phases principales la lutte engagée contre toutes ces forces conjurées depuis le jour où la royauté de Louis le Gros allait guerroyant de château en château jusqu’à celui où saint Louis la vit s’épanouir dans les pompes de sa cour plénière garnie de jurisconsultes et de hauts barons. Je me suis efforcé de raconter, en le résumant dans quelques types, ce prodigieux travail, toujours identique par le but, toujours dissemblable par les moyens. À la lutte engagée contre la féodalité territoriale avait succédé celle que nos rois durent livrer à la féodalité apanagère, renforcée par leur propre imprévoyance, et la cruelle astuce de Louis XI servit la même cause que l’adorable piété de saint Louis. Bientôt après paraissent ces guerriers qui donnent à la France la pleine conscience d’elle-même en séparant pour jamais ses destinées de celles de l’Angleterre, comme deux fleuves dont les flots, après s’être longtemps heurtés, s’écoulent enfin dans de larges lits par des pentes différentes. Le travail d’assimilation territoriale et d’expansion monarchique semble fort avancé à l’ouverture du XVIe siècle ; mais il est bientôt suspendu et contrarié dans son cours par la grande révolution religieuse qui changea la face de l’Europe. Le protestantisme rend à l’aristocratie territoriale dans les états du centre et du nord une influence que de longues guerres étrangères ou civiles avaient partout affaiblie, la noblesse se relève en s’emparant des dépouilles de l’église là où la réforme triomphe, et si celle-ci ne parvient point à prévaloir en France, elle y ménage du moins aux princes du sang et aux grands seigneurs de formidables auxiliaires dans leurs derniers efforts contre la prééminence royale.

La résistance catholique, organisée sous le drapeau de la ligue, rendit à l’esprit municipal une vie qui languissait depuis le XIIIe siècle, de telle sorte que l’autorité royale se vit retardée dans ses accroissemens et un moment menacée dans son existence par l’action simultanée des deux cultes. L’habileté d’Henri IV parvint, à conjurer ce double péril. Il désarma les protestans, qui lui avaient prêté leur force, et changea sa position vis-à-vis des catholiques, qui l’avaient contraint à s’incliner devant la foi nationale, en donnant peu à peu le caractère d’une victoire à ce qui n’avait été qu’une transaction. Après la mort de ce grand politique, qui avait amorti toutes les résistances sans les briser, celles-ci se reproduisirent sous un aspect nouveau. Richelieu eut à livrer contre les races seigneuriales, assistées par les forces que les édits royaux laissaient encore à la disposition des religionnaires, une bataille que l’on peut appeler la dernière. À la féodalité des grands barons atteinte par Philippe-Auguste, par Louis IX et par Philippe le Bel, à celle des apanagistes de sang royal tombés sous les coups ou dans les filets de Louis XI, avait succédé sous les derniers Valois l’aristocratie des grands gouvernemens provinciaux, dont les chefs cumulaient avec les cours souveraines la presque totalité des pouvoirs. Assistés par l’or de l’Espagne, protégés par les places de sûreté dont les herses s’abaissaient devant eux, pourvu qu’ils promissent d’aller au prêche, les grands se trouvèrent encore en mesure de disputer sérieusement le terrain à la royauté. Néanmoins l’œuvre des siècles s’accomplit en dépit de ces résistances. Porté par la main triomphante de Richelieu de la Catalogne aux Pays-Bas espagnols, l’étendard fleurdelisé flotta seul désormais sur la vaste étendue du territoire, où nul prince et nulle commune n’aspirèrent plus à partager avec le seigneur-roi la souveraineté de son domaine héréditaire.

Cependant, lorsque ce ministre mourut, en décembre 1642, quatre mois seulement avant le monarque qui l’avait si longtemps supporté en le détestant toujours, il restait dans la plupart des esprits les plus complètes illusions sur le véritable état des choses. On ne croyait pas la victoire de la royauté aussi entière qu’elle l’était en réalité. L’aristocratie surtout ne soupçonnait pas jusqu’à quel point elle avait été atteinte à toutes les sources de sa puissance, et quoiqu’elle fût malheureusement fort incapable de garder le pouvoir, elle se tenait pour fort assurée de le reprendre. Devant le berceau d’un roi de cinq ans et la perspective d’une longue régence, on considérait comme impossible, même sous des formes mitigées, la continuation du système qui avait prévalu durant vingt années, et qui consistait à concentrer la plénitude des pouvoirs aux mains d’un seul homme investi de la confiance royale. Les orateurs du parlement réduits au silence, et qui n’usaient plus du droit de remontrance de peur de le compromettre ; les princes contraints de solliciter le ministre, et, lorsqu’ils avaient commis des fautes, d’implorer humblement la commisération du souverain ; les conspirateurs enfermés depuis si longtemps dans les prisons d’état, pour entente avec l’étranger ou pour complot contre la vie du cardinal ; les grandes dames exilées du royaume, et qui ne pouvaient plus faire servir leur beauté à l’accroissement de leur fortune ; tout ce monde, plein de passion, de jeunesse et de frivolité, attendait le jour de reprendre ses positions, et de les mettre, par des réformes politiques sur lesquelles on n’avait d’ailleurs aucunement médité, à l’abri de toute usurpation nouvelle. Comment ne pas compter pour cela sur la princesse dont on avait épié toutes les larmes et servi tous les ressentimens durant la demi-captivité à laquelle l’avaient si longtemps soumise un époux qui ne l’aimait point et un ministre qui la redoutait ? Le nom de la reine, comme celui de Gaston d’Orléans, frère du roi, avait servi de mot d’ordre à presque tous les conspirateurs ; l’on croyait donc, et cette croyance était fort naturelle, pouvoir pleinement compter sur la régente, et l’on se considérait d’ailleurs comme assez fort pour s’imposer à une reine étrangère, conseillée par un ministre étranger, si au tort de l’aveuglement elle s’avisait jamais de joindre celui de l’ingratitude. De telles illusions étaient fort spécieuses en ce moment-là, et il aurait fallu un esprit très supérieur pour en pénétrer la vanité.

Richelieu avait effacé sans doute tous les pouvoirs devant celui de la couronne, et, sans aimer son gouvernement, les magistrats l’avaient singulièrement servi, en subordonnant par leurs doctrines tous les droits de la nation au droit supérieur de la royauté ; mais cette difficulté qu’on s’était préparée à soi-même, et qui semblait devoir rendre au parlement la résistance et à plus forte raison la faction à jamais impossible, paraissait fort amoindrie par la situation nouvelle des choses. La grande idée de la royauté, devant laquelle on avait abaissé toutes les existences, n’était-elle pas une abstraction durant une minorité, et pouvait-elle avoir alors toutes ses conséquences pratiques ? Afin de mettre, sur ce point-là, ses croyances monarchiques en parfait accord avec le besoin, un moment général, de réformes et d’agitation, le parlement de Paris avait imaginé une théorie, ce qui est la ressource ordinaire des honnêtes gens en pareil cas. On distinguait deux états dans la royauté : l’un actif, durant lequel le souverain possédait la plénitude de la puissance, mais sous la condition de venir l’exercer lui-même du haut de son lit de justice, dans la maturité de son âge et de sa raison ; l’autre passif, qui ne laissait aux représentans temporaires de la royauté que l’exercice d’un pouvoir strictement limité par les lois. Le droit constituant, étant en quelque sorte sacramentel et ne pouvant se déléguer, dormait donc, durant les minorités, au sein du parlement de Paris, tuteur des rois, qui prétendait s’en adjuger le bénéfice pendant ces sortes d’interrègnes. Cette étrange doctrine, qui se reproduit incessamment dans les écrits et les harangues de l’avocat-général Talon[3], avait prévalu jusque dans la partie la plus modérée et la plus fidèle des compagnies judiciaires ; elle constituait cette foi parlementaire qui seule faisait battre, au milieu des orages, le cœur impassible de Mathieu Molé, et elle suffit pour expliquer les périls et les déboires de sa noble vie.

Quelque chose de semblable se reproduisait relativement à l’armée, et donnait une preuve de plus des résistances que les idées nouvelles rencontrent dans les vieilles mœurs, même après que leur victoire est assurée. L’armée était bien devenue, depuis la victoire du Béarnais, le bras de la royauté française, mais c’était aussi sous la condition que le souverain se placerait à sa tête pour y exercer en personne le commandement suprême. Ainsi avait toujours agi Henri IV, ainsi avait presque constamment fait Louis XIII lui-même pendant un demi-siècle. Lorsque le roi, chef de la hiérarchie militaire, ne paraissait point dans ses armées, les traditions féodales, si puissantes encore sur l’esprit de la noblesse, ne tardaient pas à reprendre le dessus, et les divers corps devenaient bientôt les fiefs particuliers de leurs commandans. La royauté n’avait alors sur l’armée qu’une action indirecte et en quelque sorte médiate. Dans un système d’organisation militaire où le régiment était, à bien dire, la propriété de son colonel, exclusivement chargé du soin de le recruter, il était difficile que chaque province, et surtout chaque place de guerre, ne fût pas dans la dépendance directe et personnelle de son gouverneur. L’écharpe bleue de Monsieur, l’écharpe verte du cardinal, l’écharpe isabelle de M. le Prince, étaient, dans les idées qui prévalaient encore à cette époque parmi les plus honnêtes gens, des symboles qui engageaient l’honneur et la fidélité militaires plus étroitement que ne pouvait le faire la couleur même du drapeau. Derrière les murailles de sa forteresse, tout gouverneur nommé par le roi se considérait à peu près comme chez lui. On n’en jugeait guère autrement à la cour. Lorsqu’on y avait résolu de retirer son gouvernement à un général, et, à plus forte raison, de lui ravir la liberté, on avisait, pour le faire déguerpir, à mille expédiens plutôt que de donner à la garnison l’ordre d’arrêter son propre chef. Le maréchal d’Hocquincourt n’étonnait probablement personne, et faisait à peine acte de fatuité en écrivant à la duchesse de Montbazon que, pour prix d’un de ses regards, Péronne serait à la belle des belles. Pour peu qu’on lise avec quelque attention les mémoires de ce temps, on reste convaincu que, dans les idées alors universellement admises, le gouvernement des provinces, et surtout celui des places de guerre, était beaucoup moins considéré comme une fonction exercée dans un intérêt public que comme une garantie obtenue pour sa sûreté ou son influence personnelle.

Par l’avènement d’un enfant au trône, l’autorité royale était donc paralysée dans la conscience des magistrats, qui en était le vrai sanctuaire, et dans l’armée, bien que celle-ci en fût l’instrument actif. Pendant qu’il en était ainsi au sommet de la hiérarchie sociale, les populations, et particulièrement celles des campagnes, étaient dans un état trop véritable de souffrance. Eparses sur un sol plus d’à moitié en friche, ne pouvant faire aucune avance à la terre sous un système de tailles qui atteignait la production à sa source en taxant les instrumens mêmes du travail, ces populations rares et pauvres s’étaient épuisées pour entretenir depuis vingt ans les grandes armées décimées par tant de batailles. Le vaste champ des misères humaines était donc ouvert devant les agitateurs au moment où le gouvernement passait de la main vigoureuse d’un grand homme dans celle d’une faible femme, situation redoutable à coup sûr, si les étourdis qui allaient s’y engager, tout pleins du souvenir des grandes luttes antérieures contre la puissance royale, n’avaient manqué de la qualité indispensable pour transformer les émeutes en révolutions.

Ceux-ci ne tentèrent pas même d’établir un lien entre leur cause et celle des populations. Aussi, quoique disposant de forces militaires considérables, et couverts, par l’adhésion du parlement, d’une sorte de consécration légale, succombèrent-ils au sein de l’indifférence publique, en augmentant des souffrances qu’ils ne prétendaient point à l’honneur de faire cesser. Et comme, entre toutes les traditions de leurs prédécesseurs, ils imitèrent surtout l’usage de traiter avec l’étranger pour en obtenir de l’or et des soldats, le sentiment national se réveilla d’abord au cœur des magistrats, longtemps tiraillés entre leurs devoirs et leurs haines, et bientôt après au cœur de la France entière, pour s’identifier avec le sentiment monarchique, encore que la royauté fût représentée par un ministre universellement odieux.

J’aurai à retracer dans ses traits principaux, au risque de beaucoup omettre et de ne rien dire qu’on ne sache, ces tentatives où la présomption s’égala partout à l’impuissance ; mais il faut montrer d’abord dans quelle situation se trouvaient la cour et l’état lorsque le testament de Louis XIII, dégagé par arrêt du parlement de toutes ses clauses limitatives, fit échoir la régence à une princesse jusqu’alors soigneusement tenue à l’écart de toute chose ; il faut surtout étudier dans sa période la moins connue la vie de l’étranger, sans racines et sans appui, que sa destinée appelait à triompher des plus grands hommes de guerre unis aux plus grands seigneurs et aux plus grands esprits de son temps.


II

La mort même n’avait pu précipiter Richelieu de ce sommet dont il avait si longtemps foudroyé plutôt que gouverné les humains[4]. Louis XIII donna jusqu’à sa dernière heure l’admirable exemple d’immoler les répugnances de l’homme aux devoirs du roi. Toutes les dispositions du terrible mort furent respectées comme l’auraient été ses ordres. « La cour demeura, dit un grand observateur contemporain, aussi soumise aux volontés du cardinal qu’elle l’avait été durant sa vie. Ses parens et ses créatures y eurent les mêmes avantages qu’il leur avait procurés ; il disposa des principales charges de la monarchie, et fut assuré de régner bien plus absolument après sa mort que le roi son maître n’avait pu le faire depuis trente-trois ans qu’il était parvenu à la couronne[5]. »

Si Louis XIII, quelques semaines après le décès de son ministre, rappela à la cour Gaston d’Orléans, son frère, et les princes de la maison de Vendôme, ce furent là des actes de miséricordieuse piété accomplis par un roi mourant en vue de l’éternité qui s’avançait plutôt que des indices d’une autre politique. Les prisons s’ouvrirent aussi devant un certain nombre de personnages qu’on y tenait renfermés moins par crainte que par oubli ; mais si l’on s’en rapporte à un autre témoin des événemens, le roi octroya cette sorte d’amnistie par un motif fort original, et qui excluait à coup sûr toute pensée de clémence. « Chavigny et le cardinal Mazarin prirent le roi par son faible, qui était l’avarice, et lui représentèrent que les prisonniers faisaient une dépense extrême à la Bastille, et que, n’étant plus en état de cabaler, ils seraient aussi bien dans leurs maisons, où ils ne coûteraient rien à sa majesté[6]. »

En même temps que Richelieu avait disposé, pour ses amis et pour les membres de sa famille, de tous les grands gouvernemens et des principales charges de la couronne, il avait constitué le conseil destiné à lui survivre et à continuer l’application de sa pensée. Le cardinal Mazarin, fixé en France depuis 1639, avait été fait ministre d’état ; sous lui travaillaient Desnoyers et Chavigny, puis, avec une influence moindre et une altitude plus subalterne, le chancelier Seguier et les deux autres secrétaires d’état, MM. de Brienne et de La Vrillière. De tous ces hommes on pouvait répéter le mot que Louis XIII disait souvent de l’un d’entre eux : « Si le cardinal se faisait Turc, Desnoyers prendrait bien vite le turban. »

Une affaire avait rempli presque seule la durée de l’agonie royale. Louis XIII n’aimait ni n’estimait la reine, et la tenait pour complice, du moins par ses vœux, de tous les agitateurs qui avaient troublé sa vie, depuis Chalais jusqu’à Cinq-Mars. Il croyait que celle belle jeune femme ne supportait pas sans impatience une union où la froideur rendait encore la jalousie plus cruelle ; il considérait surtout la reine comme ayant le cœur invinciblement dévoué à l’Espagne et aux intérêts de sa maison. C’était là le crime irrémissible aux yeux de ce prince, aussi français que l’avait été son père. Le roi éprouvait donc un repoussement presque invincible à laisser la régence aux mains d’Anne d’Autriche, et cette répugnance dépassait même celle que pouvait, avec plus de justice, lui inspirer son frère, complice relaps de toutes les conspirations. Néanmoins les précédens en faveur de la régence maternelle avaient une telle autorité, et l’opinion, qui est toujours du parti de la jeunesse et du malheur, se prononçait sur ce point avec tant d’énergie, qu’il n’y avait point à douter du résultat. Il était à peu près certain d’avance qu’aussitôt que le roi reposerait sous les voûtes de l’abbaye dont la vue lointaine obsédait, dit-on, son regard, le parlement proclamerait la régence d’Anne d’Autriche, comme il avait proclamé celle de Marie de Médicis, en annulant toutes les clauses restrictives, et à plus forte raison toutes les dispositions contraires. Ceci fut si bien compris, que tous les ambitieux manœuvrèrent en conséquence. La cour de la reine grossissait à mesure que le vide se faisait à Saint-Germain autour de la couche abandonnée du fils d’Henri IV, et chacun s’efforçait de triompher de l’obstination du monarque pour se donner près de la future régente le mérite d’un dénouement réputé inévitable.

Pour faire oublier son dévouement servile à Richelieu, le vieux Desnoyers fit du zèle comme un jeune homme et s’enlaça dans ses propres filets. N’ayant pu obtenir du roi la consécration du droit de la reine à la régence, il lui demanda de rentrer dans la retraite, avec l’espoir, bien cruellement déçu par la suite, d’en être retiré par la future régente. Mazarin ne fit pas cette faute, à peine pardonnable chez un débutant. Il sut se ménager la principale influence sur la résolution royale, en triomphant par un moyen terme des répugnances personnelles du roi. Le monarque signa quelques jours avant sa mort une déclaration qui conférait la régence à la reine, mais en lui adjoignant, pour l’exercer conjointement avec elle, un conseil dont le cardinal était membre avec le prince de Condé et deux secrétaires d’état, le duc d’Orléans devant exercer les fonctions de lieutenant-général du roi mineur.

Cette déclaration remplit d’abord de fureur et la reine et ceux de ses serviteurs personnels qui, sur le point de recueillir, ils le croyaient ainsi, le prix de leur long dévouement, s’indignaient à la pensée d’un obstacle élevé entre leurs espérances et le but, si longtemps poursuivi, de leurs ambitions. Cependant Mazarin parvint à faire comprendre à la princesse, à l’aide d’intermédiaires habiles, que ce moyen terme avait été nécessaire pour décider le roi, et qu’il présentait pour elle des avantages manifestes. Il lui fit exposer qu’il était d’une haute importance pour sa sécurité comme pour son honneur de voir son pouvoir consacré par la volonté formelle de son époux, et que cet avantage ne serait aucunement infirmé par les conditions limitatives au moyen desquelles il était obtenu, car ces conditions n’empêcheraient pas le parlement, dont les intentions étaient bien connues, d’attribuer à la reine régente la plénitude du pouvoir : ceci deviendrait plus facile encore lorsqu’on verrait les membres du conseil de régence, le cardinal tout le premier, renoncer hautement, en invoquant l’intérêt public, au bénéfice de stipulations destinées à ne pas survivre à celui qui les avait signées.

La reine, qui avait toujours l’instinct de ses intérêts vrais lors même qu’elle les compromettait par ses fautes, se rendit à ces raisons fort plausibles, et elle ne sut nullement mauvais gré à Mazarin, avec lequel elle n’avait eu jusqu’alors presque aucun rapport, de la part qu’il avait prise à la rédaction d’un acte qui, s’il n’était pas nécessaire pour lui conférer le pouvoir, la dérobait du moins à l’humiliation d’une flétrissure. Trois jours après la mort de son époux, Anne d’Autriche, pleine de confiance, se rendit donc au parlement pour y faire tenir par un roi de cinq ans son premier lit de justice. Elle y entendit l’avocat-général Talon déclarer que « toutes les précautions contraires à la liberté de ceux qui commandent peuvent être ou des occasions de division ou des empêchemens de bien faire, et requérir en conséquence que toute limitation fût supprimée dans l’exercice du pouvoir conféré à la reine par le testament du feu roi. » Les membres du conseil de régence s’empressèrent d’adhérer à ces conclusions, et l’un d’eux, dépassant ses collègues par l’ardeur de ses protestations, déclara que « l’autorité de cette sage princesse ne saurait jamais être trop grande, puisqu’elle était entre les mains de la vertu même. » C’était le chancelier qui naguère, au Val-de-Grâce, avait, par ordre de Richelieu, porté la main sur la reine pour la fouiller.

Quel calcul conduisit Anne à laisser aux mains de ses anciens persécuteurs le pouvoir qui lui arrivait ainsi rehaussé par la flatterie et par la bassesse ? Pourquoi le délégua-t-elle à Mazarin qu’elle ne connaissait que comme la principale créature de son ennemi ? Comment celui-ci devint-il premier ministre ? Comment tous ses collègues restèrent-ils dans le conseil lorsqu’on s’attendait à les voir disparaître pour faire place à ces amis des mauvais jours qui attendaient le prix de leur dévouement et de leurs souffrances ? Les mémoires abondent sur ce problème en explications anecdotiques. Selon le comte de La Châtre, l’un de ces nombreux serviteurs cruellement déçus dans leur attente, Mazarin, pour se rendre la reine favorable, aurait d’abord employé Beringhen, premier valet de chambre d’Anne d’Autriche, et celui-ci, profitant de l’accès qu’il avait à toute heure auprès de la princesse, lui aurait représenté que « le cardinal ayant seul le secret des grandes affaires, il y aurait avantage à le conserver à son poste pour les commencemens. » Le ministre aurait aussi recouru à « M. Vincent, lequel attaqua la reine par la conscience et lui prêchant le pardon des ennemis ; » mais il aurait employé surtout un catholique anglais fort mêlé aux intrigues de ce temps-là, Montaigu, « dévot de profession, mêlant Dieu et le monde, lequel ajouta aux raisons de dévotion une considération qui gagna absolument la reine, qui fut de lui représenter que le cardinal avait entre les mains plus que personne les moyens de faire la paix, et qu’étant né sujet du roi d’Espagne son frère, il la ferait avantageuse à sa maison. »

Ce sont là des commérages renforcés d’une calomnie : celle-ci d’ailleurs est en pleine contradiction avec l’antipathie fort connue dès cette époque que portait le cabinet de l’Escurial au négociateur du traité de Cherasque, et elle allait être démentie avec éclat par toute la politique de la régence. Ces bruits, recueillis par l’avide curiosité des contemporains, et qui deviennent trop souvent les élémens de l’histoire, n’expliquent aucunement la révolution si soudaine et si complète opérée dans toutes les idées et toutes les liaisons d’une princesse à l’instant où elle reçut mission de sauvegarder le trône de son fils. Ce ne fut pas en effet le cardinal Mazarin seul que la reine investit de sa confiance : elle maintint dans son conseil et dans leurs charges la plupart de ceux que le ministère précédent y avait appelés. Au lieu du changement à peu près universel dans les personnes et dans les choses que l’attitude antérieure d’Anne d’Autriche laissait assurément pressentir, on vit, à l’indignation de plusieurs et à l’étonnement de tous, les dévoués sacrifiés aux habiles. Comme Henri IV, Anne pratiqua l’ingratitude, et, chose plus difficile chez les femmes, plus invraisemblable surtout chez une personne indolente et tendre, elle transforma tout à coup ses amitiés avec ses intérêts et ses penchans avec ses devoirs. On l’avait vue, durant sa triste jeunesse, reporter ses regrets et son amour vers les lieux où s’était écoulée son enfance, et l’on avait pu avec quelque justice lui imputer d’avoir le cœur espagnol ; mais, à partir du jour où fut remis à ses mains le dépôt de la royauté française, le cœur de la mère de Louis XIV devint et resta français jusqu’au dernier jour de sa vie. Sa régence fut une lutte continue contre l’Espagne, et commença par la victoire de Rocroy pour finir par celle des Dunes.

Durant la vie de Louis XIII, la régente avait été en accord public ou secret avec tous les ennemis de Richelieu ; au lendemain de son avènement, elle remet la direction de toutes les affaires à l’homme qui représente aux yeux de tous la pensée du gouvernement précédent. La duchesse de Chevreuse, chassée de France pour son dévouement à la reine et qui porte depuis si longtemps dans toutes les cours de l’Europe ses intrigues et ses espérances, ne retrouve à son retour de l’exil au cœur de sa souveraine que froideur, réserve et soupçon. Les princes de Vendôme, ces amis si chers aux jours d’épreuve, voient toutes leurs prétentions repoussées, toutes leurs demandes éludées, parce qu’on craint de blesser les hommes du règne qui vient de finir, et parce qu’on ne veut pas surtout dépendre de ceux qui annoncent l’intention de peser sur le règne qui va commencer. Le duc de Beaufort, objet de toutes les complaisances de la reine, ce prince longtemps proscrit, auquel elle avait commis durant l’agonie du roi la garde de ses enfans, voit changer tout à coup le cœur et l’attitude de la reine : ses conseils ne sont plus demandés ; ses recommandations, de décisives qu’elles étaient, deviennent dangereuses pour ses amis ; la faction des importans, dont il est le chef, gêne d’abord comme une contrariété, irrite bientôt comme un obstacle, et finit par devenir un péril contre lequel on s’arme avec d’autant plus d’empressement que les souvenirs du passé importunent davantage. Stimulé par ses amis et furieux lui-même, Beaufort concerte, dans le boudoir de Mmes de Chevreuse et de Montbazon, l’assassinat de Mazarin, tentative si peu repoussée par les mœurs du temps, que l’un des complices n’a pas hésité à nous en conserver tous les détails[7]. Le hasard seul sauve la vie du cardinal, comme dans des circonstances presque semblables il doit plus tard sauver celle du coadjuteur, son ennemi. Cependant le projet transpire, et désormais les toits sont assez grands pour faire oublier les services. Quelques semaines ont suffi pour consommer cette révolution dans toutes les positions et dans toutes les idées, et le prince qui aux premiers jours de mai commandait à Saint-Germain au nom de la reine va en septembre méditer à Vincennes sur l’ingratitude des rois et les inconvéniens de la présomption.

Quoique l’attachement exalté que Mazarin parvint à inspirer à Anne d’Autriche soit devenu par la suite le principal moyen d’influence employé par ce ministre près de sa souveraine, cet attachement n’existait aucunement au début de la régence, et le choix du cardinal fut la conséquence naturelle d’un système spontanément adopté par la régente, bien loin d’être l’effet d’un sentiment personnel. Ce ne fut ni Beringhen ni saint Vincent de Paul qui frayèrent à Mazarin le chemin de la toute-puissance : si la reine l’y fit monter, c’est qu’elle comprit par une sorte d’intuition soudaine le péril qu’il y aurait pour l’avenir de son fils à réagir contre l’œuvre de Richelieu et à remettre la royauté sous le joug de princes et de grands seigneurs qui ne savaient guère que l’exploiter avec un égoïsme cynique. Parvenue sur ces sommets du haut desquels la vue s’étend et le cœur se dilate, Anne lut ses devoirs de reine et de mère dans l’éclatante histoire de la monarchie, continuée par tant de princes si opposés d’humeur et de génie. Cette femme paresseuse et mobile, qui avait eu peut-être de grands torts dans le passé, qui était destinée à commettre encore beaucoup de fautes, eut, au jour décisif de sa vie, la lucide perception de son intérêt véritable. Immolant, sans s’en rendre d’ailleurs parfaitement compte, ses amitiés et ses ressentimens à ses devoirs, comme durant vingt-cinq ans son époux leur avait sacrifié ses plus vives antipathies, elle prononça dans son cœur de mère le mot immortel de Louis XII.

Quel était en effet, au milieu des agitations inséparables d’une régence, l’intérêt sérieux de la monarchie ? N’était-ce pas d’assurer l’indépendance et la liberté d’action de la couronne, d’une part contre le duc d’Orléans, oncle du roi, que sa vie semblait avoir placé jusqu’alors en état permanent de conspiration, de l’autre contre la maison de Condé, alors représentée par un vieux prince cupide, derrière lequel se montrait un jeune homme aussi avide de puissance que de gloire ? Constituer un ministère qui ne dépendît ni de Monsieur, ni de M. le Prince, maintenir dans une situation réservée les turbulens bâtards de Vendôme, empêcher les maisons de Lorraine, de Bouillon, de Rohan, de Nemours, d’imposer à la royauté leurs exigences et leurs exclusions, en reprenant les traditions de leurs pères, — c’était là le premier besoin du pays, l’œuvre dans laquelle l’intérêt national venait se confondre avec celui de la monarchie. Or le ministre le mieux placé pour la suivre était évidemment un homme sans lien avec les factions princières, étranger aux grandes familles, quoiqu’au niveau des plus hautes têtes par l’éclat de sa dignité, et qui n’avait rien à attendre de leur concours, non plus que rien à craindre de leur abaissement.

Il n’y eut donc jamais de choix plus rationnel, comme on dirait aujourd’hui, que celui de Mazarin, cardinal italien, naturalisé sujet français par grâce spéciale du roi. Outre que ce choix était bon par les raisons générales que je viens de dire, il avait l’avantage de rassurer de nombreux intérêts et de prévenir une réaction à laquelle poussait l’esprit de vengeance stimulé par l’esprit de cupidité. En le faisant, la reine échappait d’un seul coup aux influences qui s’agitaient autour d’elle, et demeurait assurée d’être servie par un ministre qui, à raison même des racines qui lui manquaient en France, ne dépendrait jamais que d’elle-même. On sait qu’elle hésita un moment entre Mazarin et l’évêque de Béarnais, la bête mitrée, stigmatisée par le cardinal de Retz. Lorsqu’à l’impéritie du pauvre prélat qui pour resserrer notre alliance avec les Hollandais proposait de commencer par les convertir à la religion catholique, la reine eut opposé les connaissances diplomatiques du cardinal et toutes les ressources de son esprit, rehaussées par la vivacité méridionale de sa parole, elle se sentit confiante dans son choix ; bientôt après elle en fut heureuse, et un attachement dont la preuve est acquise à l’histoire conduisit cette princesse indolente et passionnée, qui avait eu le mérite de discerner la ligne de ses vrais devoirs, mais qui était fort incapable de la suivre dans les complications de chaque jour, à remettre aveuglément l’exercice de sa puissance à l’homme qui s’empara de son cœur pour ne point s’exposer à le voir occupé par un autre.


III

Quel était l’étranger auquel incombait ainsi la mission de représenter en France l’autorité monarchique et de faire enfin aboutir à la splendide royauté de Louis XIV l’œuvre de la dynastie capétienne ?

Dans l’année 1602, qui vit naître Anne d’Autriche, naissait à Rome Jules Mazarin, d’un gentilhomme sicilien qui avait d’assez grandes propriétés dans les Abruzzes. Sa famille, dévouée à l’Espagne dont elle était sujette, l’y envoya pour compléter ses études, qu’il acheva dans l’université de Salamanque, sous la direction des jésuites. Pourvu à sa rentrée en Italie d’une commission de capitaine dans l’année pontificale, Jules Mazarin fut envoyé dans la Valteline ; il y fit la guerre deux ans, et les généraux d’Urbain VIII eurent occasion d’acquérir des preuves de sa souplesse et de son intelligence dans diverses missions dont ils le chargèrent auprès du duc de Feria, qui commandait les Espagnols, et du maréchal d’Estrées, général de l’armée française. Bientôt après le jeune officier fut envoyé à Turin avec le cardinal Sachetti, chargé d’appuyer par la médiation pontificale les droits que faisait valoir sur le duché de Mantoue et sur le Montferrat le duc de Nevers, protégé par les armes de la France, contre le duc de Guastalla, que l’Espagne et l’empire soutenaient avec des forces imposantes.

Sachetti ayant quitté le théâtre d’une négociation à laquelle avait succédé une rude guerre, Mazarin y fut laissé avec le titre d’internonce, et il y déploya une telle activité et une connaissance si approfondie de tous les intérêts engagés dans cette affaire, qu’il devint l’intermédiaire de toutes les parties et l’agent principal de la paix. Dans l’un des voyages qu’il dut faire en France pour exercer ce ministère de conciliation, il vit le cardinal de Richelieu à Lyon, et le grand ministre conçut l’opinion la plus favorable du jeune diplomate, qui semblait se jouer avec une facilité singulière au milieu des ressorts les plus déliés de la politique italienne. Comprenant toute l’importance d’avoir au-delà des Alpes un agent habile et dévoué, Richelieu gagna Mazarin à la France en ouvrant devant son ambition de magnifiques perspectives. De ce jour-là, Mazarin servit tous les intérêts français dans la péninsule italique avec une habileté et une persévérance qui ne se démentirent jamais. La médiation pontificale n’avait pu amener la paix ; mais, retourné sur le théâtre des opérations militaires, l’internonce y reprit son œuvre avec la persistance qui fut le trait particulier de son caractère dans toutes les occasions de sa vie. Étant parvenu à inquiéter successivement le général français et le général espagnol sur les forces respectives qu’ils avaient en face l’un de l’autre, il réussit, après de longs efforts, à leur faire enfin signer une trêve, et pour la notifier aux deux armées prêtes à en venir aux mains, on le vit se précipiter à cheval sur le champ de bataille, déjà sillonné par les boulets. Cette trêve amena l’année suivante le traité de Cherasque, que Mazarin eut l’honneur de négocier. Peu à peu il parvint à changer les dispositions du duc de Savoie, et provoqua la cession de Pignerol à la France.

À partir de ce jour, il fit une rupture éclatante avec l’Espagne, dont il était né le sujet. La France eut de son côté à lui payer une dette véritable à laquelle Rome ne refusa pas de s’associer. Ce fut alors que pour se mettre en mesure de suivre le cours de sa fortune, auquel l’état militaire était un obstacle infranchissable à la cour pontificale, Mazarin prit l’habit ecclésiastique, sans s’engager d’ailleurs dans les ordres sacrés, auxquels il demeura étranger jusqu’au dernier jour de sa vie. Urbain VIII le nomma vice-légat à Avignon, et bientôt après nonce extraordinaire en France. Mais le bon vouloir du souverain pontife pour Mazarin allait s’affaiblissant de jour en jour sous l’influence des agens espagnols. Lorsque Richelieu demanda pour lui le chapeau de cardinal destiné au père Joseph, et que la mort du célèbre capucin laissait vacant, il rencontra, sinon un refus qu’il aurait été dangereux d’opposer à un tel homme, du moins des hésitations et des retards que Mazarin ne pardonna jamais au pontife. Cependant, aux premiers jours de 1642, Louis XIII put décorer de la pourpre l’homme qui était déjà devenu son sujet[8]. Nommé ambassadeur extraordinaire près du duc de Savoie, puis désigné comme futur plénipotentiaire à Hambourg pour y suivre les négociations projetées avec l’empereur et les princes de l’empire, le cardinal Mazarin entra au conseil avec le litre de ministre d’état, et Richelieu mourant le recommanda à Louis XIII pour travailler de sa main de velours à l’œuvre qu'il avait opérée par sa main de fer.

Mazarin arrivait donc au poste de premier ministre en ne devant rien qu’aux bontés du roi et à sa propre habileté. Il ne pouvait être que l’homme de la royauté. Il se dévoua aux intérêts de sa patrie adoptive avec une sincérité dont son intérêt personnel était le gage ; mais s’il comprenait bien la position extérieure de la France, s’il faisait mouvoir comme les plus fins joueurs toutes les pièces de l’échiquier diplomatique, il ne soupçonnait ni les lois, ni les mœurs, ni les instincts du pays qu’il était appelé à gouverner. Le premier ministre de la France était et demeura un Italien jusqu’à la moelle des os, à ce point que l’opposition constante entre son propre génie et le génie national devint la difficulté permanente de sa carrière, l’origine d’une impopularité qui ne devait s’effacer devant aucun service.

L’étendue de son esprit était fort inférieure à sa sagacité ; il connaissait les mille détours par lesquels on enlace un homme, mais il était ou ignorant ou sceptique touchant ces hautes vues administratives qui préparent la richesse et la grandeur des nations, et que Richelieu poursuivait jusque dans les plus terribles extrémités de la guerre. Tout entier à la pensée du succès, qui se résumait pour lui dans la conservation du pouvoir, il n’avait pas plus la mémoire du bienfait que celle des injures, et le pardon ne lui coûtait guère plus que l’ingratitude. Il n’avait de grandeur ni dans la pensée ni dans l’âme. Il eut toujours de petites vues, même dans ses plus grands projets, dit avec justesse un homme qui fut son ennemi sans devenir son détracteur[9]. Un autre observateur, beaucoup plus suspect, ajoute avec quelque raison que son vilain cœur paraissait toujours au travers de son esprit insinuant et de ses belles manières, « au point que ses qualités eurent dans l’adversité tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas dans la prospérité celui de la fourberie[10]. » Avide d’argent autant que du pouvoir, il eut du moins cette habileté, qui devient rare de nos jours, de ne point poursuivre simultanément l’œuvre de son élévation et celle de sa fortune. Dans les premiers temps de la régence, on vit marcher sans faste et s’inclinant devant tous l’homme destiné à voir les princes du sang royal rechercher ses nièces pour relever, par une portion de son immense fortune, leur patrimoine dissipé dans les longues guerres qu’ils avaient soutenues contre lui. Mazarin d’ailleurs était malheureusement aussi dégagé du côté des principes que du côté des passions. « Il semblait n’estimer aucune vertu ni haïr aucun vice, et ne faisait nulle profession de piété, quoiqu’il ne donnât par aucune action des marques du contraire[11]. »

Tel était l’homme qui, porté d’abord au pouvoir par une inspiration toute politique de la régente, commença le siège de son cœur, afin de s’assurer à tout jamais la domination de son esprit : étrange extrémité de l’ambition qui condamna un prince de l’église à jouer auprès d’une femme de cinquante ans, dont il fallait ménager à la fois la tendresse et les scrupules, le personnage d’un galant de romancero, dont les paroles brûlent le papier, et qui le conduisit, durant son exil, à transformer en tortures amoureuses son empressement à revenir près de la reine pour reprendre l’exercice du pouvoir[12] !

La première question que dut résoudre Mazarin en devenant maître des affaires fut celle de savoir s’il continuerait contre les deux branches de la maison d’Autriche la lutte commencée par Richelieu depuis que ce ministre était intervenu dans la guerre engagée entre l’empereur et les princes de l’empire. La période française de la guerre de trente ans avait commencé en 1634, lorsque, après leur échec à Nordlingue, les Suédois, pour prix du concours actif d’une armée française, eurent abandonné à la France toutes les places fortes qu’ils occupaient en Alsace. Cette terrible guerre avait eu des péripéties fort diverses. L’empereur n’avait pas tardé à reperdre la plupart des avantages qu’il avait conquis après la mort de Gustave-Adolphe et la paix de Prague, signée avec le parti protestant. Weimar, Banier, Torstenson, avaient remplacé l’auguste général, et rempli l’empire de la terreur de leurs noms. Les Français étaient maîtres des deux rives du Rhin et de toutes les places de la Lorraine pendant que leurs alliés écrasaient les impériaux à Leipzig. La guerre frappait d’une manière plus rigoureuse encore la branche espagnole de la maison de Charles-Quint. Le lendemain même du jour où le parlement de Paris déférait à Anne d’Autriche la plénitude de l’autorité royale, le jeune duc d’Enghien inaugurait le nouveau règne en remportant sur les vieilles bandes espagnoles cette homérique victoire de Rocroy, dont Bossuet devait tracer l’immortel bulletin. En Italie, la victoire de Casai avait livré le Piémont aux armes et à l’influence de la France, à ce point que le prince Thomas de Savoie était devenu l’un des généraux de ses armées. L’édifice de la monarchie catholique était d’ailleurs menacé d’une subversion totale. Le Portugal avait secoué le joug espagnol ; la Catalogne, la Cerdagne et le Roussillon s’étaient soulevés avec : une unanimité non moins irrésistible, et au moment où s’ouvrait le nouveau règne, nos armées occupaient au cœur de la Péninsule ces belliqueuses provinces qui invoquaient avec ardeur leur réunion à la couronne. La domination castillane n’était pas mieux assise au-delà des Alpes que dans les provinces voisines des Pyrénées, car déjà fumaient à Naples les premières étincelles de l’incendie, bientôt après allumé par Masaniello. Enfin une étroite alliance avec la Hollande avait donné aux armes françaises une supériorité marquée dans toutes les attaques dirigées contre les Pays-Bas espagnols. Le sort avait donc prononcé contre la maison d’Autriche : la prépondérance de la France était un fait déjà consommé. Trahi par la fortune et par ses propres sujets, Philippe IV n’avait plus rien à attendre que des agitations dont les souvenirs de la ligue et ceux de la régence précédente lui donnaient le pressentiment et l’espoir trop fondé.

Le cabinet de l’Escurial ne songea plus dès lors qu’à profiter des perspectives ouvertes par une longue minorité pour reprendre une partie de ce qu’il avait perdu depuis cinquante ans. Mazarin, de son côté, n’eut qu’une pensée : ce fut de pousser jusqu’au bout tous les avantages déjà assurés à la France, afin de profiter pour lui-même du prestige de nos victoires, et d’arrêter par les émotions de la guerre et les sacrifices forcés qu’elle impose l’esprit de réforme qui soufflait dans les parlemens, et l’esprit de cabale qui déjà partageait la cour. Profiter de la guerre afin d’avoir de grosses armées et pour imposer de nouvelles tailles, s’assurer des princes et les éloigner de Paris par de grands commandemens militaires, disposer de beaucoup d’argent pour acheter beaucoup de monde, ce fut là le travail persévérant du cardinal et la seule politique qu’il sut pratiquer et comprendre.

Le successeur de Richelieu comptait sur la guerre étrangère pour prévenir la guerre civile, et, de son côté, le successeur d’Olivarès comptait sur la guerre civile en France pour changer au profit de son pays la chance des armes depuis si longtemps contraire. Ces deux politiques se rencontraient donc pour retarder la paix, encore que l’issue de chaque campagne rendît celle-ci de plus en plus nécessaire à Madrid, et que la misère et le mécontentement qui croissaient sans cesse en France dussent aussi la faire souhaiter de plus en plus à Paris. Mazarin s’abusa sur les conséquences du système qu’il poursuivait avec persévérance au dehors. En travaillant secrètement à ajourner une pacification qu’il faisait profession publique de désirer, il donna à ses adversaires des griefs plausibles qui firent plus tard toute la popularité de la fronde, et il se trouva d’un autre côté qu’en continuant la guerre il avait fini par grandir et par armer lui-même tous ses ennemis. Il crut qu’en envoyant le duc d’Orléans commander une belle armée en Flandre pour satisfaire son insatiable besoin d’importance et d’activité, il pourrait se concilier ce prince, qui n’avait jamais su que compromettre ses amis pour les abandonner. Il envisagea comme un acte d’habile politique de fournir au jeune général qui allait s’appeler le grand Condé l’occasion d’ajouter les lauriers de Fribourg et de Nordlingue à ceux de Rocroy. Il ne prévit pas que l’immense patronage militaire de ces princes le placerait dans leur étroite dépendance, et que le chef de la branche cadette n’appliquerait bientôt qu’à lui-même tout le profit de sa gloire. Au lieu de lui assurer des créatures, la guerre ne servit qu’à rendre ses ennemis plus puissans dans l’armée, surtout plus nombreux dans la nation. Lorsque la guerre n’est pas en effet un dérivatif énergique, au lieu de prévenir les troubles, elle contribue à les susciter, car elle impose toujours des sacrifices dont les factions parviennent facilement à faire mettre en doute la nécessité.

Mazarin aurait-il coupé court aux agitations qui faillirent bouleverser l’état, en déployant, pour accélérer la paix générale, tout l’art qu’il mit à ajourner jusqu’à 1648 le traité avec l’empire, et jusqu’à 1659 le traité avec l’Espagne ? C’est une question qu’il serait à la fois oiseux et difficile de résoudre. Ce qu’on peut dire, c’est que, pour cet esprit plus actif que créateur, l’art de gouverner n’était guère que l’art de négocier. Richelieu aurait pu supporter la paix en grandissant par elle, car sa pensée embrassait les intérêts les plus complexes ; elle ne s’inquiétait pas moins du développement de la marine et du commerce, des intérêts agricoles et coloniaux, du progrès des arts et des lettres que du système de nos alliances. Mazarin au contraire aurait été condamné à la plus complète stérilité d’esprit, s’il avait eu des mesures organiques à préparer au lieu d’avoir des trames diplomatiques à suivre. Si donc la continuation de la guerre n’était pas le premier intérêt de sa position, elle était du moins conforme aux plus irrésistibles tendances de sa nature. Ajoutons d’ailleurs que le cardinal se croyait aussi grand tacticien sur un champ de bataille que dans un congrès, et qu’on le vit plus tard contester au maréchal de Turenne le mérite de ses dispositions stratégiques et l’honneur personnel de ses victoires.

L’imputation d’avoir opposé à la pacification de l’Europe, dans un intérêt égoïste, des obstacles calculés est trop sérieuse pour que je puisse me dispenser de la justifier par quelques rapides indications. Il est nécessaire d’ailleurs d’apprécier cette partie de la carrière du cardinal que remplissent les grandes transactions de Westphalie, et de se rendre compte du genre d’habileté qu’apporta dans ces célèbres négociations le ministre tout-puissant auquel une reine déjà subjuguée avait remis le soin d’assurer la grandeur et les intérêts de la France.

De 1643 à 1648, la cour n’eut guère à célébrer que des succès sur les divers théâtres où combattaient nos nombreuses armées, en exceptant toutefois la Catalogne, province où le maréchal de Lamothe-Houdancourt avait essuyé des revers graves, et que les premiers troubles de la fronde devaient arracher à la France. Quoique le germe des résistances intérieures fût déjà partout visible, l’éclatante fortune du règne en paralysait encore les bruyantes manifestations. Jamais souveraine n’avait été aussi constamment heureuse que le fut Anne d’Autriche durant le cours de ces années triomphales. Tandis que les esprits gardaient encore quelque chose des habitudes de soumission imprimées par Richelieu, l’impulsion que ce ministre avait donnée aux armées les poussait à la victoire sur le Rhin, sur le Danube et en Italie. Le duc d’Enghien[13] avait commencé cette course rapide dans la gloire, qui s’ouvrit à Rocroy pour ne s’arrêter qu’à Lens, à la veille de la guerre civile. Secondé par Turenne et par Gassion, entouré d’un héroïque cortège de gentilshommes presque tous jeunes comme lui, et dont son rang le constituait le chef naturel, ce prince portait dans la guerre une originalité de vues dans lesquelles les plus savans calculs s’illuminaient par les éclairs du génie. Sans le soupçonner encore lui-même, il avait fondé une grande école militaire toute prête à se changer à sa voix en un dangereux parti politique.

Cependant ces nombreuses victoires ne profitaient point à la paix, quoique l’empereur Ferdinand III la désirât depuis longtemps, et qu’elle fût au fond beaucoup plus nécessaire au roi d’Espagne qu’elle ne l’était au chef de l’empire. L’Allemagne ravagée par la guerre la plus longue et la plus sanglante des temps modernes, la France épuisée d’hommes et surtout d’argent, aspiraient l’une et l’autre avec une ardeur égale à la fin d’une lutte dans laquelle le sort, personne ne le méconnaissait plus, avait irrévocablement prononcé contre la maison d’Autriche. Tous les alliés de la France, si l’on en excepte peut-être les Suédois, souhaitaient la paix avec une passion qui finit par les séparer plus tard de nos intérêts, lorsqu’ils eurent découvert que le gouvernement de la régente ne manquait jamais de profiter de chaque succès nouveau pour produire une exigence nouvelle.

Le repos était devenu un besoin tellement impérieux pour le monde après les horreurs de la guerre de trente ans, qu’un homme de génie, loin de lutter contre cet irrésistible instinct, au risque de le soulever contre soi, en aurait fait le levier même de sa puissance, et aurait probablement inauguré la politique de Colbert au lieu de continuer celle de Richelieu. La grandeur de la France et l’abaissement de l’Espagne disaient assez que l’œuvre de cette dernière politique était consommée, tandis que les agitations du parlement et les souffrances des peuples ne semblaient pas indiquer moins clairement que l’heure d’une autre avait alors sonné. Toutefois Mazarin mit à ajourner la paix pendant quatre ans, puis à la rendre partielle au lieu de la faire générale, une habileté et une souplesse d’autant plus grandes qu’il faisait profession de la souhaiter plus ardemment que personne. Ce n’est pas qu’au fond il n’y eût quelque vérité dans ce sentiment-là. Ce ministre savait fort bien que la paix ne pouvait que profiter à la France dans les conditions où elle se trouvait placée pour la conclure ; il ignorait moins encore l’honneur qu’apporterait un jour à sa mémoire le grand traité qui stipulerait les nouvelles conditions de l’équilibre européen et la réorganisation de l’empire germanique ; mais cette paix, qu’il se réservait de conclure pour l’avenir, il l’ajournait indéfiniment, parce qu’il en redoutait le contre-coup. Il lui semblait périlleux de rendre aux loisirs et aux intrigues de la cour tant de princes et d’entreprenans seigneurs que la guerre éloignait le plus souvent de la cour et de la France ; il redoutait encore plus d’avoir à consacrer son attention et ses soins à ces questions de législation et de finances qu’il ignorait profondément, et qui commençaient à lui arriver à travers les plaintes vives et presque séditieuses des parlemens.

La marche de Mazarin durant le cours des négociations simultanément suivies à Munster et à Osnabruck se ressentit donc d’une préoccupation qui chez lui dominait toutes les autres, et la pensée du cardinal, dont, entre les trois plénipotentiaires français, Servien seul avait le secret, pourrait se formuler ainsi : préparer toutes les bases d’un accord sans jamais le signer, et demeurer maître de toujours conclure en trouvant des moyens pour rejeter constamment sur ses adversaires l’odieux et la responsabilité des ajournemens.


IV

Les premières négociations engagées pour la paix générale avaient été ouvertes du vivant du cardinal de Richelieu, et un traité des préliminaires, signé en 1641, en avait renvoyé la conclusion à un congrès dans lequel étaient appelés des ministres de toutes les puissances protestantes et catholiques ; il avait été d’ailleurs stipulé que ceux-ci se réuniraient dans deux villes séparées, afin de permettre à la médiation du pape de s’exercer entre les états catholiques. Les ministres de la régente arrivèrent les derniers, et après qu’on les eut attendus plus de deux ans à ce grand rendez-vous diplomatique qui avait été d’abord fixé au mois de mars 1642. Établis enfin à Munster en 1644, leur premier acte fut de publier, de concert avec les ministres suédois, un manifeste tellement violent contre la maison d’Autriche, et un appel si énergique aux princes de l’empire pour résister à sa tyrannie civile et religieuse, qu’il fallut tous les efforts des médiateurs pour empêcher les négociations de se rompre au moment même où elles venaient de commencer. Celles-ci ne tardèrent pas d’ailleurs à se trouver suspendues par de nombreuses difficultés de formes et par divers incidens suscités par Servien, que dans son langage pittoresque le nonce Chigi appelait l’ange exterminateur de la paix[14]. Plus tard une lutte presque scandaleuse engagée par l’agent confidentiel de Mazarin avec le comte d’Avaux, son collègue, et le départ de Servien pour La Haye contribuèrent à assurer à la mission française ce bénéfice du temps, que le cardinal réputait supérieur à tous les autres.

Durant cet espace de près de quatre années, l’empereur et les princes allemands des deux confessions avaient avancé leurs négociations directes. Toutes les questions relatives aux intérêts religieux et politiques avaient été résolues, et les satisfactions réclamées par les couronnes de France et de Suède étaient admises en principe. Sous l’empire des faits accomplis, l’Allemagne reconnaissait à la Suède la possession de la Poméranie ; elle n’élevait plus de difficultés sur l’attribution à la France de Metz, Toul et Verdun, et sacrifiait enfin, avec une résignation douloureuse, cette belle province d’Alsace, qu’il fut d’abord question de céder au roi très chrétien comme fief de l’empire, mais qu’on finit par lui reconnaître en toute souveraineté, avec quelques réserves en faveur des princes immédiats qui s’y trouvaient possessionnés.

On en était là depuis longtemps[15], et cependant le congrès n’aboutissait pas. Vainement le nonce et l’ambassadeur de Venise déployaient-ils, en leur qualité de médiateurs, une persévérance que ne lassait aucun obstacle : leurs efforts seraient probablement demeurés infructueux longtemps encore, si un incident grave n’avait fait comprendre à Mazarin que l’heure des résolutions décisives avait enfin sonné. Les états-généraux de Hollande avaient signé en 1644 un traité par lequel ils s’étaient formellement engagés à ne conclure la paix avec l’Espagne que conjointement et d’un commun accord avec la France ; mais leurs ministres en Westphalie, lassés d’ajournemens successifs et fort inquiets de ce qui commençait à transpirer à Munster d’un projet d’échange de la Catalogne et du Roussillon contre les Pays-Bas espagnols, s’étaient résolus, nonobstant les engagemens antérieurs, à traiter directement avec les ministres espagnols. Malgré les efforts de l’ambassade française, la paix avait été signée, aux premiers jours de l’année 1648, entre la cour de Madrid et ses anciens sujets. Un tel symptôme constatait qu’il était plus que temps de conclure, car outre que les princes de l’empire s’étaient déjà entendus, et qu’on risquait, en différant, de demeurer en dehors de leur accord, la situation militaire de la France se trouvait singulièrement affaiblie par l’attitude nouvelle de la Hollande. Les plénipotentiaires du jeune roi signèrent donc, le 24 octobre 1648, les grands actes qui, en renouvelant la face de l’Europe, y assuraient à leur patrie la glorieuse place conquise par le sang de deux générations. Mazarin eut l’insigne fortune d’apposer son nom à l’œuvre commencée par la prudence de Henri le Grand, continuée par le génie du grand cardinal, maintenue par l’héroïsme du grand Condé.

Toutefois, en signant la paix avec l’empereur, le ministre d’Anne d’Autriche se garda bien de la faire avec l’Espagne. Celle-ci demeura exclue des traités de Munster, et resta seule exposée aux coups de la France, à laquelle son traité avec l’empire rendait l’entière disponibilité de ses forces. Cette situation avait pour Mazarin le double avantage de continuer la guerre et de laisser ouverte la séduisante perspective de la conquête des Pays-Bas, ce complément si désiré de notre territoire. Les calculs de Mazarin n’auraient probablement pas été trompés, si les agitations intérieures, dont la continuation de la guerre avec l’Espagne devint, non la cause véritable, mais le plus sérieux prétexte, n’étaient venues, quelques mois après, dérouter toutes les conjectures, et si la fronde n’avait fait perdre à la France la plus grande partie de ses conquêtes, en même temps qu’elle rendit à l’Espagne la domination de ses provinces insurgées.

Durant les quatre années consacrées aux transactions de Westphalie, une pensée obsédait l’esprit de Mazarin, et avait fini par prendre pour lui le caractère d’une sorte d’idée fixe. Il aspirait en effet, ainsi qu’avaient fini par le découvrir les envoyés hollandais, à donner la Franche-Comté et la Belgique à la France, en négociant l’échange de la Catalogne et du Roussillon contre la totalité des Pays-Bas espagnols. Vis-à-vis de ses agens, et l’on pourrait ajouter vis-à-vis de lui-même, il explique et excuse ses longues tergiversations et ses exigences multipliées par l’espoir de trouver, en prolongeant les négociations concurremment avec la guerre, un instant favorable pour compléter enfin la France, en y ajoutant « tout le territoire de l’ancien royaume d’Austrasie, en quoi tout le sang répandu et tous les trésors consommés ne pourraient être tenus par les plus critiques que fort bien employés, les plus malins étant alors en peine d’y trouver à redire. » Toutes les instructions données au duc de Longueville et à MM. d’Avaux et Servien sont inspirées par cette pensée ; elle transpire dans chacune des dépêches rédigées par M. de Brienne sous la dictée du cardinal, et plus encore dans les lettres qu’il écrit lui-même, monumens merveilleux de la plus grande école diplomatique qu’ait eue la France, et qui restent pour la postérité le titre le plus solide de la gloire de Mazarin.

Un tel projet ne pouvait être poursuivi que dans le plus profond secret, car il devait, s’il était seulement soupçonné, soulever contre la France les Catalans, qui s’étaient confiés à sa foi, et alarmer la Hollande, qui, par la réunion des Pays-Bas espagnols à la France, aurait vu son territoire et sa liberté menacés. De toutes les raisons que le cardinal suggère à ses agens pour les porter à désirer aussi ardemment qu’il le fait lui-même l’adjonction des provinces belgiques, il en est qui ont conservé toute leur valeur ; il en est d’autres qui jettent un jour éclatant sur la situation intérieure de la monarchie dans la première moitié du XVIIe siècle. Les unes et les autres présentent donc au publiciste et à l’historien le plus vif intérêt : on va en juger par l’analyse très sommaire de l’argumentation de Mazarin, reproduite dans vingt dépêches.

L’acquisition des Pays-Bas aurait d’abord l’avantage de former à la capitale du royaume un boulevard inexpugnable, en faisant de Paris ce qu’il devrait être et ce qu’il n’est point, — le centre et le vrai cœur de la France. Avec ses frontières poussées jusqu’à la Hollande et jusqu’au Rhin, accrue de l’Alsace et de la Lorraine, complétée par l’acquisition du comté de Bourgogne et parcelle du Luxembourg, la France deviendrait inexpugnable, en même temps qu’elle n’aurait plus d’autre soin que de veiller avec un complet désintéressement pour elle-même au maintien de la liberté et de l’équilibre des autres états. Cette acquisition qui nous donnerait le port de Dunkerque et un littoral considérable tiendrait à jamais les Anglais en bride et rendrait les Hollandais plus traitables. Il importe d’y travailler pendant que la guerre civile ôte à l’Angleterre les moyens que, dans un autre temps, elle ne manquerait pas d’employer pour l’empêcher ; il faut profiter des rapports qu’une étroite alliance nous a donnés avec les Provinces-Unies pour amener celles-ci à ne pas résister par les armes à ce projet. Les états élèveront sans doute de vives objections ; mais peut-être pourrait-on obtenir leur assentiment en se montrant fort résolu en même temps que disposé à leur abandonner quelques places à leur convenance. Il faudrait gagner très secrètement le prince d’Orange, en lui faisant pour lui-même, si cela devenait nécessaire, l’offre du marquisat d’Anvers, perspective magnifique qui pourrait le décider à ne pas contrarier nos vues. Si celles-ci étaient réalisées, l’Espagne n’aurait plus de communications avec l’empire, et les deux branches de la maison d’Autriche deviendraient séparées par les intérêts comme par la distance. Plusieurs moyens se présentent pour atteindre un jour ce but, — d’abord l’intérêt du cabinet de Madrid, qui doit lui faire désirer de reprendre la Catalogne, province riche et populeuse qui forme la barrière principale de ses possessions péninsulaires, puis la perspective d’un mariage entre le roi et la jeune infante, qui sauvegarderait l’honneur national, puisque l’Espagne constituerait alors en dot des provinces qu’elle sera têt ou tard contrainte de céder. Enfin et avant tout, il faut compter sur les chances heureuses de la guerre, qui offre assurément la voie de succès la moins improbable et celle qu’il importe de se conserver toujours.

Aux considérations tirées de la position géographique de la France, Mazarin ne manque pas d’ajouter les raisons plus décisives encore à ses yeux que fournit, pour déterminer l’adjonction, la sécurité intérieure de la monarchie : « Les coupables, les mécontens et les factieux, privés par ce moyen-là de leur retraite accoutumée, perdront les commodités de brouiller les affaires et de faire des cabales avec l’assistance des ennemis, étant aisé de remarquer que tous les partis contre l’état ont été tramés dans les Pays-Bas, dans la Lorraine et dans Sedan… Les Espagnols ne sauraient donner des assistances considérables à une faction que du côté de la Flandre, où les forces ont toujours été prêtes pour cela, comme il s’est vu quand ils persuadèrent à M. le duc d’Orléans de porter la guerre en Languedoc, et dans le dernier traité de feu M. le Grand, où toutes les assistances devaient venir des Pays-Bas[16]. »

Ces raisons, admirablement exposées dans une longue correspondance, justifient à coup sûr la passion portée par Mazarin dans cette affaire. Les unes expriment des vérités sanctionnées par l’expérience des siècles ; les autres allaient trouver leur confirmation dans une crise dont les premiers symptômes ne furent pas sans influence sur les délibérations de Munster durant la dernière période du congrès. L’Espagne, qui avait d’abord ardemment souhaité la paix et contraint plus d’une fois les ministres français à recourir aux plus étranges subtilités pour décliner ses ouvertures[17], avait en effet cessé à son tour d’en presser la conclusion, et dans l’espoir de voir éclater en France les orages dont l’air commençait à se charger, elle ajournait l’instant de consentir de douloureux sacrifices, attendant d’un prochain avenir les moyens de les refuser, ou tout au moins de les amoindrir.

Le système de Mazarin avait donc eu ses inconvéniens en même temps que ses avantages, et il commençait à devenir évident que ceux-là surpassaient ceux-ci. Si la guerre l’avait mis en mesure d’occuper les princes et d’éblouir la nation par d’éclatantes victoires, ces succès avaient été achetés au prix dont la gloire se paie toujours. On comprenait d’ailleurs fort bien que la guerre n’était aucunement nécessaire pour donner à la France le moyen de dicter les conditions de la paix, et on disait partout depuis quatre ans qu’elle continuait au profit du ministre et au grand dommage du pays, appauvri et fatigué. Toute guerre se résolvait alors en impôt, et l’on n’avait pas encore découvert l’ingénieuse théorie qui met à la charge de l’avenir toutes les fantaisies du présent. Le crédit de l’état était faible ; on en peut juger par le taux des rentes de l’hôtel de ville, qui se négociaient au denier douze ; celui des particuliers était nul, et la matière imposable manquait à peu près, puisque le clergé ne contribuait aux dépenses publiques que par des dons volontaires, et que la noblesse réclamait le privilège de ne payer à la patrie que la dette de son sang. Il ne restait donc qu’une alternative : augmenter les tailles qui écrasaient le peuple des campagnes, ou frapper, par des emprunts forcés et des impôts de consommation, la bourgeoisie des villes. Les tailles avaient reçu sous le précédent règne une extension si impitoyable, que cette ressource échappait absolument à la régente. Dans plusieurs provinces, la perception ne s’opérait que par des voies sanglantes ; dans toutes, les cultivateurs avaient été conduits à réduire leur bétail et leurs cultures, surtout depuis qu’on avait imaginé de fixer le chiffre des tailles par commune, en prélevant sur l’aisance relative des uns ce que ne pouvait fournir l’extrême misère des autres. Le surintendant d’Emery fit preuve de sagesse en recourant à d’autres voies pour procurer au trésor les sommes que dévoraient trois armées, dépenses hors de toute proportion avec les revenus ordinaires, auxquelles il fallait ajouter les pensions et grâces dispendieuses toujours accordées avec empressement aux protégés des princes qui commandaient les troupes, sans oublier les plaisirs de la cour, où le cardinal, en pleine pénurie du trésor, avait imaginé d’importer l’opéra, dont le premier établissement ne coûta pas moins de 600,000 écus.

D’Émery, à bout de voies, commença par exhumer d’anciens édits oubliés, rendus sous le règne de François Ier pour interdire, dans l’intérêt de la défense de Paris, toute construction nouvelle dans certains faubourgs ; or, la ville ayant doublé depuis cette époque, en confisquant ces propriétés, le fisc avait plusieurs millions sous la main, et il crut faire preuve de modération en transigeant à deniers comptans avec les propriétaires désespérés. En même temps la reine se rendait au parlement pour faire enregistrer, d’exprès commandement du roi, un édit qui contraignait tous les riches bourgeois de Paris et des bonnes villes à acquérir, moyennant un taux fixé, une certaine quantité de rentes sur les aides et les diverses fermes, mode original pour transformer un emprunt forcé en placement. Toutes ces mesures cependant ne suffisaient pas à combler un déficit dont le gouffre se creusait sans cesse, et force fut bientôt à un roi de neuf ans de remonter sur son lit de justice dans le plus menaçant appareil de sa puissance pour ordonner, au milieu de l’émotion publique, dont le flot montait sans cesse, l’enregistrement d’innombrables édits bursaux, les uns atteignant toutes les transactions commerciales à leurs sources, les autres créant quantité de charges administratives ou judiciaires, inutiles lorsqu’elles n’étaient pas ridicules. Huit jours après, comme pour engager plus profondément encore les membres de toutes les compagnies souveraines dans le grand mouvement qui agitait déjà la bourgeoisie, on rattachait le maintien du droit auquel ils tenaient le plus, celui de transmettre leurs charges, à la perte totale de leurs gages durant quatre années !

D’Emery pouvait-il faire beaucoup mieux dans la situation si peu avancée de la richesse publique et dans celle plus arriérée encore de la science ? Cela est douteux. Il y avait de la justice à ménager le peuple pour atteindre la bourgeoisie, et de l’habileté à obtenir volontairement des capitaux en créant des charges nouvelles, expédient qui fut le plus grand moyen financier de la vieille monarchie, et qui n’aurait pas, je le crains fort, un succès moindre de nos jours, si l’on osait encore y recourir. Mais si d’Émery faisait peut-être le métier de surintendant en proposant de chercher l’argent là où il était, Mazarin ne faisait pas celui de premier ministre en permettant de telles mesures. Multiplier les coups d’état judiciaires en même temps qu’on attaquait les intérêts de la bourgeoisie parisienne, c’était placer de sa propre main toute la magistrature du royaume à la tête d’une agitation qui se révélait sous les formes les plus menaçantes parmi les commerçans et les rentiers, dans les parloirs des marchands et les tavernes de la basoche, en attendant qu’elle passât dans la chambre de saint Louis pour envahir toute la France.

Si la guerre extérieure systématiquement prolongée finit par préparer au cardinal des embarras plus sérieux que ceux dont elle l’avait temporairement délivré, il n’en fut guère autrement de sa conduite à la cour. Celle-ci était calculée sur un principe fort simple : il s’agissait de promettre à tous de manière à ne décourager personne. Cette banale bienveillance, si contraire aux traditions du ministère précédent, eut d’abord un véritable succès ; mais l’obséquieux empressement de Mazarin ne tarda pas à donner à chacun une idée démesurée de sa propre importance et à multiplier les demandes en raison de la facilité qu’on paraissait mettre à les accueillir. Grevé d’un arriéré de promesses impossibles à réaliser, Mazarin eut donc son quart d’heure de Rabelais. Deux influences principales partageaient la cour, où le prince de Condé et le duc d’Orléans élevaient des prétentions qui, lorsqu’elles étaient inconciliables, devenaient pour le ministre une véritable torture. Si le vainqueur de Nordlingue n’avait pas l’avide âpreté de son père, il portait dans ses exigences pour ses serviteurs et pour lui-même l’irrésistible élan du champ de bataille, et sa fierté n’admettait ni un retard ni un obstacle. Il entendait servir la royauté, mais à la condition qu’elle s’humilierait sous sa gloire et sous ses services. Dégagé par son esprit de toute arrière-pensée séditieuse et déloyale, il avait un caractère qui le poussait fortement vers la faction. À le voir si hautain dans ses allures, si impérieux dans ses injonctions, c’était parfois à se demander s’il était plus avantageux de le voir dans les rangs de ses amis que dans ceux de ses adversaires. À la mort du duc de Brézé, il avait notifié, de son quartier-général, qu’il entendait hériter de l’amirauté, qui appartenait à son beau-frère, tardive compensation pour l’alliance inégale imposée par Richelieu à son orgueil. Faire passer cette grande charge à la maison de Condé, qui, outre d’immenses propriétés territoriales, possédait déjà les gouvernemens de Bourgogne, de Provence et du Berry, c’eût été une sorte d’abdication de la couronne. La reine le comprit, et son ministre lui suggéra le singulier expédient de se délivrer à elle-même le brevet de grand-amiral. Cette fois le prince prit le parti d’en rire, moyennant de riches récompenses, comme il se disait alors, qui s’acquittaient aux dépens du public, et dont le fonds paraissait dès lors inépuisable.

Malheureusement la régente ne pouvait pas surmonter sa couronne d’une barette rouge, et il vint un moment, depuis longtemps redouté par le ministre, où un chapeau de cardinal fit éclater la lutte entre les deux influences qu’il avait pris tant de peine à ménager. Quoiqu’il n’eût pas été malheureux dans ses campagnes de Flandre, le duc d’Orléans n’était pas entouré de l’auréole qui brillait au front du prince de Condé ; mais sa qualité d’oncle du roi et son titre de lieutenant-général du royaume lui assuraient la première position de France après la reine-mère. Ce prince était moins exigeant pour lui-même que pour les favoris qui faisaient vaciller au gré de leurs intérêts ses volontés et ses pensées. L’un des plus vulgaires d’entre ceux-ci avait entrepris de se faire décerner la pourpre, et selon son usage, Monsieur avait fait de cette affaire la sienne. Placé dans l’alternative d’égaler à lui un plat valet ou d’irriter son royal maître, Mazarin avait, selon son invariable coutume, détourné le péril le plus prochain sans se préoccuper des embarras à venir. L’abbé de Larivière avait reçu la promesse du premier chapeau à la nomination de la France. Mais voici qu’un jour le prince de Condé, estimant son frère cadet trop chétif et trop mal fait pour engendrer lignée, imagine de demander le chapeau pour le jeune prince de Conti, de ce ton qui n’admettait pas de refus. Grande fut l’angoisse du ministre, placé entre la crainte de s’aliéner l’oncle du roi et celle de voir fondre sur lui l’impétueuse colère de Condé au moment même où la crise parlementaire se développait dans toute sa violence. Comme de raison, il courut au plus pressé et s’engagea avec le plus fort. Le prince de Conti reçut une promesse de nomination, que les événemens eurent bientôt annulée, et l’on finança avec Larivière ; mais la blessure demeura profonde au cœur de Monsieur, et Mazarin dut entrevoir dès ce jour-là tous les obstacles que les rivalités princières allaient élever devant lui.

Quoique le ministre exerçât déjà depuis cinq années une puissance absolue, il avait donc grossi partout les difficultés, et il n’en avait triomphé nulle part. La lutte qu’il prétendait détourner par la guerre s’engagea simultanément à la cour, dans les parlemens et dans les armées, et l’on verra que si le cardinal parvint enfin à conserver le champ de bataille, il le dut bien moins à ses propres efforts qu’aux fautes de ses ennemis, au décousu de leurs plans et au cynique égoïsme de leurs prétentions.


LOUIS DE CARNE.

  1. Mémoires pour servir à la vie d’Aune d’Autriche, année 1647.
  2. études sur les fondateurs de l’unité nationale en France. — Voyez entre autres dans cette Revue : le Connétable Du Guesclin, 15 novembre 1842, Henri IV, 15 février et 1er mars 1845, le Cardinal de Richelieu, 1er et 15 novembre, 1er décembre 1843.
  3. Mémoires d’Omer-Talon, première partie.
  4. Le cardinal de Retz.
  5. Mémoires du duc de La Rochefoucauld, année 1643.
  6. Mémoires du comte de La Châtre.
  7. Mémoires de Henri de Campion.
  8. Les lettres de naturalisation de Mazarin sont du mois de juillet 1639.
  9. Le duc de La Rochefoucauld, Mémoires, année 1643.
  10. Mémoires du cardinal de Retz, livre Ier.
  11. Mémoires de Mme de Motteville, année 1647.
  12. Voyez les Lettres du cardinal de Mazarin à la reine et à la princesse palatine, écrites pendant sa retraite hors de France en 1651 et 1652 ; 1 vol. in-8o publié par la Société de l’histoire de France, Jules Renouard, 1836.
  13. On sait que ce prince ne prit le nom de Condé qu’à la mort de son père, survenue le 26 décembre 1646.
  14. Mémoires du comte de Brienne, année 1644.
  15. L’affaire de la satisfaction française avait été réglée dès le 13 septembre 1646. Voyez Meiern, Acta pacis Vestphalioe, tome III.
  16. Négociations secrètes de la cour de France touchant la paix de Munster ; Amsterdam, 1710. Voyez surtout le Mémoire du cardinal Mazarin aux plénipotentiaires touchant un parti pour la paix avec l’Espagne du 20 janvier 1646, et le second Mémoire du 10 février de la même année.
  17. Voyez surtout la dépêche des plénipotentiaires de 31 décembre 1646.