Le Cardinal de Mazarin/02

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Le Cardinal de Mazarin
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1172-1204).
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I
LE CARDINAL


DE MAZARIN




DEUXIEME PARTIE[1]




I.

Mazarin n’était parvenu ni par la guerre, ni par l’intrigue, à conjurer les périls qui allaient le menacer au sein de la toute-puissance. Cinq années de victoires n’avaient point popularisé une lutte qu’on l’accusait de continuer dans un intérêt personnel. Bien loin de s’être concilié les princes de la maison royale en les plaçant à la tête des armées, il avait étendu leurs prétentions avec leur puissance, et en se faisant le complaisant de tous les hommes dont il attendait quelque chose, le ministre avait suscité plus de convoitises qu’il ne s’était ménagé de dévoûmens. De toutes parts déjà se révélaient les symptômes de la crise qui fut l’une des plus sérieuses en même temps que des plus stériles de notre histoire, parce qu’il ne se vit jamais de plus complet contraste entre l’importance des questions soulevées et l’insuffisance des hommes appelés à les résoudre. Nous avons à indiquer d’abord ces questions, issues du long travail des siècles, puis à mettre en face d’elles les personnages chargés d’en provoquer la solution.

Pendant que la France était en voie d’acquérir la plénitude de son développement intellectuel et territorial, les principes de sa constitution politique devenaient de jour en jour plus incertains et plus contestés. Au sein de la nation la plus spirituelle de l’Europe, tous les intérêts comme tous les droits demeuraient sans garanties, les abus foisonnaient partout, et le contrôle ne se rencontrait nulle part. Tandis que les populations rurales souffraient sans espérer de redressement, les classes supérieures subissaient le despotisme dans son arbitraire le plus odieux, ou profitaient de ses iniquités pour l’accroissement de leur propre fortune.

Le pouvoir, étranger comme le pays lui-même aux premières notions de l’économie politique, écrasait de tailles le cultivateur laborieux, comme s’il eût voulu museler son activité et tarir la production à sa source. Nos campagnes étaient entrées depuis le XVIe siècle dans une période d’appauvrissement attestée par tous les monumens écrits non moins que par l’aspect du sol, où grand nombre de forêts conservent encore les traces des anciennes cultures abandonnées. Cette situation provoquait des disettes périodiques, que le défaut presque absolu de communication d’une province à l’autre transformait souvent en effroyables calamités. L’année qui suivit la mort du cardinal Mazarin, l’on vit Colbert, dès le début de son administration, aux prises avec une famine qui ne présentait rien d’extraordinaire pour les contemporains, et dont les détails sont pourtant à peine croyables aujourd’hui, puisque le manque de subsistances amena dans diverses provinces du royaume la mort de plusieurs milliers de créatures humaines[2].

Quoique, les parlemens n’eussent pas peu contribué, par des règlement restrictifs de la liberté du commerce des grains, à provoquer la crise, ces extrémités touchaient profondément des magistrats chrétiens qui se tenaient pour chargés de faire arriver jusqu’au trône la plainte de tous les opprimés et la voix de toutes les douleurs. Aux premiers jours de 1648, quand la régente vint imposer au parlement l’enregistrement forcé de nouveaux édits bursaux, l’avocat-général, contraint par le devoir de sa charge d’en requérir la transcription, profitait de la pression morale exercée sur la compagnie et sur lui-même pour adresser au cœur de la reine de pathétiques supplications, en même temps qu’il lui faisait des révélations terribles : « Il y a dix ans que la campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le paiement des impositions auxquelles ils ne peuvent satisfaire, et que des millions d’âmes innocentes sont obligées de vivre de pain de son et d’avoine, et n’espérer autre protection que celle de leur impuissance. Ces malheureux ne possèdent aucuns biens en propriété que leurs âmes, parce qu’elles n’ont pu être vendues à l’encan. Les habitans des villes, après avoir payé la subsistance et le quartier d’hiver, les étapes et les emprunts, acquitté le droit royal et la confirmation, sont encore imposés aux aisés… Tout le royaume est languissant, affaibli, épuisé par la fréquence des levées extraordinaires de deniers qui sont le sang du peuple et le nerf de l’état, qui produisent une maladie d’inanition dans laquelle les remèdes sont aussi peu supportables que le mal… Faites, madame, quelque sorte de réflexion sur cette misère publique dans la retraite de votre cœur ! Ce soir, dans la solitude de votre oratoire, considérez la calamité des provinces, dans lesquelles l’espérance de la paix, l’honneur des batailles gagnées, la gloire des provinces conquises, ne peuvent nourrir ceux qui n’ont point de pain, lesquels ne peuvent compter les myrtes, les palmes et les lauriers entre les fruits ordinaires de la terre[3]. »

Tel était le sort des populations au moment où les princes, les grands et les membres de la magistrature commençaient à s’agiter pour la réformation de l’état, à réclamer des garanties dont tous semblaient ressentir le besoin à un degré égal. À qui celles-ci ne manquaient-elles point alors ? La noblesse provinciale, décimée depuis deux siècles par les guerres et par les dissensions civiles, avait supporté les conséquences de l’appauvrissement général des campagnes, et le nouveau mode d’administration établi par Richelieu lui avait enlevé toutes ses prérogatives utiles, en ne lui conservant que les privilèges qui commençaient à la rendre odieuse. Dans cet affaissement de toutes les forces, la noblesse de cour avait seule gagné, non point en droits politiques, mais en influence et en fortune. Placée près du soleil, elle s’était réchauffée à ses rayons, mais elle avait trop souvent payé la faveur royale au prix des plus honteuses complaisances et des plus tristes complicités. Depuis le règne de Henri IV, de nobles filles étaient devenues la tige de ces familles semi-princières que la puissance royale, dans ses enivremens, commençait à interposer entre elle et les plus illustres races. Sous le règne suivant, les plus grandes familles du royaume avaient reçu et quelquefois sollicité les riches dépouilles que des meurtres juridiques plaçaient à la disposition du souverain, et jusque dans la maison de Condé on voyait de grandes terres dont les titres de propriété étaient écrits avec du sang. Le trésor public semblait devenu la propriété personnelle du monarque, et les biens d’origine religieuse étaient journellement détournés de leur destination populaire pour les plus scandaleuses attributions. À l’aide de confiscations prononcées par son ordre, le prince élevait au niveau des plus hautes fortunes du royaume des favoris dont l’origine modeste rendait l’avidité plus insatiable. La fantaisie était sans frein comme l’arbitraire.

Toutefois ces avantages, s’ils pouvaient mériter un tel nom, étaient achetés par les courtisans à un prix fort redoutable. Il fallait conserver la confiance du maître sous peine d’avoir à tremblée pour sa propre liberté, car sous ce régime il n’existait pas plus de garantie pour les personnes que pour les choses. Les premiers seigneurs de France avaient été condamnés par commissaires, et l’on avait vu des condamnations capitales prononcées par simples lettres patentes adressées au parlement. Le comte de Moret, fils naturel de Henri IV, les ducs d’Elbeuf, de Bellegarde et de Roannez, avaient été frappés par cette justice expéditive, et comme pour confondre plus complètement toutes les notions du droit et de l’équité, dans le procès intenté au duc de La Valette, beau-frère naturel de Louis XIII, ce monarque était venu présider lui-même le tribunal réuni par ses ordres, et recueillir les voix en contraignant les magistrats d’opiner malgré les plus énergiques résistances. Aucun refuge n’existait contre ces iniquités, toujours subies par les compagnies judiciaires après des protestations qui attestaient leur impuissance autant que leur courage. Si la vie et la propriété étaient à la merci des caprices d’un ministre, sous quel régime de bon plaisir ne devait pas être placée la liberté individuelle ? La Bastille et Vincennes avaient reçu tour à tour dans leurs murs la plupart des hommes qui avaient fréquenté la cour depuis trente ans, et Bassompierre traite quelque part avec un dédain fort piquant quiconque n’a pas eu assez d’importance pour se faire emprisonner au moins une fois dans sa vie.

Les principes du gouvernement étaient encore plus incertains que les droits privés. Depuis la stérile assemblée de 1614, les états-généraux n’étaient plus qu’un souvenir, et le parlement de Paris s’attachait à l’effacer de plus en plus de la mémoire de la nation, afin de faire prévaloir sa propre importance. On sait comment ce grand corps de légistes que Philippe le Bel rendit sédentaire, auquel Philippe le Long avait octroyé la permanence, profita de la confusion établie, vers le commencement du XVe siècle, entre sa propre juridiction et celle de la cour des pairs, pour usurper les attributions politiques les moins compatibles avec des devoirs judiciaires. De l’usage d’inscrire les édits du souverain aux registres du parlement afin de les revêtir d’un caractère authentique, les magistrats, avec l’esprit de suite qui est le propre des compagnies, avaient d’abord induit le droit de discuter et de modifier ces édits, puis celui d’en suspendre ou même d’en refuser l’exécution. Ces prétentions avaient été servies le plus souvent par l’imprévoyance des princes, et quelquefois par la pensée d’opposer aux droits des états ceux de leurs propres cours de justice ; elles avaient fini par se produire nettement, et alors s’était révélé le plus étrange contraste entre l’étendue des droits réclamés par les compagnies souveraines et l’humilité des théories politiques qu’elles continuaient de professer relativement à la nature du pouvoir royal. La suprématie absolue de la couronne, considérée comme supérieure à tous les droits publics et privés, avait été constamment défendue par les magistrats durant leur lutte séculaire contre l’aristocratie féodale. C’était à titre d’auxiliaires et d’humbles serviteurs de la royauté qu’ils s’étaient élevés au degré d’influence dont ils firent usage pour lui disputer plus tard une partie de ses pouvoirs, et les parlemens continuaient à représenter le triomphe de la monarchie absolue au moment même où ils affichaient la prétention de lui opposer des digues. De là une incohérence presque constante entre les idées et les actes, et dans l’attitude de la royauté vis-à-vis des cours de justice — un mélange de concessions et de menaces, de complaisances et de dédains.

La couronne avait longtemps trouvé plus simple de ne pas tenir compte du droit de remontrance que de contester celui-ci, et les rois laissaient parler volontiers, pourvu qu’on les laissât faire. Le chancelier de l’Hôpital avait introduit, sous Charles IX, l’usage des lits de justice, qui devint l’expression la plus curieuse de cette situation singulière. Ce procédé avait résolu dans le sens de l’obéissance passive le problème posé depuis M. longtemps, car les parlemens ne conservaient désormais le droit de résister en l’absence du roi que sous la condition formelle d’obéir aussitôt que le monarque voulait bien prendre la peine de se rendre en personne dans leur sein, Richelieu avait tiré grand parti de ce moyen-là, et Mazarin, malgré le caractère modéré de son administration, fit des lits de justice un usage plus fréquent encore que son fier prédécesseur. Ainsi se trouvaient en présence des magistrats qui, pour s’emparer du pouvoir politique, faussaient le caractère de leur institution, et une royauté qui, pour triompher de toutes les résistances, n’avait qu’à paraître en habit de chasse et un fouet à la main. De vagues aspirations vers la liberté aboutissant aux plus tristes réalités du despotisme, voilà ce que présentait la France à la veille du plus magnifique épanouissement de l’esprit humain, au moment où le pays accomplissait au dehors un travail dont la grandeur n’a pas été surpassée.

Ce décousu dans les idées, cette incertitude dans les institutions ne pouvaient manquer d’engendrer les périls les plus sérieux sous le règne d’un enfant et sous l’administration d’un homme qui, après avoir eu d’abord à se défendre contre sa qualité d’étranger, avait maintenant à se faire pardonner sa grande fortune. Lorsque les plus redoutables problèmes politiques étaient posés chez nous pour la première fois, l’Angleterre en poursuivait la solution avec un fanatisme impitoyable, et les barricades se dressaient à Paris quand l’échafaud royal se préparait déjà dans Whitehall. Les dix années qui s’écoulèrent de 1640 a 1650 ont une physionomie qui semble les rattacher au XIXe siècle beaucoup plus qu’au XVIIe. Pendant que les idées républicaines prévalaient dans la Grande-Bretagne, la Catalogne revendiquait à main armée le droit de disposer d’elle-même ; le Portugal retrouvait pour un moment, sous l’inspiration de sa nationalité reconquise, les jours héroïques de son histoire ; la domination espagnole disparaissait à Naples sous l’éruption de la lave populaire, et la Sicile se soulevait de son côté pour reprendre sa liberté. Ces révolutions retentissent dans les écrits des chefs de la fronde comme un écho lointain, mais continu. L’imagination du cardinal de Retz s’allume à toutes ces flammes et s’exalte par tous ces exemples ; on retrouve dans Joly la trace de la passion et de l’ardeur puritaines, et les plus ardens parlementaires, malgré l’indignation qu’ils affectent chaque fois que l’on compare leur compagnie au parlement régicide, sont visiblement séduits par l’identité des dénominations, et ne voient dans le Mazarin qu’un autre Strafford à frapper. L’exemple de l’Angleterre agit simultanément sur les magistrats, qui se prennent de plus en plus pour des hommes politiques, sur le peuple, qui crie vive la république durant l’émeute[4], et sur la régente, pleinement convaincue que si la faction n’est écrasée, elle est en voie d’enfanter son Fairfax et son Cromwell.

En jugeant cette époque, on s’est, de nos jours, heurté à deux écueils. Frappés de l’importance de tant de problèmes soulevés, les uns ont résolument rattaché au mouvement de 1789 la tentative faite en 1789 pour conquérir des garanties politiques, et sont allés jusqu’à dire que, « sous peine de désavouer nos propres antécédens, nous sommes obligés de reconnaître que les hommes de la fronde combattirent pour les intérêts les plus saints qui puissent mettre les armes aux mains d’un peuple libre[5]. » Les autres, savans explorateurs des scandales d’une société où tous les vices étaient parés de toutes les grâces, n’ont voulu voir dans le mouvement qui, de 1648 à 1652, souleva Paris, la cour, l’année et toutes les compagnies souveraines, qu’un « chaos stérile de mutineries obstinées, de préventions aveugles, d’ambitions tracassières et de spéculations à courte vue, où tous les corps s’étaient abaissés, tous les hommes s’étaient amoindris temps honteux qui avaient été remplis par la désolation du royaume, par la perte de son unité au dedans et de son influence au dehors, par l’épuisement des ressources publiques et la misère des particuliers, sans qu’il soit sorti de ce long désordre une seule idée féconde pour la réparation des abus[6]. » La vérité est entre ces deux points de vue-là. Se placer au premier, c’est s’exposer à grandir des hommes très inférieurs à leur rôle ; adopter le second, c’est rapetisser le drame à la taille des acteurs et ne voir qu’un effet, sans cause dans une révolution qui avorta, non parce qu’elle était sans objet, mais parce que ses auteurs n’étaient capables que d’une intrigue.

Les princes et les seigneurs que la fronde mit en scène, les grandes dames qui s’en amusèrent comme d’un intermède entre leurs amours, n’étaient point appelés à doter la France du bien qu’elle continue de poursuivre comme un mirage éternel. Cette aristocratie guerrière, qui répugnait à l’obéissance sans avoir le goût de la liberté, et qui dans ses fréquentes révoltes rechercha toujours plus volontiers le secours de l’étranger que celui du peuple, n’avait été à aucun moment de son histoire tentée par le rôle des barons de Jean Sans-Terre : si elle combattit souvent la royauté absolue, ce ne fut jamais avec la pensée de lui imposer des limites et de prendre dans ses conseils une importance analogue à celle qu’elle avait dans ses armées. Ses pries avaient tiré de tels profils des guerres civiles dans lesquelles le Béarnais avait acheté son royaume tout autant qu’il l’avait conquis, elle conservait elle-même un si cher souvenir des trésors partagés durant les troubles de la régence précédente, qu’en s’engageant dans la lutte entamée par les parlemens contre le cardinal Mazarin, elle fît très bon marché de toutes les questions politiques, ne se préoccupant que de celles qui affectaient ses intérêts personnels. La fronde est de toutes nos guerres civiles celle dans laquelle la pompe des mots a le plus contrasté avec l’humilité des choses ; en se regardant, les pourfendeurs d’abus étaient exposés au péril des augures. Pendant que les bourgeois de Paris s’inquiétaient de Cromwell, de Masaniello ou de Gennaro Annese, et qu’ils ranimaient pour un jour leurs passions politiques au grand souvenir de la ligue, la fronde représentait pour le prince de Condé deux ou trois gouvernemens à joindre à ceux de sa maison, pour le duc de Beaufort la récompense de l’amirauté, pour le duc de Bouillon la récompense de Sedan, pour le duc d’EIbeuf de l’argent, pour le coadjuteur le chapeau, pour Mme de Chevreuse le ministère de son ancien amant Châteauneuf et le mariage de sa fille avec le prince de Conti ; c’était aussi pour Mlle de Montpensier la meilleure chance de trouver un mari, et pour Mme de Longueville le moyen le plus sûr pour vivre séparée du sien. Ce programme, écrit de la main même des intéressés, devint la base de toutes les négociations dont la main de la princesse palatine tenait les fils, et se colporta souvent dans les deux camps à la fois, sans que ces doubles manœuvres suscitassent d’ailleurs ni indignation ni étonnement.

Les magistrats, entrés dans la lutte à l’occasion de leurs prérogatives méconnues, n’avaient guère plus d’esprit politique que les seigneurs qui la continuèrent dans l’intérêt de leur fortune. L’horizon de la grand’chambre était encore plus rétréci que celui du Louvre, et des hommes d’état seraient plutôt sortis de la poussière du champ de bataille que de la poussière des greffes. Elevés de génération en génération dans le culte de la royauté, les parlementaires se sentaient mal à l’aise et comme empêtrés dans la faction. On pouvait dire de tous ce que le cardinal de Retz dit quelque part du président de Blancmenil, qui fut pourtant l’un des ennemis les plus ardens de Mazarin, — que lorsque cet homme-là allait le soir dans une réunion de frondeurs, il croyait aller au sabbat. Ces juristes dont Louis IX avait fait ses hommes liges, ces propriétaires de charges créées par la couronne ou acquises à deniers comptans sentaient instinctivement qu’ils n’étaient ni les délégués de la nation ni les censeurs légitimes du pouvoir. La contradiction qui existait entre leurs vieux devoirs et leurs récentes ambitions les écrasait de tout son poids ; aussi se montrèrent-ils inconséquens par conscience, au risque de perdre leur cause par leurs vertus plus certainement qu’ils ne l’auraient fait par leurs vices.

La vie de palais ne préparait les magistrats ni aux habitudes, ni aux spéculations de la vie politique. Voués à l’étude de la législation écrite et coutumière, les membres des cours souveraines demeuraient parfaitement étrangers à l’administration et aux finances, tout en prétendant au droit de les contrôler. Étaient-ils en bonne entente avec le pouvoir ? ils vérifiaient les édits bureaux, sans s’inquiéter de savoir si les dispositions en étaient contraires ou conformes aux notions d’une saine économie politique. Étaient-ils en lutte avec lui ? ils refusaient l’enregistrement, quels que fussent les besoins de l’état et la nature des dispositions proposées. Le contrôleur général d’Emery en faisait la pénible expérience, encore que plusieurs de ses édits, justifiés par la guerre, eussent du moins le mérite d’appeler enfin les capitalistes et les consommateurs à participer aux charges qui ne portaient d’ordinaire que sur les producteurs agricoles.

L’opposition du parlement au ministère du cardinal Mazarin commença par des griefs tellement personnels à la magistrature, qu’il lui fut très difficile de revêtir plus tard un caractère sérieusement politique. Si des questions théoriques touchant à des intérêts généraux se trouvèrent bientôt après soulevées par cette invincible logique qui gît au fond de toutes les agitations révolutionnaires, les magistrats reculèrent pleins d’épouvante devant ces questions redoutables aussitôt qu’elles se trouvèrent posées avec leurs conséquences nécessaires. Bien loin de provoquer la controverse entre les droits de la couronne et les droits de la nation, qui ne s’accordent jamais mieux que dans le silence[7], les parlementaires s’efforçaient d’étendre leurs prérogatives sans s’engager dans des discussions doctrinales qu’ils appréhendaient confusément de voir tourner contre eux-mêmes. De la sorte, placés finalement dans l’alternative ou d’agrandir le champ de bataille ou de le déserter, ils aimèrent mieux reculer jusqu’à l’obéissance passive que de continuer la résistance, au risque de tomber dans la sédition.

Ce ne furent ni les arrestations arbitraires, ni la mise en oubli des droits antiques de la nation, ni la guerre indéfiniment prolongée qui provoquèrent d’abord les résistances parlementaires. On avait vu, au début de l’administration de Mazarin, toute la magistrature se soulever, parce que deux huissiers, apportant un arrêt du conseil du roi, étaient entrés la toque sur la tête et la chaîne au cou dans l’une des chambres des enquêtes, — et lorsque le gouvernement de la régente pouvait enfermer, sans forme de procès et sans recevoir d’observations, le duc de Beaufort à Vincennes, il était contraint de s’excuser humblement près de messieurs de la conduite des sieurs Tourte et Quiquebœuf[8]. Quand pour se procurer de l’argent à tout prix on eut imaginé de faire revivre tout d’un coup des édits tombés en désuétude, par lesquels les propriétaires d’un nombre immense de maisons construites de bonne foi se trouvèrent menacés d’expropriation et de ruine, l’irritation du parlement devint plus vive, et il attaqua avec violence l’édit du toisé. Cependant sa résistance ne porta point sur le fond de la mesure elle-même. Dominé par l’esprit formaliste qui faisait de ses membres les meilleurs des magistrats et les plus tristes des hommes politiques, il se borna à protester contre la disposition qui renvoyait les appels des jugemens rendus par les officiers du Châtelet en matière de toisé au conseil du roi, au détriment de sa propre juridiction. Bientôt après, lorsque le contrôleur général, pour faire face aux charges énormes de la guerre, se trouva conduit à la dure extrémité de frapper d’un emprunt forcé les capitalistes, le parlement ne fit point à cette mesure d’objections tirées des périls ou de l’immoralité d’un tel principe. Une transaction, accueillie avec empressement par Mazarin, caractérise l’esprit de ce temps où dans les diverses classes de la société française la pensée politique ne passait guère l’horizon de la vie usuelle. Après de longues résistances, le parlement finit par enregistrer l’emprunt forcé, sous la condition formelle que tous ses membres en seraient exemptés, ainsi que les avocats, procureurs et notaires qui formaient la nombreuse clientèle des cours souveraines ; puis, à la satisfaction de se libérer eux-mêmes ajoutant le plaisir plus grand encore d’atteindre leurs ennemis, les gens de loi, qui méprisaient et jalousaient les hommes de finances, firent porter exclusivement le poids de l’emprunt « sur les officiers comptables, traitans et fermiers entrés dans les prêts faits au roi, et ceux qui avaient exercé depuis vingt ans de grandes négociations en marchandises. »

Talon, qui nous a conservé ce curieux arrêt rendu sur ses conclusions, dit « que le public et les gens d’honneur comblèrent à cette occasion-là le parlement de bénédictions, tandis que les capitalistes s’émouvaient, soutenant que le crédit public était désormais perdu. » Il ajoute que le contrôleur général criait aussi bien haut, et prétendait qu’une classe d’hommes ne pouvait, sans une injustice révoltante et sans grand péril pour la fortune publique, être seule comprise dans la taxe : observation des plus judicieuses à coup sûr, mais que n’admet point l’avocat général, attendu « qu’il s’agit de gens haïs et méprisés, possédant la plus grande partie des capitaux du royaume, comme il se voit par leur luxe en vêtemens, en meubles et en festins, ce qui a rendu la mesure agréable à la compagnie, qui ne souffre qu’avec déplaisir la richesse de ces personnes[9]. » Enfin le président de Novion va plus loin, et s’écrie « qu’il y aurait justice à faire perdre à tous ces prêteurs l’argent qui leur est dû, attendu qu’ils ont assez profité les années précédentes ; que ce sont des personnes pour la plupart de petite naissance, qui ont des biens immenses, dont la seule possession est capable de leur faire le procès. » Était-il possible de constituer sur des bases rationnelles le gouvernement d’un pays où de telles maximes étaient très consciencieusement professées dans le sanctuaire de la justice ? Et quelle étrange époque que celle où la notion générale du droit était aussi peu développée dans le cœur des plus nobles et des plus intègres magistrats !

Nonobstant la souplesse du cardinal Mazarin et les caresses prodiguées par lui aux membres influens du parlement, la lutte s’engageait plus ouvertement chaque jour entre le pouvoir et la magistrature, parce que le premier ministre n’avait plus d’autre souci que d’obtenir de l’argent pour défrayer la guerre, et que les magistrats, chefs naturels de la bourgeoisie, n’avaient de leur côté d’autre pensée que de repousser les mesures destinées à atteindre celle-ci. Dès 1645, une tentative avait été faite par les membres des compagnies souveraines pour s’assembler et délibérer en commun sur les moyens de réformer l’état. Ce premier essai d’ingérence dans la politique générale du royaume avait échoué contre l’indomptable fermeté de Mathieu Molé ; mais il avait été suivi de l’arrestation de quatre magistrats, et deux d’entre ceux-ci étant accidentellement morts en prison, la crédulité publique avait accueilli les plus sinistres rumeurs avec cette facilité — indice infaillible de perturbations prochaines.


II

Les embarras financiers créés par sa politique extérieure contraignaient donc Mazarin à dévier de plus en plus de la ligne de conduite qu’il s’était proposé de suivre. Sa nature obséquieuse répugnait à la violence, et la violence lui devenait nécessaire. Lorsqu’il aurait voulu tout obtenir à l’aide de pratiques exercées sur les personnes, il se voyait engagé dans une lutte contre un grand corps, et conduit à gouverner à coups de lits de justice et d’emprisonnemens arbitraires. Chaque nuit les magistrats qui s’étaient fait remarquer la veille par leur résistance à que la nouvelle invention fiscale tremblaient de se voir enlevés de leur domicile, chaque jour le jeune roi traversait les rues de sa capitale pour se rendre au sein du parlement, qui ne subissait pas les injonctions de la couronne sans en appeler au peuple de l’impuissance de ses efforts et de ce révoltant abus de l’autorité royale. Alors la population, s’attroupant dans les rues, s’entretenait du spectacle étrange donné par un enfant, par une femme et par un cardinal italien ; elle s’indignait du mépris déversé par la cour sur le seul corps qui eût conservé quelque courage et quelque force pour la défendre ; puis interprétant, comme il arrive d’ordinaire, les choses les plus simples dans le sens de ses passions surexcitées, elle remarquait que « quoique plusieurs fois le jeune roi eût porté un pourpoint et des chausses, et qu’il eût déjà monté à cheval, on lui mettait pour aller au parlement une robe d’enfant, aucuns disant que l’on voulait témoigner qu’encore qu’il fut à la bavette, il pouvait faire cette action. »

Cependant Mazarin était de plus en plus dominé par les événemens. Placé dans l’alternative ou de ne pas payer les armées ou de prendre de l’argent dans toutes les poches, ne trouvant plus, au milieu d’embarras parfaitement connus à Madrid, aucune facilité pour conclure la paix dont il avait été si longtemps maître de fixer les conditions, ce ministre était conduit par les conséquences nécessaires de sa politique aux extrémités qui répugnaient le plus à sa nature. Chaque jour les inventions fiscales devenaient plus odieuses et les résistances plus menaçantes. Taxe sur les aisés, taxe sur les dirigistes, application d’un droit d’entrée à la presque totalité des denrées alimentaires, création de charges innombrables vendues à deniers comptans, aucun de ces moyens ne parvenait à combler l’abîme ; mais chacun d’eux fournissait aux magistrats, auxquels était demeuré le droit de parler au sein de l’universel silence, l’occasion avidement recherchée de quitter le sanctuaire de la justice pour pénétrer dans celui de la politique. La crise fut imminente lorsque le premier ministre, à bout de voies, eut supprimé pour quatre années les gages de toutes les compagnies souveraines du royaume, car, bien que le parlement de Paris fût excepté de cette suppression, le cynisme même de la dispense lui commanda cette fois de résister avec une énergie plus grande encore.

On put comprendre alors combien le triomphe du despotisme avait préparé de chances à l’anarchie, et la France vit un spectacle qui, pour être moins saisissant que celui de nos grandes journées révolutionnaires, ne révélait pas moins le désordre profond que le défaut d’institutions avait amené dans les idées. Sous la parole de magistrats transformés en tribuns, malgré la prudence de son premier président, le parlement rendit un arrêt d’union avec toutes les compagnies souveraines[10], et des députés de toutes les chambres vinrent s’unir à ceux du grand conseil, de la cour des comptes, de la cour des aides et de l’Hôtel-de-Ville pour travailler en commun à une réformation générale de l’état. L’assemblée de la chambre de Saint-Louis peut étonner à meilleur droit que celle du Jeu de Paume, car les membres de l’assemblée nationale avaient reçu du moins mandat du pays pour le constituer, tandis que les membres du parlement n’avaient été préposés par la couronne qu’au seul jugement des procès. Si la tentative de 1648 avait eu ses conséquences naturelles, elle aurait eu pour résultat définitif d’instituer entre la royauté et la nation une corporation indépendante de l’une et de l’autre, et dans laquelle serait venue se confondre, par une sorte de monstrueuse unité, la puissance politique et la puissance judiciaire.

La cour ne se trompa pas sur la portée de cette manifestation redoutable. Pendant que le chancelier Séguier épuisait contre l’arrêt d’union l’arsenal de son érudition parlementaire, Mazarin, dans des entretiens secrets dont les Mémoires de Talon nous ont conservé la vivante physionomie, travaillait à détourner les esprits modérés d’une ligue qui semblait engager le parlement de Paris dans les voies terribles où marchait alors le parlement britannique ; mais les périls évoqués dans l’avenir n’avaient guère plus d’effet que les précédens exhumés du passé, et la force seule pouvait arrêter, dans l’essor de son esprit d’entreprise, la magistrature et la bourgeoisie parisienne étroitement associées.

À peine l’arrêt d’union fut-il connu, qu’avec un empressement qui était un symptôme plus sérieux que tous les autres, la plupart des parlemens du royaume lui donnèrent leur adhésion. L’on vit la chambre de Saint-Louis continuer ses travaux en face de la cour, malgré des injonctions réitérées et nonobstant les efforts de Mathieu Mole pour arrêter un mouvement qu’il approuvait dans son principe, mais qu’il répudiait dans sa forme, de plus en plus irrégulière. De son autorité suprême, cette chambre révoqua les intendans de justice, réduisit les tailles d’un quart en faisant remise au peuple de l’arriéré ; elle défendit sous peine de la vie de lever aucuns deniers autrement qu’en vertu d’édits vérifiés au parlement avec pleine liberté de suffrages. Enfin une disposition qui, dans ce temps-là, pouvait être considérée comme plus importante encore interdit de détenir aucun sujet du roi plus de vingt-quatre heures sans l’interroger et le remettre à son juge naturel.

La petite-fille de Philippe II assistait impuissante et désespérée à cette audacieuse démolition de l’autorité royale. Brave comme un soldat qui ne connaît pas le danger, ainsi que le disait son ministre, la régente aurait voulu tout d’abord courir sus aux factieux ; mais le cardinal doutait du succès d’une attaque contre une population unanime dans ses colères et qui avait derrière elle toute la magistrature française ; il appréhendait surtout de perdre la direction des événemens, s’il la remettait aux chefs de l’armée, beaucoup plus redoutables pour lui que les parlementaires. Mazarin se décida donc à ouvrir une négociation simulée entre le parlement, tout infecte de la passion du bien public[11], et la royauté, résolue d’avance à se délier d’engagemens pris avec des séditieux, et qu’elle considérait comme parfaitement nuls en soi. De tels colloques, où les uns promettaient ce qu’ils entendaient ne pas tenir, où les autres, en se voyant dépassés par les violences populaires, arrivaient à s’effrayer de leur audace, étaient de tout point le fait du duc d’Orléans, l’homme du royaume le plus expert dans l’art de commencer sans finir et de parler sans conclure ; mais, à la nouvelle de la bataille de Lens, l’audace revint a la cour avec la victoire, et Mazarin céda à l’illusion trop ordinaire de croire qu’un gouvernement discrédité peut mettre la violence sous le couvert du succès. Paris fut occupé militairement, et tandis que l’on tapissait Notre-Dame des drapeaux pris à l’ennemi, six magistrats, arrachés des bras de leurs familles, étaient jetés en prison. Un peu plus tard, l’ancien garde des sceaux Chateauneuf était enlevé dans sa maison de Montrouge, et Chavigny, alors gouverneur de Vincennes, allait prendre place au donjon de sa propre forteresse. C’était ainsi que le gouvernement répondait à l’article dit de la sûreté publique, délibéré avec tant de chaleur dans la salle de Saint-Louis, article qui, entre tous les autres, avait surtout excité l’indignation d’Anne d’Autriche, parce qu’il aurait en effet arraché au pouvoir ce qui était devenu depuis deux générations son arme usuelle et préférée.

On sait comment le peuple, ameuté aux cris de la servante du vieux Broussel, s’empara de tous les postes occupés par les troupes du maréchal de La Meilleraye, et comment il se fit que le coadjuteur de Paris, descendu dans la rue avec la pensée d’arrêter le mouvement, se trouva conduit, par les dédains de la cour, à en devenir l’instigateur et le chef. Il n’y a rien à apprendre sur cette marche moitié triomphale, moitié sinistre, du parlement, à travers les rues barricadées, pour aller au Palais-Royal exiger, au nom des masses plutôt qu’au sien, la liberté immédiate des prisonniers et l’engagement de travailler sans retard au redressement de tous les griefs. Personne n’ignore comment la régente et son ministre s’enfuirent nuitamment de Paris, afin de préparer le siège de cette ville, où l’insurrection, servie par toutes les forces de la bourgeoisie et du peuple, parvint à organiser une résistance égale à la grandeur du péril. On sait par cœur tous les incidens de cette lutte de quatre années qui embrasa une notable partie du royaume, et finit par prendre à Bordeaux, en se greffant sur l’esprit provincial, toujours vivant dans la Guienne, des proportions plus formidables que dans la capitale. La trahison de M. de Turenne, l’intervention du grand Condé en faveur de la cour dans la première période de cette crise, les exigences altières de ce prince, sa détention et sa présence à la tête des années espagnoles, qu’il conduit contre Turenne, rendu à lui-même et à la France, les variations des acteurs, tellement soudaines et tellement fréquentes, qu’elles donnent à ce drame sanglant tout l’imprévu d’une pièce à tiroirs ; les premiers germes de la liberté politique s’étiolant dans les boudoirs, et de généreuses inspirations aboutissant aux calculs les plus sordides ; ce tableau, formé d’épisodes aussi décousus que les idées, aussi mobiles que les haines ou les amours, ne saurait être encadré dans les bornes d’une étude sans perdre ce qui en constitue la couleur et la vie. Je me propose d’ailleurs de peindre un homme. Je n’ai donc à rappeler les événemens que dans la mesure nécessaire pour faire comprendre comment cet homme, à la suite d’une crise qu’il n’avait pas prévue et qu’il ne sut point diriger, finit pourtant par dominer tous ses ennemis, en demeurant le représentant obstiné de l’unité du pouvoir devant l’incohérence de tous les projets, l’impuissance de toutes les tentatives et l’impudeur de toutes les trahisons.


III

Deux élémens se produisirent ensemble dans la fronde, pour s’y paralyser mutuellement. Jusqu’à la paix de Paris et à l’emprisonnement du prince de Condé[12], le mouvement fut presque toujours dominé par la magistrature, chez laquelle l’esprit des temps nouveaux était incessamment aux prises avec les doctrines absolutistes qu’elle avait héritées de ses prédécesseurs ; mais lorsque les seigneurs, unis aux parlementaires, eurent fait de ces derniers leurs instrumens, quand Condé fut devenu le chef des armées recrutées par l’insurrection, celle-ci n’articula plus ni un grief public, ni une pensée de redressement. Durant cette seconde période de la guerre civile, dont la violence redoubla avec la frivolité de ses inspirations nouvelles, Mazarin n’eut à compter qu’avec des intérêts particuliers, cyniquement exposés et plus cyniquement satisfaits. Les conférences de Duel, tenues pendant le séjour de la cour à Saint-Germain entre les ministres de la régente et les délégués de l’insurrection, signalèrent le point culminant de l’influence parlementaire dans ces troubles, car après cette période la magistrature servit des idées toujours étrangères et le plus souvent opposées aux siennes.

Dans le colloque dont les incidens journaliers agitaient la bourgeoisie, qui gardait en armes les portes de la capitale, les divers articles promulgués dans la chambre de Saint-Louis furent successivement débattus et acceptés. Les députés du parlement allèrent même jusqu’à régler avec le surintendant des finances les recettes et les dépenses de l’état. Ce droit, tout exorbitant qu’on eût pu le trouver en lui-même, ne souleva pas même d’objection. Mazarin en faisait rarement ; lorsque ses convictions étaient froissées, il ne résistait jamais, parce qu’il se réservait d’échapper toujours, et des engagemens avaient trop peu de valeur à ses yeux pour qu’il trouvât quelque difficulté à les prendre. Il se montra d’autant plus coulant à Ruel, qu’à tout examiner, il s’inquiétait plus de l’armée royale que des milices parlementaires, et que le bonhomme Broussel le préoccupait moins que le prince de Condé, alors à la tête des troupes de la reine. Mazarin ne voulait discuter aucun des articles, afin de rester plus libre pour les révoquer tous en temps opportun. Il s’engageait dans d’interminables conversations dont on ne rapportait rien de précis, quoiqu’on en sortît ébloui par son esprit et fasciné par ses demi-promesses. « Le fort de M. le cardinal Mazarin était proprement de ravauder, de donner à entendre, de faire espérer, de jeter des lueurs, de les retirer, de donner des vues, de les brouiller, et son génie était tout propre à se servir des illusions que l’autorité royale a toujours abondamment en main pour des négociations[13]. »

Toutefois le système de son ministre ne put prévaloir complètement auprès de la régente, et celle-ci résista avec une sorte de désespoir personnel à l’article qui stipulait le renvoi de tous les citoyens devant leurs juges naturels. Le droit d’incarcération arbitraire paraissait en ce temps-là tellement inhérent à la royauté, qu’Anne d’Autriche considérait comme un crime d’en faire, ne fût-ce que pour un jour, l’abandon nominal. Le prince de Condé, malgré ses souvenirs de famille et le sort qui l’attendait bientôt lui-même, partageait pleinement sur ce point les répugnances de la reine. Cependant, « quoiqu’il valût mieux pour le roi sacrifier une partie du royaume que de faire un tel préjudice à son autorité, et encore qu’on le fît avec l’intention de l’annuler, la nécessité y contraignit, dit un des négociateurs de la régente, et le parlement revint à Paris, chargé des dépouilles de notre honte, et enregistra cette déclaration[14]. »

Celle-ci demeura stérile, comme tout ce qui sortit de ces temps incertains jetés entre le passé et l’avenir, sans posséder les robustes convictions qui firent la puissance des hommes de la limite, ni les ardentes espérances qui enflammaient la génération révolutionnaire. Les principaux articles de cet acte ne furent que vaguement rappelés dans le traité négocié en 1649 entre la régente et le parlement, et quand la guerre eut recommencé, quand la direction en eut été remise aux princes et aux grands seigneurs, ces généreux principes ne figurèrent plus, même pour mémoire, dans aucun des innombrables programmes d’accommodement journellement enfantés à cette époque, durant laquelle, après le plaisir de se battre, on n’en connaissait pas de plus grand que celui de négocier.

Il y avait sans doute dans la déclaration du 24 octobre, comme le veut M. de Sainte-Aulaire, le germe d’un bill des droits ; mais pour qu’il en sortit des conséquences pratiques, il aurait fallu d’abord que le parlement se crût sérieusement en droit de représenter la nation au même titre que les états-généraux, dont il abhorrait le souvenir sans parvenir à l’étouffer ; il aurait fallu ensuite qu’il ne reculât pas devant les redoutables questions de souveraineté que l’Angleterre posait alors, et que la France allait aborder un siècle plus tard. Or rien ne ressemblait moins aux constituais de 1789 que les parlementaires de 1650.

Ces hommes-là différaient de toute la distance qui sépare l’esprit traditionnel de l’esprit rationaliste : pendant que les uns étaient insolens parfois jusque dans l’obéissance, les autres étaient respectueux jusque dans la rébellion. Lorsque, dans la terrible journée où Mathieu Molé déploya les plus hautes qualités qui aient jamais honoré la nature humaine, l’avocat Deboisle, au centre d’un groupe de démagogues armés, se fut écrié, pour violenter les délibérations de la cour, que « le peuple seul faisait les rois, lesquels faisaient les parlemens, » il se manifesta jusque sur les bancs les plus ardens des enquêtes un sentiment d’étonnement et d’indignation qui s’adressait moins à l’audace de l’attentat qu’à l’audace même de la pensée. Trop de soucis troublaient la conscience des magistrats, lorsqu’ils luttaient contre l’autorité royale, pour que le résultat final d’un pareil conflit ne fût pas deviné par la sagacité de Mazarin. Cette situation fausse, qui interdisait aux cours de justice de devenir le centre d’une résistance politique au pouvoir absolu, se développa avec la crise elle-même. Au début, le parlement de Paris, assisté par ceux de Normandie, de Guienne et de Provence, s’était senti très fort pour résister à l’enregistrement des mesures fiscales et pour réclamer la mise en liberté de ses membres arbitrairement détenus, car c’était un double droit auquel il avait toujours prétendu. Lorsque plus tard il se fut trouvé engagé dans une résistance armée, il fit des efforts inouïs pour maintenir un caractère purement conservatoire de son propre droit aux mesures les plus manifestement agressives. S’il réclama l’éloignement de Mazarin des conseils de la régente, ce fut en invoquant les dispositions d’un arrêt rendu en 1617 contre les ministres étrangers, à l’occasion du maréchal d’Ancre. S’il alla plus tard jusqu’à l’odieuse extrémité de provoquer les citoyens à l’assassinat d’un prince de l’église, premier ministre de sa souveraine, et s’il s’engagea solennellement à en payer le prix, ce fut parce que le cardinal, en conservant le pouvoir malgré les arrêts rendus contre lui, avait méconnu l’autorité de la chose jugée, et s’était ainsi constitué, d’après l’étrange doctrine du parlement, en rébellion contre le roi. On demeurait en paix avec soi-même tant qu’on ne donnait d’arrêts que pour organiser sa propre défense. Quand l’armée parlementaire était attaquée par celle de la cour, messieurs trouvaient légitime que leurs soldats ripostassent ; mais lorsque les généraux de l’insurrection voulaient prendre l’offensive, ou bien lorsqu’ils s’emparaient des caisses du gouvernement royal pour augmenter leurs ressources en affaiblissant celles de l’ennemi, encore que l’état de guerre rendît ces actes parfaitement licites, le parlement ne manquait pas de s’émouvoir. Il s’indignait des attentats commis par ses propres officiers contre les soldats et les deniers de sa majesté ; il protestait de sa fidélité inviolable, et n’aurait pas été éloigné de verbaliser contre lui-même.

Le cardinal de Retz a crayonné, dans quelques-unes de ses meilleures pages, la physionomie d’une séance dans laquelle ordre fut donné à tous les échevins, sous peine de haute trahison envers le roi, d’interdire aux troupes de son ministre l’entrée des villes du royaume, et à tous les citoyens de lui courir sus, en refusant asile et retraite à ses parens, alliés et domestiques. Après cette peinture animée et pittoresque, l’auteur poursuit ainsi : « Vous croyez que le cardinal est foudroyé par le parlement, en voyant que les gens de loi même enflamment les exhalaisons qui produisent un aussi grand tonnerre ? Nullement. Au même instant que l’on donnait cet arrêt avec une chaleur qui allait jusqu’à la fureur, un conseiller ayant dit que les gens de guerre qui s’assemblaient pour le service de Mazarin se moqueraient de toutes les défenses du parlement, si elles ne leur étaient signifiées par des huissiers qui eussent de bons mousquets et de bonnes piques, ce conseiller, qui ne parlait pas de trop mauvais sens, fut repoussé par un soulèvement général de toutes les voix, comme s’il eût avancé la plus sotte et la plus impertinente chose du monde. Et toute la compagnie s’écria, même avec véhémence, que le licenciement des gens de guerre n’appartenait qu’à sa majesté… Accordez, s’il est possible, cette tendresse de cœur pour l’autorité du roi avec l’arrêt qui au même moment défend à toutes les villes de donner passage à celui que cette même autorité veut rétablir. Il y a là des faits si opposés les uns aux autres, qu’ils en sont incroyables ; mais l’expérience nous fait connaître que tout ce qui est incroyable n’est pas faux[15]. »

Ces contradictions de la conscience et de la probité demeurent respectables, lors même qu’elles aboutissent au ridicule. Toutefois, en présence de tant de scènes où l’hésitation engendra l’impuissance, comment ne pas confesser que l’institution la plus fatale à l’organisation constitutionnelle de la France a été celle de ses parlemens, qui masquèrent tous les progrès du despotisme sous la vaine solennité de leurs formes, et perdirent la cause de la liberté politique en subordonnant le succès à celui de leurs propres prétentions ? Il en coûte de porter un tel jugement et de trouver inutiles tant de vertus, il en coûte davantage d’avoir à frapper d’un arrêt plus sévère encore l’héroïque noblesse française, en la montrant si tristement inférieure à sa tâche durant cette minorité de Louis XIV, qui fut peut-être l’époque décisive de son histoire. Du moment où elle eut pris la direction du mouvement organisé d’abord par la bourgeoisie contre le cardinal Mazarin, ce ministre vit fort bien que le péril d’une révolution politique était écarté, et qu’il n’avait plus à faire face qu’à une grande intrigue tramée dans les salons, continuée sur les champs de bataille, et qu’il s’agissait de dénouer par le procédé immémorial usité depuis la guerre du bien public. On sait comment s’opéra cette substitution de l’influence aristocratique à l’influence parlementaire, et quelles circonstances firent succéder la fronde des princes à celle des magistrats.


IV

Ce n’est point avec quelques régimens de gardes bourgeoises et le produit de la taxe des portes cochères qu’il venait de décréter que le parlement pouvait entretenir une armée, et que la population parisienne pouvait soutenir un siège. Fort résolus à tromper les prévisions de la cour et à ne pas se rendre la corde au cou sitôt que le pain de Gonesse viendrait à leur manquer, les citoyens étaient contraints de chercher des chefs en dehors de leurs propres rangs, au risque de voir leur cause y perdre bientôt son propre caractère. Dans un temps où les forteresses appartenaient à leurs commandans, où les provinces se trouvaient dans la dépendance personnelle de leurs gouverneurs, où les généraux désignaient eux-mêmes tous leurs officiers, il fallait, pour opposer une armée à celle de la cour, que l’insurrection se donnât des chefs titulaires des grandes charges et des grands commandemens militaires. Aussi quelles acclamations ne retentirent point dans Paris lorsqu’on y vit entrer, pour offrir son épée au parlement, le duc d’Elbeuf, qui, tout cadet ruiné qu’il était, n’en appartenait pas moins à ce sang de Lorraine cher à la bourgeoisie française depuis la grande lutte religieuse ! En même temps se présentait le duc de Bouillon, frère aîné du maréchal de Turenne, homme d’une moralité plus douteuse que son talent, et qu’attirait l’espoir de repêcher en eau trouble sa belle principauté de Sedan, qu’il avait dû cédée au roi Louis XIII pour sauver sa tête. Bientôt le coadjuteur, que l’imprévoyance de la cour avait poussé à mettre au service de l’émeute une ardeur qu’il aurait dépensée beaucoup plus volontiers au service du pouvoir, contribua, par son infatigable activité, à rallier à la cause dans laquelle on l’avait jeté des auxiliaires plus puissans que lui-même. La duchesse de Longueville se présenta escortée du prince de Conti, son plus jeune frère, du prince de Marsillac, son amant, et donnant aux hommes de l’Hôtel-de-Ville, qu’elle avait choisi pour sa demeure, l’assurance du concours de son époux, gouverneur de la Normandie.

Personne n’ignore que durant cette première période de la guerre civile, le chef de la maison de Condé s’était, après de très longues hésitations, décidé à porter dans le parti de la régente le poids de sa gloire et de son génie militaire. « Il s’y était résolu, dit un contemporain, dans l’espoir qu’il allait devenir le maître du cabinet et de la fortune du cardinal, qu’il pourrait plus tard détruire quand il voudrait regagner l’affection publique, en le sacrifiant au parlement et au peuple. Ce fut dans cette pensée que son altesse fit offrir ses services à la reine, faisant sonner bien haut son attachement inviolable au service de sa majesté[16]. » A défaut du vainqueur de Rocroy, qui ne devint le chef de la fronde qu’après avoir été son plus redoutable ennemi, la faction accueillit avec enthousiasme le prince de Conti, dont elle fit son général. On peut juger de sa tournure militaire par cette circonstance si connue, que le prince de Condé, passant devant un singe, hôte habituel du palais de Saint-Germain, ne manquait jamais de s’incliner jusqu’à terre pour saluer le généralissime des Parisiens. Cette ressemblance compromettante n’empêchait pas le jeune prince de vouloir se marier et de trouver fort mauvais que son aine prétendit le faire cardinal malgré lui. Conti appartenait d’ailleurs à Mme de Longueville, sa sœur, par une tendresse dont la malveillance contemporaine calomniait sans doute l’ardeur. Il la suivit dans toutes les vicissitudes de sa vie, et sa qualité de prince du sang le porta, tant que son frère ne s’y plaça pas lui-même, à la tête d’une crise qui, comme toutes les insurrections, recherchait un drapeau plutôt qu’un guide. Une autre bonne fortune était réservée à la fronde, et le cardinal de Retz l’a célébrée avec sa fatuité habituelle : « Il me fallait un fantôme, et, par bonheur pour moi, il se trouva que ce fantôme était petit-fils de Henri le Grand, qu’il parlait comme on parle aux halles, et qu’il avait de grands cheveux bien longs et bien blonds. Je nommai, je louai et je montrai M. de Beaufort ; le feu prit en un instant. »

Le duc de Beaufort, tout récemment échappé de Vincennes, où le bon plaisir de la reine l’avait retenu cinq années, semblait fort à sa place à la tête d’une insurrection qui n’avait été à son origine qu’une protestation généreuse contre l’arbitraire ; mais les griefs qui l’avaient provoquée ne touchaient ni les princes venus pour prendre séance au parlement ni le flot des gentilshommes qui se pressaient derrière eux. Ce que voulaient les généraux de l’année parlementaire, c’était prolonger la lutte, afin d’être en mesure de faire leurs conditions meilleures avec la cour en se montrant plus à craindre ; ce qu’ils demandaient en attendant, c’était de conserver sans contrôle la manutention des deniers publics, dont les ducs d’Elbeuf et de Bouillon usaient avec une liberté qui commençait à dégriser les plus furieux frondeurs. Ces princes aspiraient à se débarrasser le plus vite possible des exigences des magistrats, pour traiter sans entrave avec l’Espagne, qui avait envoyé déjà des plénipotentiaires près de l’insurrection parisienne. Appeler en France l’archiduc gouverneur général des Pays-Bas, faire appuyer ses mouvemens par l’armée de M. de Turenne, dont on venait de négocier la défection, et, au moyen de la remise de quelques places de guerre, se faire comprendre personnellement pour des avantages considérables dans le traité à intervenir entre la France et l’Espagne, tel fut le programme de cette politique, naïvement confessée dans tous les mémoires du temps, et dont les nobles auteurs ne songeaient point à se défendre comme d’une inspiration criminelle. Dans les salles de l’Hôtel-de-Ville, où retentissaient jour et nuit le son des violons et le bruit des armes, ni les nobles dames qui fascinaient les bons échevins par la douceur étudiée de leur sourire, ni les nombreux gentilshommes parés de leurs couleurs et prêts à mourir pour elles, ne s’inquiétaient des actes de la chambre de Saint-Louis ; ils songeaient plutôt à faire mettre leurs ennemis à Vincennes qu’à fermer les prisons d’état, et les négociations ouvertes avec l’archiduc et le comte de Fuensaldagne les préoccupaient beaucoup plus que les articles débattus dans l’argot du palais entre le premier président et le chancelier. Aussi les généraux menacèrent-ils de rompre à main armée, en ameutant la populace, les conférences qui amenèrent la première paix de Paris. Le parlement dut donc ouvrir, pour les apaiser, une négociation nouvelle, et réclamer de la cour la satisfaction de toutes les prétentions personnelles, dont il fut donné note écrite, laquelle, en omettant les demandes innombrables d’argent, dépensions et de grades introduites par les subalternes, se résumait ainsi dans ses exigences principales : « M. le prince de Conti demande l’entrée au conseil et une place forte dans son gouvernement de Champagne ; M. le duc de Bouillon demande pour lui la restitution de Sedan, pour M. de Turenne le gouvernement d’Alsace et celui de Philisbourg, pour M. de La Trémoille le comté de Roussillon et la principauté de Montbéliard ; M. le duc d’Elbeuf demande pour lui le gouvernement de Picardie, pour son fils le gouvernement de Montreuil ; M. le duc de Longueville demande le gouvernement de Pont-de-l’Arche ; M. le maréchal de La Mothe demande le gouvernement de Bellegarde ; M. le duc de Beaufort demande la charge de grand-amiral. »

Qu’on s’étonne après cela que la vieille gaieté gauloise ait retrouvé dans le Courrier burlesque certaines inspirations de la Ménippée, et qu’un mouvement commencé pour la réforme de griefs légitimes ait fini par le gros rire de la foule et par une soumission absolue au seul pouvoir qui n’eût point encore étalé son impuissance ou sa honte ! Mazarin se tint pour vainqueur du moment qu’il sut à quel prix il pouvait acheter la victoire. Si exorbitantes que fussent des prétentions personnelles, il les accueillait toujours sans étonnement, avec une sorte de complaisance. Conformément à la maxime de l’un de ses plus illustres adversaires, il promettait selon ses espérances, en ne tenant jamais que dans la mesure de ses craintes[17]. Enfin, lorsque ces prétentions se produisaient sous une forme collective et comminatoire, il appliquait la méthode de Louis XI, qui consistait à dissoudre toutes les ligues en traitant à part avec chacun des associés. Ceci lui réussit dans cette circonstance comme dans toutes les autres.

Cependant le jour des grandes épreuves était arrivé pour le cardinal, car la fronde allait devenir un duel non moins terrible que honteux entre le premier prince du sang et le premier ministre de la couronne. Condé avait ramené la cour dans Paris, et ne ménageait à Mazarin, qu’il consentait encore à protéger de son épée contre les antipathies populaires, ni les menaces, ni les dédains, ni surtout les exigences. Un retard à l’accomplissement de ses volontés lui paraissait audacieux, une résistance lui aurait semblé criminelle. Ses serviteurs rançonnaient le ministre sous le couvert de son nom, et l’insolence des importuns de M. de Beaufort était dépassée par celle des petits-maîtres de M. le Prince. Chez celui-ci, les défauts germaient sur les qualités, comme des rameaux qui détournaient en l’épuisant la sève d’un tronc héroïque. Profondément dévoué à la royauté, professant jusqu’au sein de l’insurrection le plus outrecuidant mépris pour les résistances légales et les prétentions bourgeoises, Condé était pourtant le moins respectueux des princes, le plus indocile des sujets. Avec les idées d’un cavalier, il avait les allures d’une tête-ronde : contradictions déplorables, qui imposèrent durant dix années au vainqueur de l’Espagne la destinée d’un Coriolan, et armèrent contre le trône et contre la France le prince le plus français et le plus monarchique qui soit peut-être jamais sorti de la royale maison de Bourbon.

Mais si Condé était un auxiliaire fort incommode, l’immense clientèle de sa maison, non moins que son influence dans l’armée, en faisait le plus redoutable des ennemis. Pourtant, comme il n’entretenait, aucune arrière-pensée menaçante pour la sécurité du trône, qu’il aspirait à dominer le pouvoir et point du tout à l’ébranler, l’intérêt du jeune roi aurait commandé à son ministre de fléchir devant l’orgueil du prince pour n’avoir pas à reculer devant son épée. En s’inspirant de son amour-propre humilié pour frapper une si haute tête, Mazarin commit une double faute. D’abord il se plaça dans une situation toujours désavantageuse à un homme public, car il mit sa politique en contradiction avec sa propre nature ; il fit un acte de violence auquel n’avait point préparé sa conduite et que son caractère le rendait incapable de soutenir, si bien qu’on y vit un accident plus qu’un système, et qu’il souleva l’opinion sans l’intimider. Ensuite il eut le tort plus grave de fournir à ses ennemis un grief légitime et de donner lui-même un chef à un parti qui n’en avait point. Prendre un plaisir d’écolier à profiter d’une reprise de confiance pour se faire remettre par Condé lui-même, en sa qualité de chef de l’armée, les ordres relatifs aux détails de sa propre incarcération en arguant de l’arrestation prétendue d’un autre prisonnier d’état, c’était abaisser la politique jusqu’à l’escamotage. Appeler, après une réconciliation toute récente, trois princes du sang dans le cabinet de la reine pour les arrêter dans l’effusion d’une conversation privée, c’était importer en France les plus odieuses traditions de l’Italie. Les enfermer à Vincennes sans aucune forme de procès, c’était violer avec effronterie l’un des grands principes pour lesquels la population de Paris venait de verser une première fois son sang ; c’était enfin sceller de sa propre main l’union de toute la magistrature avec la noblesse, dont les femmes étaient surtout ardemment dévouées au jeune héros qui comptait moins de lustres que de victoires[18].

Sitôt que Condé fut malheureux, on oublia ses torts pour ne songer qu’à sa gloire. Ceux qu’avait irrités son orgueil inclinèrent à le trouver légitime, en voyant le peu que pesaient tant d’aïeux et tant de triomphes auprès d’un homme qui n’avait rien de français ni dans le sang ni dans le cœur. Transféré avec ses deux frères de Vincennes à Marcoussy, et de ce château-fort dans la citadelle du Havre, Condé, tout despote qu’il fut lui-même, devint pour un temps le symbole de toutes les aspirations généreuses. L’acte de violence préparé par Mazarin avec plus de duplicité que de réflexion bouleversa toutes les situations politiques sans améliorer aucunement celle du premier ministre. Si le peuple de Paris fit tout d’abord quelques feux de joie en voyant frapper l’homme qui venait de réduire la capitale, il comprit vite que ce prince, si antipathique qu’il fût à la démocratie, lui appartiendrait du moins par ses haines, lien plus indissoluble entre les hommes que celui des idées. Le même retour vers M. le Prince s’opéra au sein du parlement, que Condé avait si souvent outragé par ses dédains, et dans l’enceinte duquel on le vit lever la main sur le conseiller Quatresous, qui osait le contredire.

Entraînée par le mouvement de l’opinion publique, alarmée de l’extension de la guerre civile, qui se ranimait dans les provinces, et que la noble épouse du héros captif poursuivait avec ardeur à Bordeaux, la magistrature rentra dans la lutte, mais enchaînée cette fois à la cause des grands, et sans aucun moyen de faire prévaloir les intérêts qu’elle seule représentait alors au sein de la nation. Indigné que Mazarin partit à la tête de l’armée royale pour soumettre la Guienne, et qu’il couvrit de son approbation les actes criminels du gouverneur de cette province, dans l’espérance longtemps poursuivie d’unir l’une de ses nièces au fils du duc d’Epernon ; ému, comme le sont toujours les assemblées, à la vue de la vieille princesse de Condé venant se réfugier dans son sein pour embrasser l’autel de la justice et de la loi, le parlement rendit un arrêt solennel pour réclamer de la reine la liberté des trois princes et l’éloignement immédiat du cardinal.

Mazarin n’avait donc retiré aucun fruit de l’acte sur lequel il avait compté pour intimider ses ennemis. Au lieu de les désarmer, il avait redoublé à la fois leur nombre et leur audace. Quelques-uns des chefs de la première fronde, ennemis personnels de Condé, avaient, il est vrai, au lendemain de l’événement, comblé en partie les vides laissés au Palais-Royal par tout le parti des princes, rentré dans ses gouvernemens et déjà en campagne : Gondy s’était rapproché de Mazarin pour conquérir cette barrette rouge, but principal des agitations d’une vie où la stérilité des idées sérieuses se dissimule sous une phraséologie admirable ; mais le coadjuteur n’avait pas tardé à démêler, à travers les chaleureuses protestations de l’Italien, la résolution arrêtée de ne point concourir à élever un homme auquel Mazarin faisait gratuitement l’honneur de croire qu’il avait la volonté réfléchie de devenir son rival. La duchesse de Chevreuse, qui trouvait bon que la faiblesse de sa fille lui rattachât un prêtre encore plus libertin que séditieux, avait aussi repris, depuis l’emprisonnement des princes, d’étroites liaisons avec la reine et avec son ministre ; mais Mme de Chevreuse n’était guère plus accoutumée à ne suivre qu’une seule intrigue qu’à n’avoir qu’un seul amant. Pendant qu’elle se rapprochait de Mazarin, elle entrait avec Gondy dans la négociation ouverte, sous les auspices de la palatine, par les représentans du parti des princes pour préparer leur mise en liberté. Mme de Chevreuse proposait sa fille, et le coadjuteur offrait sa maîtresse pour servir de lien entre la vieille et la nouvelle fronde. À la stipulation principale relative au mariage de Mlle de Chevreuse avec le prince de Conti, chacun ajoutait à tour de rôle, selon l’importance qu’il s’attribuait, la longue liste de ses exigences, depuis le gouvernement des provinces jusqu’aux pensions et aux grosses abbayes ; aucune de ces prétentions n’était ni contredite ni discutée, et l’humilité ne semblait pas moins exclue de ce monde que la pudeur. Anne de Gonzague, diplomate et tabellion du parti, voyait chaque jour de nouvelles signatures apposées aux actes dont elle était dépositaire.

La mode s’en mêla comme l’ambition ; chacun voulut être de la noble cabale qui stimulait par la perspective de tous les profits l’ardeur de toutes les vanités. L’entraînement universel finit par gagner jusqu’au timide Gaston d’Orléans lui-même, stimulé d’ailleurs par Mlle de Montpensier, sa fille, qui commençait à jeter dans la balance du parti le poids d’une personnalité originale et touchant à la grandeur autant qu’il est donné à la futilité d’en approcher. Monsieur avait approuvé sans hésiter l’incarcération des trois princes, car cette mesure avait pour conséquence de le laisser sans rival à la cour, et durant plusieurs mois il avait paru beaucoup moins préoccupé du soin de les rendre à la liberté que de celui de les maintenir sous sa propre garde. Il semblait donc moins en disposition que tout autre de concourir à l’œuvre élaborée par la princesse palatine au profit de la branche cadette de la maison royale ; mais chez Gaston la jalousie ne passait jamais qu’après la peur. Il se décida donc, quoique fort à contre-cœur, à être de l’avis de tout le monde et à se séparer de Mazarin, qui, dans cette circonstance décisive, avait eu à ses yeux l’irréparable tort de n’avoir point réussi. Tout tremblant et tout incertain, il signa le traité de la même façon, disait Mlle de Chevreuse, « qu’il aurait signé la cédule du sabbat, si elle lui avait été présentée par son bon ange. »

L’échec était donc complet. Une année ne s’était pas écoulée depuis le coup d’état de 1650, que Condé dans les fers était devenu, au détriment de Mazarin au pouvoir, le maître de la situation, comme on disait naguère dans une langue qui ne se parle plus. Alors se déroula un spectacle étrange, et j’éprouve quelque orgueil pour mon temps à dire que le régime parlementaire n’a jamais rien présenté d’analogue, même dans ses plus mauvais jours. On vit Mazarin entrer lui-même dans la négociation secrète ouverte par les agens des princes pour leur mise en liberté, et trahir les hommes de la vieille fronde, qui le trahissaient à leur tour. On vit un cardinal, premier ministre, déployer toutes les ressources de la souplesse, épuiser toutes les protestations de l’humilité, pour rétablir des rapports avec les hommes qu’il venait d’offenser mortellement, et offrir la liberté à Condé en même temps qu’il s’engageait, dans un sens tout contraire, avec le coadjuteur, qui, de son côté, se jouait du cardinal. De tels procédés révolteraient, sans nul doute aujourd’hui, quiconque a traversé les affaires sous l’éclat de la publicité, et pourtant ils ne blessaient ni tant de femmes spirituelles lancées dans l’intrigue avec l’emportement de la passion, ni tant de gentilshommes qui portaient dans les affaires publiques des mœurs dont ils auraient rougi dans les affaires privées.

Ce fut durant ces négociations, suivies simultanément avec trois partis opposés, que fut cimentée entre Mazarin et la princesse palatine une liaison qu’explique l’affinité de ces deux natures, et dont le cardinal a laissé dans son testament un éclatant témoignage. Les rapports secrets entre le ministre et les agens du parti des princes prisonniers nous ont été racontés, comme une chose parfaitement simple en elle-même, par des esprits fort distingués. Au premier rang de ceux-ci figure Pierre Lenet, qui, dans le cours de ses missions en Bourgogne et en Guienne pendant la guerre civile, déploya des qualités politiques rares dans ce temps-là. L’étroite union de Mazarin avec le prince de Condé contre le duc d’Orléans et le parti de la vieille fronde, tel était le programme politique de Lenet. Le duc de La Rochefouchauld était entré un moment dans la même pensée. Pendant que le coadjuteur, qu’il chercha bientôt après à faire assassiner entre deux portes dans le palais du parlement, sortait de chez Mazarin, caché sous un manteau à l’espagnole, l’amant de Mme de Longueville y entrait sous un déguisement non moins complet, et Mazarin, une lanterne sourde à la main, ouvrait lui-même, « au risque de se livrer au meilleur ami de M. le Prince, qui pouvait si facilement le tuer. » Mme de Motteville, qui rapporte ce détail, ajoute, avec une admiration qu’on n’aurait pas la pensée d’exprimer aujourd’hui, qu’il n’en fut rien, et que la fidélité fut égale des deux côtés. Quelquefois ce vaste imbroglio, où tout était fourberie, mensonge et déguisement, et dont il était l’acteur principal, étonnait jusqu’à Mazarin. Alors il en exprimait quelque émotion devant son impassible interlocuteur, à quoi l’auteur des Maximes répondait : Tout arrive en France, mot dont un siècle de révolutions n’a pas encore épuisé la profondeur.

Résolu à tenter les dernières chances d’une réconciliation avec Condé, Mazarin se trouva bientôt conduit à une extrémité qui, grâce aux progrès de nos mœurs publiques, nous apparaît aujourd’hui sous le jour le plus singulier. Frappé par un arrêt du parlement de Paris, auquel avaient adhéré la presque totalité des cours souveraines, pendu chaque jour en effigie sur le Pont-Neuf et courant grand risque de l’être bientôt en réalité, le cardinal sortit de Paris, déguisé en cavalier, et, se dirigeant au galop sur la Normandie, il entra tout à coup dans les murs du Havre pour ouvrir lui-même les portes de la citadelle aux trois princes qu’il y tenait renfermés. Cependant Condé reçut avec une si désespérante froideur une liberté qu’on n’était plus assez fort pour lui ravir, que Mazarin comprît à l’instant l’inanité de sa dernière espérance. Il fallut donc s’acheminer, le désespoir dans l’âme, vers un exil pour l’éventualité duquel il avait, de concert avec la régente, organisé un gouvernement destiné à lui maintenir la haute direction des affaires.

Le cardinal se retira au château de Brühl, dans les états de l’électeur de Cologne, d’où l’on sait qu’après un séjour d’une année il rentra en France, à la tête d’une armée levée à ses frais et organisée par ses soins pour reprendre le pouvoir, en profitant des fautes sans nombre commises par ses ennemis et de la lassitude trop légitime de la nation. Si le malheur est la pierre de touche du génie comme de la vertu, il est certain que ce temps d’épreuve ne grandit pas Mazarin, et qu’à l’exemple de la plupart des hommes politiques, il fit plus de fautes dans la disgrâce que dans le succès. Plaintes amères, soupçons odieux contre ses propres agens, lamentations perpétuelles sur ses privations et sur sa misère, maladive impatience du retour, intrigues avortées et projets incohérens, tel est l’aspect sous lequel se montre le ministre déchu du pouvoir dans une correspondance dont un déchiffrement récent nous a donné la clé. Que dire surtout du masque passionné sous lequel cette impatience se déguise avec une maladresse qui ne pouvait échapper qu’à l’aveuglement d’une femme violemment éprise[19] ? Que son attachement pour son ministre n’ait pas conduit Anne d’Autriche à des extrémités coupables, qu’il faille dans ces lettres faire une large part aux habitudes castillanes et à l’encarecimiento italien, et que la reine, en aimant passionnément le cardinal, se crût strictement en règle avec sa conscience, c’est ce qu’ont pensé la plupart de ses contemporains, en y comprenant le cardinal de Retz lui-même, qui n’inclinait pourtant à l’indulgence ni par ses mœurs ni par ses haines ; mais ce qu’il faut reconnaître avec l’éditeur de ces lettres, si longtemps inédites, c’est que la preuve d’un vif attachement, quelle qu’en ait été la nature, est désormais acquise à l’histoire, et « que ce fut moins encore par la nécessite de défendre, dans la personne d’un ministre persécuté, les prérogatives méconnues de l’autorité royale, que pour ne pas livrer à ses ennemis l’homme qu’elle aimait, qu’Anne d’Autriche soutint avec une fermeté si persévérante les périls de la lutte où elle s’était engagée. De sa faiblesse vint sa force. »

Pleinement rassuré par les sentimens personnels de la reine, Mazarin ne craignait point que Letellier, ou Servien, ou de Lyonne lui-même, malgré les injures dont il l’accable[20], aspirassent à s’établir pour leur propre compte au pouvoir qu’ils avaient charge de lui garder. Il ne tarda pas d’ailleurs à comprendre, avec sa sagacité pénétrante, que les divisions et l’imprévoyance de ses adversaires allaient enfin lui présenter des chances bien meilleures que toutes celles qu’il s’était si laborieusement ménagées par tant de pratiques inutiles. C’étaient en effet les princes et les seigneurs, demeurés à peu près maîtres des affaires après la retraite de Mazarin, qui, par le décousu de leurs plans et les périls d’une politique anti-nationale, devaient replacer en quelque sorte de leurs propres mains au sommet de toutes les grandeurs l’homme qu’ils en avaient naguère précipité aux applaudissemens de la France.


V

La prison du prince de Condé avait été pour lui un stimulant plus qu’une école, et sa mise en liberté, arrachée par la puissance de l’opinion, avait redoublé sa hautaine confiance en lui-même. Les bouillonnemens de la jeunesse, de l’héroïsme et de la vengeance montaient incessamment de son cœur à sa tête, et l’état de minorité semblait autoriser à ses yeux des procédés que sa fidélité envers le trône aurait repoussés comme coupables, si ce trône n’avait été occupé par un enfant. Rentré à Paris avec les allures d’un triomphateur, Condé ne tarda pas à faire peser sur le gouvernement intérimaire constitué par le cardinal le poids d’une oppression dont Mazarin, du fond de son exil, signalait chaque jour les progrès et les périls à la régente, mais sans lui fournir malheureusement aucun moyen de les conjurer. Le premier prince du sang exigea avec une hauteur péremptoire le renvoi immédiat des sous-ministres Letellier, Servien et Lyonne. On dut lui promettre le gouvernement de Guienne avec la lieutenance générale de cette province et la forte citadelle de Blaye pour le duc de La Rochefoucauld, l’homme principal de sa faction ; il fallut attribuer en même temps le gouvernement de Provence au prince de Conti, ce qui constituait à la maison de Condé dans la France d’outre-Loire une situation non moins formidable que celle des grands vassaux du XVe siècle. Après le chef arrivaient les nombreux serviteurs, tous compris dans les profits nets tarifés aux traités signés chez la Palatine. Pour conserver ses amis, il fallait bien que Condé ne trompât pas leurs espérances, si démesurées qu’elles pussent être, et le prince, qui, comme tous les chefs de parti, dépendait des siens bien plus que ceux-ci ne dépendaient de lui-même, enviait parfois le bonheur du duc de Beaufort, qui n’avait eu besoin pour sortir de prison « que d’une échelle. » Après trois ans de malheurs et de ruines, le dernier mot du parti aristocratique, demeuré un moment maître du terrain par la fuite de Mazarin et le découragement de la magistrature, était donc la constitution d’un nouveau duché d’Aquitaine, l’établissement d’un état de choses qui aurait préparé à la France les destinées de l’empire germanique, et le pillage éhonté du domaine et du trésor publics. Telle était la grande charte rêvée par l’aristocratie française, en pleine possession de ses forces et de ses lumières ; tel était l’audacieux démenti donné à huit siècles d’histoire, à vingt générations mortes pour fonder la grande unité nationale.

Les procédés de Condé étaient d’ailleurs en parfait rapport avec ses actes : le prince superbe qui ne paraissait pas devant sa souveraine marchait dans Paris escorté d’une bruyante armée de gentilshommes, et prenait pour sa sûreté des précautions qui d’ailleurs n’étaient pas vaines. Condé, en effet, était à peine sorti de prison que la régente songeait déjà à l’y replacer, et qu’un maréchal de France proposait tout simplement de l’assassiner, ce qui était plus audacieux que coupable dans un temps où les cardinaux de Retz et de Mazarin s’imputaient réciproquement une tentative de même nature.

Cependant, avant de recourir aux armes, la reine et son royal cousin crurent devoir s’adresser au parlement chacun de son côté, tant le prestige de la légalité est puissant et sur les pouvoirs mêmes qui se considèrent comme supérieurs à la loi et sur les factions qui affectent de la mépriser ! Ce grand corps, à bout de courage et d’espérance, se voyait avec une douleur profonde dans l’obligation de se prononcer entre Mazarin, que les magistrats haïssaient comme l’expression la plus impopulaire d’un pouvoir sans contrôle, et Condé, qu’ils redoutaient comme l’ennemi de toutes les grandes conquêtes dont la magistrature avait aspiré à doter la France. Malheureusement des arrêts nouveaux contre le ministre non mieux que des remontrances au prince ne suffisaient plus pour arrêter le sang prêt à couler dans le nouveau duel engagé entre une royauté sans contre-poids et une aristocratie sans génie politique. La guerre reprit donc sur tous les points ; mais à mesure que les tendances de la faction princière se dessinaient plus nettement, il s’opérait dans la nation une réaction de plus en plus sensible vers l’autorité monarchique. On commença à comprendre que mieux valait après tout subir un homme avec ses inconvéniens viagers qu’un parti avec ses traditions immortelles.

Incapable de se maintenir par ses seules forces dans les provinces de l’est et du midi, ne rencontrant plus que méfiance dans la magistrature et la bourgeoisie, que lassitude et désespoir dans les populations, Condé fut bientôt conduit à l’extrémité que n’avaient jamais manqué d’atteindre tous les conjurés, sous quelque drapeau qu’ils eussent combattu la royauté française. Il joignit les troupes espagnoles aux siennes, en attendant le jour prochain de devenir lui-même général espagnol et de combattre contre la France sous le drapeau qu’il avait si souvent fait reculer. On le vit attaquer d’abord pour son compte, et bientôt après reconquérir, pour celui de Philippe IV, les places que son héroïque épée avait données à sa patrie.

En abdiquant la nationalité française, dont il avait été la gloire, Condé ne fit d’ailleurs que ce qu’avait fait déjà, dans le cours de cette déplorable guerre, le maréchal de Turenne, traitant à Stenay avec l’archiduc Léopold, et combinant ses mouvemens avec les siens pour attaquer Paris ; il ne fut guère plus coupable que les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld appelant à Bordeaux les flottes espagnoles, que la duchesse de Longueville, toute fière de son traité particulier avec l’Espagne, et qui avait un agent du cabinet de l’Escurial officiellement accrédité près de sa personne. Le concours intéressé de l’Espagne promettant trésors et soldats, et n’en envoyant qu’autant qu’il fallait pour entretenir la guerre civile sans jamais la terminer, l’invasion d’une armée lorraine qui survivait en quelque sorte à la souveraineté du duc Charles, et que ce prince mettait tour à tour au service de toutes les causes, la désolation du royaume ouvert à l’étranger sur toutes ses frontières par un parti qui n’affichait plus d’autre prétention que cette de l’exploiter, telles furent les causes sous lesquelles ne tardèrent pas à succomber des hommes qui, après avoir eu l’insigne honneur de tracer par leur sang les frontières de la patrie, ne semblaient pas comprendre que cette unité-là lut sacrée, ni qu’elle obligeât ceux qui l’avaient fondée.

On avait entendu dès le début de la guerre civile Mathieu Molé combattre avec l’indignation de son âme française la proposition, alors accueillie par la majorité, d’admettre un gentilhomme espagnol en séance du parlement pour communiquer ses pleins pouvoirs. Plus tard, et dans la phase nouvelle de la guerre, le président d’Affis avait fait rendre à Bordeaux un arrêt pour courir sus à un envoyé adressé par le roi d’Espagne à la princesse de Condé, encore que celle-ci occupât la ville et qu’elle s’y défendit alors contre les troupes royales. Bientôt ce mouvement ne tarda pas à s’étendre sous la double inspiration du patriotisme et du bon sens. Les cours de Rouen, d’Aix, de Toulouse, de Metz, de Grenoble, qui s’étaient associées aux arrêts rendus par le parlement de Paris contre le cardinal Mazarin, appuyèrent avec une ardeur plus vive encore la mise hors la loi des fauteurs de l’étranger, traîtres au roi et à la France.

Chaque jour cependant la guerre civile, en divisant les forces de la monarchie, amenait de nouveaux désastres. Dès le commencement des troubles, la France avait perdu Casal en Italie, et s’était trouvée incapable de seconder les efforts de Naples et de la Sicile contre l’Espagne. Bientôt celle-ci avait repris l’importante province de Catalogne, qui, croyant se jeter dans les bras de la France, était tombée dans ceux d’une révolution. Enfin la Champagne et la Picardie avaient vu dans les campagnes de 1651 et de 1652 les armées espagnoles pénétrer sur leur territoire, et si la monarchie avait fini par reconquérir Turenne, c’était après avoir perdu le grand Condé. La fronde, qui n’avait produit ni une idée ni un homme, n’avait donc eu pour résultat que d’ouvrir toutes nos frontières et de flétrir toutes nos gloires. Mais c’était à la terreur qu’inspire l’anarchie qu’il était réservé d’achever l’œuvre commencée par la haine de l’étranger. À Bordeaux, les ducs qui commandaient pour la princesse de Condé avaient dû, afin de maîtriser le parlement et de triompher des résistances de la bourgeoisie, accepter les services sanglans des hommes de l’Ormée[21] ; à Paris, les mêmes embarras conduisirent aux mêmes extrémités. Après le combat du faubourg Saint-Antoine, les princes mettaient à dominer l’assemblée de l’Hôtel-de-Ville autant de prix que celle-ci en attachait de son côté à relâcher des liens qui lui avaient été si funestes. Afin de la contraindre à signer avec eux un acte d’union, le parti aristocratique conçut la coupable pensée de faire intervenir l’émeute, qui ne triomphe jamais des résistances du jour qu’en en préparant de plus dangereuses pour le lendemain. L’émeute alluma l’incendie, la résistance provoqua le massacre. L’acte d’union fut signé avec le sang des magistrats et des citoyens égorgés dans cette horrible nuit à la lueur des flammes ; mais ces cadavres s’élevèrent désormais comme une barrière insurmontable entre la bourgeoisie française et les imprudens auxquels les révolutions n’avaient pas enseigné qu’on périt encore plus vite par ses crimes que par ses fautes. Dès le lendemain du massacre de l’Hôtel-de-Ville, la cause royale était gagnée dans tous les esprits, encore que Paris fût occupé par l’armée de M. le Prince, et que M. de Beaufort comptât cette journée au nombre de ses victoires. Il n’était plus de sacrifices auxquels on ne se résignât de grand cœur, pour retrouver, à l’ombre d’un pouvoir incontesté, quelque sécurité pour la France et pour soi-même. Lorsque tant de réformes politiques ébauchées dans la chambre de Saint-Louis avaient abouti par une double pente aux intrigues des grandes dames et aux égorgemens de la place de Grève, il ne restait plus qu’à sacrifier les idées aux intérêts, pour dormir sous l’égide d’une royauté qui, elle du moins, n’avait jamais trahi la France.

Dans cette réaction universelle vers l’ordre monarchique, le nom même de Mazarin avait cessé d’être un obstacle, tant l’impatience était grande et l’entraînement irrésistible. On prononçait ce nom le moins possible, quoique chacun sût fort bien que le retour de la régente dans la capitale entraînerait bientôt après celui de l’homme dont on la savait décidée à ne jamais se séparer. Si pour demeurer, du moins en apparence, conséquent avec lui-même, le parlement rappelait quelquefois ses arrêts antérieurs, insinuant qu’il serait bon, dans l’intérêt de la royauté, que le cardinal s’abstint de reparaître à la cour, c’était avec la double certitude qu’on ne tiendrait aucun compte de ses observations, et que ce ministre, pleinement assuré désormais de reprendre le pouvoir, ne saurait mauvais gré à personne de réserves sans portée sérieuse. Dans cette nouvelle phase de sa vie, Mazarin déploya en effet et la plus grande modération et la plus incontestable habileté. Rentré en France par Réthel après une année d’absence, il rejoignit à Pontoise la princesse qui voyait dans l’objet de ses plus chères affections le représentant du principe monarchique dont la Providence lui avait commis la garde. Trouvant autour de la reine des étrangers et même quelques anciens ennemis, il ne parut pas le remarquer, trop préoccupé du succès pour s’inquiéter de la vengeance. Pour Mazarin, des adversaires désarmés étaient des joueurs maladroits, qu’il n’avait pas la générosité de plaindre, mais qu’il n’avait aucune disposition à condamner. Bien loin de témoigner de l’empressement pour rentrer en vainqueur dans la ville où l’on avait pillé ses meubles, confisqué ses livres, vilipendé son nom et tarifé le prix de ses membres, il voulut, en prenant du temps, donner aux hommes trop compromis de plus grandes facilités pour se mettre en règle avec sa fortune. Il s’éloigna donc encore une fois, par un calcul tout volontaire, pour ne pas créer, par son intervention personnelle, d’obstacles aux négociations alors pendantes entre le roi et la plupart des seigneurs de la faction opposée. Après un court séjour à Sedan, il alla rejoindre l’armée royale, alors aux ordres du maréchal de Turenne, et il contribua de sa personne au siège et à la reddition de Bar-le-Duc ; puis il s’achemina vers Paris, mais avec lenteur, et après avoir provoqué la chute de quelques places livrées à l’Espagne par la complicité de la fronde, et qu’il eut l’honneur de reprendre en présence du prince de Condé. Le jeune roi reçut avec une émotion filiale l’homme dont le succès devenait le plus éclatant témoignage du triomphe de la royauté absolue, puisque celle-ci l’avait enfin emporté sur les universelles répugnances de la nation. Paris accueillit le cardinal[22] avec cette adhésion réfléchie plus rassurante que l’enthousiasme parce qu’elle est plus durable, et dans l’Hôtel-de-Ville, encore noirci par l’incendie, il fut offert à Mazarin une fête splendide pour célébrer l’immolation définitive des espérances perdues à la sécurité retrouvée. Dans cette lutte cruelle, les résultats avaient été dans une disproportion si ridicule avec les efforts, et chacun en sortait tellement découragé de ses rêves, ou tellement humilié de ses fautes, que tous abdiquaient avec une sorte de bonne grâce, n’aspirant désormais qu’à faire oublier un passé à charge à tous les amours-propres.

Mazarin était donc parvenu à ses fins : il avait repris le pouvoir, que lui avait gardé durant les orages la persévérance d’une femme dont la conscience avait fini par identifier les inspirations de sa tendresse avec ses devoirs politiques. Il avait vu s’évanouir comme d’eux-mêmes tous les périls amenés par ses fautes, et en présence desquels il s’était presque toujours montré hésitant et incertain. Son heureuse destinée avait mis devant lui des hommes qui commencèrent par compromettre et ne tardèrent point à perdre leur cause par l’incohérence de leurs projets et la brutalité de leurs espérances. En face de tels adversaires, il n’y avait guère qu’à attendre : se donner le bénéfice du temps, c’était s’assurer celui de la victoire. Mazarin dut celle-ci à son bonheur plutôt qu’à son génie, car il triompha moins de ses ennemis vaincus qu’il ne survécut à ses ennemis suicidés.

Il reste à dire ce que ce ministre fit du pouvoir et à rechercher dans les agitations qui troublèrent la jeunesse de Louis XIV l’explication de la grandeur calme de son règne.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez la livraison du 1er juin.
  2. Voyez les nombreuses pièces authentiques relatives à la famine de 1662, recueillies dans l’Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, par M. Pierre Clément, chap.3.
  3. Omer Talon, lit de justice du 15 janvier 1648. Mémoires, tome 1er.
  4. Mémoires du cardinal de Retz, journée du 13 mars 1649.
  5. M. le comte de Sainte-Aulaire, préface de l’Histoire de la Fronde.
  6. M. À Bazin, Histoire de France sous Louis XIII et sous l’administration du cardinal Mazarin ; tome IV, chap. 4.
  7. Le cardinal de Retz.
  8. Mémoires d’Omer Talon, année 1644.
  9. Mémoires d’Omer Talon. Tome Ier, année 1644.
  10. 13 mai 1648.
  11. Mme de Motteville.
  12. 18 janvier 1650.
  13. Mémoires du cardinal de Retz, livre IV.
  14. Mémoires du comte de Brienne, deuxième partie.
  15. Mémoires de Retz, livre IV.
  16. Mémoires de Guy Joly, année 1649.
  17. La Rochefoucauld, Pensées et Maximes.
  18. Les détails relatifs à l’arrestation du prince de Condé, du prince de Conti et du duc de Longueville se trouvent dans tous les mémoires du teints ; mais ils ne sont groupés nulle part d’une manière aussi complète que dans l’Histoire de M. Bazin, tome IV, ch. 4. Ce livre est un trésor de science : c’est une justice que j’aime à lui rendre, quoique l’auteur se soit placé à un point de vue différent du mien.
  19. Lettres du cardinal Mazarin à la reine, à la princesse palatine, etc., écrites pendant sa retraite hors de France, publiées par M. Ravenel. Voyez Surtout les lettres du 11 mai, 20 juillet, 29 août, 24 et 27 octobre 1651.
  20. Lettres du 18 mai, 30 juin, 12 septembre 1651.
  21. Nom d’une promenade de Bordeaux où le peuple se rassemblait pendant les troubles de cette ville.
  22. 3 février 1653.